lundi 26 novembre 2018

L'Homme en trop


C'est l'homme surnuméraire, l'homme qu'on repousse aux frontières du monde vivable, l'homme qui ne voulait pas de la Matière Humaine Indifférenciée qu'on lui propose comme destin, l'homme de la France d'avant, celui qui croyait bêtement être chez lui, qu'appartenir à une nation était quelque chose qui allait de soi, l'homme en trop, celui qui peine à comprendre que sa simple présence dérange. C'est l'homme qu'il s'agit de remplacer, celui qui était là depuis des générations et des générations et qui désormais se sent comme étranger à son propre pays. Pousse-toi, fais de la place pour les autres peuples, pour les autres cultures, pour les autres générations, celles qui te poussent dans les bras du néant en pouffant de rire. 

Il aura suffi qu'il enfile un gilet jaune, croyant ainsi se rendre visible, pour qu'on le renvoie d'une pichenette d'eau sous pression à la préhistoire, à ce monde obscur et ringard qu'il n'a pas voulu, ou pas pu, ou pas su quitter à temps. Il s'appelle Robert, ou Gilbert, ou Georges, ou André, il ne s'appelle ni Kevin ni Mohamed ni Hugo, il ne comprend rien à ce que lui explique depuis des années une caste de publicistes dopés aux stock options et à la coke. Il voyait bien qu'on se foutait de sa gueule, mais il croyait jusqu'alors à la fable démocratique, et il se disait « le peuple, c'est moi », comme d'autres croient qu'ils sont la République. C'est en voulant se montrer, en jaune fluo, qu'il a compris qu'il était invisible. On lui marche dessus sans même s'en rendre compte. C'est l'histoire d'un décalage temporel, d'un malentendu auquel on a mis fin brutalement. Les gilets jaunes, ce n'est peut-être pas la Révolution, mais c'est la Révélation. Il croyait qu'il était comme les autres, Georges, et on a fini par lui signifier, du bout d'un canon à eau, que des Marcel ou des Joseph, on n'en voulait plus, qu'ils étaient obsolètes, qu'on ne les fabriquait plus et que de toute manière on n'avait plus les pièces en stock. On nettoie la rue des Robert comme on nettoie son pare-brise d'une merde de pigeon, sans même y penser ; geste purement hygiénique. 

Son seul choix, désormais, est de « mourir dans la dignité », sans bruit, sans déranger l'hyper-classe Kérosène, celle dont l'église se situe dans Wall Street ou à Dubaï, sous un soleil dont le jaune n'est pas aussi vulgaire que celui de ces gilets de Remplacés en puissance. Ils se sont choisi leur propre étoile jaune, croyant bien faire, et ainsi se désignent eux-même au pouvoir comme ceux qu'il importe de repousser aux frontières du Réel.

Ce que ne comprennent pas les Remplacistes, ceux dont la passion est de faire de la place aux Remplaçants avec un enthousiasme de jeune écervelée, c'est que l'homme en trop, ce n'est pas seulement Georges, Gilbert, Robert ou Marcel, c'est l'Homme tout court, et qu'ils feront eux aussi partie de la prochaine fournée. Là, sans doute, sera la revanche ultime des Gilets jaunes. 

mercredi 21 novembre 2018

In a silent way




C'est une reine. Son nom est écrit haut dans le ciel, où se trouve la turbulence de cette femme. Mais à l'endroit où pourrait se trouver cette effervescence, je ne vois rien. On n'a pas les yeux assez ouverts. Quand on ne dit pas aux gens qu'on aime ce qu'on pense d'eux, pour ne pas qu'ils nous aiment moins, on prend le risque, bien plus grave, de s'en faire un jour haïr pour ne pas leur avoir dit la vérité – qu'ils avaient le droit de connaître. Il a envie de jeter l'encre. (Il a remarqué que les initiales de son nom composent le pronom personnel à la troisième personne du masculin, celui que Benveniste appelait la "non-personne", alors que son prénom se termine par ce même pronom mais au genre féminin.)

Beryl 614 : Un espion, voyez-vous, doit écrire tout ce qu'il fait, et tout ce qu'il a l'intention de faire, en permanence. Il écrit sur la manipulation de la source qu'il traite, sur ce qu'il apprend d'elle, de sa vie, de ses relations sociales – en plus des renseignements qu'il obtient. Cette masse de documents écrits permet à ceux qui sont chargés à Paris du contrôle de l'officier traitant sur le terrain de vérifier que tout se passe bien. Car parfois l'agent sur le terrain est le nez dans le guidon, et n'a pas le recul nécessaire pour prendre les bonnes décisions, parce qu'il est trop impliqué émotionnellement dans l'affaire. Eh bien, si l'agent avait un peu plus écrit sur ses opérations en cours, les contrôleurs se seraient plus rapidement aperçu que quelque chose ne tournait pas rond, dès le départ ; simplement en compulsant les archives, en relevant les incongruités, les trous dans le récit, les incohérences temporelles, etc. Mais ce sont les dérapages qui sont intéressants, quand rien ne se déroule comme prévu, que tout va de travers. (…) Or, quand vous commencez à mentir de la sorte, à inventer un tout autre récit, il y a un déclic qui se fait. Je ne sais pas si l'auteur a conscience de la justesse de cet élément narratif, qui est à la base de l'histoire de son personnage principal, car j'ai connu moi-même un camarade en mission clandestine qui a caché sa liaison amoureuse avec une femme rencontrée sur place.

Diverses puissances nous habitent : Peur, Intelligence, Fureur, Volonté, Douleur, Mort – et l'Inconscient, qui est peut-être une synthèse en rebond de tout cela. Je sais que je suis intelligente, mais je ne sais pas appliquer mon intelligence à la vie. D'une ode je fais un épisode. Intelligence et désir sont disjoints, ne trouvent pas le point fécond, où ils pourraient se conjuguer en moi. Plutôt qu'un contrepoint, c'est un organum qui informe mes nerfs. Désir et intelligence suivent le même cours, en parallèle, et ne se rejoignent qu'à l'infini, sans connaître de résolution, sans se rencontrer. Je ne supporte pas ce regard sur moi. C'est trop lourd. Je m'affaisse, quand je sens ça. Ça m'écrase. Je suis menue, moi, je ne suis pas un char d'assaut. Glamour, élégante, soignée. Oui, parfaitement, je fais attention à mon apparence, et alors ? Ça ne fait pas de moi un monstre, que je sache. C'est plutôt elles qui sont des monstres, ces pouffes de gauche qui sentent le patchouli rance et tricotent leurs pulls informes en grosse laine naturelle, leurs lunettes en pendentif. Elles passent leur temps à faire des "événements déco", et à me surveiller du coin de l'œil, quand elles ne s'occupent pas de leurs intestins. Il est lui aussi issu d'une famille de sept enfants, avec des jumeaux. Il a pris la place d'un de ces jumeaux mort. Veut prendre la place de mon fils mort ? Non, il ne me prend pas pour sa mère. Mais pourtant, je sens qu'il cherche à combler quelque chose en moi. S'il ne regrette que mon trou du cul, c'est vraiment un trou du cul ! Il me juge en permanence, il n'est jamais content, toujours grognon. Je veux être heureuse, moi, c'est pas interdit, ça ? Je lui fais des cadeaux, il m'engueule, je me donne à lui, il trouve à redire. Même quand on baise, je sens bien qu'il n'est pas complètement satisfait. C'est dingue ! Quand je parle, je parle mal. Quand j'écris, ça ne va pas. Ma voix, ça ne va pas. Ça me bloque complètement. Je dépense trop pour mes cheveux, je suis futile, je passe trop de temps dans mon bain, je ne fais pas assez attention à ceci, à cela, je ne réagis pas assez vite, je ne m'intéresse pas assez à lui, je suis stéréotypée, je ne comprends pas ce que je lis… Et après c'est moi qui suis égocentrique ? On dirait qu'il ne veut pas qu'on l'aime, qu'il fait tout pour se faire détester. Je suis désolée mais en terme de pénibilité et de stress, j'ai assez donné. Les enfants, le boulot de merde chez les gauchos, le mari, la belle-famille, les insomnies, le dos pourri, c'est bon, quoi. J'aspire juste à un peu de joie et de calme, c'est pas trop demander, si ? Je n'ai de comptes à rendre à personne. Je n'ai pas à rougir de ma vie. J'ai fait de beaux enfants, j'ai mené ma barque, j'ai l'estime de mes supérieurs, et je ne ressemble pas à une vieille peau acariâtre et pleine de ressentiments, c'est nul, ça ? Il me presse comme un citron. Ça m'épuise. D'accord, il est intelligent, il a du talent, et il n'est pas banal, mais je n'en peux plus de ses récriminations perpétuelles. Je me lézarde, à force. Il a besoin de toxines, il a besoin de conflit, de tension, il est soupe-au-lait, susceptible, irritable, mal embouché, jaloux. Une fois sur deux, il me raccroche au nez. Et moi, bonne poire, je l'appelle tous les jours, je me fais du souci, j'essaie de savoir comment il se débrouille, parce que sa vie, franchement, c'est limite. C'est absurde. On me dit qu'il est nocif, mais c'est vrai ! Suis-je plutôt philosophe ou plutôt philologue ? Philologue, incontestablement. Ce n'est pas la sagesse, que j'aime, c'est le logos. Les actes ne s'annulent pas les uns les autres : la pire action n'est pas en mesure d'effacer la meilleure. Le philosophe tente de trouver une issue aux apories, quand le philologue se contente de suivre la trame de la parole jusqu'à son terme, sans vouloir être plus intelligent que le récit. J'aime tellement Flaubert, dont la phrase est le fin mot de l'histoire. Montaigne ! Voilà l'auteur qu'il devrait lire, au lieu de se suçoter le ciboulot avec Davila ou Pierre Michon. Il veut être cohérent, mais il ne l'est pas plus que moi. Si j'avais voulu, je l'aurais passé, cette agrègue… J'ai pas voulu, c'est tout. Je suis désolée, mais il n'a pas à raconter toutes ces saloperies sur moi. La meilleure action n'est pas en mesure d'effacer la pire. La philologie c'est par là qu'il croit me tenir. Il lit, il écrit, très vite, il bricole dans son coin, c'est comme une toile d'araignée qu'il brode autour de moi, je me sens prise au piège. Qu'il relise Montaigne ! Il passe du meilleur au pire, je ne sais jamais où il est, il m'aveugle de son encre. Quand je pense qu'il avait fait lire à Jean la lettre qu'il m'a envoyée ! Triste chose ! Je lui avais raconté des trucs vraiment privés, vraiment intimes, sur mes enfants, et lui il raconte ça à son ami, à notre ami, non, vraiment, c'est pas possible. Mais je m'en fous, de toute manière, ils peuvent bien penser ce qu'ils veulent de moi, je m'en fous. Je n'ai pas de comptes à rendre. Ça va, là, ça va, c'est bon. Est-ce que je lui parle de sa grosse vache laitière hystérique, moi ? Parce que, pardon, mais quand on voit ça, on vient pas faire la leçon aux autres, après. Je pourrais en raconter, moi aussi, ah oui !

Diverses puissances nous habitent : JeTuIl ou ElleNousVous, et Eux. À chaque énonciation, qu'elle le veuille ou non, ils sont tous là, il se pressent en foule, trop présents, trop bavards et trop abscons. Parler en son nom propre c'est de la foutaise. J'ai beau ne montrer qu'une face de moi-même à la fois, ce que je montre est toujours un reflet de ce que les autres ont imprimé en moi. Impossible d'échapper à ce système d'échos et de résonances. L'être est un tambour : il ne fait pas qu'émettre des signes ou des sons ou des pensées, il renvoie aussi ce qu'il reçoit, malgré qu'il en ait, à son corps défendant le plus souvent. Ça déblatère dès que j'ouvre la bouche alors je la garde fermée. Ça parle tout seul et moi je suis muette. Quelle perversité, cette vie ! Comment se fait-il qu'il ne voie pas clair dans le jeu de cette femme ? Elle est méchante ! Mon ventre est un tambour, il renvoie ce qu'il entend. Mets tes mains là et dis-moi que tu m'aimes.

Mais mon Amour, j'aime tout de toi. Tes pieds sublimes (elle a les plus jolis pieds que j'aie jamais vus), mais aussi ton ventre (ah, ce ventre, il y aurait tant à dire sur ce ventre), tes petits seins (que j'ai vus gonflés de lait, tendus à craquer), pétales si pleins d'histoires, ta nuque odorante, tes oreilles adorables, tes cheveux (…), fleuve sous la nuit (et bien plus), tes fesses légères (je développerai ailleurs, je ne veux pas tout révéler d'un seul coup), tes mains, tes doigts fragiles et tes cuisses, tes dents, ta langue et tes cuisses, tes lèvres, ton dos et tes cuisses, tes épaules lyriques, tes bras livresques, tes cuisses et tes odeurs, oh, tes odeurs entrecroisées, ah oui, ces liqueurs évaporées, mais c'est pas croyable, ça, une femme qui sent si bon de partout, c'est diabolique, ça, et l’énergie nucléaire de ta nudité opaque, précise, subsumée dans ton trou du cul sublime, la suprême porte, le ça-ça-ça, le sas du Ça foncé froncé poncé coloré saturé d'être-là, poché enturbané fumé médusé, ton fondement, tes fondations, le fondu de ton cul in a silent way, ton coût, ton style aquarelle, cru, lisse, feutré, braisé, revenu d'entre les morts comme un colapsus en ut dièse, ton cul de reine rauque et kitch, reine lente, suspendue, reine octaviée, reprise, reine divisée, concentrée, ouverte, fissurée, méprisée, cesse de faire des plaisanteries, ô ma reine, monte sur le trône et restes-y le temps qu'il faudra, j'apporte ta couronne, je la passe à ton doigt, et je m'enfonce en toi jusqu'à toucher ton âme, consacre-moi de ta ruine liquide. Peur, intelligence, fureur, volonté, douleur, mort, tout se tient là. Les loups t'attendent mais je serai là, en toi. Sur le chemin silencieux, tu ne seras pas seule.

Et cela s'apprend, et cela se travaille. La vie est vraiment moche de lui avoir fait ce qu'elle lui a fait. Certains mots semblent comprendre entièrement certains êtres. Le mot qui pourrait te définir serait peut-être "dérapage". Pas le dérapage au sens de la sortie de route ou de la parole malheureuse, non, mais le dérapage perpétuel de celui qui n'a pas de route, qui est perpétuellement en train de glisser d'un bord à l'autre, étrange migration sans but. Ta voie, tu ne la connais pas, et peut-être n'en as-tu pas. Pourquoi n'écrit-elle pas, par exemple ? Tout simplement parce qu'écrire serait laisser une trace, emprunter telle voie plutôt que telle autre, choisir, se frayer un chemin dans le sens, y laisser sa marque, et devoir l'assumer. C'est une sorte de zombie étincelant. Elle traverse la vie sans l'éprouver, sans comprendre, sans dire. Aime-t-elle ? A-t-elle un jour aimé ? Pas sûr. Elle est en mission, oui, mais laquelle ? Ça consiste en quoi, sa mission ? Glisser, ne pas adhérer, ne pas se retourner ? Après tout, pourquoi pas ? Je me rappelle qu'à l'âge de dix-neuf ans, c'était mon idéal. Être souple, se couler dans toutes les situations, se faire à tous les caractères, s'adapter, ne pas prendre, rester fluide, ne pas avoir de personnalité, au sens où l'on dit : celui-là, il a une forte personnalité, c'est-à-dire qu'il reste identique à lui-même ("identique à lui-même", expression complètement vide de sens, quand on y pense (comment peut-on être identique à soi-même, quand le soi-même est par nature impossible à identifier, sauf à l'identifier à… soi-même ?)), solide, que c'est lui qui confère une forme à la vie qu'il traverse, et pas l'inverse, qu'il déforme la vie et les autres autour de lui, qu'il ne se laisse pas déformer par eux, qu'il reste intangible, uni à lui-même. Oui, on apprend à être soi-même, c'est un long travail, et l'on a l'impression que cette femme, si gracieuse et si profonde, et subtile, pourtant, fait le chemin inverse : elle apprend à ne pas savoir qui elle est, elle désapprend à être elle-même, elle s'écarte de la voie qu'elle ignore sciemment, la voie du centre qui ne la centre plus parce qu'elle a renoncé à ça, au ça, à ce qui n'a pas de nom, ni de physionomie, à cette absence, et ça la déporte sans cesse, la ballote, la trimballe d'une opinion à l'autre, sans escale, qu'elle a renoncé à son inconscient, qu'elle s'en est débarrassé comme on se débarrasse d'un poids mort. Elle est en mission, oui, sa mission est de rompre les amarres avec elle-même. Elle bazarde ses archives à la volée, elle jette son moi par la fenêtre, elle est le panier percé d'elle-même, elle vide son grenier en temps réel. À fond de cale, elle sent tous les mouvements de la mer mais ne la voit pas, n'en respire pas les embruns. Elle a le mal de mère. Je la crois sur parole : sept enfants, ce n'est pas rien, et avec des jumeaux. Courageuse, elle a dû se taper tous les envieux, tous les jaloux, tous ceux qui veulent la voir se casser la gueule, et surtout, tous ceux qui ne supportent pas de voir qu'une femme peut encore être très belle à cinquante ans – c'est sa croix, elle ne s'abîme pas –, toutes les profs mal fagotées et pas baisées, le teint cireux, le cheveu terne et l'œil gras, toutes ces féministes de gauche qui se bourrent de cachets et s'enfilent des séries le soir à la télé en avalant des Bolino tièdes ou du tofu consacré. Elles ne la supportent pas. Elle s'habille bien, elle est élégante, et en plus elle fait bien son travail. Salope ! On trouvera bien quelque chose qui cloche, qui déraille, qui merde quelque part. Elle n'est pas de gauche, elle est bien blanche, elle porte un vieux prénom trop français, et elle n'est même pas gouine. Salope ! On sera là pour te voir tomber, t'inquiète. On n'a l'air de rien, comme ça, on a l'air de regarder ailleurs, mais on t'a à l'œil. Salope ! Le deuil de son fils, la pauvre femme, on est là, hein, si tu as besoin de nous. Elles sont bien obligées de faire comme si, mais c'est leur petite vengeance sourde, c'est la punition immanente, elle est tombée, voilà, on va pas trop la plaindre non plus, regarde ça, elle monte dans sa petite bagnole de tassepé, elle a pas l'air si malheureuse, faut pas déconner. Sûr qu'elle se fait refaire, non ? Salope ! C'est ça, c'est le bistouri, ça, y a pas à tortiller, ça se voit tout de suite. Salope ! Il paraît que… Arrêtez de me regarder, connasses, sales mégères, tulipes intestinales à la Jeff Koons, foutez-moi la paix, je ne vous vois pas, faites pareil, ignorons-nous, je ne vous aime pas, vous ne m'aimez pas, c'est parfait, ne touchons à rien, pardons nos distances, pédagogues de mes deux, quand je vous regarde je prends un kilo, quand je vous écoute parler, j'ai l'impression d'avaler un sac plastique, ça me dysfonctionne l'intestin et ça me distend la vessie, vous me donnez le mal de taire, j'ai besoin de me réchauffer les fesses en plein désert tellement vous êtes funestes, évitons-nous, please, vous êtes pleines de bruit et de fureur, vous êtes mon épouvante, ma croix, mon pain dur, mon lait tourné, mon chibre mou, mur de moisissures, vous me constipez, vous m'angoissez, vous me durcissez les artères, allez vous faire enculer, ça vous attendrira peut-être la rondelle, non mais t'as vu comme elle s'exprime, c'est dingue, tu vois, je l'avais bien dit, elle fait sa mijaurée mais elle vaut pas mieux que nous, qu'est-ce qu'elle croit, nous au moins on parle pas comme ça à des collègues, ça se fait pas, c'est nul, mais pour qui elle se prend, elle se la joue grande dame mais elle vient bosser comme nous, elle vient faire ses petits cours comme nous, on est dans la même merde, à la base, hein, elle descend pas de Jupiter non plus, celle-là, tu trouves pas qu'elle ressemble à la Trogneux, genre, ça m'étonnerait pas qu'on apprenne un jour qu'elle se tape un gamin. J'ai ouvert les livres, et puis la vie. Vous voyez le rapport entre les deux, vous ? Mon fils, je vous interdis d'en parler. Je m'amuse à porter la dernière veste Chanel sur un jean serré ou une robe débardeur en été. Je peux. Je n'ignore rien de ce que vous dites de moi. Elle a quelque chose qui les fait verdir de jalousie. Elles parlent de "se vendre". Moi, je vais vous dire, c'est tout simple : elles n'ont tout simplement pas compris ce qui fait le fond du mariage. Simone de Beauvoir elle avait une chambre à soi, ah non, c'est Virginia Woolf, mais peu importe, elle avait sa chambre, sa chambre était son refuge, son donjon sans dragons, quand je l'ai connue, elle s'est réfugiée dans ma chambre, ça lui suffisait, on voyait bien qu'elle avait pris cette habitude, elle s'installait au lit avec ses copies, ses livres, son téléphone, et tout allait bien, elle trouvait ses marques, elle passait de la chambre à la salle de bains, et parfois elle descendait quand je l'appelais pour dîner, elle était adorable, et adorablement fine, se faisait belle, se faisait douce, se faisait femme, discrète, bien élevée, élégante, et elle venait aussi, parfois, boire un verre de vin à la cuisine pendant que je préparais le repas, on discutait, on se frôlait, on s'embrassait, elle me regardait, tu ne veux pas attendre que ça soit prêt, non, je préfère rester là, avec toi, si je ne te dérange pas, non, tu ne me déranges pas, pas du tout, j'aime ta voix, tu sais, ah bon, mais tu t'en moques, parfois, oui, je sais bien, mais en fait, je l'adore…

Pour apaiser la blessure causée au flanc droit par celui qui l'aime, elle va se meurtrir bien plus profondément le flanc gauche. Cruel et absurde balancier qui n'a pas de fin… Il y a un point dans la vie de chaque femme où celle-ci repart en arrière. Elle rembobine, pour chercher dans son passé le moment où c'est parti en vrille. Peut-être espère-t-elle repartir du bon pied, à partir de ce point, ou peut-être veut-elle seulement se mettre dans la peau de celle qu'elle était à l'instant du choix déterminant. Quelle gueule j'avais à cet instant précis ? J'avais peut-être un bouton sur le pif, des règles douloureuses, une cystite, une rage de dents. Ou rien du tout. J'étais peut-être joyeuse et en pleine forme. Amoureuse. Ah oui, le kiné qui avait eu ce geste déplacé, comme on dit… C'était là ? Ou bien était-ce le jour où il m'a refermé la porte sur les doigts ? Je ne dormais plus, j'ai commencé à prendre des somnifères. La peur du téléphone, la nuit. Je n'avais pas encore ces pattes d'oie au coin des yeux. Je n'aime pas les papillons. « Je suis tranquille, tu ne me quitteras que pour un mec blindé. » Entre l'oubli et l'attente. Mon cul est serti de diamants. Le bruit et la fureur. Vous étiez deux dans mon ventre… Deux, bordel ! Philosophie dans le couloir… Il ne m'appelle pas. Récidive. Ce con m'a fait prendre du psyllium. Du psyllium ! Il se vante d'être réactionnaire, mais c'est faux. Je suis divisée ? Par combien ? Tout ce qui ne voulut pas vous remplit d'or. Blindé. Je ne vous lis pas. Laisse mon haricot tranquille. Somnifères mammifères calorifères c'est l'enfer. Les rêves inquiets sont réellement une folie passagère, au nom du père, fais-moi jouir. J'aime pas le nord. J'aime pas l'hiver. Je suis juste au bord, au bord de l'oubli, au bord de l'attente. In a silent way… Ne t'inquiète pas, je sais me tenir en société, et moi, au moins, je ne veux pas sauver la planète. Je ne veux pas souffrir. Je veux être à côté de la vie mais dans la vie aussi. Aussi. Tu comprends ? Comble-moi. Je ne sais pas ce que c'est, écrire, et tu veux faire le portrait de ce que je perds. Je voudrais tomber dans le silence. Plouf. Gros soupir. Super-gros soupir d'aise. Le motif, le motif, le motif… Les miroirs et les variations… Parfois j'ai envie que s'arrête le bourdonnement continu et anonyme qui me ramène sans cesse au point zéro. C'est mon côté Mallarmé, ça, tu vois. Feuille blanche, zéro phrases, un mot par-ci par-là, presque rien, des points, et beaucoup d'espace. Turbulence abolie. Nacre, concave sous le regard. Bibelot. Lasse, je repasse mes neurones, je siphonne mes angoisses. Ton point zéro c'est ton cul, ton point zéro c'est ton style. Je te vois en rouge dans le salon les bras autour du corps oiseau recroquevillé palpitant tiède à cœur en attente de la catastrophe : belle comme une apocalypse silencieuse. Viens dans mes bras, endors-toi contre moi, ma queue contre tes fesses, mes mains sur ton ventre, mon nez dans tes cheveux. Astre calme sur le flanc : in a silent way… C'est passionnant, un être. Aimer, c'est savoir, c'est connaître, ne vous laissez pas impressionner par les crétins qui vous parlent d'aveuglement et de sentiment. Il n'y a qu'une seule libido, toujours et encore. Le travail et l'artisanat, il n'y a rien d'autre. Travaille ton instrument ! Reviens sur les lieux du crime. Renifle. Soulève. Estime. Recommence. Gammes, arpèges, tierces, octaves, notes répétées, extensions, sauts, doubles-notes, mouvement contraire, accelerando, legato, stretto, sous la voix dans tes cheveux entre tes cuisses. Tais-toi, je dors… Je n'ai jamais aussi bien dormi avec une femme. Son sommeil est mon luxe : j'ai envie de jeter l'ancre. Ma Vie !

Ouvre les yeux, peine-à-ouïr non-dupe ! Laisse-toi pénétrer de ce qui est. Le chant des sirènes s'adresse à des navigateurs, à ceux qui quittent les terres fertiles et s'aventurent au-delà, sont infidèles à eux-mêmes, fidèles à ce qui les détruit. Le désert les attire, l'absence de musique, ou l'anti-musique, le contre-chant, la voix brisée, le chemin retourné. À force de regarder son visage, tu l'entendras parler. Reine ou sirène ? Tu n'as pas besoin de faire tout ce bruit, tu n'as pas besoin de te battre avec ces phrases et ces odeurs capiteuses de foutre entassé dans le columbarium érotique que tu appelles ta vie. Apaise-toi. Laisse le silence te prendre, écoute. Le village est endormi. Les étoiles sont très loin. Il flotte dans l'air un parfum d'abandon. Elle se tait ; elle a bien le droit de se taire, elle aussi. Elle a des copies à corriger, des quarts d'heure à oublier, des effrois à ignorer, des blessures à panser, des cris à repousser. Ce qui est est, ce qui n'est pas n'est pas : la parole n'a pas fini de mordre, la faim reviendra. Son point zéro, c'est par là qu'il faut commencer, il faut tout reprendre. Comme la lune, elle ne montre qu'une face à la fois, elle attend, elle a beaucoup attendu ; elle attendra encore, seule dans sa chambre. Aimer, c'est prendre le risque de la solitude absolue ; c'est tomber dans un silence qui nous tue. De là où l'on se trouve alors, la parole ne porte plus, elle traverse des mondes qui la rendent inaudible. C'est la loi secrète du récit : le silence est le lieu d'où jaillit la musique. La chair n'est pas triste, c'est votre tristesse qui vous fait désaimer la chair !


jeudi 15 novembre 2018

Poum bada poum



Croyant compter, elle se dressa sur sa couche, déguisa sa voix, et se mit à parler très vite et très fort.

Vilain méchant aigri raté tsoin tsoin poum bada poum. [ENVOI]

Il n'entend pas ?

Vilain méchant ordure aigri raté salaud tsoin tsoin poum bada poum ! [ENVOI]

Il ne bronche pas ?

Ah, zut, c'était boum bada boum !

CONNARD !