mardi 31 mai 2022

Le moi lacté

 Le moi lacté.

Sophie, en slip, ses cheveux noirs déployés au maximum, le pied sur la chaise, la tête renversée en arrière. Elle sourit de tout son corps, en mangeant ses corn flakes, elle a encore ses lunettes, pas encore ses lentilles.

Sarah est déjà habillée, elle a déjà ses lentilles, elle est concentrée sur son bol, le corps ramassé, tassé en avant. Elle porte les cuillères de corn flakes à la bouche dans un enchaînement rapide, presque ininterrompu, le visage tendu. On dirait qu’elle ne respire pas. La tâche l’occupe entièrement. La cigarette qui fume dans le cendrier posé à côté de son bol a l’air, seule, de pouvoir distraire Sarah de son occupation, pour un bref instant. Elle la prend, de la main droite, tire une bouffée, regarde devant elle, tire une deuxième bouffée, plus courte, et repose sa cigarette en détournant légèrement son regard, ses yeux se plissant en un sourire. Mais déjà elle a repris sa cuillère, et le rythme des bouchées me semble encore s’accélérer. Je pense, en la voyant manger ainsi, à sa manière de me parler, au téléphone, ses phrases, enchaînées sans presque reprendre son souffle, et ses fréquents : « Ne raccroche pas ! »

Sophie, elle, me parle, en prenant son petit-déjeuner ; il n’est là que pour accompagner cette parole. Elle ne fume pas, elle est toute dans sa présence à moi, elle minaude, elle s’assure que je suis bien là, à côté d’elle, que je la regarde, que c’est bien elle qui est à côté de moi, elle rit à gorge déployée, en me montrant ses seins dont elle est si fière. Elle me dit, attends, je vais te faire ton jus de pamplemousse, elle adore s’occuper de tout, qu’est-ce que tu veux comme musique, le trio de Cosi ? Et elle se met à chanter, prenant une voix enfantine et perverse. Ses grands airs de femme du monde, elle les garde pour le dehors, elle fait tout à fait la différence entre tous les mondes qu’elle traverse avec brio. Ce qui l’intéresse, dans son intimité avec moi, c’est ce qu’elle nomme « discuter avec toi ». Quand elle est aux toilettes, elle m’appelle : « Doudi, tu viens discuter avec moi ? » (Elle est souvent constipée, donc ces conversations-là ne sont pas des brèves de comptoir...) Sophie est là, près de moi, en tout cas elle fait tout pour m’en donner l’impression. « Je m’ennuie, sans toi. »

Sarah a toujours l’air d’apparaître. Elle ne fait aucun effort pour être là, elle sait d’instinct qu’elle va ressurgir, comme une source fraîche, cachée un instant sous la terre. Sa fraîcheur est éternelle. Sans doute ne sait-elle pas qui elle était, hier encore.

« Tu te rends compte, Doudi, que lorsqu’on voyage en train, on passe toujours exactement au même endroit, au centimètre près ! Tu peux faire le voyage cent fois, eh bien, tu repasseras toujours sur le même bout de terre, tu n’en dévies pas d’un pouce. Tu ne trouves pas ça incroyable ? Même à la maison, dans notre appartement qui n’est pourtant pas bien grand, on ne fait jamais exactement le même trajet ! Chaque jour, chaque heure, on fait des variations autour d’un thème, tu trouves pas ? » Elle mord dans mon croissant, puis m’embrasse le ventre : « Miam, miam, je peux te manger, Doudi, non ? Laisse-toi faire, hein, sinon tu sais ce qui t’attend ! » et elle me montre son petit doigt d’un air entendu...

Sarah n’a pas de théories sur la forme de ses crottes ou le bruit de ses pets, non, disons que, par certains côtés, elle est moins poétique que Sophie, ou plus désinvolte... Mais tout de même, si j’ai moins ri avec elle, je pouvais cependant, interrompant l’office religieux de ses corn flakes du matin, tremper tout à coup ma queue dans son bol de lait, elle levait alors les yeux vers moi, souriante mais n’ayant nullement l’air surprise, et se mettait à me sucer avec la même application qu’elle avait mis à mâcher ses pétales de maïs. Elle avalait mon foutre tout aussi naturellement qu’elle avait pris son petit déjeuner ; pour un peu, on se disait qu’il en fait partie. Elle s’est simplement allumé une autre cigarette, est allée se servir un verre d’eau, et s’est rassise près de moi avec un grand sourire : la journée pouvait commencer.

Sarah, mon amour, j’ai toujours envie de te DÉVISAGER ! De t’arracher le visage ? Non, de rester là, dans son surgissement. Tu m’énerves quand tu me parles d’authenticité ; je suis désolé que tu me serves ce discours à la con ; mais à vrai dire peu importe. La plupart des gens parle ce langage, et, comme une forêt est dévastée par une tempête, on est effaré de voir ce désastre de bêtise, mais enfin, c’est la vie, c’est la saison, passons ! De ce désastre chez toi, je ne retiens pas les arbres cassés, les troncs saccagés, mais le vent, la puissance de ce vide qui te traverse tout à coup lorsque tu apparais dans ce monde déserté, sidéré de sa propre immobilité, de son propre mutisme ! À qui en parler, en effet, et de quoi, surtout, lorsque la seule évidence (et c’est bien « d’évider » qu’il s’agit !) est de se sentir exister, encore et encore ? « Tout ce qui vit est mort » me dit-elle avec un clin d’œil...

« Pourquoi me fais-tu un clin d’œil ?

— Egon Schiele, mon petit chéri... »

Je la vois attraper la grosse boîte noire de son violoncelle, elle approche sa tête de la mienne, et me dit, à voix basse : « Je t’aime, salaud ! »

Elle dévale l’escalier.


mardi 24 mai 2022

Notations (4)

— Comme vous n'êtes pas très vivant, peut-être que vous n'allez pas être très mort ?

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Les scies langagières, c'est un peu comme la chute du niveau à l'école, ils ne commencent à s'en aviser que lorsqu'elles ont dix ou vingt ans d'âge.

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À part les misogynes, qui aime réellement les femmes ?

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La grande ennemie de l'art et de la finesse (et de la littérature), aujourd'hui, c'est la culture. La culture est le médicament qui est en train de tuer le malade.

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Pour comparer une éolienne à un moulin, il faut avoir un cul-de-basse-fosse à la place du cœur et du céleri-rémoulade à la place du cerveau !

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L'érotisme n'est que le plaisir de la connaissance démultipliée et réverbérée par le regard et les muqueuses.

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Le cancer agressif de la publicité ne cesse d'agrandir son territoire, de lancer ses métastases à l'assaut de tous les organes de la réalité visible : sur le filet des courts de tennis de Roland-Garros, Renault imprime sa marque. Un jour, même l'air qu'on respire sera marqué.

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La vie est aussi fausse que le cinéma mais au moins on en crève.

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Je ne suis pas le poète ni le musicien que je voulais être. Je ne suis pas l'homme que j'aurais voulu être. Je ne vis pas dans le monde que j'aurais voulu habiter. Je n'ai pas le visage que j'aurais voulu avoir. Et pourtant je ne voudrais surtout rien changer à ma vie.

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On reconnaît l'inculture à ce qu'elle exige de l'écrit qu'il réponde précisément et définitivement aux questions qu'elle ne se pose pas. Elle exige une pensée qui soit superposable à la sienne, qui ne la déborde pas.

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Être loin de chez soi, quelle souffrance ! Mais être chez les siens, c'est pire que tout !

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Tout a commencé par les puces des chiens.

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Le journalisme est aujourd'hui l'écran le plus opaque dressé entre la réalité et nous. L'épaisseur de cet écran est telle qu'il arrive que les journalistes, de bonne foi, le confondent avec la réalité.

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Je ne voudrais pas être exagérément rabat-joie, mais il faudra bien un jour que les gens comprennent que Twitter n'a été inventé que pour une seule raison : permettre aux hommes de voir les seins de parfaites inconnues avec lesquelles ils discutent de philosophie ou de virologie.

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Les femmes ne veulent pas montrer leurs seins car elles pensent en être propriétaires. Peu d'hommes osent les détromper car alors leur plaisir à les voir en serait amoindri.

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François Alu (danseur étoile) : « Je m'imprègne beaucoup de la culture hip-hop quand je fais de la danse classique ». 

Mouss Plastic (anus étoilé) : « Je m'imprègne beaucoup de la sonate Hammerklavier de Beethoven quand je fais du rap. »

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Quand les compositeurs veulent nous faire croire à l'Amérique, ou à la Chine, ils utilisent généralement la gamme pentatonique, comme si ôter deux notes à la gamme diatonique suffisait à signifier que nous sommes parvenus aux deux extrémités du monde.

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Je suis passé brutalement du quintette pour clarinette de Brahms à Miles Davis. Le jazz m'aura sauvé bien des fois.

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Victor Hugo a écrit L'Homme qui rit ; il ne me reste plus qu'à écrire "jaune".

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J'ai eu raison de rater ma vie. C'est ma seule réussite incontestable.

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Ceux qui travaillent peuvent se dire, de temps à autre : aujourd'hui je ne fais rien. C'est un bonheur que je ne connais pas.

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J'en connais qui sont nés le même jour que Nerval, ou Wagner, ou Mozart, ou Proust. Moi je suis né le même jour qu'Évelyne Thomas.

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Écrire "avoir torD" (la faute que tout le monde fait sur Internet), c'est un peu comme de confondre Dupont et Dupond.

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Pour 98% des gens, l'art n'est qu'un alibi. Ils n'en parlent jamais autant que lorsqu'il n'en est pas question. Quand les œuvres sont là, simplement là, à leur disposition, sans émettre de signes extrinsèques (scandaleux, politiques ou commerciaux), ils ne les voient pas. Ils ne consentent à en prendre connaissance que lorsque cela les valorise, quand la position qu'ils adoptent à leur égard peut leur donner le statut éphémère d'amateur d'art et d'homme cultivé, ou bien quand elles permettent de parler d'autre chose qu'elles-mêmes.

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Si vous aussi vous croyez qu'il y a une guerre en Ukraine, ainsi qu'une pandémie mondiale, débranchez-vous de Twitter et Facebook. Vous verrez l'illusion se dissiper comme par magie.

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J'aime presque tous mes défauts, surtout ceux qui font monter la fièvre. On peut même me voir parfois de grand appétit devant une saucisse.

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On ne devrait publier des textes qu'accompagnés d'une date de péremption. Les miens ne sont en général pas susceptibles de dépasser une quinzaine de jours, sous peine de grave empoisonnement.

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La vie est faite de tiroirs qui ne s'ouvrent qu'à certaines heures, programmés dès l'origine pour ne livrer leurs secrets que durant un laps de temps déterminé. Il ne sert à rien de s'acharner sur un livre ou un amour, quand ce n'est pas le moment. L'essentiel est la ponctualité.

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Longtemps je me suis touché de bonheur.

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Le moment le plus humiliant de ma vie fut ce soir de 1993, à Paris où, sortant de la création de Vent d'Est, Anne-Sophie m'a pris le bras, dans la rue, et m'a dit : « Je suis fière de toi. »

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La négligence : cette saleté de l'âme.

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Supporter sa propre voix, c'est la même chose qu'aimer danser.

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Si j'étais courageux, je serais méchant.

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Y a que la vérité qui décompte.

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La meilleure manière d'être parfaitement seul, c'est encore d'aimer la musique.

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Les écrivains ne sont pas spirituels, leurs réparties sont toujours réchauffées, de seconde main, la main qui écrit étant seconde par rapport à la main qui parle. Ou, plutôt que réchauffées, leurs réparties sont cuites, alors que celles de l'homme d'esprit sont crues.

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Très régulièrement, je suis submergé par un formidable dégoût pour la musique populaire. On peut dire que Denisa Kerschova, de France-Musique, y aura beaucoup contribué.

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Je scrute les listes de noms propres trouvés sur Trombi.com, comme un drogué cherche sa came dans la rue, la nuit. Je n'y suis nulle part. Ni sur les photos. Je croyais pourtant avoir existé. J'avais même des souvenirs.

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Si je ne devais en retenir qu'une seule, de ces qualités qui pour moi sont l'apanage de la petite-bourgeoisie triomphante et inclusive, ce serait l'éclectisme, sans nul doute.

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Tout honnête homme devrait être tiraillé entre le désir d'écrire des lettres d'amour et celui d'étudier des ouvrages de stratégie militaire.

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Il faudrait une vie pour être amoureux, une autre pour être érudit, une troisième pour être riche, et une autre encore pour être beau. Le drame est que nous sommes obligé de tout mélanger. 

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Une sonate de Bach ne dure qu'un quart d'heure. Il ne pouvait pas faire mieux, Bach ? Un quart d'heure à nous empêcher de mourir, ce n'est vraiment pas grand-chose !

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Quand vous parlez de Jacques Attali, n'oubliez jamais sa manière de diriger Mozart.

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C'est quand-même génial, la musique. On peut écrire un chef-d'œuvre, même en étant antiraciste.

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Choisir, c'est mourir beaucoup.

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Il est amusant de constater que ce sont presque toujours des bourrins qui nous accusent de manquer de sens de la nuance. 

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De l'armée des ombres est sortie l'armée des nombres.

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— Quand j'arrive quelque part, personne ne me remarque !

— Tout à fait comme Dieu.

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Je crois que Flaubert aurait adoré ceux qui aujourd'hui n'ont que les mots de conspirationnisme ou de complotisme à la bouche.

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Si vous voulez pécho, aujourd'hui, écrivez un livre sur le COMPLOTISME. En six mois, votre fortune est faite. D'ailleurs il y a un signe qui ne trompe pas, Christophe Bourseiller vient d'en publier un.

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Finalement, j'aurais dû être fou. Là, au moins, j'aurais été le meilleur.

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La Maladie est une manne inépuisable et l'une des plus généreuses au monde. Pourquoi voudriez-vous qu'on essaie de s'en débarrasser ?

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Je pensais n'avoir pas vécu, jusqu'à ce que j'ouvre un compte Twitter.

lundi 23 mai 2022

Partir ?

Si j'avais quelques millions d'euros devant moi, ou à côté de moi, ou sous mon matelas, je partirais, sans doute, et je tâcherais de me confectionner une demeure imprenable et non contaminée par les miasmes acides du monde en décomposition qui frappe à la porte à chaque heure de la journée, et surtout de la nuit.

Malheureusement (ou heureusement, peut-être) ce n'est pas le cas. Ça m'évite d'avoir à abandonner quoi que ce soit, à part moi-même, et ça m'évite de croire qu'on peut oublier le chagrin d'être chassé de son propre pays. 

Notre mémoire est seule garante de ce que l'on a perdu car plus personne ne nous écoute, si l'on tente de décrire le monde qu'on a connu. C'est peut-être ça, le Nirvana : ne pas pouvoir partager ses souvenirs, être si seul en notre solitude que les autres nous apparaissent le plus souvent comme des figurants maladroits inventés pour les besoins de la cause.

Partir, c'est déjà fait, en un sens. Avant la mort, nous sommes déjà morts à la vie. C'est très sensible, pour tous ceux qui avaient avec l'existence un rapport autre qu'utilitaire, prenant en considération les siècles qui les avaient précédés, et les paysages, et la beauté des femmes, et la poésie. Ici, l'ici et maintenant de notre ancien pays et de notre ancien peuple, on s'y noie peu à peu, on y disparaît chaque jour un peu plus, sans que personne ne semble s'en émouvoir. Nous sommes cet Ulysse fatigué qui tente de rentrer chez lui et à qui personne n'ose dire que sa patrie n'existe plus, et surtout, ce qui est pire, que le vocable "patrie" n'a plus de sens. Chez lui, c'est la tombe, mais une tombe sans repos ni délivrance, une tombe creusée dans le nulle part vertigineux des mondes perdus. 

Nous sommes donc partis en restant, nous avons disparu en étant au centre du tableau, mais c'est un tableau dont nous ne comprenons plus le sens, qui ne s'adresse pas à nous, dont les couleurs sont des hurlements contre notre espérance. Nous serons peut-être les premiers à expérimenter la mort symbolique à l'intérieur d'un corps dont toutes les cellules continuent à vivre, situation exactement inverse à celle de ceux dont le corps est à l'arrêt et dont l'esprit s'acharne à maintenir : ce corps que ne nous pouvons quitter nous a mené à une impasse — les choses n'étaient pas prévues ainsi, on ne nous a pas mis au monde pour cela. La mélancolie n'est plus un état moral, ou même psychologique, c'est un temple sans murs et sans issue. Nous n'avons plus rien à dissimuler parce que nous sommes invisibles : l'inexistence sans fin est pire que le trépas. Ce n'est certes pas la fin des temps, mais c'est la fin de notre temps. L'Histoire a décidé de se passer de nous. 

Finalement, c'est peut-être une chance, ce qui nous arrive. Il aurait été dommage de mourir comme nous étions nés, en croyant à la permanence des choses et des êtres, en croyant que la paix et le bonheur nous étaient dus, naturellement, du simple fait que nous étions nés d'un père et d'une mère aimants, dans un pays qui fut doux à vivre. 


vendredi 20 mai 2022

Écrire un livre accrocheur

Bonjour Marcel, 

Et si on décidait d'écrire votre histoire ensemble ? Qui n'a jamais rêvé d'être capable d'écrire une histoire qui captive son auditoire, qui tient tous ses lecteurs en haleine, qui bouleverse, dérange, obsede son lecteur ?

Vous pensez que c'est l'apanage des seuls auteurs de talents ? 

Je me fais fort de vous démontrer le contraire ! Tout le monde a la capacité de concevoir et d'écrire une histoire d'exception. C'est une simple question de techniques, d'outils, et d'entrainement. 

Je vous invite à un défi de trois jours, pendant lesquels je vais vous dévoiler mes techniques secrètes pour créer des histoires exceptionnelles. Ces techniques qui sont utilisées par les scénaristes d'Hollywood, mais également celles qui sont directement tirées des neurosciences, de la psychologie cognitive des histoires. 

Trois jours pendant lesquels nous allons travailler ensemble à votre histoire, vous faire progresser, vous faire littéralement passer à un autre niveau dans votre chemin d'auteur. 

Rendez-vous Mardi 24, mercredi 25 et jeudi 27 mai 2022 à 14h (heure de Paris). Oui, c'est bien la semaine prochaine, vous avez bien calculé... 

Réservez vite votre place, parce qu'elles sont en nombre limité, en CLIQUANT ICI

Attention, les places en direct sont limitées, et ce mail a été envoyé à plusieurs dizaines de milliers de personnes ! Je vous encourage vivement à sécuriser votre place en vous inscrivant immédiatement !

Seules les personnes inscrites auront accès aux rediffusions, alors inscrivez-vous vite en CLIQUANT ICI

Que vous en soyez encore à vous dire "un jour, j'écrirai mon livre, c'est sûr!", ou à chercher à maximiser les ventes de votre huitième opus, j'ai décidé de vous donner tout ce que je peux pour vous aider à avancer. 

Alors, Marcel, on se retrouve mardi prochain ? Vous l'écrirez, votre À la Recherche du Temps perdu, ne perdez pas espoir !

Qui ?


Que répondre, quand une très belle jeune femme vous demande : « Qui est-ce qui joue, là ? », en entendant une sonate pour piano et violon de Bach ? 

Si l'on répond : « Glenn Gould et Jaime Laredo », on sous-entend qu'elle a reconnu la musique de Bach et qu'elle veut seulement connaître les interprètes — ce qui est tout de même assez peu probable. Assez peu probable mais pas complètement impossible. 

Si l'on répond : « C'est du Bach », non seulement on a l'air de la prendre pour une cruche (ce n'est pas la question qu'elle pose), au cas où elle aurait reconnu le compositeur, mais en plus on fait une faute de français, puisqu'on ne peut pas répondre "c'est du Bach" à quelqu'un qui vous demande "qui joue". Ce n'est évidemment pas Bach qui joue, et même si par extraordinaire c'était lui, il faudrait répondre : « c'est Bach » et non pas « c'est du Bach ». Peut-être que sa question était, ou aurait dû être : « Qu'est-ce qu'on joue, là ? » 

Il n'y a donc aucune bonne réponse à la question de la jeune femme, et l'on ne peut que bredouiller quelque chose d'insensé. 

Quand, ensuite, semblant vouloir expliciter sa question, elle ajoute : « Ça fait penser à la musique du Patient anglais », on est encore plus embarrassé, n'ayant pas vu le film en question, et l'on se dit que la culture est décidément une machine à séparer les gens. Le cinéma, toujours lui… On en revient toujours au cinéma, qui est la seule "culture" d'aujourd'hui. C'est par lui que les gens ont accès à ce qu'ils appellent "la culture", c'est à travers lui qu'ils en jugent, et c'est par lui qu'ils entendent parler des compositeurs, des écrivains et des artistes. C'est aussi lui, le cinéma, qui a instauré cette habitude qui consiste à parler des acteurs comme s'ils étaient les véritables auteurs d'un film (on va voir un film de Belmondo). Dès lors il n'est pas étonnant de poser une telle question (« Qui est-ce qui joue ? ») et il n'est pas étonnant non plus de ne pas savoir y répondre. Ce sont là deux conceptions de la culture qui s'affrontent. Il est fort possible que dans quelques années, on ne dise plus qu'on va écouter du Beethoven, un récital consacré à Beethoven, mais du Lang Lang.

dimanche 15 mai 2022

Mensonge et Vérité - la danse !

Je connais quelqu'un qui va répétant comme un dindon à qui on a coupé la tête : « Mentir peu mais mentir bien ». Évidemment, il ment beaucoup, et mal. En réalité, il ne sait plus différencier le mensonge de la vérité. C'est un peu ce qui nous arrive.

Ils n'ont pas aimé leur mère et se croient obligés, des années après sa mort, de lui inventer des qualités imaginaires. Leur inventer des qualités n'est pas un service à rendre à ceux qu'on aime — ou à ceux qu'on n'a pas su aimer. C'est les dévaloriser, que se croire obligé d'ajouter des qualités imaginaires à leurs qualités réelles. Attribuer à tort des qualités à un mort revient à se dénigrer soi-même, car nous ne le faisons que pour nous.

Pourquoi faut-il que tout le monde ricane, lorsque je dis le plus sincèrement du monde que je manque cruellement de talent, comme si je ne disais cela que pour déclencher la réponse automatique qui me démentira ? Est-ce que tout ceux qui réagissent ainsi pensent réellement que le talent est une chose si banale que la plupart en sont dotés, eux les premiers ? Je suis toujours extrêmement étonné de cette réaction. Pour moi, cela ne va pas de soi. Avoir du talent est l'exception qui confirme la règle. Toi, tu peux me comprendre. Nous n'appartenons pas à la race de ceux qui imaginent en être dotés naturellement. (Je me rappelle avec joie ta réponse à une question que je te posais sur la danse (« non, je ne danse pas, je ne m'aime pas assez pour ça ») J'ai toujours trouvé grotesques les danseurs, ceux qui aiment se montrer dansant. Quelle insupportable pornographie !). C'est une des choses qui me séparent de certains de mes amis. Mon sentiment est que si les gens réagissent ainsi, c'est parce qu'ils craignent d'en être privés.

Il ne faudrait faire de compliments que lorsque cela s'impose, ce qui est rare. Plus on en fait, moins nos compliments ont de valeur, mais à se restreindre trop on finit par juger que personne ne les mérite, comme nous ne les méritons que rarement. Alors, par un mouvement de balancier impossible à réfréner, nous nous grisons facilement de cette fausse générosité, de cette sympathique et dispendieuse bienveillance qui, pensons-nous, sera éternellement payée de retour. Or le retour en question est un acide puissant qui nous entraîne dans une spirale d'imposture difficilement résistible. 

La danse est un stigmate d'une radicale efficacité signalétique. Comme la piscine bleue près d'une belle maison ancienne, elle suffit à décrédibiliser, à abîmer durablement la beauté d'un être. On l'aura compris, je ne parle pas là de ces danses classiques et codifiées qui portent en elles une culture et une tradition, et qui ont des liens avec les arts, je parle des trémoussements inarticulés qui contrepointent si bien l'hébétude grégaire. Il en est de la danse, en nos sociétés post-littéraires et post-historiques, comme il en va de la musique ou de la culture : le nom ancien recouvre (mal) la saleté présente — le faux ridiculise la mémoire du vocable, comme une plaie purulente dont le maladroit s'enorgueillirait. "Tu bouges donc je bouge", "pas plus que moi tu ne bougeras", semblent dire ces corps dont la seule morale est de se conformer servilement au mouvement épileptique du troupeau. Étonnez-vous, après ça, de la covidose qui a sévi depuis plus de deux ans ! Il n'y a pas de vaccin, contre le grégarisme halluciné qui met la foule en transe. Les dictatures n'ont pas besoin de dictateurs pour persécuter les individus ; il suffit de la masse massifiée ou globalisée, dont toute forme s'est absentée. Ou plutôt, ce ne sont pas les dictateurs qui font la dictature, mais le groupe qui implore le maître et la férule. Jadis, la transe était thérapeutique, elle était conduite par les magiciens et les sorciers ; aujourd'hui elle a pris le corps social tout entier, un corps sans tête, et ce n'est pas beau à voir. Les dindons se trémoussent jusqu'au délire, mais comme chacun se reconnaît dans l'autre, personne ne distingue l'éperdue dindonnerie. Celui qui ne reconnaît pas la figure du tortionnaire est un tortionnaire en puissance… Ce sont des aveugles qui imitent d'autres aveugles, ce sont des menteurs qui mentent en chœur, ce sont des corps dont les gigotements multipliés en échos brouillent la vue et l'ouïe et le sens. Vous les voyez, avec leur filtres à café sur le nez, robots stupéfiés qui errent parmi les décombres d'un monde désarticulé ? Où sont les masques, demandent-ils, tous alignés derrière leurs pseudos ! Leur chapeau mou est si gros qu'ils ont du mal à le manger. Quelle cruelle pantomime ! Quelle atroce machination ! On a le sentiment que même la guerre ne parviendrait pas à leur redonner un semblant de vérité et de dignité. Si le mensonge était un art et une exception, j'applaudirais au mensonge, mais comment se réjouir de cette imposture généralisée ? Plus on les gave de mensonges plus ils avalent comme des porcs, sans mâcher, comme si leur vie en dépendait, comme s'ils n'avaient plus que quelques instants à vivre. Le pli est pris parce que le pli était espéré. Depuis toujours, ils espéraient cette divine sanction : qu'on les débarrasse enfin du petit bout de liberté qui leur restait encore, et qui les empêchait de dormir. Ils veulent disparaitre dans la foule consentante et gentiment fascistoïde qui a pris corps depuis deux ans, ils veulent en être, ils veulent être sur la photo de classe, et au premier rang, encore. On les torture, ils applaudissent. On les humilie, la reconnaissance perle en bave à la commissure de leurs lèvres. Ils s'endorment au son des berceuses officielles, ils hoquettent de bonheur quand la schlague rougit leur épiderme, ils tachent leurs draps quand on borne leur existence, ils en redemandent quand on barre le sourire de leurs enfants. Ils ont voulu être dans le camp des intelligents, des prudents et de la Science, ils ont versé dans la secte des malins et de l'Intérêt. Quand les mots se mettent à mentir, tout devient possible — surtout le pire.

Ce n’est pas une question d’opinion. Je n’écris pas pour les convaincre. Eux (les masqués, les piqués, les QR-codés, les hypocondriaques larvés, sans gloire, les dindons trépignants de la farce, les suradaptés, les autobunkerisés, les veines-apparentes pavoisées) et moi sommes incompatibles, les corps parlent, les corps s'expriment, les corps participent, qu'on le veuille ou non. Je n'ai pas envie de m'adresser à eux, je n'ai pas envie de les raisonner, de leur expliquer en quoi ils se trompent eux-mêmes, en quoi ils sont trompés, bien sûr, ni en quoi ils sont ridicules. Ils ont aimé ce ridicule, ils ont aimé être trompés, ils ont aimé qu'on se foute d'eux, qu'on les traite comme des chiens d'incompagnie : qu'ils restent donc à la niche, avec leurs semblables, à s'observer méticuleusement comme des bêtes de laboratoire. Ils ont aimé l'euthanasie en douceur, le coma bénin, l'agonie lente et perfide, perfusée, qu'ils croupissent donc en famille dans les miasmes réchauffés de leur haleine angoissée. Ce sont des ustensiles. Ils ont perdu tous leurs attributs humains, leurs singulières aspérités, ils ont été rabotés en profondeur par les Saintes Narrations, ont versé leur sang pour défendre l'indéfendable. Qu'ils en crèvent, tudieu ! Que la Spike les morde jusqu'à l'ADN ! J'en connais même qui sont déjà estropiés et qui en redemandent. Que peut-on pour eux ?

Ce n'est pas (dieu sait !) la vertu médicale du “vaccin” qui incite les clébards 2.0 à se précipiter en masse pour se faire inoculer le brouet frelaté de Pfizer, comme d'autres avant eux se sont fait tatouer, c'est le certificat de conformité et d'obéissance qui l'accompagne et leur procure cette jouissance morne qu'on voit distinctement sur leur face blême de poissons d'élevage. 

Je fais mine de m'offusquer, mais je le savais, que ces couillons continueraient à porter le masque. Ils ont été ravis, ces blaireaux inconsistants, qu'on leur applique une muselière sur la tronche, ravis qu'on leur dise quoi faire, où, et quand, ravis qu'on leur demande de justifier le fait d'aller faire leurs courses à LIDL, ravis de se retrouver entre clébards dressés, et ravis, finalement, qu'on mette un peu d'ordre dans leur pauvre vie. La guerre se mène tout près des corps, au plus intime de la chair. À croire qu'ils ont compris, les Malfaisants, qu'il fallait aller à la racine, près de la vie et de la mort, là où discours et politique ne savent pas se tenir, n'ont plus d'efficience. Alors ils font peur, ils terrorisent, ils discréditent toutes les objections qui n'ont pas l'immortalité pour ligne d'horizon, ils s'en prennent au biologique, pour déborder la vieille morale. D'un côté la mort ou la déchéance, de l'autre l'immortalité : tu parles d'un choix ! Il n'était pas difficile de prévoir que pour beaucoup, pour la plupart, le retour à une-vie-sans-le-Covid (si tant est que cette opportunité nous soit offerte) serait vécu comme quelque chose de très difficile, voire d'insupportable. Pour la majorité de nos concitoyens, le masque, la vaccination, les foutus "gestes-barrière", et les nouvelles normes de contact social (et même privé) ont acquis une valeur positive, ces normes et ces règles sont devenues peu à peu synonymes de sécurité — d'urbanité, presque. Une nouvelle politesse sociale est née, induite par la peur et le conformisme. "Il y avait une attente", comme dirait l'autre… Le risque s'est peu à peu superposé avec les moyens de le prévenir, jusqu'à se confondre avec eux, comme le plaisir peut parfois se confondre avec la douleur. Nous entrons dans une ère sado-masochiste. Le pouvoir (qui EST le danger (et le mensonge)) se présente nécessairement comme le rempart contre le danger et le mensonge qui menacent ceux qu'il administre. Le pouvoir a dansé, le pouvoir s'est trémoussé, le pouvoir est en transe (pensez seulement à la si honnête nuit de la musique, à l'Élysée, en juin 2018, qui révélait tranquillement le pot-au-rose !) Après la fête et les gloussements fin de race des commencements sont vite venus la terreur grimaçante de la fin du quinquennat — à la Ceaușescu —, les élections-bouffes, et maintenant le chantage à la guerre, pour le nouveau départ (et la Très Longue Marche en Avant ?) et la Renaissance ! Bienvenue au pays du Nouveau Peuple !

Comme le disait très bien Anne-Sophie Chazaud, ce matin, le temps n'est plus aux indignations et aux harangues, aux alertes, au confort suranné du militantisme, non plus qu'aux oppositions partisanes dont nous avons trop l'habitude, en France. Nous sommes au cœur d'une lutte pour la survie de l'Être, et cette lutte ne peut désormais se mener qu'au cœur de catacombes bricolées qui ici et là commencent à s'édifier. Nous savions que ce temps viendrait, nous l'avions dit il y a longtemps déjà, mais nous ne savions pas qu'il viendrait si vite. Tout est nouveau, tout est vieux, tout est inversé, Mensonge et Vérité se marchent dessus, et les plus improbables accouplements intellectuels se font jour sous nos yeux. Il est très difficile d'articuler une pensée claire, et simple, car toutes les frontières et limites qui donnaient un sens et un cadre au monde que nous avons connu ont été abolies ou sont en passe de l'être. L'ermitage a des allures de palais du Facteur Cheval, et l'Université a été transformée en cour des Miracles, au cœur du bidonville global. Tous, nous sommes plongés dans un magma effroyable où tout est cul par-dessus tête. N'espérez pas vous sauver en revenant aux vieilles lois politiques. Elles aussi ont subi des mutations qui dans le meilleur de cas les rendent inopérantes et dans le pire produisent des effets inverses à ceux qui sont attendus. Le Bruit, la noise ont tout envahi. Ils n'oublient personne, ils épousent toutes les courbes du paysage mental. On le voit bien, en écoutant des sages devenir subitement aliénés ou imbéciles. Debord nous avait prévenu, il y a déjà longtemps : « Dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. »

samedi 14 mai 2022

S'adresser à l'hébétude (propagande et déculturation)

Plieux, jeudi 12 mai 2022, neuf heures et demie du matin. La publicité est la littérature épique des sociétés davocratiques négationnistes-génocidaires — leur récit fondateur, à la fois leur poésie lyrique et leur code civil, leur véritable Constitution. C’est elle qui dit le droit et qui dicte le rêve, le “narratif” imposé.

Alors que s’échangeaient les fonctions entre littérature et sciences humaines, tandis que l’une, ou ce qu’il en restait, héritait du réel, ou de ce qu’il en restait, alors que les autres, et notamment la sociologie, se chargeaient d’imposer de pures fictions,  le vivre ensemble, le niveau qui monte, la démocratisation de la culture, etc., il s’établissait entre les deux une vaste zone basse, large plaine opulente et fertile, dont la publicité était le principe général, naturellement (c’est tout le système remplaciste qui est par essence “publicitaire”), mais qui était bien loin de se limiter à elle : en relevaient toutes les formes modernes de la propagande, dont le désir, et notamment le désir érotique,  appuyé sur le désir mimétique, est le principal ingrédient. La publicité proprement dite s’y voyaient flanquée par le cinéma, en France tout particulièrement servile étant donné son étroite dépendance financière à l’égard du pouvoir, et presque entièrement publicitaire, donc irregardable, au service qu’il est du remplacisme global davocratique, du remplacement petit et grand ; et bien entendu par les séries, les téléfilms, le divertissement, déjà tout entier afro-américanisé — Plus belle la vie, qui s’arrête sa mission accomplie, crois-je comprendre, était la caricaturale quintessence de ce genre-là, publicité officiellement non-publicitaire n’en finissant pas de tracer les contours du mode de vie et du type de société requis par la gestion cybernétique et comptable du parc humain. 

Jadis la propagande se donnait pour instrument la culture et s’adressait à travers elle, pour les influencer, aux gens qui pensaient, au moins un peu. La propagande davocratique, dont il ne faut jamais oublier qu’elle est la simple superstructure économique et politique de la dictature de la petite bourgeoisie, est beaucoup plus intelligente que cela — c’est-à-dire qu’elle a compris qu’il fallait être beaucoup plus bête, si elle voulait réussir : qu’elle ne le serait jamais trop. Son story-telling ne s’adresse plus à la classe cultivée, qui d’ailleurs n’existe plus, elle y a veillé, ce fut même son premier soin. Il s’adresse, par le truchement de la publicité générale, à l’hébétude, qu’elle a non moins soigneusement créée. Elle s’y répand cent fois plus vite que selon les vieilles méthodes, et pratiquement sans résistance. La bêtise et le ressentiment sont naturellement remplacistes, car ce qui est remplacé ne leur est rien, sinon un objet de haine et de vindicte rageuse. 

Journal de Renaud Camus

Tes yeux

Les yeux bleus ont un grand inconvénient : on s'arrête souvent à leur surface — leur beauté nous aveugle. Il faut du temps et de l'attention pour crever cette surface réfléchissante. 

Je n'ai pas assez regardé tes yeux. J'ai regardé ton ventre (ah, ton ventre…), j'ai regardé tes pieds, j'ai regardé tes mains, j'ai regardé ta bouche, j'ai regardé ton sexe, j'ai regardé tes cuisses, j'ai regardé ton cul, avec attention, je crois, et amour, et désir, et timidité, et j'ai vu tes yeux regarder, et me regarder, mais je ne les ai pas assez regardés pour eux-mêmes. 

Les yeux sont la première chose qu'on voit, du visage et du corps d'un être aimé, ils sont toujours là, toujours présents, toujours actifs, car ils nous regardent, mais nous ne les regardons pas assez pour eux-mêmes, parce qu'il est difficile de regarder quelque chose qui nous voit. Les yeux sont en avance sur le corps qui les porte, ils entrent en nous avant que les nôtres se portent à la rencontre de celui qui nous saisit. Qui voit le premier a l'avantage et éblouit l'autre : c'est comme d'avoir les blancs aux échecs. (Nous ne voyons le plus souvent dans les yeux de l'aimé que l'amour que nous cherchons en vain en nous-mêmes.) 

Je les ai vus sans les regarder, ou je les ai regardés sans les voir. Je les ai vus me voir, ça oui, mais je n'ai pas vu ce qu'ils voyaient, je n'ai pas su déchirer le voile que mes yeux ont mis à tes yeux, et même si je les ai vus me voir, je n'ai pas compris ce qu'en moi ils venaient chercher. Tes yeux m'ont vu et ne m'ont pas vu, sans doute, mais je ne puis te le reprocher, moi qui n'ai pas su les voir. 

Tes yeux sont une chaconne de feu. En eux passe et repasse une basse vibrante et obstinée que les heures se chargent de varier. Il faut du temps pour que leurs motifs se révèlent à nous sous la forme de contrepoints escarpés et sibyllins : tu donnes, tu reprends, tu évites, tu fuis, tu contournes, et le reste nous est donné comme un fulgurant hiéroglyphe. 

Je n'oublierai pas ce premier soir où, depuis ta petite voiture bleue, tu avais jeté ton regard comme un harpon, sur moi, à travers le pare-brise et le portail de la maison. C'est le tout premier don que tu m'as fait, c'est la toute première entaille qui s'est faite en moi, qui s'est frayée un chemin jusqu'au plus profond de mes humeurs. Elle y est restée. Cela, tu ne pouvais pas le reprendre. 

vendredi 13 mai 2022

Je ne suis pas

La baignoire et l'automobile sont des véhicules qui se rencontrent rarement sans dommages. 

Je ne suis pas le poète que je voulais être. Je ne suis pas le musicien que je voulais être. Je ne suis pas l'homme que j'aurais voulu être. Je ne vis pas dans le monde que j'aurais voulu habiter. Je n'ai pas le visage ni le corps ni les mains ni la mémoire que j'aurais voulu avoir. Je n'ai pas la famille que j'aurais voulu avoir. Et pourtant je ne voudrais surtout rien changer à ma vie. 

Tout a commencé par les puces des chiens. Il faut aimer, boire et chanter. Je ne suis pas fou de cette marmelade. Être loin de chez soi, quelle souffrance ! Mais être chez les siens, c'est pire que tout ! Je veux bien  écrire, mais le désir me vient de n’écrire rien, de n’exprimer rien, de ne raconter rien, de n’exposer aucune opinion, de ne donner aucune information. Les femmes ne veulent pas montrer leurs seins car elles pensent en être propriétaires. Peu d'hommes osent les détromper car alors leur plaisir à les voir en serait amoindri. 

J'ai encore du texte, tu sais ! J'aimerais mieux m'en passer que de bouffer ça. Plutôt mort que sympa. Je suis passé brutalement du quintette pour clarinette de Brahms à Miles Davis. Le jazz m'aura sauvé bien des fois. Tu ne m'as pas laissé le temps de le dire. Ce serait possible, que tu écoutes ce qu'on te dit, parfois ?

Je marquais un temps. Marquer un temps, tu comprends ? La baignoire et l'automobile ! Il faut marquer un temps, pour voir les seins des femmes. C'est dans la brochure. Je veux bien écrire, mais écrire ne fait pas de moi le poète et le musicien que j'aurais voulu être. Écoute ce qu'on te dit ! Écoute ce que j'écris ! J'aurais voulu aimer, boire et chanter. J'aurais voulu ne jamais connaître Emmanuel Macron. 

Tout est raté. Je le pense vraiment. Tout est raté, à commencer par ma vie, ma vie de merde, mais je ne voudrais surtout pas en avoir eu une autre. Je marque un temps. Un temps dans ma vie de merde. Victor Hugo a écrit L'Homme qui rit. Il ne me reste plus qu'à écrire "jaune". Mais j'ai eu raison de rater ma vie ; c'est ma seule réussite incontestable. J'ai eu raison d'aimer celle qui ne m'aime pas. Rater, c'est l'ambition suprême. J'aime mieux écouter Beethoven que d'être Beethoven. Je marque un temps. Pourquoi ai-je accepté de jouer ce rôle ? Le jazz m'a sauvé bien des fois. Il faut aimer boire et chanter. Moi non plus. Je saute une réplique sur deux, je coupe les répliques des autres, je marque un temps. Je veux bien écrire, mais si personne n'écoute, je ris jaune. À la rigueur, je veux bien Giscard d'Estaing, mais après, non, non et non ! La baignoire et l'automobile, je ris jaune, même en marquant un temps. C'est dans la brochure. Je vais aller faire mon sac, mais je n'ai pas envie de partir. Rester ici est ma seule ambition. Être loin de chez soi, quelle souffrance ! Un grand lit ? Pour quoi faire ? La baignoire, oui, mais l'automobile, non. Je n'aurais donc jamais été sympa ?

J'étais sur la plage de La Baule, en compagnie de Christel. Nous marchions dans l'eau. C'était agréable. Je marque un temps, cependant. Pourquoi ai-je accepté de jouer ce rôle ? J'ai du linge sale dans ce sac en plastique. Trois chambres. Le chat s'appelle Mozart. Il est très antipathique. Il roule dans une grosse voiture électrique qui accélère très fort. Il faut qu'on lui organise une fête à tout casser. Il faut marquer le coup, et le temps. Ceux qui travaillent peuvent se dire, de temps à autre : aujourd'hui je ne fais rien. C'est un bonheur que je ne connais pas. Écoute ce que j'écris ! C'est ma seule réussite incontestable. Ne donner aucune information, ne pas leur donner ce qu'ils attendent — j'ai du linge sale dans ce sac en plastique, oh combien !

Salopard ! Elle a quatre-vingt-seize ans, on peut envoyer la petite musique ! Lacan, Sagan, Bataille, Borges, elle les a connus, la jeune momie à la grande bouche. Arrivait-on à un passage sublime, il ne manquait jamais de lancer ses souliers derrière lui sur les spectateurs. Et pourtant je ne voudrais surtout rien changer à ma vie. « Bonjour, Monsieur, je suis Isabelle Larmat. Je me suis égarée. Pouvez-vous me raccompagner chez moi ? » Il faut aimer boire et chanter.  J'ai vu à Bologne le plus avare des hommes jeter ses écus à terre, et faire une mine de possédé, quand la musique lui plaisait au plus haut degré. Salopard ! Aujourd'hui, je ne fais rien. Je marque un temps. Je suis venue ici vivre avec toi trop vite. On aurait dû attendre. 

Elle n'aurait pas pu attendre. La chienne s'appelait Luna. Elle était très sympathique. Je saute une réplique sur deux. « Putain ! Quelle merde de putain de merde ! » La plage de La Baule est très belle, à condition de ne jamais se retourner, et de ne pas voir trop loin. Je ne suis pas le poète que je voudrais être. Le jazz m'a sauvé bien des fois. Mais il est quelle heure, à la fin ? Il faut marquer le coup, car être chez les siens, c'est pire que tout. Marquons un temps, voulez-vous ? Sur la plage, les femmes ne montrent plus leurs seins. C'est dans la brochure. En revanche, on aperçoit des éoliennes, au loin. Les éoliennes méditent, au loin. Et nous les regardons méditer, à défaut de regarder les seins des femmes. En mai, fais ce qu'il te plaît. Nous avons donc mangé des asperges vertes sautées au beurre. Elle est égarée, sublime, elle jette son regard à travers le pare-brise ; l'écrire ne fait pas de moi le poète et le musicien que j'aurais voulu être. Je plonge mon visage dans son linge. Salopard ! J'ai désappris à dormir et j'ai appris à rêver. Rater, c'est l'ambition suprême. Il ne le comprend pas du tout. Je ris jaune, mais elle aussi, eux aussi. Je ne me suis pas baigné dans le Bandiat. Je ne veux rien changer à ma vie. Va lui faire comprendre ça… Tout le monde rit jaune. Et les éoliennes, au loin, ne disent rien. Le monde change, le monde a changé, et tout le monde rit jaune. Il m'a montré les maisons de tous les milliardaires. Combien ça coûte ? Je ne suis pas l'homme que j'aurais voulu être. Mais je ne vais pas répondre à un interrogatoire. Vous ne saurez rien de plus. Il faut aimer, boire et chanter. 

Ils se sont donc fait vacciner pour avoir le droit de prendre des avions dont les pilotes vaccinés meurent de crises cardiaques. Et vous voudriez changer le monde ? Aucun auteur n'aurait assez d'humour pour inventer une histoire pareille, c'est moi qui vous le dis. Jetons nos souliers par-dessus nos têtes en écoutant Beethoven ! Salopard ! Il faut marquer un temps. Il était fort doux et fort poli ; mais quand il se trouvait à un concert, et que la musique lui plaisait à un certain point, il ôtait ses souliers sans s’en apercevoir. Qu'ils viennent donc piquer un dolmen, ces fumiers ! Pourquoi Georges ? Salopard !

Je ne suis pas le poète que je voulais être, je ne suis pas le musicien que je voulais être, je ne suis pas l'homme que j'aurais voulu être, je ne vis pas dans le monde que j'aurais voulu habiter, je n'ai pas le visage ni le corps ni les mains ni la mémoire que j'aurais voulu avoir, je n'ai pas la famille que j'aurais voulu avoir, et pourtant je ne voudrais surtout rien changer à ma vie. Ce serait possible, que tu écoutes ce qu'on te dit, parfois ? Tout est raté.

dimanche 8 mai 2022

Éveil

Je m'éveille en pleine nuit et je pense à l'oiseau qui est passé dans le ciel sans laisser de trace. Je ne suis ni le ciel ni l'oiseau, et non plus la nuit. Je ne suis que celui qui s'éveille sans raison au milieu de la nuit. Cet éveil nocturne ne laissera aucune trace mais il aura existé, pourtant, je le sais puisque je le note au moment où il se produit. 

Ces mots que j'écris au moment de l'éveil ne sont rien que des mots écrits durant cet éveil. J'aurais pu ne pas les écrire, l'idée de les écrire aurait pu ne pas me venir, et j'aurais pu ne pas me réveiller au milieu de la nuit. C'eût peut-être été préférable, mais je suis heureux tout de même de m'être éveillé au milieu de la nuit, et, seul, dans cette chambre inconnue, d'avoir tracé ces quelques signes sur le papier. 


À Mme Elisabeth Schwal