jeudi 31 mai 2012

À l'abri de la morale, Saint Benêt du Grand Merci


David Saint Benêt du Grand Merci, juif, s'était converti au catholicisme. On nous présenta la chose comme un exploit devant tirer des larmes de la brute la plus endurcie et la conversion fut narrée par le menu avec accents claudeliens et tressaillements d'échine. Il allait de soi qu'il s'agissait d'une inéluctable marche vers l'aurore aux doigts de rose, un silence religieux et des pâleurs de vierges anémiées s'imposèrent parmi l'assemblée recueillant le récit. Il faut un métabolisme solide pour endurer de pareilles émotions : Raconter la chose, même des années après, sans verser des larmes brûlantes, prouve bien sûr notre constitution de butor, mais sur ce point je ne vous apprends rien. Saint Benêt du Grand Merci fait aujourd'hui un bon catholique, semblable à des milliers d'autres bons catholiques, de ces catholiques qui dévorent leurs sandwichs dans les églises en rétorquant aux rares qui en sont encore choqués (si rares que je les évoque seulement par souci archéologique, ou post-historique) que le Christ aurait adoré ça, qu'à l'évidence il trouverait tout à fait normal qu'on veuille se sustenter en sa compagnie, qu'on mâche son poulet-crudités au frais et au calme, car il faut bien que les églises servent à quelque chose. Ce sont ces mêmes catholiques qui adorent non pas Palestrina ou Allegri, mais… Étienne Perruchon, et son chef-d'œuvre : Dogora. Écouter Perruchon donne envie de se convertir à l'islam : si les derniers catholiques sont tombés aussi bas, il ne méritent que la lapidation ou l'égorgement, en lieu et place des animaux, à qui l'on devrait foutre la paix une fois pour toutes. On l'aura compris, c'est Benêt du Grand Merci qui, un jour, dans sa voiture, m'avait dit, sur le ton de la confidence initiatique : "Je vais te faire découvrir quelque chose de très beau", et, joignant le geste à la parole, avait déversé dans mes pauvres oreilles ce tombereau de saloperie puante qu'on peut écouter en cliquant sur le lien déposé plus haut. Mais je vous préviens, il faut avoir le cœur bien accroché et un foie en béton, et je décline à l'avance toute responsabilité quant aux envies de suicide qui pourraient se manifester chez mes lecteurs consciencieux ou inconscients.

Il y a des gens, comme ça, qui font froid dans le dos. Heureusement, quelque chose nous prévient très vite qu'il faut les éviter le plus possible, mettre le plus de distance entre eux et nous, mais même le bref moment où on les a côtoyés suffit à donner la chair de poule, rétrospectivement. Comme toujours, il faut écouter pour entendre : la voix de serpent, l'intonation fausse, cent petits détails, il y a quelque chose qui avertit, mais on n'est pas toujours attentif aux signaux émis par le démon qui, pourtant, ne peut pas travestir sa voix, c'est la limite de son grand pouvoir. Un grand merci à lui d'avancer masqué, c'est en général à cela qu'on le reconnaît.

« Un grand merci à AF, qui m’a fait découvrir RC… » Je ne m'y ferai jamais. La désignation (et cela devant les intéressés eux-mêmes) de personnes par leurs initiales me donne la nausée. Quant au "un grand merci", c'est devenu un des plus puissants émétiques que je connaisse. Une des premières fois que j'ai reniflé cette chiasse mentale, c'était sous le clavier de ce chef d'entreprise très nouveau-riche (donc parfaitement inculte) et particulièrement sinistre dans sa certitude d'incarner le Bien à lui tout seul, qui nous acheta la maison familiale, à la mort de ma mère. Son abyssale vulgarité naturelle, qu'il essayait de camoufler sous des manières qu'il devait sans doute considérer comme bourgeoises (et qui du fait même qu'il y aspirait avidement n'en étaient que plus caricaturalement petit-bourgeoises, ajoutant encore par là à la vulgarité première), fit que j'associai pour toujours cette formule à ce type de personnages. Comme c'est presque toujours le cas, la langue revient par la fenêtre, au moment où les intéressés se croient enfin en paix avec leur conscience de classe, l'ayant reconduite à la porte d'entrée du boui-boui qu'ils prennent pour un palace. Que ce genre d'humains se vantent haut et fort de pratiquer assidûment la sainte adoption ne peut être un hasard, tant ils nous font sentir (et plus encore leurs amis et connaissances, étrangement, comme si ceux-là étaient peu ou prou complexés de n'avoir que des enfants biologiques à proposer à l'admiration du public) qu'ils tiennent là la Bonne Action par excellence, alors que bien sûr ils n'ont fait qu'accéder à un caprice que tout et tous s'entendent à estimer légitime, de cette sorte de légitimité qui ne souffre aucune discussion, le type même de la bonne action très cotée en bourse, et qui devrait de ce seul fait être considérée avec beaucoup de prudence. Quel délire d'initiés ! Comment ! On les priverait d'enfants, ces admirables parents qui ne demandent qu'à prodiguer généreusement leur Amour à tout ce qui ne sort pas de leurs tripes ? Mais quel scandale ! Comme ce "on" (la nature, la génétique, la chance, la biologie, le hasard, le destin) est affreusement injuste, antidémocratique, indifférent, en un mot comme en cent, fasciste, comme le sort de ces pauvres parents putatifs serait tragique si la société moderne et ses auto-pompes ne s'avisaient avec candeur de corriger si effroyable arbitraire ! Mais la vie, qui a plus d'un tour dans son sac, leur avait donné un de ces beaux enfants importés qui était devenu leur pire cauchemar, juste retour des choses. Comme les enfants qui veulent à toute force des sucreries finissent par se rendre très malades (pour leur plus grand bien), le retour à l'équilibre finit toujours par arriver, même s'il faut parfois être patient. (Mes grands amis les journalistes de France-Musique diraient que tout cela est contrasté à souhait, hein, Josyane ! C'est la spécificité des abrutis, de parler en abruti, et il ne sera pas dit que je ne parvienne pas à décrocher mon brevet avant de passer l'arme à gauche.) Il faudrait écrire une histoire de l'altruisme, qui serait plus qu'un peu l'histoire du pire, si l'on veut bien prendre sur soi en s'enfonçant jusque dans les entrailles de la bête.

Le personnage dont il est question ici racontait volontiers un apologue édifiant. Invité avec les autres PDG du groupe auquel il appartenait, dans un restaurant devenu célèbre depuis la première campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy, il eut sa minute de gloire (à quoi peut bien ressembler une particule élémentaire ? se demande le chœur antique, à ce niveau du récit), quand il prit la posture du saint laïque offusqué par le Mal. Un des directeurs, jetant un regard vers la-plus-belle-avenue-du-monde, crut bon de glisser négligemment qu'"il y en avait de plus en plus" (de quoi, de quoi, interroge le chœur antique : des lampadaires, des bicyclettes, des top-modèles, des sosies de Cloclo, des roux, des gendarmettes ?) Notre bon apôtre, encore frémissant comme le lait sur le point de déborder de sa casserole, dix ans après, encore ému aux larmes de son courage inouï, encore stupéfié de l'audace virile qu'il allait sans doute payer d'années et d'années de bagne et de relégation civique, sans parler de l'opprobre publique pour lui, son épouse et ses enfants, jusqu'à la septième génération, se leva et à ses pairs tint à peu près ce langage : « J'ai un enfant noir, figurez-vous, et j'en suis très fier ! » Évidemment, le cordial n'allait pas jusqu'à ajouter que cet enfant noir qu'on était si fier d'avoir adopté, et qui était en somme la preuve encore chaude et vivante de la moralité superlative de l'adoptant, était devenu un cauchemar si atroce qu'on avait dû précipitamment le renier, et déménager le plus loin possible du lieu où l'on avait vainement tenté de l'élever, le cœur a ses raisons, tout de même, même si elles ne sont pas toutes avouables. Les demi-vérités ont sur le monde un impact considérable, dont il sera urgent de mesurer l'ampleur et les ramifications innombrables, lorsque le monde aura retrouvé un peu de sa fraîcheur, fraîcheur dont je ne suis pas prêt de profiter, je ne l'ignore pas, tant les miasmes du Bien font s'élever la température et sombrer le tempérament. Bref, notre saint Benêt en croûte ne se départit plus jamais de son sauf-conduit obtenu de haute lutte, en une après-midi parisienne et ensoleillée – face à la piétaille des gros beaufs pas encore convaincus (un peu de patience, oh là là, ça va venir très vite !) du radieux avenir que leur préparait le Crucifié en farce – et on le comprend : il y a des sésames qui ouvrent mieux les forteresses que les plus grosses clefs ou les meilleurs diplômes. L'antiracisme affiché (mais je pléonasmise) est de nos jours le coupe-file le plus à même d'abréger l'attente à tous les honneurs, à toutes les grâces, et de donner un accès facile à toutes les friandises qui s'affichent aux Champs-Élysées ou dans les sombres provinces.

Il y en a de plus en plus, donc, et il faut voir ce qu'on voit. C'est le premier devoir duquel découlent tous les autres. Voir ce qu'on voit et entendre ce qu'on entend. Ma morale s'arrête là, la morale devrait commencer ici. Pas la peine de faire des grandes phrases, si ces phrases ne s'appuient pas sur une saine observation. Toute la grande affaire humaine est là. Vivre dignement consiste avant tout à nettoyer le pare-brise. Sans arrêt, des tonnes de saletés viennent nous obstruer le regard, nous boucher les oreilles. Ça tombe des arbres, du ciel, et du haut des immeubles. La poussière, les détritus, les crachats, les déchets, les retombées radio-actives des paroles et des actions humaines, sans relâche, recouvrent ou tendent à recouvrir le paysage mental. Un poète, par exemple, est quelqu'un qui nettoie la langue, la langue qui s'encrasse constamment, et très rapidement. J'avais une amie africaine, vers la fin du siècle dernier, qui venait passer la nuit chez moi, à Paris, de temps à autre, en sortant de son travail. Le matin, vers midi, plutôt, quand elle se levait, une des premières choses qu'elle faisait était de se brosser la langue. J'aimais la regarder faire. Si on lui avait dit que j'étais raciste, elle aurait éclaté de rire. Ceux qui aiment à proférer ce genre d'accusations, aujourd'hui, on les trouvait salement racistes, nous, à l'époque, ou, plus exactement, on savait pertinemment qu'en cette manière c'était tout simplement des puceaux et qu'ils n'avaient pas la moindre idée de ce que le racisme pouvait être réellement. Entre la fin du siècle dernier et aujourd'hui, les retombées idéologiques et langagières constantes ont pris une ampleur inouïe, qui empêche tout simplement les cantonniers culturels de faire leur métier. Impossible. Ils n'ont même pas besoin, ou envie, de faire grève, non, on a simplement pris l'habitude de considérer que ce travail était désormais hors de portée des hommes. Ce qui est possible avec trois milliards d'individus ne l'est plus avec sept milliards, c'est ainsi. Le nombre, c'est une révolution. C'est la Révolution. La Révolution n'a pas besoin de dire son nom, de crier casse-cou, de déraciner les arbres de la décence ordinaire, de renverser les buildings. La Révolution, la vraie, elle attend que les sirènes des pseudos révolutions se taisent, ou qu'on en ait tellement pris l'habitude qu'on ne les entend plus, et, du jour au lendemain, elle prend possession de tout le territoire, de toutes les âmes, de tous les désirs, elle imprime sa marque sur toutes les formes qu'on avait patiemment répertoriées durant des siècles, ou plutôt elle se coule en elles, gardant les noms, les couleurs, les traits, de ces formes anciennes, mais elle fait jaillir dans leurs artères un sang complètement neuf, tellement neuf que ce n'est plus du sang, la Révolution a pris exemple sur les façadistes de naguère : "tout est pareil, tout est autre", c'est sa devise. Et les hallucinés qui errent dans la cité lui disent "un grand merci", heureux qu'ils sont que le décor n'ait pas changé. Pourvu qu'on sache retrouver son chemin pour aller de l'hôpital à l'hôpital en passant par le bureau de vote…

Il m'avait dit : « Tu verras, tu seras fier de nous avoir vendu ta maison. » Là, dans le bureau du notaire, cette phrase chuchotée complètement loufoque m'avait tétanisé. « Pardon ? » Il m'avait tapoté la cuisse, en répétant son extraordinaire trouvaille. Fier de vendre une maison quand on ne peut pas faire autrement ? Docteur, j'ai un cas grave à côté de moi, ça vous intéresse ? Ce que cet abruti voulait dire est qu'il allait en faire quelque chose de bien, de notre pauvre maison plus ou moins abandonnée (selon ses critères, bien sûr). Ça, pour voir, on a vu ! La petite barrière blanche mesquine en guise de portail, et je préfère ne pas parler de l'intérieur, des beaux carrelages immédiatement cassés alors qu'il m'avait assuré qu'avec lui ce genre de choses ne risquait certainement pas d'arriver, contrairement à ce qui se passerait avec les autres prétendants, et de tous les "arrangements" nécessaires au "confort", cet autre mot pour désigner le massacre, enfin tout le costume petit-bourgeois bien corseté, enfilé selon les règles les plus strictes de la religion du Mauvais Goût la plus intransigeante. La revanche du petit-bourgeois est toujours féroce. Plus il veut s'extraire de sa classe d'origine plus il en bétonne les fondations avec une énergie démesurée. L'argent est le plus sûr moyen de faire taire les signes de l'aisance, je veux parler de l'ancienne aisance, celle qui n'avait rien à prouver, qui n'était pas une revanche sociale, car ces signes étaient justement la discrétion et une certaine désinvolture. Évidemment, on savait tout cela bien à l'avance, en découvrant par exemple sur la table basse du "séjour" de ces gens-là le livre qu'il fallait avoir à la maison en ces années-là, quand on avait un peu d'argent et ce goût qui est l'exacte antithèse du goût, comme la musique est désormais l'exact inverse de la musique, je veux parler du livre de Yann Arthus Bertrand, "Vu du ciel". Autrefois, on trouvait des Bibles dans toutes les demeures françaises, même chez ceux qui ne lisaient pas, qui n'ouvraient jamais un livre. Les "bibles" d'aujourd'hui disent à peu près la même chose : nous n'aimons pas les livres, nous émettons les signes qu'on doit émettre quand on est conforme à la nouvelle classe unique, c'est-à-dire que la Vérité ne passe plus par l'écrit, que la littérature est au mieux un passe-temps pour la plage, réservé aux moments où l'on s'ennuie, où il n'y rien de bien à la télé. Ces gens-là aiment se faire conseiller par leur libraire, sans doute, quand ce n'est pas par Télérama (ce qui revient exactement au même), et le plus fort est qu'ils s'en vantent, et les libraires font d'ailleurs ce travail admirablement, puisqu'ils ont exactement les mêmes goûts que ces gens qui ne lisent pas, ou qui lisent ce qu'il faut lire quand on n'aime pas la littérature. Le système est extrêmement au point et permet aux niveau-montistes de toutes obédiences de se congratuler à longueur d'année le plus sincèrement du monde. La littérature est à peu près autant chez elle dans une librairie, dorénavant, que la musique l'est chez un disquaire, que la culture l'est à France-Culture, que "le peuple" dans les "quartiers populaires", ou que l'"art" dans les "expos", ce qui est une preuve de plus, s'il fallait, que tous les mots sont aujourd'hui à déchiffrer avec une machine qui les remet à l'endroit, quand c'est encore possible. Mais s'il est facile avec les catégories décrites plus haut de comprendre que l'idéologie a déposé sur les choses le masque grimaçant d'un mensonge institutionnel aux semelles de plomb, s'il est assez simple finalement de s'y retrouver dans cette farandole du sens faisandé, il est plus difficile de comprendre et d'admettre que les mêmes mécanismes pervers ont opéré chez les individus, jusque dans leur sphère intime bien souvent, et sociale toujours, une dégradation de la perception et du discours qui en fait des zombies complètement inaptes à la conversation et parfois dangereux, s'ils n'obtiennent pas le retour escompté de la part de celui qui est leur interlocuteur. Ils attendent leur monnaie de singe, comme des chiens dressés, et montrent volontiers les crocs si leur attente est déçue. Et plus ils vous parleront de leur liberté chérie plus ils se montreront sous leur vrai jour, qui est celui des garde-chiourmes enthousiastes de Cordicopole. Entre le bandit et son chien, il est parfois difficile de savoir qui est le moins dangereux, car l'un dresse l'autre et réciproquement.

On parle toujours pour ne pas être détesté, je ne connais personne qui en parlant dise la vérité, c'est le lot de l'espèce humaine, de quoi les animaux nous délivrent, dans leur sainteté muette, mais il y a manière et manière de ne pas dire la vérité, et si l'orchestre est là pour jouer faux, toujours, il n'est peut-être pas nécessaire d'en rajouter. Des rencontres telles que celle que je décris plus haut, des rencontres dogoresques, j'veux dire, ou qui semblent en tout cas placées sous l'égide du dieu Perruchon, ne sont peut-être pas rares dans la vie d'un homme, mais sont tout de même des épreuves dont on ne se remet pas du jour au lendemain. Elles provoquent en tout cas un grand désir de fiction, pour se libérer, au moins momentanément, du poids funeste de la Fausseté et de la Laideur. Quand le Vrai, quand le Réel sont faits de tels individus, et qui sont capables, semble-t-il, d'entraîner derrière eux des foules enthousiastes, mouillées de larmes, comme d'autres se sont pissées dessus, on a envie de se précipiter à la salle de bains pour se laver les mains, encore et encore. J'ai remarqué que l'injonction rituelle de mes jeunes années ("lave-toi les mains"), prononcée avant toutes sortes de tâches quotidiennes (passer à table bien entendu, mais aussi aller au piano, écrire dans un cahier, etc.) avait complètement disparu des mœurs contemporaines. Plus on est obsédé d'hygiène, plus la terreur des diverses contaminations bactériennes ou virales augmente (souvent très légitimement), et plus, paradoxalement, un geste aussi simple que se laver les mains disparaît des habitudes ordinaires. Plus personne n'a de scrupules à vous tendre la main, même en sortant des toilettes, sans passer par le lavabo, et, allant au restaurant, on ne peut pas ne pas y penser, en songeant à ceux qui sont chargés de mettre de la nourriture dans votre assiette. Observez les ongles noirs de beaucoup de jeunes filles très maquillées, très parfumées, très sophistiquées, très soignées (mais on hésite un peu à utiliser ce dernier terme), y compris quand elles sont prises en photo dans des poses très déshabillées, ce qui fait d'autant plus ressortir ce petit détail. Ce sont les mêmes qui vous expliquent par exemple que "les poils du pubis c'est sale", affirmation d'une stupéfiante bêtise, et qui ont les mains sales quand elles les promènent dans des endroits intimes… La morale contemporaine, c'est un peu ça : on se conduit comme des brutes épaisses, on fait fi de la plus élémentaire parole donnée, on lit le courrier des autres quand on y a accès (et le seul fait d'y avoir accès suffit à légitimer l'acte), on ment sans vergogne en toutes circonstances, mais on a de la Morale une vision si extensive, si totalisante, si exigeante, et si vindicative, que ce mot de morale suffit désormais à inspirer de la terreur à l'honnête homme.

lundi 28 mai 2012

Le Maestro et le GPS


Lors d'une tournée au Japon, Maurice Le Roux se perd complètement dans sa battue, au cours d'un concert avec l'Orchestre national de France. Il fait de grands gestes des bras afin de donner le change, et se penche vers l'alto solo : « Où sommes-nous, mon Cher ? » À quoi le musicien répond : « Au Japon, maître. »


Allons, allons, Georges, il n'y a pas que Cécile Duflot, dans la vie !

jeudi 24 mai 2012

Anagrammes



« Celui qui ne sait pas reconnaître le tempo à partir de l'écriture ferait mieux de laisser la musique. » C'est Jean-Sébastien Bach qui dit cela. On préfère se rassurer en parlant d'interprétation… Celui qui ne sait pas voir une femme ferait mieux de laisser l'amour. Si seulement…

Aucun idiot ne peut tout détruire. Malgré toute son idiotie, malgré toute son application, malgré tout son acharnement, il n'y parviendra pas. Dieu veille. Il y aura toujours un reste. Oui, sans doute, mais ce reste est si peu de chose, est si ténu, si réservé à quelques uns, qu'on peut l'ignorer sans crainte de faire vaciller le monde sur ses bases, je veux dire le monde du démon. 

Le monde anagrammatise le démon, comme la musique est la forme anagrammatique de l'amour. Tout est là, dès l'origine, il faut seulement mettre de l'ordre dans les sons, dans la sonorité. L'homme se déplace sur une échelle dont les barreaux sont absents, ou cassés, et qui lui rentrent dans le cœur même s'ils sont absents.

Le piano, le piano, le piano… On pourrait passer ce qu'il nous reste de vie à en dire du mal (et c'est nécessaire !), qu'on l'aimerait de plus en plus (en secret). Je pense à une symphonie sans piano. Elle serait écrite comme un concerto dans lequel le soliste – le piano – serait tellement présent, tellement intégré à l'écriture orchestrale qu'on n'aurait pas besoin de le faire entendre. La question éternelle : est-ce que le piano est un instrument à percussion ou un instrument cantabile, serait enfin réglée. 

La culture du superflu, comme disait Alfred Cortot, en des temps troublés où il côtoya Jérôme Carcopino, le « celui-là » du journal de Renaud Camus… Ces hommes-là avaient le tort d'avoir des idéaux trop élevés, et de vouloir autant pour les autres que pour eux-mêmes, de la même manière qu'un Lorin Maazel avec ses orchestres. Sauf à les suivre sur les pentes escarpées qu'ils aiment gravir, on ne peut que les haïr et les désigner aux crachats de ceux qui aiment le nécessaire. 

Si l'échelle est un pont entre le Ciel et la Terre, on sait que les anges l'ont autant montée que descendue. Sans répit, on se croise sous le regard de Jacob. Le funambule excite la jalousie de ceux qui n'osent pas tenter la traversée et qui se contentent de jouir de leur immobilité bavarde. Ils commentent, ils critiquent, ils arbitrent, attablés devant leurs apéros interminables. Il est admirable que depuis des siècles et des siècles des hommes aient réfléchi aux distances qui devaient séparer les degrés de l'échelle, que cela ait donné lieu à des querelles et à des discussions infinies, et je m'estime bienheureux de vivre en une époque où il est loisible de connaître (même si cette tâche est presqu'insurmontable, concrètement) de nombreux tempéraments, d'en éprouver les effets sur l'âme humaine et sur nos articulations. Cortot écrivait une vingtaine de lettres par jour, "en hâte", chaque lettre étant un petit bijou. J'entends déjà ceux qui ne manqueront pas de se demander "quels mails Cortot écrirait aujourd'hui", et s'il les commencerait par "Bonjour". Paradoxalement, notre époque, si soucieuse d'authenticité, est l'époque de la Traduction généralisée. Nous exigeons que tous les mystères du monde soient dits en notre langue et nous nous étonnons ensuite de n'y rien comprendre, ou, ce qui revient au même, que le mystère ait choisi d'aller voir ailleurs s'il y était. On a procédé ainsi pour le catholicisme et l'on a vu le beau résultat. La splendeur n'aime pas la traduction, et la vérité préfère aller nue plutôt qu'attifée comme l'as de pique.

Pourquoi se force-t-on ? On connaît tous ce besoin mystérieux : on n'aime pas spontanément, on s'ennuie, on a du mal, et pourtant, quelque chose nous pousse à nous forcer, à franchir le seuil. On insiste, on écoute encore, et encore, ce pianiste, ce compositeur, on relit pour la quatrième fois ces pages qui nous tombent des mains. Ce n'était pas à notre répertoire, ce n'était pas notre genre, mais, après coup, on comprend que le détour valait le coup, qu'on s'est agrandi, et comment ! Qu'on découvre, un peu par hasard dirait-on (mais je n'en crois rien), des œuvres et des auteurs, des corps et des âmes, des formes et des genres, n'a en soi rien d'étonnant, mais ce qui est proprement incompréhensible, à première vue, est ce besoin d'y aller voir tout de même, à notre corps défendant. Quel est le désir qui nous pousse là ? Répondre : la curiosité, ou le snobisme, ou le goût de la contradiction, serait un peu court. Il me semble que là encore la pulsion anagrammatique est la raison juste : on lit ces phrases, on écoute ces sons, on prend connaissance de ces idées, qui paraissent se présenter à nous dans un désordre rébarbatif, mais, sous ce désordre, quelque chose frémit, qui luit faiblement et nous somme de mieux chercher, parce que notre oreille perçoit tout de même le thème caché et renversé. Entre le nécessaire et le superflu, une échelle sans barreaux nous tend ses bras immenses qui n'embrassent que le vide : c'est fécond et dangereux. Sans ce ressort, nous sommes des pantins dont les fils sont tirés par d'autres que nous.

Dans les Principes rationnels de la technique pianistique, la méthode de piano qu'il a rédigée, et qui peut se lire comme un roman à clefs, pour qui connaît un peu le piano, on découvre un Cortot facétieux, drôle, profond, extrêmement exigeant (évidemment), et immensément généreux. Les grands poètes ne sont pas des idiots qui vont, le nez en l'air, au hasard d'heureuses rencontres, ce sont au contraire de très grands penseurs qui mènent l'occasion par le bout du nez. 

lundi 21 mai 2012

Brandebourgeois


Le weed-end prochain, je dois aller voir Barak. Il est question que Julie vienne avec moi : ça l'excite à mort de voir de près un président des États-Unis en fonctions. On me dit qu'il n'y a pas de souci, tant qu'elle est avec moi, c'est no problem. Hyper sympa, quand-même, le Barak. Ce qui me gonfle un peu tout de même c'est qu'il y aura aussi Christine Angot, qui a réussi à se faufiler dans l'armada. Va falloir encore se la taper, cette morue, et ça c'est pas de la tarte. Si elle ne nous fait pas la lecture dans l'avion, déjà, on peut dire que c'est cool. Heureusement que Marguerite Duras est morte, parce que sinon on y avait droit aussi. Mais la Duras et l'Angot dans le même avion, ce serait un peu comme d'avoir deux bombes à bord, c'est statistiquement assez improbable, c'est la poisse. Je l'ai pas dit à Julie, mais j'ai accepté surtout parce qu'il y a des chances que Sharon Stone soit là. Plusieurs fois que je la rate de peu, et je préfère de très loin ce type de bombe : rien que pour la voir baver sur mon épaule à son réveil, la bouche ouverte et les paupières collées, je serais prêt à réciter du Millet (Catherine) face à la Mecque, au son du quatrième Brandebourgeois. 

C'était au tout début des années 70, à Genève, un orchestre de très jeunes Américains en jeans et baskets jouait le cinquième Brandebourgeois, celui avec l'incroyable et interminable solo de clavecin (en nombre de notes à jouer à la minute, certainement un des records absolus de toute la musique). C'est Emmanuel qui m'avait amené au concert car je n'avais pas encore le permis. Dès ces années-là, la musique a été indissolublement liée à la sexualité et à l'érotisme. À chaque concert je tombais amoureux, ce qui finissait par faire beaucoup. Quelle liberté, alors ! Impossible, absolument impossible de faire comprendre cela à des jeunes gens d'aujourd'hui, sauf peut-être par le roman, et encore, je suis sceptique. Il est assez drôle de lire ici ou là (et plutôt ici et là, d'ailleurs…) que la France d'avant Giscard était un soi-disant cercueil de plomb où des silhouettes grises et pressées rasaient les murs en évitant de tomber sur un policier en civil, alors que bien sûr c'est tout le contraire, et que la liberté inouïe dont nous jouissions à ce moment-là n'est plus ni compréhensible ni dicible aujourd'hui. Même nous qui avons vécu cette période historique bénie, nous avons du mal parfois à nous rappeler qui nous étions alors, et à en croire nos propres souvenirs… J'exagère ? Mais non, je minimise, comme d'habitude, de peur qu'on ne me croie pas. Même en soustrayant beaucoup (pour ne pas effrayer ou désespérer le Billancourt contemporain), ça pense encore qu'on en rajoute, qu'on "idéalise le passé", etc. Que c'est drôle ! Il vaut mieux ne pas insister. 

La morale commune consiste depuis quelque temps à se battre la coulpe collectivement, mais par procuration : si on en est là aujourd'hui, c'est que ces cons d'aînés (nous) ont failli, mai 68, etc. Nous aurions été d'abominables égoïstes qui ne pensaient qu'à eux, et pas aux générations futures, etc. Parce que, bien entendu, les générations actuelles, elles, sont pétries de générosité, et ne pensent pas du tout à leur petit confort, à leurs retraites, à leurs écrans 16/9, à leurs vacances à l'autre bout du monde et à leurs placements en bourse. Pas assez solidaires et durables, les vieux cons des années 70… Pensaient qu'à tirer leur coup en tirant sur leur joint, les ordures… Ils vous ont enfilés grave, les salauds de babas, pas cools du tout, en fait, ah ah ah ah ! Mais démerdez-vous donc avec le monde qui vient, nous on a fait notre temps, on a eu nos soucis et nos bonheurs, on a eu l'Algérie, le Vietnam, Septembre noir, Woodstock et les Compagnies républicaines de sécurité, sans oublier que les filles d'alors n'avaient pas les gros seins qu'elles ont aujourd'hui, et puis surtout, il a fallu vous élevez, et rien que pour ça, on devrait nous foutre la paix et nous élever des monuments de reconnaissance éternelle. Ah, bon Dieu, que c'est bon de cracher dans la soupe, surtout quand on sait qui va la lamper, que c'est bon de se faire haïr de ces connards de blogueurs, qu'ils soient de droite ou de gauche, qui ne supportent pas qu'on les traite pour ce qu'ils sont. Cracher dans la soupe est tout un art. Je suis un grand expert dans ce domaine. L'esprit de famille, de clan, de groupe, le devoir de solidarité active, c'est pas trop mon truc on va dire. Quand je suis avec des musiciens, je ne peux pas ne pas voir que ce sont de mauvais musiciens, quand je suis avec des écrivains, je trouve qu'ils écrivent comme des manches, quand je suis en famille, je n'ai qu'une hâte c'est de fuir, quand je fréquente des peintres, il me paraît évident qu'ils devraient se mettre au football, et même les femmes, je veux dire la plupart des femmes, l'immense majorité des femmes, on voit trop bien qu'elles ont un long chemin à parcourir avant d'être femmes, chemin qu'elles n'ont aucune envie de faire, d'ailleurs, car elles se trouvent très bien dans leurs corps de femmes-mecs. À gauche, la connerie est sans limite, elle éclate à chaque phrase comme un furoncle géant et pathétique, mais à droite, sauf exception, c'est petit, c'est un peu minable, c'est laborieux, ça fait attention à sa grammaire et ça s'en vante, ça pose, ça veut faire grand écrivain la-langue-française-c'est-sacré, tout ça… malheur ! Quoi d'autre ? On n'a vraiment que ça à se mettre sous la dent ? S'il y a une chose qui dure, qui traverse toutes les époques sans prendre une ride, c'est bien cette médiocrité effroyable qui ne supporte pas qu'on lui dise sa taille. 

Une amie, au téléphone, me parle d'une fabuleuse machine : vous écrivez n'importe quoi, vous le mettez dans la machine, et, à l'autre bout, il en sort invariablement : "Longtemps je me suis couché de bonne heure (…)" ou quelque chose de ce niveau. C'est un Belge qui a inventé cette machine, ça ne m'étonne pas. "X, Y, Z, H, e, /, Y" = "Longtemps je me suis couché de bonheur (…)" ! Pourquoi n'y ai-je pas pensé ? Do, fa, la bémol, si bécarre, sol dièse = l'Art de la fugue ! Je veux la même à Noël. La bloge, c'est exactement la même chose, mais à l'envers. Vous mettez tout plein de bonnes idées, de belles phrases, des mots tout frais tout beaux, dans la machine, et il en sort à l'autre bout une bouillie infâme que même un crevant de faim n'en voudrait pas. Ça pue, ça boîte, ça clopine, ça éructe, mais surtout ça sue. La bloge n'est pas belge, on dirait. Bach, à mon avis, on lui avait offert, la Machine belge. Prenez les Brandebourgeois par exemple. C'est exactement ça, les Brandebourgeois. Alors qu'est-ce qu'on a, ce matin, Madame Angot ? Des cors, des hautbois, des bassons, des cordes ? C'est bon, ça, je prends. Il met ça dans sa machine, le Bach, et voyez ce qu'il en sort, à l'autre bout, deux heures après ! De la joie pure, de la liberté presqu'insupportable, fraîche, inouïe, qui donne envie de danser, d'embrasser toutes les jeunes filles qui passent à proximité, une énergie qui suffirait à nous faire escalader l'Annapurna avec notre fauteuil roulant, en rigolant, encore. Ah, les Brandebourgeois, merde alors, mon petit papa, rien que pour ça je te bénis chaque matin en me réveillant. Et encore, à l'époque, on n'avait à la maison que la version de Karajan, tandis qu'aujourd'hui, Alessandrini, Pinnock, l'Académie de musique ancienne de Berlin, et tant d'autres… c'est Byzance ! Les triolets des cors du premier ne cessent de m'étonner, encore aujourd'hui, et je crois bien que c'est depuis lors que j'aime autant le cor, que je le cherche immédiatement quand j'entends une symphonie, que j'imagine toujours plus ou moins qu'un compositeur écrivant une symphonie l'écrit en partant du cor, en ordonnant les autres instruments par rapport à lui par couches successives, en spirale, un peu de la même manière que les Japonais imaginent que le corps humain se développe à partir du nez… Le bois, le cuivre, le boyau, la peau, les orchestres sont de grandes forêts profondes où les corps circulent, les narines ouvertes en grand, à l'affût de la Connaissance. On entend le bruit des robes froissées, les pas de filles qui se cachent, ça sent la noisette, la terre, le vent sucré, on croit apercevoir la mort, mais non, c'est un vieil animal dont la noblesse nous fait venir les larmes aux yeux.

On ira chasser avec Barak, à Petite Plaisance, chez la Yourcenar, Julie sera la plus belle, on perdra Christine Angot dans les bois profonds, elle se fera prendre en otage par des vieux Indiens alcooliques convertis à l'islam, toute la presse française en parlera, chaque jour, à l'heure du dîner, quelques uns seront soulagés. Et quand elle rentrera en France, après un feuilleton de plusieurs mois (François Hollande déclarant à Laurence Ferrari, le regard humide, qu'il "ne laisserait jamais tomber notre meilleure écrivaine"), quelques uns iront jusqu'à l'accuser d'avoir tout manigancé (à la Jean Edern Hallier), parce que ses livres commençaient à moins se vendre et que son éditeur voulait la faire connaître aux USA.

Il paraît que Georges imagine que Goethe a toujours été Goethe, depuis le berceau, et qu'il sera toujours Goethe, de toute éternité, alors que, bien sûr, si Goethe naissait aujourd'hui, il serait blogueur. C'est ouf, ça ! Quel con ce Georges-pourtant-blogueur ! Les blogiens, eux, ils savent bien ce qui est vrai, on la leur fait pas, ils sont pas nés de la dernière pluie d'octets. Les blogueuses-zet-les-blogueurs, eux, ils savent bien que nous ne sommes que des produits de notre temps, et qu'ils sont tous des Goethe en puissance, ou des Yourcenar, ou plus sûrement des Angot, et d'ailleurs j'ai toujours su que j'étais un Bach en puissance, et puis de toute manière, si Bach naissait aujourd'hui, il serait bien évidemment rappeur pour le coup, ça va tellement de soi que je comprends même pas comment Suzon peut encore en douter. Vous ne connaissez pas Suzon ? Aucune importance. Suzon n'est ni Yourcenar ni Goethe ni une rappeuse bretonne, Suzon tient son blog comme des milliers de blogueurs français, entre la poire et le fromage, parce que c'est possible. Comme des milliers de ses consœurs-zet-confrères, elle-lit-des-livres, et va ensuite discuter chez les blogueurs amis ou ennemis, parce que c'est tout de même préférable que de se saouler la gueule et que, "si les salons littéraires avaient été inventés aujourd'hui…" Hein !

À pas un de ces couillons il ne vient à l'idée que "si Beethoven naissait aujourd'hui", eh bien, peut-être qu'il devrait s'abstenir de composer, tout simplement, "si Mozart naissait en France de nos jours", peut-être qu'il serait à l'asile psychiatrique, bourré de tranquillisants, ou qu'il aurait tiré dans le tas avec un Uzi, parce qu'il ne supporterait pas la musique des quinzaines commerciales, et qu'on en parlerait comme d'un fou dangereux dont il convient de se débarrasser au plus vite. En plus il paraît qu'il voulait "souffler dans le cul de sa cousine", non mais vous imaginez le monstre ! Et, tenez-vous bien, il paraît qu'il ne tenait pas de blog !!! On les a tellement perfusés au recyclage, au présent perpétuel, nos blogiens, à l'in-différence radicale, qu'ils ne peuvent pas imaginer autre chose, ils pensent — et ils sont de bonne foi, je vous jure (c'est même précisément cela qui est si inquiétant) – que leur manière de penser est la seule et l'unique (hors maladie) et ils prennent leur surdité radicale pour le fin du fin, pour l'acuité ultime de la pensée. Si Beethoven naissait aujourd'hui… je vais vous dire le fond de ma pensée : pour être Beethoven, il DEVRAIT ne pas composer une seule note. Et, de toute façon, s'il composait tout de même, sa musique serait parfaitement inaudible, et pas un blogueur n'en parlerait, parce que pas un blogueur ne l'entendrait. Mais comment qu'il le sait, Georges ? Et pour qui qu'y se prend, Georges ? N'est-il pas un blogueur comme les autres ? C'est un peu comme pour "la musique" : quand on ne fait pas la différence entre la musique et la musique… il n'y en a pas. Quand on est sourd, on n'est pas dérangé par le vacarme, quand on est aveugle, on n'est pas importuné par la laideur. C'est comme ça. Mais c'est insupportable à l'esprit démocratique moderne : Cela ne peut pas être ! Cela ne doit pas être ! C'est immoral ! Et l'on sait bien que les choses immorales, de nos jours, n'existent tout simplement pas. On a décidé, en haut lieu, qu'un certain nombre d'idées, de comportements, de textes, de musiques, de pensées, ne pouvaient tout simplement pas exister. On ne les interdit pas, non, pas du tout. On les sort du champ du réel, c'est plus simple et plus radical. Et pour que tout se passe convenablement, pour que personne n'ait la désagréable impression de vivre sous une dictature implacable dont les senteurs âcres incommoderaient les narines délicates de nos modernes concitoyens, on dispose d'une astuce imparable : le "on", c'est vous, c'est moi, c'est nous tous. En dehors de ce nous : RIEN. C'est pourtant simple ! Le "on" dont je parle, ce "on" qui est la totalité de la société, le seul "nous" qui ait encore droit de cité aujourd'hui, ce "nous" horizontal et à la prétention universelle, ce "on" se confond donc avec la bloge, puisque tout le monde blogue, d'une manière ou d'une autre. Un non-blogueur n'est qu'un blogueur en puissance ou un mort en sursis. Les écrivains, par exemple, sont en train de se retirer du système de l'édition traditionnelle, "les Madame de La Fayette d'aujourd'hui" vont ouvrir un blog, si ce n'est pas déjà fait, combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? Madame de La Fayette vend du poisson sur Internet, ce n'est pas Suzon qui nous démentira.

Bref, je vous raconterai la virée aux Amériques, la prochaine fois, et comment je n'ai pas écrit les concertos brandebourgeois. Tenir un blog, ça sert à dire le contraire de qu'on fait et à faire le contraire de qu'on dit. Et ce n'est pas Madame Angot qui me démentira. 

samedi 19 mai 2012

Culture



À la radio — France-Culture, chaîne nationale du "service public" français —, Laurent Goumarre, hier à sept heures du soir, nous apprit "la disparition de deux grands chanteurs". Il commença par parler de Warda (…) puis évoqua brièvement "Diétriche Ficheur Diésco [sic], le baryton".

Ou comment, dans une même phrase, et en un temps record, on comprend que nos chers amis hyper-branchés du Rendez-Vous n'ont aucune idée de qui est Dietrich Fischer-Dieskau. Non pas que nous en soyons surpris, évidemment, ni qu'ils le mettent sur le même plan qu'une "Warda", au moins dans la manière d'annoncer la "disparition" de ces deux "chanteurs", mais la prononciation, comme très souvent dans la langue telle qu'elle se parle, suffit à remettre les pendules à l'heure. Une des caractéristiques les plus saillantes de cette émission et de ses animateurs est de parler de la culture vue depuis le monde d'après. Et en effet, vue depuis le monde d'après, Warda est une figure aussi importante (sinon plus) que Diétriche Ficheur Diésco. Ces "journalistes" (Laurent Goumarre, Matthieu Conquet, Manou Farine, Benoît Lagane) sont très forts pour donner l'impression fascinante qu'ils connaissent tout sur tout, que pas un pan de ce qu'ils nomment "la culture" ne leur est étranger, ce qui est vrai, en un sens. Par leur aptitude sans égal à mettre sur le même plan, à aplanir le paysage artistique, à le rendre hyper-démocratique, conforme aux souhaits de la société hyper-festive, ils sont la pointe avancée du journalisme en cette époque où la culture est précisément ce qui est en train de tuer l'art, ou, en tout cas, de le rendre inoffensif, gentil, avenant, plaisant, pédagogique, moral, enfin, pour tout dire et pour employer leur adjectif favori : citoyen. Le grand talent de Laurent Goumarre et de ses amis, je l'ai déjà écrit maintes fois, est d'être capables d'inviter dans une même émission, disons par exemple Leif Ove Andsnes et un tagueur analphabète, et de mettre tout le monde en situation de sembler parler tout à fait naturellement le même langage, et plus fort encore, de parler de la même chose, de dire la même chose, avec cette belle fluidité et ce merveilleux effet d'ensemble qui caractérise les plus belles réalisations de Cordicopolis. Laurent Goumarre et ses amis sont des citoyens exemplaires qui, à ce titre, pourraient tout à fait prétendre, au train où vont les choses, à se retrouver bien vite dans l'un de ces nombreux ministères aux intitulés délicieusement orwelliens qui fleurissent aujourd'hui en France. Ministère de l'Horizontalité citoyenne, ministère du Conflit désamorcé, ministère de la Transparence infinie (avec son annexe, le secrétariat à l'Écran total), ministère du Réel reporté à une date ultérieure, ministère de l'Avenir de l'homme, ministère des Tâches ménagères équitablement réparties, ministère du Respect, ministère de l'Égalité des civilisations, ministère des Non-Races, ministère du Lien social, ministère du Genre choisi, ministère de la Transformation continue, ministère du Changement ininterrompu (ces deux-là ont quelques points communs, mais on nous assure que les personnels sont jalousement divers, bien qu'ils maintiennent une cohérence gouvernementale au-dessus de tout soupçon), ministère de la Créativité générale, ministère du Ressenti partagé (avec son secrétariat aux blogs), ministère du Commentaire encouragé, ministère de la Différence, ministère de l'Autre (un des plus importants, avec le ministère de l'Extérieur), ministère du Remords béat et de l'Outremer, ministère du Tourisme obligatoire, etc. L'"audiovisuel" mène à tout, surtout aux plus hautes fonctions, en régime post-culturel. (Quand je dis "post-culturel", il faut bien entendu comprendre que ce régime est le régime culturel par excellence, comme si la culture n'avait eu d'autre désir que de se "dépasser" elle-même, un peu comme la modernité. Le temps des ministères de la Culture correspond exactement au temps où celle-ci s'est retournée bathmologiquement en son exact contraire, comme ces cellules malignes qui prolifèrent pour mieux se détruire. Pas besoin de sortir de revolver : la Culture s'est elle-même suicidée, par un mouvement préventif d'une exquise politesse. On n'a pas assez remarqué, me semble-t-il, la chronologie significative qui a fait succéder André Malraux à Marthe Richard : l'aviatrice espionne a "fermé les maisons closes" (tout de même un exploit sémantique remarquable qui pourrait en remontrer aux enfoncements de portes ouvertes de l'art contemporain !) alors que le fumeur d'opium a ouvert des maisons dont le nom même allait contribuer à effacer durablement de la mémoire des Français ce dont elles étaient censées être les demeures. Dans l'un et l'autre cas (les dieux sont facétieux !), il y a comme un goût de magie noire et ironique : en voulant cacher les prostituées on les a exposées dans la rue, et en voulant montrer et démocratiser la culture on l'a reléguée dans les catacombes, à destination de quinze personnes.) Bref, Laurent Goumarre et Frédéric Martel sont les grands oubliés du gouvernement de Jean-Marc Ayrault, mais je ne me fais pas beaucoup de souci pour eux, les remaniements ne sont pas faits pour les chiens, et au jeu des chaises musicales, les radio-mutins de Panurge ne sont évidemment pas les plus mauvais.

J'ai un peu honte de le faire maintenant, après ce qui précède, mais j'ai tout de même envie de dire un mot de la mort du "baryton" de Laurent Goumarre. La nouvelle de son décès m'est parvenue alors que j'étais en voiture, hier, au début de l'après-midi. On se trouve toujours un peu ridicule en proclamant que la mort d'un grand artiste nous peine et atteint en nous quelque chose de profond, et j'ai personnellement toujours un peu de mal à le croire, quand j'entends autrui me faire part de ce genre de sentiments. Et pourtant. La mort de Fischer-Dieskau m'a angoissé, en plus de me toucher au cœur. J'ai physiquement senti le doigt de la mort (j'ai eu l'impression que je comprenais de quoi il était question). Il était un modèle pour moi, quelque chose comme un père lointain, un père qu'on s'est choisi, après mûre réflexion. (Je me souviens encore de ma colère, il y a plus de trente ans, quand j'avais lu son nom sous la plume de Roland Barthes. J'étais rentré à la maison scandalisé et j'avais lu le passage à mon amie, en lui disant que Barthes ferait mieux de se taire, et (je me souviens encore de ce trait) qu'il se conduisait comme tous les amateurs (je crains d'avoir employé des mots plus brutaux) qui ne comprennent pas de quoi il s'agit, quand ils parlent de musique. J'avoue qu'à l'époque je ne connaissais pas du tout Panzéra, et qu'il m'est arrivé plus d'une fois d'avoir honte, par la suite, en pensant à ma fureur d'alors. Pourtant, je continue de croire que Roland Barthes avait tort.) L'angoisse dont je parle vient peut-être du fait qu'un des derniers musiciens (au sens où j'entends ce mot) m'a quitté (je ne dis pas "nous" a quittés, car je me fiche éperduement qu'il ait quitté le reste du monde), je ne sais pas, mais le fait est que c'est comme si j'avais alors contracté une maladie incurable. Je me suis senti affaibli, fragilisé, vulnérable, je veux dire beaucoup plus vulnérable qu'auparavant, et j'ai failli garer la voiture sur le bord de la route, afin d'encaisser le coup. Pas réellement triste, mais vraiment atteint, et un peu en colère, comme lorsque les très proches nous font comprendre qu'ils ne tiennent plus vraiment à la vie, malgré qu'on soit là à les supplier de "rester pour nous". Je connais son Schwanengesang et son Winterreise par cœur (je parle de ceux qu'il a enregistrés avec Gérald Moore), et j'entends encore mon maître Alsina me demander d'imiter la voix de Fischer-Dieskau, dans tel ou tel passage de piano que je ne parvenais pas à rendre comme il le souhaitait. Ce musicien-là a été si important, pour ma génération, qu'on ne sait pas quoi en dire réellement, tellement il a innervé et nourri (tenu, à distance) notre travail de chaque jour. Il restera pour moi associé à Elisabeth Schwarzkopf ; c'était les deux modèles indépassables, ceux en tout cas qui m'auront fait comprendre, et sentir, que la musique est bien plus que du son, bien plus que du plaisir, et infiniment plus que la maîtrise d'un instrument, même s'ils étaient paradoxalement tout entiers du côté de la maîtrise instrumentale. Il faut l'avoir vu faire travailler sa femme, la magnifique Julia Varady, pour comprendre sa morale d'homme et de musicien, et pour savoir qu'avec lui, qu'avec eux (je parle de l'espèce de couple symbolique qu'il formait avec son aînée, Schwarzkopf) un monde a péri à jamais. À force, on ne se rend même plus compte qu'on est un étranger sur Terre et dans son propre pays, quand ruines et tombes sont devenues les seules choses réelles. L'Absence est devenue le mode d'être "par défaut", comme on dit sur Internet.

Schwarzkopf d'un côté, Warda de l'autre, et au milieu, un baryton disparu… Ce n'est pas de la nostalgie que je ressens aujourd'hui, c'est de l'effroi

vendredi 18 mai 2012

Délivrance




"Soyez un homme de votre temps, achetez votre mauvaise conscience !" Mais pas n'importe laquelle, s'il vous plaît ! Achetez la Mauvaise conscience de Georges, achetez de la mauvaise conscience de qualité ! Durable, équitable, ne polluant que ceux qui l'ont mérité, elle est fabriquée selon les normes les plus exigeantes, par de vieux héritiers blancs ayant eu de la famille dans le gouvernement du maréchal Pétain et qui vont à Canossa sur les genoux en passant par Damas. Nos stocks ne sont pas inépuisables, la machine tourne à plein régime, les prix vont grimper, ils grimpent déjà !

À propos de conscience, Georges annonce officiellement qu'il augmente de trois cent trente pour cent son propre salaire mensuel, à compter d'aujourd'hui. Le but avoué de cette manœuvre est d'être plus riche que Cécile Duflot. Sans doute alors voudra-t-elle bien considérer la proposition de Georges de la prendre en levrette, la fenêtre ouverte sur les lavandes et le seringa. Alors, tandis qu'elle jouira bruyamment en affolant les vaches alentour, il lui récitera du Pindare en la fessant violemment. L'Orgasme de Fessenheim, rien de moins, cœur fondu et réactions en chaîne : les digues vont lâcher, les dogues se lâcher, le grand orgue en introduction, le philharmonique avant le dessert, et, en trou normand, un coup de bugle dans le vestibule. Il faut donner l'exemple, Cécile ! L'hémisphère sud qui l'exige le mérite amplement. 

Georges demande en outre à Ségolène d'arrêter d'appeler. Elle occupe la ligne alors qu'on attend des coups de téléphone importants. Sois raisonnable, Ségolène ! Il y a un temps pour tout ! Concentre-toi dès aujourd'hui sur 2017, tu verras qu'ainsi tu penseras moins à Georges. Ça passera, ça passera, comme tout finit par passer. Tante Glyne me le disait il y a déjà longtemps : "On se lasse de tout, mon Fifi, même des meilleures choses !" Ségolène, je te le dis tout net : à mon âge, on ne court pas deux lièvres à la fois, et au tien on doit manger de la viande. C'est ta dernière ligne droite avant la sortie de route, ne gâche pas tes chances pour la France pour un coup de chalumeau de trop ! Il a réussi ; pourquoi pas toi ? Tu ne me remercieras pas mais j'ai le sens du devoir et l'instinct des affaissements. 

"Feu !", lâche le Vice-Consul. "La France se doit", en effet. Elle se doit à tous, à tout, et surtout à toutes, à commencer par elle-même, cette vieille garce dégen(é)rée, la poitrine au vent et le cœur sur la main. Feu sur qui, Monsieur ? Mais là, tu ne vois pas, celles-zet-ceux, dans les collines, dans les campagnes, dans les vignes, dans les chemins creux du maquis ? Elles-zet-ils s'incrustent, elles-zet-ils se croient encore chez eux, elles-zet-ils ne savent pas que la France se doit. Elles-zet-ils veulent en découdre, nous allons leur donner de la piqure et du point de côté. Feu, feu, feu, sur ces trous de balle à blanc, tu auras tout le temps de réfléchir après, après le devoir, après la récitation et le spasme. Feu, foutre dieu, ou je t'envoie accompagner Fabius à Calcutta, tu feras moins le malin, les pieds nus dans la crotte ! 

Le directeur de cabinets tire la chasse plusieurs fois par heure, préventivement, non, pédagogiquement. Il faut habituer les tuyaux à faire circuler l'information étronique. C'est lorsqu'on n'a rien à dire qu'elle circule le mieux, avec une fluidité de bon aloi qui réjouit les curés laïques et les enfants constipés, derrière leurs écrans nacrés. Comme la France, le Canal laqué + de la Bonne Parole se doit de n'être jamais bouché. Lieux de traverse tous les deux, au hasard du GPS (passant la frontière, le Coyotte annonce une zone de danger de mille kilomètres et invite à ralentir fortement, et plus si affinités, car les radars de Maman Cordicopole guettent). Tous ceux qui ont été nourris au sein de l'égagalité du vieil incontinent vous le diront : se frapper le cardon et faire son auto-critique plusieurs fois par jour n'est qu'un préalable, ça ne suffit pas. Ce qu'il faut, c'est anticiper, être dans l'après avant même le maintenant. Barak l'a dit, François le fera. Et l'on nous répétera que ça n'a pas grande importance, que c'est du festif écclésial de toute manière déjà advenu. Mais je vais pour cette fois éviter le dérapage homophobe et reprendre quelques fibres optiques. Je dois encore travailler mon redressement productif, m'a fait comprendre Arnaud, tandis que George m'assure que je peux encore progresser en réussite éducative. L'informe étron, c'est maintenant, Georges ! Tu n'auras pas de seconde chance !

La seule nouvelle vraiment étonnante dans la semaine que nous venons de vivre est que Frédéric Martel n'ait pas été nommé ministre de la Culture. Je ressens cette anomalie comme une faute de goût, et peut-être même un péché. Lui seul aurait été à sa vraie place. (Non, j'exagère un peu, Kader Arif aux Anciens Combattants me semble parfaitement à sa place.) Le progressiste Hollande a encore un peu froid aux yeux, sans doute, mais soyons optimiste : à force de fouler des tapis rouges guidé par la main ferme de Maman, ses pas vont s'affermir et leur direction prendra tout son sens, qui est de nous amener à considérer l'abîme avec la joie soulagée de l'étron qui se dirige vers la sortie. Enfin !, semblent se dire tous ces gens. Après cinq années de constipation chronique, les Français se lâchent. Il restait encore quelques anachroniques grumeaux de francité, plantés ici ou là, qui empêchaient (si peu, pourtant) la circulation du désir océanique et horizontal, il était plus que temps qu'on ouvre les vannes en grand. En selles, citoyen de l'Hexagone, ton heure de glaire est venue. La France se doit !

lundi 14 mai 2012

Le rythme, l'amour, les noces, ou le silence des orgasmes


À V., j'ai écouté le concerto de Beethoven par Anne-Sophie Mutter et Karajan. Magnifique enregistrement de 1980 que je ne connaissais pas, je crois (ou que j'avais complètement oublié). Quand on parle de Karajan, on parle toujours du son, de la pâte orchestrale, du phrasé, du legato, de l'architecture, mais ce qui m'a frappé ce matin c'est le rythme de Karajan. On n'en parle jamais, me semble-t-il, mais Karajan possède un sens du rythme extraordinaire ! C'est peut-être très personnel mais je me sens toujours en accord avec le rythme de Karajan, j'ai l'impression de le comprendre très naturellement, je me sens chez moi, et il me semble qu'on oublie trop souvent cette dimension de l'écoute musicale : avant d'être au contact de tout le reste, le corps de l'auditeur passe d'abord par le crible de la compatibilité rythmique.* C'est le premier "sas". Il est très difficile d'écouter de la musique — d'écouter vraiment — si ce premier critère ne reçoit pas une réponse satisfaisante. Il faut que la clef s'adapte à la serrure. (Il existe une manière très simple de vérifier cette compatibilité rythmique : il faut diriger la musique qu'on écoute. Si la direction se fait naturellement, si l'on tombe juste à tous les coups, en souplesse, sans effroi, alors c'est que le rythme a cessé d'être un problème ou un amusement mathématique, qu'il n'est que la forme quasi physiologique que prend le discours pour se donner dans le temps.)

Pour comprendre ce que j'appelle le rythme chez Karajan (ou le rythme de Karajan), il faut écouter ses Noces de 1952, avec Kunz, Seefried, London, Schwarzkopf, Jurinac, et les Wiener Philharmoniker, et en premier lieu l'ouverture. Nulle part ailleurs je n'ai entendu pareille jubilation rythmique ! C'est une façon de traiter les accents, de les distribuer dans la vitesse, avec une science inouïe qui relève de la grâce, ce sont des corps dont la jeunesse sans âge traverse toutes les résistances psychologiques, toutes les lourdeurs, tous les nœuds morbides, toutes les fermentations. Quelle autre rencontre qu'avec Mozart pouvait permettre pareille Joie prouvée ? Désinvolture ? Oui, si vous voulez. Mozart pouvait être très désinvolte, lui, il pouvait se le permettre, car il jouait juste. Il me semble que Karajan est l'un des chefs du XXe siècle qui a le mieux compris cette leçon, en dépit de tout ce que les circonstances et la légende ont semblé ajouter par la suite à sa manière de travailler et d'être écouté. Quand on chante juste, naturellement, sans effort, quand la vue n'est pas brouillée, quand l'ouïe n'est pas troublée par toute l'acidité psychologique qu'on prête constamment aux autres et que les autres nous prêtent, il devient inutile de s'appesantir sur les êtres et sur les choses, et une grande fenêtre s'ouvre sur l'immortalité.


(*) C'est d'ailleurs la même chose avec les êtres humains. Peut-on marcher au pas d'une femme ?, cette question me paraît aussi fondamentale que le rapport olfactif qu'on entretient avec elle. La voix, le rythme, et l'odeur. Plus tard, en faisant l'amour avec elle, on ne fera que décliner et approfondir (pas toujours !) ces trois critères, comme si le rythme (c'est-à-dire les gestes et les intervalles qui les séparent et les délimitent, les angles qu'ils forment entre eux) était en quelque sorte la représentation idéelle et abstraite de données chimiques et sonores, le son et l'odeur. Dans le son, c'est évident (la parole), mais l'odeur, les odeurs, dégagées par un être humain, possèdent elles aussi une rythmique, elles nous atteignent par des points de contact, des accentuations, des "silences", qui sont distribués selon une économie rythmique, qui écrivent une sorte de partition propre à chaque rencontre. Ces "partitions rythmiques" sont autant de grilles, de cribles, qui nous permettent (ou au contraire nous interdisent) d'entrer en contact avec d'autres partitions, d'autres signaux, d'autres stimuli. On arrive à proximité de l'âme de quelqu'un quand toutes ces partitions jouent ensemble de manière harmonieuse, ce qui est évidemment fort rare. Mais il me semble qu'il existe aussi des cas où, de manière paradoxale, c'est la disharmonie même qui crée la fascination, ou qui entretient l'illusion que "derrière" ces membranes musicales et discursives se cache un je-ne-sais-quoi qui n'attendrait que nous pour enfin se révéler. Le sentiment amoureux n'est jamais aussi intense que dans ce cas de figure. Sans doute existe-t-il une âme positive et une âme négative en chacun d'entre nous, peut-être faut-il viser l'âme de type consonantique si l'on possède une âme de type vocalique, et inversement ?

(À Rodolphe H.)

mardi 8 mai 2012

Blog à louer


Entre le bouillon cube et le couillon barré, il aura suffi d'une litanie enclume pour que nous sachions. François Hollande. Qui ça ? Ah oui, "Moi Je, Président", le jeu vidéo ? Et vous n'avez pas peur pour vos enfants ? Non, je veux dire, vous n'avez pas peur qu'ils deviennent idiots ? Certes, ils le sont déjà, mais vous pensez vraiment qu'on ne peut pas faire mieux ? Jadis on déclamait le Cid, au pire Rostand, et un peu après on a eu Perec, qui se souvenait (déjà, tu vois, le mec y se souvient, c'est louche on va dire). On a les références et les acteurs qu'on peut. Le fond de sauce désormais sera maigre mais l'assiette immense, le réalisme socialiste obligatoire en première langue à l'école 2.0, et la langue pendue à l'égagalité tournera sept fois sur la couche inchangée des rappeuses z'et des rappeurs sans culottes.

Entre le Marchand de sable et le Marchand de flan, entre l'Hôtel de ville et l'Élysée, la France est bien tenue, comme on se tient le ventre, quand on a la diarrhée au bouge. Les jeunes Françaises ont arrêté de manger des fibres au petit déjeuner, en transit vers la parité absolue, leurs aînées ont arrêté le Prozac, les artistes faméliques sont à table, au sortir d'une décennie de féroce dictature, les grands autodafés ne sont plus qu'un mauvais souvenir, les immigrés jetés dans la Seine vont entrer au Panthéon, Jacques Attali est sorti de prison, Noah est rentré chez lui, il va nous dire le cauchemar, nous expliquer, faire de la pédagogie au filet, Régis Debray va pouvoir recommencer à médiologuer aux échalottes, Frérédic Martel va s'épanouir en rose et noir, soft power vent debout, pantalons noirs et boîtes de cuirs. 

Sur Flickr, par exemple, les gentils adorateurs du Lien d'Or se lâchent : Cass'toi, pauv'con, les Grands Résistologues sont au fourneaux et mettent en image le Nouveau Roman national (Yves Simon ayant remplacé Claude) en se rengorgeant d'aise, l'envie de pénal dans le rouge. Après la souffrance, la santé pétante, après l'hiver, la canicule, après la disette, la gerbe, après Neuilly-le-moisi, Solférino grand-frais. Les filles vont devenir belles, les vieux vont rajeunir, les bacheliers vont arrêter de se filmer en pleine masturbation durant l'examen, les super-mamans vont devenir des hyper-mamans, les internautes seront encore plus citoyens que jamais, Didier Goux plus Didier Goux que toujours, la fête plus festive, les zartistes quelque part dérangeants, on les légion-d'honneurisera en masse, les zomosexuels diront trois messes par jour à califourchon sur leur minaret brûlant, entourés de leur famille nombreuse, évanouie dans la vapeur rose dont le suave fumet montera du pays de cocagne à nouveau fouillé par les héros centers. La raie publique est accueillante : un peu de beurre noir ne détonera pas dans la recette de nos modernes missionnaires au sucre-glace.

François Moi Je Président Hollande m'a téléphoné pour me demander de lui écrire ses discours et j'ai bien entendu accepté immédiatement, ce que vous êtes en train de lire étant le brouillon du premier. Je les rode un peu sur le blog, avant d'envoyer le mail au château, mais il ne devrait pas y avoir trop de corrections car il me laisse la bride sur le cul, son conseiller m'a même dit que j'aurais Marthe blanche à volonté, à défaut du cou bordé de nouilles. C'est Paul Empoi qui m'a trouvé le job, et qui m'a dit comme ça que c'était la chance de ma vie. J'ai remarqué que tous les cinq ans j'avais de la chance, ce qui est déjà énorme, quand on y pense. Heureusement qu'ils ont aboli le septennat ! J'en profite aussi pour dire à Sarko que si Guaino veut partir se reposer aux Seychelles, y a pas de souci, je suis là pareil, comme la CGT.

dimanche 6 mai 2012

Moi, Georges…


Fruste, fruste, fruste, fruste, fruste, bordel  ! Je commence à en avoir marre de lire partout, absolument partout, même sur le forum du PI, le mot "frustre", qui n'existe pas (sauf dans la conjugaison du verbe frustrer, évidemment) ! Les rustres frustrés abondent, je le sais bien, mais ce n'est pas une raison pour parler comme des sagouins ! C'est peut-être parce que fruste signifie "mal poli", rugueux, que nos contemporains ne peuvent pas comprendre de quoi il s'agit, étant donné qu'ils sont tous comme ça. 

Il y a une autre manie proliférante qui m'exaspère, depuis quelque temps, c'est le "ce jour", pour aujourd'hui. "Ce mercredi", pour mercredi prochain, etc. Ce n'est pas la première fois que j'en parle, loin de là, mais rarement expression m'aura exaspéré autant que celle-là. Et comme j'écoute beaucoup la radio et qu'il me semble que les cejournalistes sont à l'origine de cette nouvelle vulgarité, je grimpe aux rideaux douze fois par jour, et encore, par temps calme. 

La belle voix, à France-Culture, qui à l'heure du dîner annonce les programmes du soir, est toujours très à la pointe de la mode, question malparole, et, depuis des années, elle nous annonce qu'à "vingte-deux heures, on entendra ceci, et à vingte-trois heures on entendra cela. Heureusement qu'elle parle ensuite de "minuit", sinon elle nous donnerait le programme de vingte-quatre heures.

samedi 5 mai 2012

In seinen Armen das Kind war tot !


Il y a bien plus étonnant que de voir ce monsieur Hollande occuper les écrans, et que quiconque ait à lui répondre, à se justifier auprès de cette montagne de nullité suffisante, pérorant comme un gros oiseau bouffi assis devant son miroir, dont tout ce qu'il pouvait y avoir d'humain, peut-être, a été gobé par son ex-femme, dont le sourire au napalm a dû phagocyter jusqu'aux dernières traces d'humanité. Non, ça ce n'est rien, rien du tout. C'est le tout venant de la France d'après, qui en terme d'horreurs et de mauvais goût a encore de quoi voir venir. Ce vieux pays en a vu d'autres…

Non, ce qui ne cesse de m'étonner, ce sont ces gens qui, jour après jour, semaine après semaine, continuent à faire semblant de discuter, dans les blogs, avec des "Suzanne", des "Dorham", des "Jacques Etienne", des "Fredi Maque", des "Corto", etc. L'inépuisable réservoir à simulacres de la Bloge continue à m'étonner, je le reconnais. "Es ist ein Nebelstreif, mein Sohn !" Oui, oui, je sais bien, mais quand-même ! Quand je lis les blogs, enfin, les deux ou trois qu'il m'arrive de fréquenter pour vérifier que je n'ai pas rêvé, la veille, c'est toujours la même épouvante, cette même hideur terrifiante qui me saute au visage, qui me griffe les joues et me présente ses hardes bariolées en les agitant comme des hochets sinistres, puant la soupe rance, c'est toujours la même rengaine à deux tons qui vrille le tympan, ces vieilles filles sentant le pipi et le déodorant, ces vieux garçons peureux jouant aux matadors, les mêmes marécages où les désirs fermentent et laissent échapper quelques soupirs désolés qui crèvent péniblement à la surface du marigot. Immense chambre de malades ! Vous ne voulez pas ouvrir la fenêtre ? comme dirait l'autre ! Eh non, ils ne veulent pas, ils sont tellement habitués aux odeurs de pets nocturnes qui empestent le dortoir, ça les rassure, ils sont entre eux, dehors le vent, la musique, les filles, non non non non, on a tout ça sur écran, pourquoi risquer un rhume, laissez-nous tranquilles  ! Alors on joue à la guerre, réacs contre progressistes, le vieux mécanisme a beaucoup servi, est un peu rouillé, mais fonctionne toujours, le biberon français, ah, ça ira ! Et que je te passe le séné, et que je te rends la rhubarbe, la machine est bien huilée, quand le sucre monte la moutarde descend, et rien ne change, bien sûr, puisque rien ne se dit, rien ne s'écrit, qu'il ne s'agit que de colmater la brèche, en vain bien sûr, la béance effroyable par où s'écoule la vie, et qui les terrorise. Ils pompent, ils pompent, ces nouveaux Shadocks, ils ne s'arrêtent jamais, comme le cycliste ne peut pas s'arrêter de pédaler sans risquer la chute. Familles… Clans… Communautés… "Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ?" Personne, personne, mon fils, rendors-toi ! 

Un pays qui a des blogueurs ne peut pas s'étonner d'avoir un président de la République qui se nomme François Hollande

vendredi 4 mai 2012

SDSS J102915+172927 ou le Tourisme dans le formol

Et si le destin de la France était de vivre en accéléré celui de a Grèce dite "antique" qui a laissé la place à un obscur petit pays, plus ou moins "moderne", vivotant au milieu des ruines de son passé prestigieux et des touristes qui les visitent : la Grèce d'Après. Il y a longtemps que cette Grèce-là ne compte plus, pas plus que ne comptera encore longtemps, la France d''Après" elle-même. En revanche celle d'Avant, à l'instar de ces étoiles mortes mais dont la lumière nous parvient encore des lustres plus tard, a éclairé l'occident de ses idées, de son art, de toute sa culture pendant plus de deux millénaires. Quel plus glorieux destin pour la France d'"Avant", la nôtre, quelle plus belle revanche pour ceux qui la défendent, qu'elle devînt, à son tour, cette France "Antique" – comme la Grèce du même nom – dans laquelle, revenu d'une piteuse, décevante, abrutissante modernité, l'Europe s'abreuverait à nouveau ?

Une certaine Cassandre, dans un silence assourdissant.

La Voix


Est-ce que ça suffit ? Peut-on se contenter de ça ?

Non, la question est mal posée. Quelle question ? Qu'est-ce qui nous fait bander, qu'est-ce qui nous fait rester, qu'est-ce qui nous fait jouir, qu'est-ce qui nous fait partir, qu'est-ce qui nous fait pleurer

Qu'est-ce qu'une voix ?

Prenons un exemple : Anne-Sofie von Otter, dans les Nuits d'été, de Berlioz, dans "Bois frissonnants, ciel étoilé", de Chausson. Anne-Sofie von Otter avec un piano, un quatuor à cordes, un orchestre. La femme est très belle, mais blonde. Anne-Sofie von Otter a une classe naturelle incroyable mais c'est une anti-star, elle se balade avec des sacs en plastique à la main. « Tu m'aimeras aussi longtemps que tu pourras. » « Je ne dormais bien qu'en ses bras. » (C'est ce qu'elle disait.) 

Toutes les femmes sont ainsi. En 1898 comme en 2003, elles sont exactement pareilles. C'est moi qui aurais dû partir. Elle n'était pas mon genre, comme dirait l'autre… Tu parles ! Le seul genre que j'aie jamais voulu est celui-là. Tout était parfait en elle. Sauf ça, ça, et encore ça. Rien n'allait chez elle, sauf… sa voix. « Le premier soir qu'elle vint, son âme fut à ma merci. » Et je ne sais plus comment elle est devenue mon amante… Le quatuor avec piano de Chausson était notre petite phrase. Un quatuor, un piano, et la voix, la voix de son âme. Oh, je sais bien, vous pouvez toujours rigoler. Nous avons tous des scènes primitives qui sont autant d'amorces : la vie n'a rien de linéaire, nous sommes toujours sur des crêtes,  en passe de tomber. Son âme fut à ma merci, et c'est là que j'ai flanché. Qui vous invite à voir son âme vous tend un piège terrible. Donc, il y a de ça vingt ans, j'accompagnais une chanteuse, et chaque fois qu'elle ouvrait la bouche, j'avais une érection. Pas facile de répéter dans ces conditions. La fille, chinoise, n'était pas belle, n'avait rien de bandant. Mais elle me faisait bander, enfin sa voix. Encore aujourd'hui, si j'écoute Nell, de Fauré, ou bien les Mélodies populaires grecques, de Ravel, mon sexe se souvient. Je ne comprenais pas, bien sûr. Je croyais que j'étais amoureux d'elle, mais ce n'était pas ça. Quel galant m'est comparable, veux-tu me dire ?

Je la baisai près des cheveux, je peux encore sentir leur odeur. Elle ne dormait bien qu'en mes bras. Elle voulait y mourir. Elle a bien failli y mourir, d'ailleurs. Je crois que j'aurais voulu… Subir l'étreinte de l'absente, quelle horreur ! Comment peut-on sentir son cœur s'éteindre, sans même mourir ? C'est deux fois la mort ! 

Elle aimait la musique autant que moi. Elle me disait que je jouais mieux que Richter, j'allais chez elle en pleine nuit, elle refusait de m'ouvrir. Nous avons fait l'amour dans des chambres de garde, toujours sur le qui-vive. Je connais les couloirs sombres et déserts des hôpitaux, la nuit, que je traversais en courant, mes chaussures à la main. Et je ne sais plus comment je suis devenu son amant

« Tu es un merveilleux amant. » Et puis Schubert, et puis Chopin, et puis Brahms, et puis la Chaconne de Bach-Busoni, et Berlioz, qu'elle comprenait mieux que moi. Et puis sa voix, des heures et des heures et des heures au téléphone, sa voix, comme un tissu vivant, palpitant, fruité, fragile, comme une force souple et intelligente. Parlait peu. Très peu. Voulait s'endormir, toujours et encore, dans mes bras. Une voix aussi belle que son écriture, fine, chuchotée, froissée, ni grave ni aiguë, ni hystérique ni molle, rapide, toujours à la limite, s'excusant presque d'effacer le silence, d'ailleurs ce n'est pas ça, c'est une voix qui cohabite avec le silence, qui se coule en lui, qui en exhausse le suc, qui en réhausse le prix, qui en indique la qualité, enlacement caressant presqu'imperceptible. Une lame souple, féconde et dangereuse à la fois.

Quand j'écoute Anne-Sofie von Otter, je retrouve l'énigme. Pas la réponse, mais la question. Une question à laquelle on sait bien que nulle réponse ne peut être donnée. Je pourrais épouser cette femme, sans la voir, sans lui parler, et presque sans vouloir lui faire l'amour. Tout est là, dans la voix. Et je ne sais plus comment elle est devenue mon amante… Sûrement n'est-ce pas raisonnable, pas tenable, pas sérieux. Ou au contraire, serait-ce plus sérieux, beaucoup plus, que tout le reste ? Une femme est tout entière dans sa voix, bien sûr. C'est pour cette raison que des Callas nous bouleversent à ce point. Quand on a entendu Otter chanter les Nuits d'été, toutes les autres semblent grotesques, et ridicules, après. Même Crespin. Et puis, surtout, l'incroyable Scherza Infida, de Haendel… Ce concentré de douleur ! La seule question d'une vie. Seulement la toucher, toucher son corps, juste pour savoir, pour entendre, pour comprendre. L'ouïe, le trou dans l'être, comment ça passe, à travers. Il y a des corps qui arrêtent la lumière, le son, le temps, et puis il y a ces corps, si rares, qui laissent passer… On pose la main sur eux, et on sent tout de suite qu'on s'enfonce, que rien n'arrête le geste, qu'on va plus loin, sans savoir où. C'est à ce moment qu'on entend, que la voix sort, qu'on l'entend en nous-même, directement. Il faut du tact, un certain toucher, un certain goût, un certain rythme, de la mesure, enfin de l'oreille. Le fait qu'elle soit pianiste aussi facilite grandement les choses. 

« Attends-moi. » Toute la musique de Chausson dit : "Attends-moi !" Les êtres possèdent chacun leur rythme vital, on s'en aperçoit très simplement quand on marche à côté d'une femme qu'on aime. Avec certaines, c'est impossible, on ne peut pas marcher à côté d'elles, ça ne marche pas. Avec d'autres, vous ne pouvez pas respirer, vous ne pouvez pas les sentir. Avec d'autres vous ne pouvez pas les toucher, ou bien vous ne parvenez pas à vous toucher, ou encore elles ne vous touchent pas, même quand elles se donnent. Certaines ne vous entendent pas, et répondent à côté, systématiquement, et crient dans le désert, mentant même en disant la vérité. Finalement, le seul territoire où l'on peut se rencontrer est la Douleur, sois sage, ô, ma douleur, la blessure est aussi une entrée, surtout si elle est muette, calme, quelques notes de violoncelle ou d'alto, qui n'insistent pas. Musique française. Proust écrivant à Fauré : « Monsieur, je n'aime pas votre musique, j'en suis amoureux ! » Madame, je n'aime pas votre voix, j'en suis amoureux. Déploiement du Temps, ici, là, tout de suite, dans la chair du son, seulement pour moi. Exactement comme ce qui se passe lorsqu'on travaille une partita de Bach et que, soudain, on trouve le son exact, le seul. Un si mineur d'hiver pour une sarabande, blancheur du temps qui s'ouvre comme un fruit mûr. Elle m'a dit : « Attends-moi. » Je suis certain que si je lui disais ça, aujourd'hui, elle me répondrait : « Ah bon, j'ai dit ça, moi ? » J'ai toute la vie devant moi, et la mort, la vraie, pas la fausse mort qu'on nous vend tous les jours, désastre pourriture fatigue ennui.

Les femmes sont des demi-tons.

Tout entière dans sa voix, sa voix tout entière dans son sexe, plus l'âme, enfin, le passage, le trou, l'ailleurs là tout entier là, précis, muet, déployé, feu calme de ce rien en majesté : enfin une demeure ! Pas "plus l'âme", non, l'âme c'est exactement ça, et ça suffit. Ça ne répond pas, une âme. Ce n'est pas amical, ce n'est pas réconfortant, ce n'est pas sympathique, C'est un trou dans le mur, à travers les générations, la sexualité, la filiation, le désir, et la mort, un passage vers l'Absence absolue. C'est la Joie, celle dont on ne réchappera pas, c'est la Musique, comme origine et destinée. Enfin une demeure acceptable, acceptée, espérée, rêvée, mais bien réelle, beaucoup plus réelle que les mille noms qui hurlent à notre oreille, sans répit.

Les hommes sont des tons entiers.

Vient un moment où l'on accepte. Il était temps ! Laisser les autres là où ils sont, avec leurs prescriptions, leurs désirs en creux, leurs attentes, leurs goûts, leurs corps lourds, empêchés, lents. Ils auraient voulu, pour nous… Mais nous ne sommes pas dans le même temps, c'est comme ça. Les écouter se taire, enfin ! Car leurs cris ne sont que des silences redoublés, des pierres jetées dans l'onde, inutiles, distrayants mais inutiles, qu'un simple accord de piano, en ut dièse mineur, dans la traînée lumineuse des cordes, abolit.


Il faut jouer la comédie, le mieux possible. Il faut apprendre, ce n'est pas donné à la naissance, sauf à quelques génies très rares. Toute la vie n'est qu'une répétition, et puis, un beau jour (oui, un beau jour !), vous tombez sur l'instrument parfait. Le doigté, les coups d'archet, la main gauche, la main droite, la respiration, les cordes vocales, le phrasé, le toucher, la direction des phrases, leur sens, le rythme, la tenue, la dynamique, le sens de la forme, des formes, le souffle, la précision, l'écoute, l'oreille intérieure, le cantabile, le contrepoint, l'harmonie, les cadences, ces millions de hasards improbables, de chances ajustées au millimètre, prises dans un destin qui chante à votre place, legato, l'amour s'entend, on le reconnaît à sa sonorité, à sa justesse. Les corps résonnent, eux aussi, et l'âme chante juste, à qui sait entendre.

(à toi)

jeudi 3 mai 2012

Plus ou moins…

Je parie quatre caisses de champagne, avec moi-même, que Nicolas Sarkozy va être réélu. Il faut savoir prendre des risques. 

Mais j'ai bien du mérite. Repensant à cette belle formule dont je ne parviens pas à me rappeler à qui on la doit (saint Augustin ?) : « Plus est en l'homme. », je me suis dit hier-soir que "Moins était parmi nous", et qu'il avait de la carrure, écrasant au passage tout ce qui faisait mine de croire encore, ne serait-ce qu'un peu, au signe +. Ces deux là, Sarkozy et Hollande, loin d'être les deux "champions" qui s'affrontent pour offrir leurs services à la République, nous semblaient en montrer le pire, de cette république, ou pas loin. On est habitué, désormais, avec les pipoles et les acteurs, à voir parader sur scène les derniers de la classe, mais je dois confesser tout de même qu'un soir d'élection présidentielle, ce spectacle réussit à nous tirer de la torpeur démocratique qui donne aux minus des allures de sénateurs romains. 

Cela fait un certain temps maintenant qu'il ne s'agit plus d'ajouter à l'Homme, mais de le raccourcir de toutes les façons, y compris littéralement. Et d'ailleurs, ajouter quoi ? Des téléphones portables, des écrans plats de trois mètres de long, des voitures, des iPads, des fêtes, des antidépresseurs (c'est la même chose), de la "durée de vie", du tourisme, de la banlieue au kilomètre, du commerce équitable ? On a commencé, avec beaucoup de raisons (et de raison), par raccourcir le vocabulaire, le sentiment du passé (c'est-à-dire l'extension de l'Homme dans le temps, son agrandissement temporel, sa projection dans ce qui n'est pas le présent (le remplacement du mot "avenir" par celui de "futur" étant bien entendu significatif : l'avenir est ce qui va venir, ce qui va arriver, alors que le futur n'est qu'une idée assez floue, vague, qui n'engage pas à grand-chose)), par réduire le divers (le vrai, pas "la diversité" du catéchisme contemporain, qui en est l'exact contraire), les sentiments, la pudeur, la vergogne, par intimider la dignité, pourtant résiduelle, que certains croient devoir maintenir peu ou prou en leur vie. 

Ce n'est pas le cas de Régis Debray, que j'ai vu l'autre soir, face à Henri Guaino, se livrer à un petit cinéma déshonorant de vieux paysan madré, mesquin (rendez-lui sa moustache !), et pour tout dire d'une tristesse achevée (ça se voit surtout quand il se met à sourire, comme pris en faute par lui-même). Il vaut mieux lire Régis Debray que de le voir faire allégeance à "sa famille politique" avec des circonvolutions et des méthodes minables d'avocat en fin de carrière qui défend ceux qui le paient. Le pauvre ! N'a-t-il pas retenu la leçon qu'il livre lui-même dans son ouvrage, l'Emprise ? Bien sûr, il faut vivre et faire vivre sa famille, gagner sa croûte, et donc publier, et l'on peut comprendre quelqu'un qui abjure sa foi sous les coups de trique redoublés de la caste qui détient tous les pouvoirs aujourd'hui… Le problème est qu'il avait en face de lui Henri Guaino, c'est-à-dire pas tout à fait n'importe qui, et qu'il aurait pu tout de même avoir la décence de tenir compte de ce contexte là. Par contraste, ce dernier ne m'a jamais paru aussi bon, aussi digne et élégant, se privant même de relever les mauvaises manières de son honteux contradicteur, alors qu'il aurait eu plusieurs fois la possibilité de prendre Debray à ses propres contradictions et de retourner les grossières manœuvres du médiologue à l'envoyeur. La morale n'était évidemment pas du côté qu'on aurait voulu croire. L'un est à plaindre, je parle de Guaino, qui soutient un président inconsistant politiquement, l'autre n'est pas à plaindre, Debray, car il n'était pas obligé, tout de même, même avec sa très longue cuillère courbe, de servir la soupe à cette gauche française si lamentable, comme allait nous le démontrer une fois de plus l'inénarrable Ségolène Royal, interrogée juste avant le "duel" auquel participait celui avec lequel elle avait partagé sa vie de longues années durant. Relisant la phrase que je viens d'écrire, je me dis que "lamentable" est encore trop faible, mais il n'est pas nécessaire d'insister, je crois, car tous les Français le savent tellement que leur vote — en faveur de cette même gauche — a des allures de suicide collectif programmé, qui n'a d'avantage sur l'autre proposition en lice que la rapidité et la radicalité du traitement. Il n'était que de voir cette pauvre fille, la jolie blonde aux joues pleines et rougies par l'excitation, interrogée peu avant le débat, dans un état proche de la transe, et qui, jouissant en direct live, gesticulait son amour à François Hollande. N'importe quel hippopotame d'Afrique aurait été atterré par ce spectacle si humain, si d'aventure on avait placé des écrans plats dans la savane, chose qui ne devrait pas trop tarder. Je sais bien que le pouvoir est un puissant aphrodisiaque, mais tout de même, il y a des limites à l'hystérie et au mauvais goût.

Quoi qu'il en soit, le terrible est que ces deux là n'aient pas de rivaux. La gauche méprise Sarko, la droite méprise Flamby, les Réacs méprisent tout le monde, les gauchistes rejouent une fois de plus leur numéro, à sillon fermé, mais une société a les hommes politiques qu'elle mérite ! J'entends beaucoup de Français se plaindre, dans leur salon, de la triste comédie qui nous est offerte en ce moment, mais, lorsqu'on parle avec eux, on trouve que le panorama politique s'accorde assez bien à leur salon. Il est grand temps de s'occuper ailleurs, de s'occuper d'autre chose. Il y a des jours où le titre de Simon Leys : Orwell ou l'Horreur de la politique semble nous faire de l'œil dans le noir. 

Andante cantabile


Écoutant ce matin l'andante de l'opus 60 de Brahms, je lui trouve en effet une parenté avec l'andante de Schumann, parenté qui ne m'avait pas frappé avant que vous ne m'en parliez. Celui de Schumann est pour moi lié indéfectiblement à une nouvelle de Maupassant, nouvelle dont j'ai oublié le titre, mais qui raconte une histoire infiniment troublante : un amateur de meubles anciens achète un secrétaire et y découvre, cachée dans un tiroir secret, la chevelure d'une femme, vous devez connaître cette nouvelle. Je crois qu'il finit par devenir fou. La folie de Schumann est peut-être une des raisons qui m'ont fait associer ces deux choses, je n'en sais rien, mais le fait est que ces deux musiciens (Brahms et Schumann) sont liés, eux, par une femme... 

Brahms a écrit de merveilleuses mélodies, évidemment, mais il me semble que ce qu'on entend dans l'opus 47 de Schumann est d'une tout autre nature. Peut-être que Brahms est un "meilleur" compositeur que Schumann, au sens où c'est un maître en composition, précisément, où il sait comme personne user des artifices de la composition pour parvenir à ses fins, mais il me semble que Schumann est plus "vrai", plus authentique, et plus profond. Quand il écrit la mélodie de l'andante cantabile, on sent bien que cette mélodie le dépasse, qu'elle est là avant lui, qu'il ne fait que l'entendre et la transcrire. Il s'agit d'autre chose que de composition au sens strict, me semble-t-il. À ces hauteurs-là, on ne se demande plus si c'est joli, réussi, on n'a rien à prouver, car il s'agit seulement de laisser la Douleur s'exprimer à travers soi (et la douleur n'est pas la souffrance).

Brahms est sans aucun doute un des compositeurs dont je me sens le plus proche, et depuis trente ans je me dis chaque jour que Dieu fait que j'ai tout à apprendre de lui, que ce soit dans la quatrième symphonie ou dans les Ballades opus 10, pour prendre des exemples radicalement opposés. D'un génie comme Schumann, on n'apprend finalement pas grand-chose. Oh si, bien sûr, on peut trouver ici ou là quelques enseignements profitables, cela va sans dire, mais le fond de l'affaire est ailleurs, et c'est bien le problème. Ces gens-là sont ailleurs (c'est la même chose avec Mozart), irrémédiablement et radicalement ailleurs, et c'est ce qu'ils nous ont offert de plus beau, de plus essentiel, cette possibilité (on hésite à écrire cela) d'entrer en contact avec des zones et des mystères de l'âme humaine qui sont à proprement parler inconnaissables. Écoutons Schumann lui-même : « En elles-mêmes, les idées de Kalkbrenner et celles de Beethoven se ressemblent. C'est leur contexte qui fait toute la différence. Disséquez une symphonie de Beethoven ; enlevez-lui jusqu'à ses plus belles idées et vous constatez qu'elle conserve encore toute sa signification ! » Il y a donc autre chose que la beauté des thèmes, que la richesse de l'harmonie, que la puissance du rythme et l'intelligence de la forme ! La signification, pour parler comme Schumann, est au-delà d'elle-même, il y a plus que le phénomène sonore et son organisation. Et même si personne jamais n'a réussi à dire ce dont il s'agissait, un écouteur attentif et honnête doit se rendre à l'évidence : c'est là. Cet au-delà, très concrètement, existe, il suffit de l'entendre. Quelques très rares compositeurs vont jusque là ; Schumann est l'un d'eux. 

(à un ami, qui se reconnaîtra)