dimanche 30 septembre 2018

Lingerie



Seule une femme peut dire à son amant, parlant de son mari qui vient de lui offrir de la très belle lingerie : « La première chose à laquelle j'ai pensé quand il me l'a donnée, c'est à la manière que j'aurai de l'enlever devant toi. »

Un homme également peut se conduire ainsi, mais, le faisant, il est grotesque, et sa bassesse le perd. Lorsqu'une femme fait une telle chose, elle est au contraire à l'apogée de sa gloire.

La tromperie féminine est belliqueuse, c'est un défi, une profanation. C'est une vindicte ou un désespoir. La tromperie de l'homme est sournoise, maladroite, honteuse et souvent bête, elle sent le drap mouillé, quand celle de la femme sent le feu et l'acier.


vendredi 28 septembre 2018

À cinq heures et demie du matin


Tous les mondes qui ont existé jusqu'à présent ont donné celui dans lequel on vit. Ça ne veut pas dire que le nôtre est supérieur à ceux qui l'ont précédé, mais c'est ainsi, ils ont tous concouru à faire que notre monde soit ce qu'il est. 

– Savez-vous qui vous êtes ?

– Je ne comprends pas la question. Mais je voudrais poursuivre. Notre monde a été façonné par des dizaines de milliers, de millions peut-être, d'autres mondes, antérieurement. Et des millions de mondes existent à côté du nôtre, que nous ne voyons pas. 

– Est-ce que vous pensez que vous êtes réellement ici, avec nous ?

– Ne m'interrompez pas tout le temps, je vais finir par perdre le fil de mon exposé. 

– Mais qui vous a demandé un exposé ?

– Personne. C'est la raison pour laquelle je me sens le devoir de vous faire cet exposé. Si vous me l'aviez demandé, je ne serais pas en train de le faire. Jamais vous ne me demanderez quelque chose d'utile.

– Vous ne voulez donc pas nous faire plaisir ?

– Il n'est question ni de plaisir, ni de demande, ni de réponse à une quelconque injonction, il est seulement question d'établir la vérité, comme toujours. 

– Mais ne pensez-vous pas que la vérité est liée au plaisir ? Si vous savez qui vous êtes, si cette connaissance a pour vous la valeur de la vérité, n'en tirez-vous pas un certain plaisir ?

– Que vous me parliez de plaisir démontre que vous ne savez pas ce que c'est. Le plaisir est plus que le plaisir, mais beaucoup moins que ce que vous croyez. Je n'ai plaisir qu'à l'ignorer, le plaisir dont vous parlez, parce qu'il est celui qui empêche la vérité. 

– Vous ne nous aimez pas, c'est ça.

– Et pourquoi vous aimerais-je ? Qu'avez-vous fait pour être aimés ? Avez-vous fait le monde ? Êtes-vous à l'origine de la beauté ? Avez-vous composé une œuvre grandiose ? Avez-vous pleuré la mort du Christ ? M'avez-vous protégé quand on m'attaquait ? Avez-vous levé le petit doigt quand on me traînait dans la boue ? Tenez, avez-vous seulement pris la défense de Céline ?

– Céline ? Mais que vient-il faire là, celui-là ? C'est un salaud. Et puis alors le rapprochement… Pardon mais vous avez les chevilles qui enflent.

– Céline est mille fois moins salaud que vous, et c'est d'accepter de discuter avec vous qui fait de moi un saint. Je vous parle des mondes qui sont là, que vous ne voyez pas, et vous venez m'emmerder avec mon identité.

– Parce qu'elle est problématique.

– C'est la vôtre qui est problématique : il suffit que j'arrête de taper sur ce clavier pour que vous n'existiez plus.

– Ah, vous admettez donc être l'auteur…

– Taisez-vous. Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Il n'y a pas d'auteur ici. Je ne suis pas un révolutionnaire, ni un acharné dément, ni un artiste, ni un personnage, ni un héros, je ne suis que quelques phrases que personne ne lit. Alors ne me dites surtout pas que je ne sais pas qui je suis. Ce que je suis, je le sais mieux que quiconque, puisque ce que je suis est écrit ici, noir sur blanc. Il n'y a rien au-delà de ces phrases. Sauf la musique, bien sûr. Mais vous ne pouvez pas comprendre.

– Mais bien sûr que si, puisque nous sommes aussi vos phrases.

– Sans doute, mais puisque vous êtes mes phrases, vous êtes les phrases de mes phrases qui n'entendent rien à la musique. C'est comme ça. Ça ne se discute pas. Il y a en moi un moi qui est complètement sourdingue. Quand ils vont descendre de leurs collines pour nous massacrer, il ne sera plus question de musique.

– Quel rapport ???

– Ah, vous ne le voyez pas, le rapport, bien sûr ! Ça ne m'étonne pas. Vous êtes le La-can(al) + de la doxa. Il n'y a pas de rapports, il n'y a de rapports entre rien, il ne faut jamais rien comparer, il ne faut jamais placer des réalités différentes les unes à côté des autres, il ne faut jamais relier les choses entre elles, n'est-ce pas, il ne faut pas essayer de com-prendre, il ne faut pas généraliser, il ne faut pas sortir de soi-même, il ne faut pas… Mais moi j'en vois, des rapports, figurez-vous. Je ne vois même que ça. Ça fornique dans tous les sens, la réalité, et pas seulement dans les chambres, ça fornique à la cuisine, au bureau, dans la rue, dans les nuages, au cinéma, dans les sonates, dans les alpages et dans les romans, chaque atome du Lady Gaga fornique avec les atomes du Gulf Stream, les enzymes du Premier ministre s'enfilent avec les vitamines du chat noir de mon jardin, même les macchabées fricotent avec les fœtus, dans la moléculerie, c'est une partouze généralisée, la réalité, faut savoir. Si vous ne voyez pas le rapport, c'est justement parce que vous n'avez pas conscience des autres mondes. Ça grouille, ça se frotte, ça se retourne, ça fume et ça chuchote en permanence, faut avoir l'oreille, c'est tout. Colmatez-vous les oreilles à la cire, vous commencerez peut-être à entendre.

– Vous êtes vraiment perché sur votre colline !

– Je viens d'une ville entourée de collines. Et puis c'est toujours mieux que d'être sourd. Mais vraiment, vous n'entendez pas le boucan innommable que ça fait ? C'est à ce point-là, que vous êtes crevés ? Allez vous étendre dans le jardin, là, fermez les yeux, respirez à fond, et écoutez… Tiens, on a une nouvelle boulangerie, chez nous. La boulangère, on devrait lui faire écouter les lieder de Schumann, vous savez, l'Amour et la vie d'une femme. Ce que j'aime, c'est que la boulangerie en question ouvre à cinq heures et demie du matin. Parfois, comme ça, on a des bouffées de l'ancien monde qui reviennent, il faut écouter ça aussi. Vous connaissez la Septième de Mahler ?

– …

— Ah oui, pardon… j'avais oublié que je vous avais supprimés. 

La voix de couloir


Allongé sur la table du praticien, une porte s'ouvre, plus loin, dans le cabinet. Les voix, qui, une seconde auparavant, étaient à peine distinctes, auxquelles on ne prêtait pas attention, qui faisaient partie du paysage, qui formaient un matelas de sons diffus, apaisant, surgissent brusquement comme un animal libéré qui vient se cogner à vous, accompagnées de bruits de pas, dans une opacité réverbérée qui les rend incompréhensibles et un peu ridicules, à la fois ordinaires et épiques. 

C'est la voix de couloir, qui vient sortir le patient de son coma obstétrique, comme une lumière jaune qui aveugle un instant le conducteur dans la nuit.

samedi 22 septembre 2018

Celle qui n'existait pas



Catapultée de mec en mec, elle avait atterri là, pauvre petit oisillon sans tête et sans cœur. Prise au divisionnaire de province, retouchée en pointes de nerfs, elle avait les yeux tisonnés en méat de Sphinx, et la nymphe mythologique. Elle mangeait mes doigts, raclait du talon, et reniflait en matant sa série préférée sur Netflix. Je lui apportais des chips et du lait chaud et la badigeonnais de talc, surtout sous la plante des pieds, qu'elle avait minuscules. Il fallait l'enfermer à clef, de 10h à 17h, sans pilules, sans espoir, sans téléphone. Elle avait une brève période de lucidité à la fin de l'après-midi, quand elle se précipitait aux chiottes pour se déboucher l'artère principale en saccades sans ponctuation.

Alors elle chantait à tue-tête. Du Machaut ou du Jean Ferrat, je ne sais pas, espérant couvrir le bruit de la débâcle. Elle m'appelait, après, tremblante, suante, vibrante et blanche et repentante comme l'ultime hostie, essayant un sourire en point d'orgue, malgré sa myopie de chauve-souris et ses larmes mauves. La ramenant à mon bras vers le plumard mouillé, je songeais aux jours heureux, quand elle déclamait sur l'estrade, ses talons perpendiculaires à l'horizon. Soupir et désastre…

Ton vomi sur mon ventre, c'est de la confiture aux cochons, ma princesse. Elle s'en fout, de ce que je dis. Elle s'épile le menton tout en lisant Tolstoï, tout à fait tranquille maintenant, prête à repartir pour un tour de manège, sa bouteille de Courmayeur à portée de main. 

[[Ça fait peu, tu sais. Quoi, ça ? Rien, rien, je disais ça pour voir si tu m'écoutais. Tu fais toujours ça. Parce que tu n'écoutes jamais. Mais si, on parle, là. Non, on ne parle pas, c'est pas ça, parler. Alors vas-y, je t'écoute, parle-moi. Mais toi, toi, t'existes pas. T'es pas gentil.]]

Comme dans la musique du XVIIIe siècle, on reprend Da Capo. C'est sans fin. C'est une hôtesse de l'air qui fait son numéro avec le gilet de sauvetage, vous voyez ? Le même à chaque fois. À quoi pense-t-elle ? À quoi ? Vous me demandez à quoi ? À rien, justement. À rien du tout. Je sais, on n'y croit pas, et pourtant c'est la vérité vraie. Il y a toujours un soleil éclatant dans la tête de cette femme, un soleil qui chasse tout le reste. Les ombres ont déguerpi. Elle se cogne aux meubles, aux murs, aux hommes, pourtant. Elle se cogne à l'espace, à l'air, au temps, et même au souvenir. Je suis pas gentil. C'est même mon frère qui l'a dit. Il lui a dit la vérité sur moi. Il lui a expliqué. Elle a bien compris. La vérité sortait de sa bouche. Elle corrigeait ses copies au salon. C'était l'attraction. Il faut fictionnaliser le vide, et vider la fiction de ses scories, vous savez, celles qui dépassent du plan-cul.

C'est tellement incroyable qu'on se dit, mais non, y a autre chose, évidemment, faut juste creuser encore. Et sinon, pourquoi elle serait là ? Ah, c'est pas facile d'accepter que ce qu'on voit soit tout ce qu'il y a à voir. Pourtant, c'est toujours comme ça. On nous raconte toujours, on nous parle des profondeurs, de la psychologie, de l'inconscient, de la vie de l'esprit, des rêves, des jeux de mots, des parents, des enfants, des désirs, de l'angoisse, on nous parle comme si on n'avait pas des yeux et des oreilles, comme si l'autre monde (celui que personne ne voit) était plus vrai que celui-ci, comme si le monde n'était empli que de Bach, de Nietzsche, de Manet, de Proust, de Shakespeare, de Napoléon… Mais non, le monde est rempli d'indigents, de divisionnaires, de dames-pipi, de sacs plastiques et d'éléphants auxquels on a arraché les défenses. C'est avec eux qu'il faut négocier à chaque seconde le droit de respirer ou d'écouter Chausson, pas avec Jules César. C'est Jean-Claude Junker ou Laurent Ruquier, qui vous appuie sur la nuque, qui vous courbe vers la terre et vous esquinte les lombaires, pas saint Jean l'Évangéliste ni Franz Schubert.

On se balade en voiture sur les petites routes de la Lomagne, par exemple, et là on a un flash : ce que la vie serait chouette, tout de même, si tout ça existait, si on pouvait rester comme ça, et lui faire l'amour en regardant par la fenêtre et en lui demandant pardon. Ça dure ce que ça dure, mais c'est bon. Et là, on a des souvenirs qui remontent, pourtant, des vieux souvenirs tout pâles, tout fluets, des souvenirs des vieux, de la Haute-Savoie, du vélo, des champs, des vaches, des filles, de l'odeur de la bouse et de la prairie, de la mère parfumée à la messe, des choux à la crème, de la terre battue au tennis et des seins blancs de Mme Ménichon (elle était tellement bronzée, Mme Ménichon, que ses seins avaient l'air de vous gicler à la figure, quand, faisant avec sa raquette un mouvement un peu plus ample que les autres, une bande sournoise de peau blanche venait à dépasser de son soutien-gorge). Ah, les cons, ils nous ont bien eus. On a pris les souvenirs pour la vraie vie, et la vraie vie pour de la vie.

De temps en temps, il faut remettre les choses à plat, vérifier les boyaux, les artères, la pompe, le temps de réaction et le goût des humeurs. Les femmes sont des mécaniques formidables, mais c'est fragile, toujours à se dérégler, toujours à inverser les flux, à vider les cuves et à désespérer Billancourt. Regardez l'autre négresse, à la télé, qui hurle quand on lui parle de son prénom. Elle pourrait être jolie, pourtant. Mais non, elle veut être elle-même. Elle veut qu'un satellite soit branché en permanence sur son ressenti et un microscope quantique sur son mystère-féminin. Elle veut même exister, en plus d'être accessoirement française. Toujours des demandes, toujours des exigences. Avant, on avait une machine qui traitait directement ces cas-là, et ça se passait très bien, mais la machine a été déclarée obsolète, et même hors-la-loi. Alors les femmes qui restent sont comme les vaches qui sortent de l'étable au printemps, elles dansent comme des aliénées, comme des soupières en leggings, et le spectacle, bien que réjouissant, est affreusement déprimant, car on sent bien qu'elles ont perdu toute grâce à l'abri de la lumière.

Il y a des gens qui veulent à tout prix sortir du lot, et il y en a d'autres qui ne peuvent subsister qu'en disparaissant, en reniant toute singularité en eux. Ceux-là vivent dans un désastre feutré et charitable, et leur surdité confine à la maladie mentale, certes, mais ils restent liquides entre deux vagues de fraises Tagada fondues ; de loin ils font envie, comme ces candidats de Koh-Lanta qui se lavent les dents avec de la cendre et mangent des araignées. Ce qu'on ne sait pas est qu'ils ont la chiasse toutes les nuits.

Une innocence pire que la corruption, c'est peut-être ça, ce qui vient du sol et qui remonte dans la gorge. Pourquoi tu t'accroches, toi, à cette mélasse ? Que penses-tu avoir reconnu ? Questions tout à fait interdites, ça va de soi – un peu comme si je me demandais comment il se fait que je n'ai jamais travaillé chez Lehman Brothers. La vie à crédit, tu connais ? C'est affreux comme on peut avoir honte, parfois.

(…)

vendredi 21 septembre 2018

Petit portrait en prose (18)



Un beau jour, son père a trompé sa mère. Là, c'en fut fini de nous deux : elle a réalisé qu'elle aussi était une femme, et que j'étais un homme.

***

Quand je l'ai rencontrée, elle était paraît-il amoureuse d'un petit gars de sa cité, un certain Idir. Je ne l'ai jamais vu, lui. C'est surtout sa mère qui me racontait que C. était amoureuse de ce garçon, mais moi, je voyais bien que sa fille s'arrangeait toujours pour être là quand je m'y trouvais. Elle allait m'acheter des glaces, elle voulait m'aider à déménager, à ranger, à bricoler, elle voulait aller se promener avec moi, elle voulait que je lui fasse découvrir Paris, bref, elle faisait mon siège, l'air de rien, avec son air indolent de petite innocente.

C'était moi, l'innocent. Nous étions innocents de tout. Cette innocence a creusé un trou dans ma vie.

Elle habitait à Montreuil, et s'y trouvait très bien. De sa mère elle avait hérité d'un grand nez et de quelques kabyleries. Elle était grande, sportive, et possédait une magnifique chevelure, avait de très jolis seins et posait pour moi avec une parfaite bonne volonté. 

Personne ne savait ce qui se passait entre nous, sauf Anne, fidèle Brangaine qui favorisait nos rencontres et gardait notre secret. Nous avions déjà passé plusieurs nuits ensemble, de manière complètement secrète, mais nous n'avions pas réellement fait l'amour. Et puis, le soir de Noël (ou de la saint Sylvestre, je ne sais plus), elle est venue me rejoindre chez moi en cachette. Comme elle était encore vierge et que je n'avais évidemment pas de capotes, j'ai préféré l'enculer, c'était plus sûr. Qu'est-ce qu'on a pu rire, cette nuit-là ! Ça l'a bien un peu intriguée, le coup de la sodomie, mais elle s'y est prêtée de bonne grâce. De toute façon, elle était toujours partante pour l'aventure. 

Plusieurs fois j'étais allé chez eux, à Montreuil, dans leur grand appartement très haut situé. Son frère et ses parents m'adoraient. Et personne, jamais, ne se serait douté que je puisse coucher avec la petite. Qu'elle puisse avoir du goût pour un homme qui avait quinze ans de plus qu'elle, et même qu'elle puisse en être amoureuse, ça ne les a jamais effleurés. 

Comme je venais de vendre ma maison, j'avais un peu d'argent, que j'ai claqué très rapidement en l'emmenant dans tous les restaurants de Paris. Nous avons énormément marché dans la ville, nous avons passé des nuits dehors, sur les quais, dans des parcs, elle avait les clefs de chez moi, et je l'y trouvais très souvent en rentrant du travail ; c'était une sensation de liberté extraordinaire. Ou alors, si elle n'y était pas, je trouvais l'appartement rempli de petits mots, poèmes ou dessins, joliment disposés dans des endroits inattendus. Je ne sais pas si la différence d'âge est en cause, mais il n'y avait entre nous aucune des habituelles stratégies qui ont cours dans les couples et qui les rendent si pénibles. Aucune contrainte, aucune pesanteur, mais surtout aucune négociation. Farfelus nous étions, mais elle était sérieuse et appliquée dans sa farfellerie : surprenante, tendre, espiègle, lyrique parfois, mais toujours gaie et agile, généreuse, elle savait marcher au rythme de notre secret et lui faire rendre un son singulier.

Quand je repense à cette merveilleuse jeune fille, dont la grâce éclatait à chaque instant et dans chaque geste, dont la gourmandise extatique était un poème en soi, j'ai de la nostalgie pour cette vie simple et gaie, fluide, qui a duré trois ans. Pourtant, et même si elle fut difficile, je remercie le Ciel de notre séparation. Ce genre de relation ne doit pas durer plus longtemps, si l'on veut éviter la prison du naturel. À l'abri du secret peut fleurir un bonheur fou, mais terrible, qui nous arrime à nous-mêmes bien mieux que la pire des souffrances. 

jeudi 20 septembre 2018

Le Progrès



« Leur idée – on peut dire la seule idée qui leur reste – c'est que le monde suit son chemin comme une locomotive lancée sur des rails, et dès qu'on leur demande de changer quoi que ce soit à ce qui est, ils parlent de retour en arrière. Supposez que demain – puisque nous sommes dans les suppositions, restons-y – les radiations émises sur tous les points du globe par les usines de désintégration modifient assez leur équilibre vital et les sécrétions de leurs glandes pour en faire des monstres, ils se résigneront à naître bossus, tordus ou couverts d'un poil épais en se disant une fois de plus qu'on ne s'oppose pas au progrès. Le mot de progrès sera le dernier qui s'échappera de leurs lèvres à la minute où la planète volera en éclat dans l'espace. Leur soumission au progrès n'a d'égale que leur soumission à l'État, et elle a absolument le même caractère. Le progrès les dispense de jamais s'écarter d'un pas de la route suivie par tout le monde. L'État les décharge un peu plus chaque jour du soin de disposer de leur propre vie, en attendant le jour prochain – déjà venu pour des millions d'hommes en ce moment même – où il les exemptera de penser. »

Georges Bernanos, "La Liberté, pour quoi faire ?", 1946-1947, Gallimard, 1953.

[C'est moi qui souligne]

mercredi 19 septembre 2018

Passage



Nous avions toujours du jus de pomme, à la maison, que mon père achetait en quantité importante à un hobereau de Sales. Comme le vin, la bière, les confitures, les conserves en bocaux, on le gardait au cellier, situé entre le garage et la buanderie, et dont le sol était de terre battue. C'était au début des pommes golden, qui eurent un énorme succès, en ces années-là, et que cultivait M. Delleins. J'ignore si le jus de pommes que nous buvions était fait avec des golden ou avec d'autres pommes, plus traditionnelles, d'implantation plus ancienne, en Haute-Savoie, mais j'avais une passion pour ce jus de fruits, qui avait une caractéristique singulière : la même gorgée désaltérait et donnait soif. L'apaisement du désaltèrement se donnait au moment même où la soif était violemment exacerbée. C'était plus que ça : les deux sensations étaient indissociables. L'esprit ne sait plus ce qu'il ressent, quand le cerveau reçoit simultanément deux informations contradictoires. Plus on avait l'impression de se désaltérer plus on avait soif. J'imagine que le dosage du sucre était parfaitement équivalent à la pointe d'acidité et de fraîcheur pincée qui dans cette boisson désaltérait, mais il est probable que mon explication n'explique rien du tout.

Ce qui apaise et excite, ce qui tend et détend, ce qui fait du bien et du mal, ce qui donne de la vigueur et épuise, ce qui agrandit et castre, et tout cela simultanément, c'est l'amour.

Dans une gorgée de ce jus de pomme, un secret d'une profondeur infinie se donnait simplement, sans apprêt, sans retenue ni complication. Ce que goûtait notre palais, notre langue, notre bouche tout entière, et tout notre corps, c'était le point inhospitalier de l'amour en acte, le point sans durée, sans épaisseur, sans volume, le point incandescent, celui depuis lequel on sait tout mais on ne comprend rien ; on ne peut pas se tenir sur cette pointe acérée, c'est le lieu de l'impossible repos. On ne peut pas être immobile, dans l'amour, non plus que dans la musique.

Au moment même où une boisson nous désaltère, une angoisse indicible nous étreint : la possibilité que plus rien jamais ne nous désaltère. Et cet effroi prend possession de nous au même moment que la félicité du désaltèrement – le bénéfice n'existe pas sans la peur de son manque. Quelque chose emplit et quelque chose vide, quelque chose possède et quelque chose libère. Nous restons sur le seuil. Au moment même où l'amour d'une femme entre en nous entre la terreur, car cet amour qui arrive à peine est déjà en train de passer. C'est sa nature, de passer. Les femmes sont d'éternelles passantes, en tout cas les amoureuses. Le désir et la consolation n'empruntent pas les mêmes chemins, ils se croisent parfois, brièvement, et leur éphémère rencontre nous trompe.

Quand un homme jouit, on dit qu'il vient. Sans doute vient-il à la rencontre de la femme ; mais elle, la femme, est déjà ailleurs. Elle est passée par là, mais c'est seulement son ombre que l'homme rejoint. Il croit se désaltérer en aimant, mais il ne fait qu'accroître sa soif – et il reste sur le seuil, seul, en pleine lumière, écrasé et pressé comme un fruit trop mûr.

***

Désaltérer signifie satisfaire ses désirs, et par là cesser d'être autre qu'on est, se défaire de l'autre, en nous, ce désir qui nous pousse vers un ailleurs inconnu. En nous tirant vers l'autre et l'ailleurs, en nous donnant soif (d'autre chose), l'autre-en-nous nous ramène paradoxalement à nous, car les désirs sont bien entendu sans fin ni objet : un désir n'est véritable que dans la mesure où il est impossible à combler – et le mot "combler" dit bien qu'il s'agit d'un trou sans fond, que ce soit le sexe d'une femme ou le cœur d'un homme, le temps ou la certitude. Le désir nous altère, mais cette altération même est notre destin le plus profond. Au seuil de nous-mêmes, il n'y a qu'un passage vertical dans lequel nous disparaissons, une modulation sans fin. Il n'y a pas de rencontre, il n'y a qu'une infinie modulation dans laquelle les deux sujets se perdent, chacun croyant se désaltérer grâce à l'autre.

mardi 11 septembre 2018

Petit portrait en prose (17)



Hélène croit toujours que je lui cache quelque chose. Elle me regarde et creuse en moi des galeries. Elle fait attention à tout. Si elle élève un peu la voix, l'instant d'après elle vient s'excuser.

Nous nous sommes rencontrés dans le train, le matin, très tôt, entre Dijon et Paris. Elle dormait, la tête posée sur la tablette, devant elle, et on ne voyait pas son visage tant sa chevelure était abondante, qui recouvrait tout.

Je suis passé plusieurs fois. 

Comme le train était à peu près vide, j'ai changé de place, je me suis installé dans la même rangée, de l'autre côté du couloir. Elle a levé la tête, l'a tournée de mon côté, m'a jeté un bref coup d'œil, et s'est rendormie aussitôt. J'avais eu le temps d'apercevoir ses yeux gonflés, son long cou, et ses épais sourcils.

Peu après Laroche-Migennes, elle a ouvert un œil et est allée aux toilettes. Quand elle est revenue, je l'ai regardée, jusqu'à la gêner. Elle a ouvert la bouche, comme si elle allait dire quelque chose, mais s'est ravisée et s'est assise sans bruit. Je l'ai vue regarder par la fenêtre (le jour commençait à se lever), et j'apercevais parfois sa bouche dans le reflet de la glace contre laquelle elle avait appuyé sa tête.  Elle allait peut-être se rendormir, alors je me suis levé et me suis assis à côté d'elle. Elle a tourné la tête vers moi sans sourire et je me suis excusé. Elle m'a demandé de quoi. J'ai répondu de vouloir être près de vous. Elle m'a demandé si elle pouvait continuer à dormir. Je n'ai pas pu refuser. Alors elle a posé la tête contre mon épaule et elle a fermé les yeux. 

lundi 10 septembre 2018

Petit portrait en prose (16)


Avec elle c'était toujours l'après-midi. Une fille de la sieste, une fille allongée, une fille avec juste ce qu'il faut de mollesse pour qu'on aime être un homme. À moitié suisse, à moitié mexicaine, avec des fesses amples et mates. Elle parlait lentement, elle faisait l'amour lentement, elle jouait du piano lentement. Je posais ma tête entre ses cuisses, ma nuque sur son pubis très fourni, et j'entendais couler le temps, comme si elle avait pissé du temps sur moi, un temps aux arômes de lavande et de savon, un temps d'été interminable. Elle nous préparait du thym au caramel et venait me rejoindre sous la douche ; je collais ma queue contre son ventre un peu rond, je la prenais dans mes bras, et on laissait couler l'eau sur nous, comme une éternité jaune. Après, je la lavais, j'aimais laver ses fesses, son ventre, ses pieds. Elle prenait son sein à deux mains, le pressait en le regardant et le mettait dans ma bouche ; je me laissais étouffer paisiblement.

Quand on assistait aux conférences que Boucourechliev consacrait à Tristan et Isolde, je glissais ma main dans sa culotte, par derrière son dos, et j'enfonçais un peu mon majeur dans son cul. On faisait ça si calmement qu'on croyait vraiment que c'était le prélude de Tristan qui naturellement nous faisait bander, mais une bandaison sereine, sans tension, sans aucune projection vers l'acte sexuel. En ce temps-là on avait tout notre temps. Parfois, je sentais ses fesses se contracter un peu, sans plus. Elle avait le cul souriant, Anne, toujours. 

Elle habitait à Carouge, près de Genève, avait un petit côté Marilyn, dans la manière de mouvoir son corps, semblant se faufiler entre d'invisibles nuages. Entre les mots qu'elle prononçait et sa gorge, il y avait comme un retard, ou un écho. Je revois bien son derrière élastique mais je me rappelle mal son visage. Son con sentait le croissant tiède. 

Elle est repartie d'Aix-en-Provence en 4L, avec son amie Reine, petite blonde en sirop à la voix fraîche et étroite. Je les ai suivies du regard, on jouait à la pétanque. Ma Suissesse conduisait comme une reine sans protocole, elle n'était pas sentimentale, ni maladroite : église de chair qui glissait sur la terre. 

lundi 3 septembre 2018

L'Événement



Dans l'esprit de la plupart de nos contemporains, il manque cette chose minuscule mais essentielle : la conscience de l'événement, qui vient rompre la chaîne prévisible des heures, qui défait l'habitude, qui est susceptible de briser une vie, ou de la transformer radicalement et pour toujours, voire de la conduire à son terme.
Le mardi 28 août dernier, vers midi, je roulais à 140 sur l'autoroute reliant Toulouse à Carcassonne, et je doublais un camion, quand un bruit d'explosion suivi d'un vacarme effrayant me fit penser qu'un des pneus de la voiture que je conduisais avait éclaté. Immédiatement, je ne pensai qu'à me garer le plus rapidement possible sur le bord de l'autoroute. En quelques secondes, je stoppai la voiture tant bien que mal sur la bande d'arrêt d'urgence. Mais dans ma précipitation, j'avais oublié le camion que j'étais en train de doubler, et je lui coupai brutalement la route. Il eut beaucoup de mal à m'éviter, et l'avant du camion passa à quelques centimètres de la voiture. Ces quelques centimètres, et les réflexes du camionneur, m'ont sans doute sauvé la vie.
Cet événement, quand j'ai déposé mes amis à la gare de Toulouse, et que j'ai pris la route pour rentrer chez moi, n'était pas du tout inscrit dans ma feuille de route ; il n'aurait pas dû se produire : ma vie ne tenait aucun compte de cette possibilité-là. 
Les Français sont le conducteur que j'étais mardi dernier. Ils pensent que l'événement n'existe pas pour eux. L'événement peut à la rigueur survenir en Grèce, en Angleterre, en Espagne, en Italie, voire en Allemagne, et bien sûr en Amérique latine ou en Chine, mais, depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, ils vivent avec cette quasi certitude que rien ne leur arrivera, qu'ils sont sortis de l'histoire, et que la seule chose qu'on leur demande, à part réussir à ne pas se taper dessus avec leur conjoint, est de voter tous les cinq ans pour un président qui va conduire la voiture France et la mener à bon port. Ce sera peut-être médiocre, ce sera peut-être ennuyeux et ridicule, mais en gros il n'arrivera rien. Je suis convaincu, moi, que l'histoire va les réveiller brutalement. Dormir au volant, c'est dangereux. Dormir à l'histoire, c'est suicidaire. Et, contrairement à ce qu'on pourrait penser, il est tout à fait possible de se suicider par inadvertance, par paresse, par bêtise, ou par inconscience.
Vous aurez peut-être noté que d'aucuns attendent avec impatience l'avènement des voitures autonomes. Elles semblent très mal nommées, ces "voitures autonomes", puisqu'elles sont le contraire exactement de l'automobile. Une automobile vous obéit, vous fait libre, alors qu'une voiture autonome vous emmène là où elle a décidé d'aller, là où elle doit aller (certes, avec votre accord). Comme d'habitude, les très bonnes raisons de nous faire adorer ce qui va vite devenir obligatoire ne manquent pas. La sécurité, le côté pratique, l'économie, la rationalisation des transports, le gain de temps, la fatigue moindre… Qui pourrait être assez fou pour négliger ces merveilleuses avancées du progrès ? Qui oserait faire fi de la sécurité, de la rapidité, et des économies que nous feront bien sûr réaliser ces merveilleuses machines obéissantes ? Qui aurait le culot de contester leur haute moralité écologique ? À part les fous, les vicieux et les méchants, on ne voit pas. Résister est suspect, mais refuser est criminel. Le progrès, c'est comme la politique : il faut faire mine de monter dans le même bateau que les autres condamnés, si l'on veut avoir une chance de passer pour un aventurier ; et non seulement il faut monter dans la même embarcation, mais il faut encore montrer un enthousiasme de bon aloi. Tout le monde rame dans le même sens, ou on te débarque.
Si ces fameuses voitures du futur sont "autonomes", c'est précisément au sens où elles prennent leur autonomie par rapport au conducteur – qui disparaît donc en tant que tel. Il n'y aura plus de conducteur, comme il n'y a déjà plus de président de la République française, ou, si quelqu'un porte encore ce nom, la fonction, elle, a été relativisée, dévitalisée. Macron, en ce sens, est le premier néo-président français. Il inaugure la néo-république française, celle dont le sens et la direction sont donnés depuis un ailleurs indéfini, invisible, qui n'a ni nom ni statut. Le Pouvoir est décentré, déterritorialisé, on a sectionné les liens qui l'attachait au peuple français, il échappe ainsi complètement au contrôle des citoyens, ou plutôt des ex-citoyens, et il en acquiert une puissance plus grande encore, car diffuse et intangible, insaisissable. On a conservé les symboles républicains et démocratiques, mais, comme dans le façadisme architectural, on a tout changé, à l'intérieur. Tout est à l'avenant, dans la vie des Français au XXIe siècle : vous restez à la même place, vous conservez votre nom, mais on vous prive des moyens de diriger votre vie, de choisir ; mieux, vous remettez vous-mêmes les clefs de votre être à plus savant que vous, à plus habile que vous, à plus technicien que vous, à plus spécialisé que vous, à plus international que vous. Vous vous déchargez du fardeau de vivre (c'est-à-dire de tout ce qui vous relie aux corps et aux âmes et à la terre et aux paysages et aux humeurs et aux odeurs et au temps et à la connaissance), et vous errez désormais à la surface du monde comme un pur esprit – c'est en tout cas ainsi qu'on vous vend la chose. Cet esprit-là est au moins aussi précieux qu'une canette usagée de Coca exposée dans un musée d'art moderne mais, comme c'est tout ce que vous connaissez, et comme votre voisin a l'air d'en être parfaitement satisfait, vous vous en trouvez très bien. On a remplacé tout ce qui en vous était irremplaçable, singulier. On vous a dissous dans le pluriel, ce pluriel qui permet la circulation de tout et de tous comme autant d'éléments neutres qui s'emboîtent parfaitement dans la structure d'ensemble, quelque soit l'heure, le climat, les ciels, et les mémoires qui, elles aussi, ont été lissées pour glisser les unes sur les autres et s'échanger sans accrocs.
Cette circulation infinie et indifférente est la négation même de l'événement. La machine ne doit jamais s'arrêter, ni bifurquer ; il s'agit seulement d'habiter un processus sans fin. Le mouvement doit être régulier, fluide, et la seule manière de ne pouvoir pas se dérouter est d'aller dans toutes les directions simultanément, de dériver, sans attaches ni intention ni dessein. Le relativisme, c'est ça. Il est essentiel que le temps historique soit oublié, nié, comme les vraies oppositions, comme les différences structurelles, langues, sexes, nationalités, religions, races. La famille doit être détruite, les vieilles solidarités ridiculisées, les interdits remis sans cesse en cause (quand les vrais interdits, eux, ne sont jamais nommés), et tout ce qui sépare éradiqué. C'est à ce prix seulement qu'il n'arrivera plus rien, que tout sera prévisible, déterminé. Ce n'est pas l'accident, ou la catastrophe, qui seront éliminés, car l'accident et la catastrophe font partie du processus, ils en sont même d'une certaine façon le moteur, mais c'est bien l'événement, qui lui n'en fait pas partie. La vie sera perpétuellement "en crise", pour qu'il n'y ait plus de crises réelles. Pour éliminer le Destin, trop littéraire, trop pris dans le vieux Logos – donc encore dépendant de l'homme – et dans le Récit, qui suppose le drame et la négativité, il fallait créer un monde qui fonctionne tout seul, indemne de toute subjectivité, que l'homme ne puisse dérégler ni par son vice ni par sa vertu, ni par le caractère incertain et problématique de son évolution. Et pour être certain qu'il ne puisse pas le dévoyer, il fallait simplement l'éloigner des commandes tout en lui donnant le sentiment qu'il est le maître absolu, que rien n'existe au-dessus de lui. S'il n'arrive plus rien, si l'événement est aboli, l'homme peut sans dommages s'absenter de lui-même : il n'y aura plus personne pour s'inquiéter de sa disparition. 
L'événement, le seul événement réel, c'est la disparition de l'homme – de l'homme et de l'Homme. La place est vacante – et par quoi est-elle occupée ? Par l'accident et la catastrophe qui tournent en boucle et font spectacle, c'est-à-dire s'annulent en se répétant. On serre les dents, on serre les fesses, et hop, on est passé de l'autre côté, dans un monde sans Hhomme. Ça n'a pris qu'une seconde. Et comment le sait-on ? En observant les femmes, bien sûr. Elles ne savent plus quoi faire d'elles-mêmes, puisqu'il leur manque sur quoi s'appuyer, et par quoi échapper à elles-mêmes. Regardez-les se ridiculiser dans le féminisme et s'abîmer dans la tristesse sans fond d'une sexualité abolie. C'est comme si en musique on avait supprimé les dièses et gardé les bémols. Ça tourne en rond, mais ça ne tourne pas rond. Les femmes sont la loi, quand les hommes sont l'exception. Une loi sans exception, ça fonctionne aussi bien qu'une voiture qui n'aurait que des roues arrière. 

samedi 1 septembre 2018

À Table !



– C'est la Gauche !
– Non, c'est la Droite !
– Non, la Gauche !
– Non, la Droite !
– Mais pas du tout !
– Bien sûr que si !
– Mais enfin, vous êtes fou !
– C'est vous qui l'êtes !
– C'est ce que dit toujours la Gauche !
– Oui, la Droite parle toujours ainsi, on le sait !
– La Droite sait où elle va.
– C'est la Gauche qui a une ligne directrice !
– Mais oui mais oui, c'est ça !
– Mais oui, parfaitement !
– Laissez-moi rire…
– Je vous laisse rire, mais c'est un fait.
– Les gauchistes sont fous et dangereux.
– Les droitards sont des salauds.
– Le communisme a fait plus de mort que le nazisme !
– Vous ne savez pas compter, à droite !
– Vous voyez ! Vous êtes complotistes, en plus !
– Non, nous sommes réalistes, et scientifiques.
– Ah ah ah, scientifiques, laissez-moi rire !
– Mais oui, parfaitement ! La science est de gauche.
– C'est la folie, qui est de gauche, oui !
– Et la culture est de gauche aussi.
– Et mon cul, il est de gauche ?
– Ah non, alors ! Vous avez un cul de droite, vous, c'est net !
– Et vous des pieds de gauche. C'est affreux, monstrueux !
– Et cette chevalière, là, non mais quelle horreur !
– Non mais dites donc ! Je n'ai rien dit de vos mains sales !
– Les mains sales, c'est plutôt un truc de droite, ça. Vous les trempez dans la merde…
– Comme votre Jean-Paul Sartre ?
– Comme votre Brasillach, vous voulez dire !
– Ah oui alors ! Vive Brasillach, si on le compare à Sartre !
– Vous voyez, vous n'avez même pas honte !
– Mais de quoi aurais-je honte ?
– Un Collabo, un traître, un fasciste !
– Collabo vous-même, traître vous-même !
– Ah, vous ne manquez pas d'air !
– Si, je manque d'air ! Vous me pompez l'air, Monsieur !
– Tant mieux ! Des gens comme vous ne devraient pas avoir le droit de respirer.
– Respirer près de vous ? Vous n'y pensez pas ! Ça sent bien trop mauvais…
– Vous êtes injurieux et méprisant.
– Vous êtes con et bien-pensant.
– Ah, je l'attendais, celle-là.
– Eh bien oui, vous êtes un bien-pensant, c'est la vérité.
– La bien-pensance est de droite, tout le monde sait ça.
– En plus d'être con, vous êtes inculte.
– Ah, ça y est, le mépris de classe, comme toujours…
– Ah, ça y est, le coup du mépris de classe, comme toujours…
– On ne peut pas discuter, avec des gens comme vous.
– C'est ce que j'allais dire : vous êtes trop bête !
– Trop bête pour Monseigneur, oui, c'est certain !
– Ce n'est tout de même pas ma faute si vous êtes de gauche !
– Ça, non, vous n'y êtes pour rien, c'est vrai !
– Ah bon ? Et moi qui croyais que c'était à cause de gens horribles, comme moi, que la Gauche avait conçu son grand projet…
– Ne vous donnez pas tant d'importance. Vous n'existez tout simplement pas. 
– Je n'existe peut-être pas mais vous avez quand-même le projet de m'anéantir !
– N'employez donc pas de grands mots que vous ne comprenez pas. Nous voulons seulement l'égalité sociale.
– L'égalité sociale ? Mais c'est un mensonge. Ce n'est pas l'égalité sociale, que vous voulez, c'est l'égalité tout court, c'est l'égalité en tout et pour tous. 
– Eh bien oui, justement. Nous voulons l'égalité en tout et pour tous ! Vous ne pouvez pas comprendre, puisque vous êtes pour les privilèges. 
– Les privilèges, non, mais les différences, la non-égalité, la discrimination, oui.
– Ah, vous voyez ! La discrimination ! 
– Mais oui, la discrimination ! La discrimination est à la base de la liberté. Le choix…
– Ne parlez donc pas de liberté ! La seule liberté que vous connaissez, c'est la liberté du riche d'écraser le pauvre, c'est la liberté du bourgeois de mépriser le prolétaire, la liberté du national d'exploiter l'étranger.
– Mais vous n'en avez pas assez, de répéter éternellement ces formules creuses auxquelles vous ne croyez même pas ?
– Mais si, j'y crois.
– Oui, j'oubliais, vous êtes un croyant, vous êtes un bigot, vous êtes un curé.
– Je préfère être un curé qu'un salaud.
– Mais vous ÊTES, un salaud, et le pire de tous, puisque vous êtes un salaud qui se prend pour un type bien.
– Ça vous dépasse, hein, qu'on puisse vouloir le bien !
– Vouloir le bien ? Mais quel bien, où voyez-vous du bien, dans vos projets tordus de curé sadique ?
– Donner à manger à tout le monde, vouloir que les femmes soient les égales des hommes, vouloir protéger le faible contre le fort, ce n'est pas bien, pour vous ?
– Non, en effet, ce n'est pas bien du tout, parce que le mensonge n'est jamais le bien.
– Mais qui vous parle de mensonge ?
– C'est précisément ça, le problème de la Gauche, elle finit par croire à ses mensonges.
– Là où vous voyez des mensonges, je ne vois que des utopies.
– Depuis le temps que vous pourrissez la vie de tout le monde, avec vos utopies, il ne vous est pas encore venu à l'esprit que ces utopies n'étaient que le vice à l'état pur ?
– Vous préférez vous contenter de ce qui est, de l'injustice éternelle, que vous voulez reproduire pour les siècles des siècles, comme il est dit dans votre maudit bouquin ?
– C'est de la Bible, que vous parlez ?
– Bien sûr que je parle de votre foutue Bible, ce livre terrible qui nous a mis dans le pétrin depuis vingt siècles !
– Ne parlez pas de ce que vous ne connaissez pas, je vous prie.
– Ah, ça vous ennuie, hein, que je connaisse la Bible !
– Vous ne la connaissez pas.
– Mais si je la connais. Je la connais suffisamment pour savoir toutes les horreurs qu'elle renferme, tous ces ferments de haine qu'elle distille depuis que votre Jésus de Nazareth s'est cru autorisé à se prendre pour Dieu.
– Vous venez de prouver que vous ne connaissiez pas la Bible.
– Et alors ? Qu'est-ce qu'on s'en fout, de la Bible, de la Torah, de tous ces vieux grimoires qui ne nous disent plus rien depuis longtemps ?
– C'est curieux, pourquoi ne mentionnez-vous pas le Coran ?
– Mais oui, mais oui, le Coran, si vous y tenez. Et aussi le catalogue de la Manufacture de Saint-Étienne. Ça vous branche, ça, les armes, non ?
– Pas spécialement, mais il faut bien se défendre contre les fous de votre espèce.
– Et les "invasions barbares", n'est-ce pas ? Vous devez sans doute trouver que nous sommes envahis par les bougnoules et les bamboulas…
– En effet, nous sommes envahis, c'est un fait.
– J'en étais sûr. Ce que vous êtes prévisibles, vous, les gens de droite.
– Si vous nous trouvez prévisibles, c'est que vous voyez la réalité aussi bien que nous. Simplement, vous n'osez pas la nommer.
– La réalité, vous voulez parler de votre fameux Grand Remplacement, là ?
– Par exemple, oui.
– Le fantasme d'un vieil écrivain moisi et sans talent retranché dans son château du Gers, recroquevillé sur ses peurs et ses souvenirs qui n'a pas pris ses pilules à temps…
– Vous au moins vous n'avez pas peur des clichés. Vous les ramassez à la pelle. Je me demande ce que vous faites des monceaux que vous accumulez ainsi…
– Il ne manque pas d'air, le droitard, de me parler de mes clichés, lui qui aime tant les préjugés !
– Cher ami, vous me donnez l'idée d'un slogan, et je vous en remercie : Vive les préjugés ! À bas les clichés !
– C'est complètement idiot, puisque c'est la même chose. Et je ne suis pas votre ami !
–Ah, on peut dire que vous me facilitez les choses, vous.
– Ce qui signifie ?
– Ce qui signifie que vous ne cessez de confirmer ce que je pense de vous et de me démontrer que j'ai raison d'avoir cette opinion de vous.
– Ne faites pas le malin, vous n'en avez pas les moyens.
– C'est vrai, je n'ai pas les moyens d'être malin, et de plus cela ne servirait à rien de l'être avec vous.
– Et pourquoi donc ? Vous me trouvez trop bête pour partager votre vision paranoïaque de l'histoire ?
– Je vous crois suffisamment intelligent pour croire parfois à ce que vous ne voyez pas, mais largement assez bête pour ne jamais croire ce que vous voyez.
– Ah ah ah ! C'est vraiment l'EHPAD qui se fout du CARE. Vous êtes incurable !
– Merci du compliment. Si guérir c'est vous ressembler, plutôt crever !
– En fait, vous êtes une caricature : le droitard dans toute sa splendeur. Prétentieux, arrogant, méprisant, sûr de ses valeurs, obtus, sans aucune compassion pour le genre humain, pour ceux qui souffrent…
– Ceux qui souffrent… J'imagine que vous avez à l'esprit vos éternels damnés de la terre, vos saints laïques, votre divin prolétariat ?
– Ah, ça vous défrise, qu'on se sente proche des petites gens, hein !
– Proche des petites gens, vous ? Mais quelle blague ! Vous ne les voyez pas, vous ne les connaissez pas, vous les créez, dans votre labo idéologique qui sent la mort et le goulag !
– Ça y est, c'est reparti avec les clichés.
– Ce ne sont pas des clichés. Quand vous vous désintéressez de vos prolétaires, sans doute parce qu'ils ne votent pas bien, vous allez en chercher à l'autre bout du monde et vous les façonnez à votre image.
– Nous essayons d'être en empathie avec nos frères humains, oui, et nous en sommes fiers.
– Empathie de Jean-Foutre ! Vous n'aimez pas les autres, puisque vous voulez qu'ils soient les mêmes.
– Je vous vois venir, avec vos arguments spécieux. La Gauche a toujours voulu le bien des peuples.
– Ça c'est vrai. Y compris en les colonisant.
– Et votre Église, elle n'a pas cherché à les convertir, peut-être, ces peuples que vous trouviez inférieurs ?
– L'Église, ce n'est rien du tout, si on compare avec les massacres de votre chère Révolution.
– MA Révolution ? Ah oui, c'est vrai que vous ne vous sentez pas républicain, vous !
– Oh si, par la force des choses, mais enfin, je ne suis pas comme vous dévotement attaché à cette révolution, c'est vrai.
– La Révolution a libéré le peuple, et ça ça vous embête, hein ! Vous préfériez les serfs et les privilèges attachés à une caste.
– Les castes… Vous voulez vraiment qu'on en parle ? Je vous préviens que ça ne vous sera pas fav…


À taaaaable !!! 

– …

Georges, tu es encore en train de parler tout seul ? Viens dîner, s'il te plaît, la soupe est servie ! 

– J'arrive, j'arrive ! Si on peut même plus discuter politique, maintenant…