dimanche 31 mars 2024

L'heure

C'est toujours la dernière heure. Au petit matin, quand je me suis réveillé trop tôt, quand je me suis couché trop tard et que la nuit a été trop courte, il y a dans ces minutes et ces secondes, avant que le réveil ne sonne, un gouffre qui aspire toutes les cellules de mon corps, toute la mémoire du vivant qui m'a traversé. Cette heure qui passe si vite sans jamais passer est l'heure du condamné à mort que je suis depuis ma naissance : la dernière heure de la nuit qui n'est suivie d'aucun jour, d'aucun espoir. 

Ils dorment tous, ceux qui devraient veiller. Ils m'ont tous abandonné, les uns après les autres, même les plus fidèles, même les plus tendres. Dans la chambre, il n'y a que le temps et moi, entre deux mondes qui n'existent pas, qui n'existent plus et qui n'ont peut-être jamais existé. 

Cette heure ne reviendra jamais, c'est ce que je comprends enfin, effaré, paralysé d'épouvante. Toutes les heures de ma vie sont citées à comparaître en celle-ci, qui les pulvérise et me révèle la supercherie. L'illusion se dissipe mais je n'ai pas d'yeux pour voir ce qui la remplace, pas de mots pour dire — mais à qui ? — le secret qui est levé, dans un flamboiement sec et sans reste. Toutes les symphonies sont réduites à une seule note qui n'en finit plus de retentir, les contrepoints sont enfin arrivés à leur terme, je me tiens au sommet du point d'orgue, en équilibre sur le tranchant de l'âme, et le silence qui m'entoure me remplit d'un effroi indicible. Je suis entré dans l'insensé, sans transition ni traduction.

Je voudrais ôter ce qui bouche mes yeux et mes oreilles. Tout parle de résurrection, ce matin, et je comprends enfin qu'elle n'aura pas lieu — pas pour moi. Je suis sorti du monde par la porte de service. Personne ne s'est aperçu de rien. Ça va continuer, comme si de rien n'était. Pas le moindre changement. On ne distraie pas le monde qui va, on le laisse poursuivre sa route. Il nous a toujours ignoré : c'est la condition de sa constance.

Il y a beaucoup de disparus, parmi les vivants, qui miment la vie avec un art consommé. Nous les croisons sans le savoir. Ils ont poursuivi leur chemin, mus par la force de l'inertie, sans que rien ne révèle le changement d'état : astres morts qui continuent de briller pour nos yeux paresseux. 

L'empilement des secondes qui jamais ne reviennent n'est qu'une vue de l'esprit incapable d'accepter la vérité : jamais une seconde ne s'est ajoutée à la précédente — ce serait sa négation. C'est un leurre destiné à nous faire croire à l'existence. En réalité chaque seconde annule la précédente, notre être étant inapte à se tenir à la fois dans deux présences : il ne peut y avoir qu'un seul présent. Je ne suis moi qu'à l'instant où je le crois, et ma mémoire remédie aux gouffres qui entourent ce point sans durée. Quant aux heures, n'en parlons pas ! C'est le goût de la comédie ou de la farce qui nous a donné l'idée de les inventer. Il suffit de vouloir écouter de la musique pour le savoir. L'effort que nous devons produire pour l'espace d'un instant croire y parvenir, les ruses de la mémoire, les artifices de la forme, tout cela n'est que l'acharnement héroïque d'un désespéré désarmé qui se dresse contre la Présence réelle, et qui, pour cela, a inventé l'idée du Temps et du Récit.

C'est toujours la dernière heure qui nous donne le goût de la vie, de la vie qui n'est plus. Toute la musique de Schubert nous parle de cette dernière heure, dans laquelle nous ne savons pas nous tenir sans hurler de terreur. Ne pas être désespéré c'est ne pas aimer vivre. Alors il répète, alors il varie, il passe du majeur au mineur, il s'enfonce dans les plis du temps qu'il crée, il revient sur ses pas, il ressuscite à chaque mesure, il déploie un alphabet naïf comme un mendiant qui sans illusions se nourrit d'un sourire. 

J'écris pour me délivrer du sentiment écrasant de ma lourdeur infinie. C'est un échec, bien sûr, mais durant le temps que je cherche mes mots, je n'y pense pas ; dès qu'ils ont trouvé leur place à l'intérieur de la phrase, il revient, plus fort que jamais, et la honte m'étouffe. La paix ne se trouve que dans ce qui ne dure pas. Dieu est le dieu des vivants, pas des morts. La vie passe. La littérature aussi. 


La littérature ne sait pas se tenir dans la dernière heure, et c'est heureux, mais elle ne cesse de le prétendre. Je suis une petite blonde fragile dans les bras d'un énorme ours brun. Il peut m'écraser facilement mais je me sens à l'abri de sa force ; alors j'y reste encore un instant, avant d'ouvrir les yeux, avant que le jour vienne me ravir à mon songe.

dimanche 24 mars 2024

Ils nous laissent seuls

 

Il y a quelques jours, j'ai passé trois nuits en compagnie de Glenn Gould. J'avais découvert sur Internet des reportages et des documents que je ne connaissais pas, et je les ai regardés tel un assoiffé à qui l'on offre un verre de vin. Ce fut comme si j'ouvrais les yeux au sortir d'un très long sommeil. Comment avais-je pu rester toutes ces années sans lui ? Mystère. 

Je l'ai découvert au début des années 80, lorsque j'habitais seul dans une grande maison sise en un minuscule village austère de quatre-vingts âmes, en Bourgogne. Je n'étais pas tout à fait seul, puisque j'avais avec moi mon chat et mon piano, et quelques livres. En ce temps-là, je n'avais pas de télévision, à peine un téléphone dont je me servais très peu, et c'est ma ravissante voisine Anne qui était venue me chercher pour me prévenir que quelque chose d'extraordinaire se donnait à voir. J'ai passé plusieurs soirées, tard dans la nuit, seul dans son salon, car tout le monde dans cette maison était allé se coucher, devant ce pianiste dont je n'avais jamais entendu parler. Ce que j'ai vu alors m'a littéralement retourné le cerveau. C'est que je croyais connaître un peu la musique et le piano, moi… Mon univers était bien balisé, je savais où je mettais les pieds. Le piano, pour moi, c'était Dinu Lipatti, Yves Nat, Sviatoslav Richter, Kempff, Gieseking, Cortot, Arthur Rubinstein, Horowitz, Czyffra, Samson François, et plus récemment, Claudio Arrau, Emil Gilels, Maurizio Pollini, Daniel Barenboim ou Maria Joao Pires. Tous ces pianistes prestigieux formaient le terreau musical dans lequel j'évoluais depuis l'enfance, et, malgré leurs différences, malgré les générations, ils appartenaient à un même pays. J'avais avec eux des liens quasi familiaux. 

Glenn Gould fit voler en éclats ce monde-là. Tout d'abord je ne compris pas ce que j'avais sous les yeux. Tout ce qu'on m'avait appris était remis en question, et combien radicalement ! Soit ce type était fou, soit c'était un génie d'un ordre inconnu de moi. Dans les semaines et les mois qui suivirent ces quelques émissions, j'ai acheté et lu tout ce que je pouvais trouver de et sur Glenn Gould (par chance, il avait beaucoup écrit, et l'on avait beaucoup écrit à son propos). Vivre à cette hauteur-là, je ne voyais pas d'autre solution. J'avais découvert un air plus pur et plus riche que tout ce que je connaissais alors, plus radical. Il y avait les films, il y avait les livres, les compositions (ah, ce quatuor opus 1 !), les émissions de radio (la Trilogie de la Solitude), les disques, ce n'est pas la matière qui manquait. J'ai avalé tout ça comme un boulimique et j'ai développé en ces années-là une sorte de schizophrénie : j'ai dû me nourrir de tout cela en secret, car mon maître était très hostile à Gould, et personne, autour de moi, ne s'y intéressait. Plus personne évidemment ne se rappelle cette époque où la plupart des critiques étaient impitoyables avec ce qu'ils considéraient comme un pitre ou un dément ; parmi tous ceux qui aujourd'hui l'encensent, et qui en parlent comme s'il en avait toujours été ainsi, je reconnais beaucoup de ceux qui à l'époque n'avaient pas de mots assez durs pour le condamner ou s'en moquer. J'avais toutefois la chance d'avoir une petite amie qui partageait mon amour de Gould, et cette dilection quasi clandestine nous donnait des airs de conspirateurs hallucinés, mais il y avait une réelle souffrance à constater que personne ou presque ne voyait ce que nous voyions. Je me rappelle encore mes nombreuses tentatives auprès de mes confrères musiciens pour leur faire découvrir cet ovni, et leurs réactions embarrassées ou ironiques plus ou moins explicites. Ce n'était pas sérieux, d'aimer Gould. On ne pouvait l'aimer que parce qu'on était séduit par ses excentricités ou parce qu'on voulait se singulariser à bon compte. Je n'ai jamais oublié ce jour où j'ai eu l'inconscience de me confier à ce sujet à l'épouse de mon maître, elle qui avait eu la chance extraordinaire de le voir en récital à New-York. Son air d'absolu mépris (elle parlait de « son cinéma »), alors, m'a conforté dans l'idée qu'il fallait absolument taire cette passion si je ne voulais pas perdre tout crédit auprès de mes proches. 

Gould est mort en octobre 1982. Je me revois descendre du train, à Montbard, alors que je venais d'apprendre la nouvelle de son décès. Il faisait très beau, ce jour-là, et j'ai pris ma vieille Opel Rekord pour rejoindre mon domicile, à vingt kilomètres de là. Je rentrais de Paris où j'étais allé donner des cours au conservatoire. Est-ce dans le journal, que j'ai appris la nouvelle, c'est probable, dans Le Monde, ou dans Libé, je ne sais plus. Toujours est-il que je suis rentré chez moi dans un état second. À peine avais-je eu le temps de découvrir ce génie qu'il nous quittait déjà. Je n'ai pas ressenti le chagrin qui m'a étreint hier à l'annonce de la mort de Pollini, non, mais je me suis senti bien seul, seul en compagnie de mon secret. Gould, je ne l'ai jamais rencontré, à la différence du pianiste italien dont j'ai été le voisin durant quelques années, et surtout, je n'ai jamais assisté à ses concerts. Pourtant, j'ai le sentiment de mieux le connaître que Maurizio Pollini. Il m'a été plus proche, par bien des aspects, et il a influencé ma manière de jouer du piano d'une façon extrêmement profonde et durable. Mais il y aurait tant à dire sur le sujet… Durant ces quelques heures passées en sa compagnie, la semaine dernière, j'ai regardé à nouveau ce film de Monsaingeon que je connaissais très bien mais que je n'avais pas vu depuis une éternité, film dans lequel on le voit interpréter la quatrième partita de Bach, et j'ai été comme foudroyé. Moi qui croyais le connaître, j'ai pris une leçon de piano et une leçon de musique d'une intensité à couper le souffle. Je place ces quelques instants de musique au plus haut dans l'art de toucher un piano. Il faudrait vraiment que je me décide un jour à parler de ça, parce que je n'ai jamais rien lu à ce sujet qui m'ait convaincu. Personne ne parle jamais de ce qui fait que Gould est un pianiste à nul autre pareil, du moins à ma connaissance. Heureusement qu'il existe les films de Monsaingeon, car je suis convaincu que sans les images, on ne peut pas comprendre Glenn Gould. L'entendre sur disque ne suffit pas, et Gould le savait très bien. Encore faut-il qu'il soit bien filmé, et les quelques films que Monsaingeon lui a consacrés sont à cet égard remarquables. Il fallait un musicien véritable pour filmer ainsi ; ma reconnaissance lui est éternelle. L'œil nous aide, dans ce cas précis, à entendre ce qu'on ne pourrait entendre sans lui, alors que, très souvent, l'œil nous empêche d'entendre. Filmer la musique est un art bien plus exigeant qu'on ne l'imagine. 

Tout ce que les imbéciles considèrent comme des tics ou des manies de qui voudrait se singulariser ne sont en réalité que les conditions nécessaires qui rendent possible de produire et de transmettre ce que ce génie a dans l'oreille, et sa relation à la musique et aux compositeurs. Sans cette position très basse devant le clavier, par exemple, il serait impossible à Glenn Gould de jouer ainsi. Sans ce lien indissoluble entre la voix, le corps, la main et l'esprit, ce jeu si singulier ne peut exister. Il y a les pianistes qui font monter le son depuis le clavier — et les autres. Je crois que cela provient de la pratique de l'orgue. Il faut voir combien les doigts de Gould sont actifs, actifs jusqu'à l'extinction du son. Quand Gould tient une note au piano, il la fait exister comme le violoniste fait exister le son avec l'archet. Malgré ce que tout le monde remarque, son staccato, c'est dans le legato qu'il est le plus génial. Pour lui, le piano n'est jamais un instrument à percussion dont le son meurt inexorablement après qu'on a enfoncé la touche. Non, le son est vivant jusqu'à ce qu'il lâche la touche. C'est ce que montre très bien ce petit film. Jamais je n'ai vu de ma vie des doigts pareils à ceux-là, des doigts qui sont actifs tout au long du processus de production (et d'entretien) du son : il est toujours au plus près de la corde, alors que bien souvent le piano est une machine qui nous en éloigne, par son mécanisme incroyablement sophistiqué, auquel on fait trop confiance. On ne peut pas jouer ainsi si l'on a le visage loin du clavier, c'est impossible. Quand Gould joue du piano, il se dirige lui-même en train de jouer d'un instrument à cordes, ou d'un instrument à vent, ou de chanter : ses mains sont à la fois les instruments et celles de celui qui les guide et celles du compositeur. C'est ce qui donne à son jeu cette densité et cette intensité presque irréelles. Qu'il ait joué de l'orgue à l'église presque chaque dimanche durant son enfance ne peut pas être étranger à cela, qu'il ait cet instinct viscéral pour la musique contrapuntique et pour Jean-Sébastien Bach (mais aussi pour Orlando Gibbons) ne doit rien au hasard, qu'il soit contraint de chanter en même temps qu'il joue, non plus. Je me rappelle cette anecdote à la fois drôlatique et désolante : George Szell, avec qui Gould était en train de répéter, qui lui avait reproché de trop utiliser la pédale una corda, insinuant que cela rendait son jeu trop féminin (entendez un peu tapette, quoi), remarque qui avait profondément blessé le puritain Glenn Gould. Cette remarque me semble à moi parfaitement idiote, car jamais je n'ai entendu un jeu plus viril que celui de Gould ; c'est même l'une de ses très grandes qualités, quels que soient par ailleurs ses raffinements presque névrotiques. Mais je pardonne à George Szell, car c'est lui aussi qui a dit : « Ce type est complètement fou, mais c'est un génie. » 

Il m'aura fallu plus de quarante ans pour admettre que Gould est au-dessus de tous, même de ceux qui me sont les plus chers. Ce niveau d'exigence est presque inhumain, appliqué au piano. Et c'est bien ce que beaucoup ont senti à travers le monde, même confusément, même parmi ceux qui connaissent mal la musique. Il fait partie de ces êtres rares qui sont capables de nous amener au contact de ce qui nous dépasse complètement, presque malgré nous. Nous ne pouvons en concevoir qu'une infinie gratitude et un peu de terreur. J'ai pleuré en apprenant la mort de Pollini, hier, et ces larmes m'ont surpris moi-même. Jusqu'alors je trouvais ridicule de s'apitoyer ainsi sur la mort de qui l'on a pas connu intimement. Mais malgré mon chagrin bien réel, je n'ai pas le sentiment d'une perte aussi importante que celle que j'ai ressentie en octobre 1982 — Dieu sait pourtant que je place Pollini très haut dans mon panthéon musical intime. Ce n'est tout simplement pas du même ordre. La radicalité de Glenn Gould m'a changé complètement il y a quarante ans, et pas seulement d'un point de vue musical. C'est ce sentiment que j'ai retrouvé, presque miraculeusement, il y a quelques jours, et c'est ce sentiment que je m'étonne d'avoir oublié durant de longues années. Sans doute ai-je jugé que je n'étais pas en mesure de vivre à cette altitude. Mais même si je n'en suis pas capable, cette exigence est plus précieuse que tout, et je refuse de vivre dans le monde qui m'en prive ou m'en détourne. Les noms qui nous parviennent sans cesse, toute la journée, les nouvelles, les sons, les productions artistiques, les récits qui les accompagnent, la bêtise, la vulgarité, la rumeur de mon époque me paraissent ignobles, dès que je me retrouve en compagnie de Gould, et je m'en veux terriblement de leur accorder une minute de mon temps et de mon attention. L'enfer, c'est exactement ça, c'est avoir cédé sur son désir et sur l'exigence qui l'accompagne nécessairement. 

Pollini et Gould ont au moins un point commun qui ne me paraît pas du tout secondaire : ils sont beaux tous les deux. Ils sont beaux quand ils sont jeunes, ils sont encore plus beaux quand ils sont vieux. Leur beauté doit tout à l'intelligence et à l'exigence, à l'esprit qui a façonné le corps. L'un comme l'autre n'auront pas fait beaucoup de concessions, c'est le moins qu'on puisse dire. Plus je vieillis plus j'aime la radicalité. Il n'y a qu'en ses terres qu'on se sent vivant. L'art sans radicalité, ça ne vaut pas tripette. Il ne s'agit pas de divertir, et encore moins de tuer le temps, il s'agit de transformer l'être humain, ou de le restituer à sa véritable ambition, qui est de rendre le temps vivant, de trouver la vie à travers le temps, de ne pas mourir avant d'être mort. C'est ça, la grande leçon de l'art, et ce qui le différencie radicalement du divertissement qui a littéralement pourri nos existences. Mais nous sommes tous responsables, et moi le premier. Qui m'oblige à m'intéresser aux féministes vociférantes, à Aya Nakamura, au cinéma, à l'actualité, à Emmanuel Macron, à la maire de Paris, aux ridicules écrivains qui publient à tour de bras, à ces éternelles histoires de consentement, aux articles publiés dans Blablateur ou ailleurs, aux polémiques hebdomadaires, aux angoisses de mes contemporains, aux femmes cheffes d'orchestre, à la mode vestimentaire ou culinaire, aux vedettes qui passent à la télé, et même aux misères des princesses ? Personne. Personne n'est responsable, sinon moi-même. 

La musique est plus que la musique, et cela je le sais depuis toujours. Il n'y a pas de morale plus haute que la musique ; l'exigence est au commencement de tout, au même titre que l'amour. Il est même possible que ce soit une seule et même chose. Le Christ était à la fois l'amour et l'exigence incarnés. 

C'est dans la Solitude que le divin éclôt, et les artistes de ce calibre nous y attendent.

dimanche 17 mars 2024

Contre la danse


J'ai en horreur les trémoussements qu'on appelle “danses”. Aussi loin que remonte ma mémoire, j'ai toujours trouvé ça honteux, et même déshonorant, de danser. Cela m'est arrivé plus d'une fois, pourtant. Ma seule excuse est qu'il s'agissait de “slows”, c'est-à-dire d'une non-danse qui n'existe que pour nous donner le droit durant quelques instants d'entrer en contact avec le corps de la fille convoitée. Le slow, c'était le Messenger de mes jeunes années. 

Il me semble impossible d'aimer à la fois la musique et la danse. Ces deux réalités se repoussent, elle sont radicalement incompatibles. La musique institue précisément dans l'être ce quelque chose que la danse révolte. La loyauté. 

Pourtant j'ai longtemps vécu avec une danseuse. J'ai aimé la voir et l'entendre faire ses exercices, le matin. J'ai aimé ses pieds meurtris, ses mollets musclés, ses collants, l'odeur de la sueur, dans la pièce où elle évoluait. J'ai aimé ce milieu : j'ai aimé fréquenté des danseuses. J'ai aimé désirer leurs corps, les observer, j'ai aimé les moiteurs des vestiaires, assister aux répétitions, m'agacer parfois aux ballets auxquels j'étais convié, mais qui ne me décevaient jamais complètement, fasciné que j'étais par ces corps que souvent je voyais nus, ou presque. 

J'ai dansé deux fois, hormis les slows mentionnés que je ne regrette pas. La première fois, c'était au mariage de l'un de mes frères, à Annecy. Je devais avoir quinze ans et je m'étais étonnamment décidé à inviter une jolie jeune fille à danser, car je ne voyais pas d'autre moyen d'entrer en contact avec elle. Je n'ai heureusement aucun souvenir de la danse elle-même, mais Sylvie est devenue une amie, une amie charmante, un peu plus âgée que moi, que j'ai fréquentée quelques années sans jamais coucher avec elle, à mon grand regret. Elle détenait des secrets que j'étais avide de découvrir. La deuxième fois que j'ai dansé, c'était peu de temps après, lors d'un bal costumé auquel j'avais été convié par la maîtresse de maison qui était amoureuse de moi. Plus déguisé que les autres, je n'étais pas costumé, je portais des bottes en caoutchouc bleu et blanc, ridicules, et je n'ai pas osé refuser lorsqu'elle m'a invité à danser la valse. Rarement dans ma vie j'ai été aussi humilié. 

Pour être tout à fait honnête, je dois convenir que j'aime le tango, que j'aime la valse, et que j'aime certains ballets classiques. J'ai aussi beaucoup aimé, dans les années 80, les ballets de Pina Bausch, et quelques autres compagnies de danse contemporaine. Je me rappelle avoir été très impressionné par un solo dansé de et par Susan Buirge sur le Jésus que ma joie demeure, de Bach, interprété par Lipatti, et j'ai revu récemment avec beaucoup de plaisir les chorégraphies de 1913 de Nijinsky. Il y a quelques jours, j'ai regardé le film de Cédric Klapisch intitulé En Corps. J'ai été troublé. Ce film qui m'a beaucoup intéressé a fait revenir beaucoup de souvenirs à la conscience, mais il m'a également mis très mal à l'aise. J'aimerais le revoir, pour essayer de comprendre la confusion qu'il a suscitée en moi. La danse classique et la danse contemporaine sont des mondes très différents, pour ne pas dire opposés. Quand j'avais dix-huit ans, je méprisais la danse classique, ce qui n'est plus du tout le cas aujourd'hui, où c'est au contraire la danse contemporaine qui soulève beaucoup d'interrogations en moi. Devant le film, je n'ai pas pu m'évader d'une sorte d'impasse tétanisante, d'un malaise profond. 

Je suis consterné par les trémoussements de mes amis, de mes amies. Je leur en veux de se déshonorer ainsi, de profaner ce qu'ils ont de plus précieux, leur corps. La danse devrait être réservée à des cérémonies où le sacré se donne à voir dans ses manifestations corporelles et érotiques. Voyant danser qui j'aime, je pense à ces larges pots, dans les cuisines, desquels dépassent toutes sortes d'ustensiles dressés bêtement, des louches, des cuillères, des spatules, des couteaux, en une forêt chaotique et grotesque : image caricaturale de nos sociétés modernes. Je n'ai rien contre la transe, à condition qu'elle s'accompagne d'une longue et solide tradition, qu'elle soit la manifestation en acte d'une gnose

Il est impossible d'aimer à la fois la musique et la danse, et les ballets, loin de me contredire, me donnent raison. C'est parce que la danse est quelque chose de honteux que l'homme a conçu des spectacles qui la codifient à l'extrême, qui gomment le plus possible tout ce qui en elle ressemble aux manifestations d'un animal dont l'âme est tout entière occupée à se disperser, à se montrer sans vergogne, à se laisser convoiter. À tout prendre, je préfère le strip-tease. 

J'ai passé deux jours à écouter les valses de Chopin. Dès que j'entends un pianiste qui semble prendre leur titre au sérieux, j'ai envie de vomir. Heureusement, il est impossible de danser sur une valse de Chopin. Un Dinu Lipatti, par exemple, ne fait aucune concession. De la danse ? Laissons cela aux sourds. Et Beethoven, alors, vous l'imaginez danser ? 

La danse, c'est pour rire — ou c'est pour conclure, comme dirait Jean-Claude Dusse. Sur un malentendu (et c'est bien le cas de le dire), ça peut marcher. D'ailleurs le malentendu qui aujourd'hui quotidiennement nous tue, c'est bien une espèce de jerk scabreux avec l'autre : mime saugrenu de la conversation. Posez donc votre cul sur un tabouret, ou allez marcher dans la forêt ! Et si c'est le corps de votre amie qui vous fait envie, touchez-le, avec des gestes ou avec des mots, épargnez-lui la honte du trémoussement, ne l'insultez pas avec vos dandinements de bête. Laissez-le dans son élégante torpeur. « Ils sont bavards parce qu'ils n'ont rien à dire », me disait un ami il y a quelques jours. La danse c'est le bavardage des membres, c'est la déroute des organes, c'est le temps saccagé, jeté en pâture, c'est le silence mortifié, c'est un temple transformé en supermarché. Plutôt la langueur que la frénésie ! C'est tellement beau, un corps : on ne peut pas le laisser se ridiculiser ainsi.

C'est parce qu'on aime les danseuses qu'on hait la danse. Elles se sacrifient pour nous, ces inconscientes déesses pâles. 

Le tango est quelque chose de très singulier. Bien sûr, c'est une danse, et l'une des plus suggestives qui soient, mais elle se tient sur un fil : elle met en scène le désir de l'homme pour la femme, mais l'exprime sous forme de litote. Le tango que j'aime est le plus sobre, celui où le mouvement est presque absent, presque invisible. C'est un couple qui marche, le torse droit, ce sont des paroles qui ne sont pas prononcées, alors qu'on les devine très crues. C'est la distance entre deux corps, qui est montrée, dont les infimes variations nous brûlent la rétine. C'est un instrument de précision à mesurer le désir, qui montre d'autant mieux qu'il cache. Le tango acrobatique qui se développe de plus en plus me dégoûte, c'est pour moi un contresens absolu. Il a autant de rapport avec le vrai tango que le patinage artistique avec le patinage de vitesse. Aussi bête, aussi laid que le rock. Mais c'est dans l'ordre des choses. Tout ce qui avait de la noblesse et de l'allure est désormais souillé. La caricature gagne partout, elle contamine tout. Le bavardage et le mauvais goût l'emportent sur le sens. Le contraire nous aurait étonné. 


dimanche 10 mars 2024

De la langue au visage

 

Les rares fois où, écrivant, j'éprouve un sentiment de bonheur supérieur, c'est lorsque je réussis à dire exactement ce que je veux dans une langue purement française, grammaticalement et syntaxiquement parfaite (autant dire que c'est rare). J'aime beaucoup transgresser les règles, les tordre, les ignorer, les contourner, les oublier momentanément, j'aime la langue que cela peut produire à l'occasion — et dont il m'arrive d'être fier —, mais je n'éprouve jamais autant de plaisir que lorsque la langue que j'emploie est pure et simple, quand j'écris français, en français. Mon ambition (si le ridicule veut bien ne pas me tuer immédiatement) littéraire est sans doute là : parvenir à passer d'une langue parfaitement classique à une langue privée sans solution de continuité, sans que cela se voit, ou, du moins, sans que cela ne vienne déranger la lecture. Ni l'un ni l'autre : être ici mais aussi là, selon l'exigence du sens, ou selon ma fantaisie.

Lisant l'Oreiller d'herbe, de Natsume Sôseki, je suis parfois gêné par ce qui ressemble à une mauvaise traduction, mais je n'ai pas la certitude que cette impression soit fondée. Il se peut que Sôseki écrive réellement ainsi, je ne le saurai sans doute jamais ; je ne peux en juger sérieusement sans connaître le japonais. Ces moments sont tout de même assez rares dans le texte, et il est après tout possible que Sôseki fasse ce que je fais moi-même quand j'écris, c'est-à-dire passer d'une langue classique et transparente à une langue dont les défauts n'en sont pas, sont le seul moyen qu'on ait trouvé pour parvenir à exprimer ce qu'on essaie de dire. Le fameux « bien écrire », propre à ceux qui n'ont aucune idée de ce qu'est la littérature, est une notion qu'on devrait réserver au droit et à la rédaction de modes d'emploi. Toutefois, la mauvaise traduction est toujours possible, elle est même inévitable ; c'est évidemment la bonne traduction qui est l'exception. Quand nous lisons de la littérature étrangère traduite dans notre langue, nous sommes confrontés à un indécidable très proche de celui que nous entretenons plus ou moins volontairement en écrivant. (Il me revient que le « prose », en argot, signifie le cul (et l'on pourrait légitimement se demander ce que signifie « le poésie », dans le même idiome) ; c'est Pascal Adam, qui m'avait appris ça, il y a quatre ans, et c'est lui aussi qui me permet de lire Sôseki aujourd'hui.) Un bon traducteur, c'est la même chose qu'un bon astrologue. Tous les traducteurs partent des même signes, de la même configuration astrale, mais très peu arrivent à un discours et à une langue qui soient littéraires et qui ne trahissent pas l'auteur : cette langue doit nous permettre de rêver, de croire connaître la langue originelle. C'est toujours un miracle. 

Il y a, dans presque tous les romans japonais que j'ai lus, un effet de fadeur, mais cette fadeur, loin d'être un défaut, est ce qui constitue leur plus grand attrait. Pourtant, on pourrait très bien se dire que cette fadeur n'existe qu'une fois le roman traduit en français, qu'il n'est qu'un dégât collatéral, qu'un effet que les traducteurs n'ont pas su éviter, ou bien même qu'ils ont engendré pour rendre compte d'une qualité qui n'existe pas chez nous, que la fadeur est l'équivalent de quelque chose que nous ne connaissons pas dans nos Lettres. La langue de tous les écrivains est une langue privée, une langue qu'ils ont créée en partant de leur langue maternelle, pourtant cette langue privée peut très bien se fondre dans LA langue, sans la heurter, en tentant, au contraire, de disparaître en elle, ou au moins de se faire la plus discrète possible. Je me demande vraiment ce que je préfère… Langue privée, langue publique, c'est entre ces deux embrassements que nous essayons d'exister.

« Celui qui consacre sa vie à l'art ne peut pas donner sa pleine mesure s'il ne lui est pas donné de voir quelques beaux rêves », écrit Sôseki dans l'Oreiller d'herbe. Une belle langue est un rêve dans lequel on rêve qu'on rêve. On remonte à une source qui n'existe pas, et sous les mots, d'autres mots pâlissent sans disparaître, et ce sont eux qui nous séduisent. Nous savons bien que nous sommes en train de rêver, mais ce rêve est si précieux que nous voulons rester en sa compagnie, même si l'impossibilité d'en rapporter quelque chose d'aussi beau à la lumière nous est signifiée dès l'origine. Les deux mondes se croisent mais ne se mélangent pas ; l'art n'est qu'une tentative toujours avortée de les faire se rencontrer. Voir un beau rêve est très exaltant et très utile, mais il faut s'en détacher, il faut l'oublier, si l'intention est d'en donner une traduction artistique. Il faut accepter la perte inhérente à la traduction. 

Et la perte, c'est aussi et peut-être surtout la perte du sens, que tout écrivain éprouve dès qu'il se met en tête de dire ce qu'il veut dire, ce qu'il croit vouloir dire. J'ai commencé ce texte en écrivant « lorsque je réussis à dire exactement ce que je veux », mais la vérité m'oblige à dire que ça n'arrive jamais, et que si par extraordinaire nous arrivions à dire exactement ce que nous voulons dire, il n'y aurait plus de littérature. L'écrit n'est pas la parole, fort heureusement, ou, si l'écrit est bien une manière de parole, ces deux-là entretiennent une relation tout de même assez difficile, et c'est en partie de ce conflit que naît la littérature. 

Petit à petit, la vie nous quitte, ou bien nous quittons la vie, on ne sait pas très bien. En tout cas les liens se distendent entre elle et nous, c'est certain. C'est très intéressant à observer. J'avais déjà vécu douloureusement cette transition au moment des vieux jours de ma mère. À mon tour, maintenant. Ce qui est étrange, c'est que les mots, au contraire, créent des liens entre eux, de plus en plus de liens, à mesure qu'on vieillit. On les voit lancer leurs bras dans le vide de la parole, en silence, et il est remarquable qu'ils parviennent la plupart du temps à agripper d'autres mots qu'on aurait cru trop éloignés pour qu'existent entre eux des liens de parenté. Est-ce une forme d'intelligence qui nous vient sur le tard, ou bien, au contraire, une démence littérale qui s'annonce ?

Dimanche matin de la semaine dernière, aux aurores, alors que je n'avais aucune idée de ce que serait la substance du texte que j'allais écrire, mon premier mouvement avait été de parler des pays dans lesquels j'aimerais finir mes jours, et qui sont au nombre de quatre, ou cinq. La Suisse, la Corse, l'Irlande, l'Écosse, et, à moindre titre, l'Espagne. Or j'ai appris aujourd'hui que j'avais des origines corses et italiennes à 54 % (ça je le savais déjà), anglaises à 27 % et espagnoles à 20 %. Anglais à 27%, tout de même, ce n'est pas négligeable !

Je n'aurais jamais eu l'idée de faire ce test ADN sans ma nièce Sandra qui voulait vérifier que mon frère était bien son père. Elle avait des doutes, ayant appris que sa mère avait eu à l'époque de sa conception une relation avec Salvador Dali, et il semble donc que cette hypothèse soit la bonne, en tout cas meilleure que celle qui avait prévalu durant près de quarante ans. Comme elle est gentille, Sandra m'a assuré que je resterai « son oncle préféré ». J'ai donc perdu une nièce mais elle a gardé un oncle, ce dont je me félicite. La généalogie est une discipline quantique. 

Sur le site internet de la société qui a procédé au test, je découvre toute une théorie de noms complètement inconnus de moi (les patronymes ne me sont pas inconnus, pour la plupart, mais ceux qui les portent, oui). Ces noms, qui ont l'air de sortir de terre comme des champignons après l'averse, sont autant d'énigmes qui se dressent devant moi comme des questions, mais c'est surtout leur nombre, qui surprend et donne au paysage mental qui nous accompagne partout une physionomie toute différente. La famille, jusqu'alors, c'était une trentaine, ou peut-être une cinquantaine de noms tout au plus, et des noms portant des visages, ou au moins des anecdotes. On a la sensation d'être différent, quand on découvre soudainement que les relations que l'on entretient avec le monde sont plus vastes et plus mystérieuses qu'on l'imaginait. On s'en doutait, certes, mais le fait de voir ces noms, et de savoir que ces personnes existent, qu'elles ont ou ont eu une vie réelle, inscrite quelque part, en France ou ailleurs, cela change tout. 

Vincent Castagno écrit : « Je supporte à peu près mon image, moins ma voix, quant à mon nom, chaque fois que je le vois écrit quelque part, il me remplit de honte. Le lisant, j'ai de la peine pour le pauvre type qu'il contient et dénonce aux regards de tous. Je suis gêné à l'idée qu'il soit offert à la vue des autres, que n'importe qui puisse le lire sans mon consentement. Notre nom est la seule chose qui nous contient tout entier. Il nous garde intact dans tout notre passé et tout notre avenir, et il est dérisoirement faible ». Le pauvre type que le nom dénonce aux yeux de tous, je vois très bien de qui il s'agit. J'ai eu honte du nom de mon père, autrefois, mais il y a longtemps que ce n'est plus le cas. En revanche, je suis toujours gêné, en voyant mon nom (prénom et nom) écrit quelque part, par l'effet de traduction qu'il porte avec lui. C'est irrévocable — et c'est le cas de le dire. De notre corps, de nos organes, de nos humeurs et de nos rêves, le nom donne une traduction à la fois simpliste et grandiose sur laquelle tout le monde se jette. Il y a dans le nom une fatalité qui dépasse encore la fatalité biologique et génétique. Le nom nous crée et nous enterre, et nous survivra longtemps. Par exemple, je ne sais pas comment font les romanciers qui, s'inspirant de personnes réelles pour créer leurs personnages, parviennent à changer les noms. À chaque fois que je me suis essayé à cela, j'ai renoncé. La force du nom réel est décourageante. Mais c'est sans doute que je n'ai pas le courage ou l'inconscience d'un romancier. Le nom nous regarde de haut et rit de nos tentatives puériles de l'ignorer. Notre nom est la seule chose qui nous contient tout entier et les efforts que nous faisons pour y échapper ou agrandir notre moi en lui tournant le dos sont voués à l'échec. Porter le nom qu'on nous a donné est à la fois humilité et orgueil, sans que l'un ne l'emporte sur l'autre. D'ailleurs il m'arrive de plus en plus souvent de regretter d'avoir eu l'idée de prendre un nom de plume. Il y a là autant de conformisme que de prétention. Ce qui pouvait avoir un sens tant que ma mère était vivante n'en a plus du tout aujourd'hui. 

Ne pas trahir l'auteur est ce qu'il y a de plus difficile, quand nous écrivons, car écrire c'est traduire. Il serait préférable de se contenter de rêver, comme en amour, si l'on veut éviter la déception. Les mots sont indispensables pour aimer, mais ce sont eux aussi qui précipitent le désamour. La trahison est inscrite au fer rouge dans l'âme des humains dès qu'ils croient devoir se fréquenter. Dire c'est toujours mal dire, et maudire. Seule la musique échappe à cette malédiction, et je mesure aujourd'hui à quel point c'est précieux. Les phrases que nous formons nous trahissent d'autant mieux que nous les avons réussies. Je pensais à ça en constatant que la pratique du journal, qui m'a longtemps occupé, m'est devenue impossible aujourd'hui. Contrairement à la plupart de ceux qui tiennent un journal, il me semble que celui-ci ne devrait pas se préoccuper d'être littéraire. Quand j'ai commencé à le tenir, dans les années 80, je me fichais éperdument de savoir si mes notes étaient littéraires ou non. Il fallait seulement noter ce qui arrivait, et je sais aujourd'hui que c'est là le plus précieux. Comme la photographie nous dit : cela a été, ce journal-là me disait : « cela fut ». Et puis, évidemment, on se laisse prendre à son propre jeu, et petit à petit, on essaie de faire de belles phrases dont on pense qu'elles vont nous conduire à la littérature. Le journal qui a le plus de prix à mes yeux, aujourd'hui, est une sorte d'agenda amélioré où je peux retrouver celui que je fus dans ces années-là, et qui avait complètement disparu. C'est d'ailleurs ainsi, je m'en avise seulement ce matin, que ma mère concevait cette activité, elle qui a rempli des centaines de cahiers illisibles. Pour le lecteur, cette sorte de journal n'a aucun intérêt, mais c'est bien différent pour celui qui le tient. Être illisible, voilà ce qu'on se doit à soi-même. 

« Depuis toujours, la qualité d'un écrivain se mesure à la façon dont il emploie son talent pour décrire le physique de son héros. » On en revient toujours là. Ce qu'on voit ; le visage. Le visage et le paysage. Le visage dans le paysage. Mettre un corps dans un paysage ; et d'abord son propre corps. C'est-à-dire remonter à la vie vivante. La vie qui se manifeste à nous, et en nous. La vie de l'autre, sa vie en nous. Une chose m'est parfaitement incompréhensible, c'est ce dogme increvable selon lequel il ne faudrait jamais s'attaquer au physique de quelqu'un. Moi je ne vois pas de quoi d'autre il pourrait être question, si l'on veut rester dans la vérité. Chacun d'entre nous porte son visage et son nom comme une croix : tout est là. Je ne comprends pas ces fausses pudeurs qui me paraissent le comble de l'hypocrisie. On peut détourner le regard, mais la vérité reviendra toujours nous frapper quand nous croirons nous en être débarrassé.

C'est ce qui a disparu, qui compte. La langue permet de remonter le temps, de se faufiler dans le corps qui nous a abandonné et dont nous ne possédons plus que quelques bribes éparses et précaires. Il me semble que la seule attitude possible, quand nous nous trouvons face à un visage qui nous plaît, est la perplexité. Tant d'illisibilité concentrée et pourtant rayonnante ne peut que troubler et même effrayer. Ici, les mots se taisent, et c'est de leur silence vertigineux que sourd la beauté qui nous frappe. Il y a tant d'éloignement, dans un visage… Toute notre tendresse ne suffira jamais à combler les années-lumière qui nous en séparent. Chacun d'entre nous est à chaque instant sur le point de disparaître, et c'est bien cet évanouissement qui nous bouleverse. Toi que j'aime, tu n'existeras plus l'instant d'après. Ton inconsistance est la source de mon désir, mais tu préfères ne pas répondre, croyant en cela exister plus. 


à Yohann Rimokh

samedi 9 mars 2024

Le péché pour les connes

 

La musique est le seul paradis. Il n'existe pas d'autre lieu dans lequel on soit à l'abri de la bêtise. Les mots nous plongent au cœur de la géhenne, le langage est le pays de la Malédiction, les phrases sont maudites. Toutes nos questions nous reviennent à la figure, un jour ou l'autre.

Tombant ce matin sur un spectacle ignoble, la lecture d'une comédienne superlativement nulle d'un texte d'une prodigieuse médiocrité, des pulsions méchantes nous montent au nez. Il faut les voir, ces connasses ! Il faut les voir se pâmer, mimer l'extase, susurrer et tordre la bouche comme si toute la glaire du plaisir leur remontait le long des boyaux, leurs muqueuses enflammées et retournées, rouler des prunelles et froisser les paupières, plisser le nez, onduler l'intérieur des joues, prendre des airs d'intelligence avec l'ami et se glisser dans les draps de la plus dégueulasse obscénité, il faut les voir portées par la vague odieuse de la médiocrité officielle, à l'apogée de la platitude en ébullition, pour mesurer à quel degré d'infamie nous sommes arrivés. Le dégoût qui nous prend face à ces images est sans limite ; on en est affolé : c'est un chancre purulent qui nous pousse dans l'âme. 

Vite, un peu de Coltrane, ou de Mozart, pour respirer ! Tout sauf cette tumeur verbeuse qui s'écoute prononcer en gobant sa propre pommade ultra-transformée. Nourries aux exhausteurs de goût et aux émulsifiants internationaux, elles ne savent pas faire la différence entre un bloc de plâtre et un camembert au lait cru, entre une assiette de glucose et la haute poésie érotique. On plaint leurs amants. 

Mais le pire est qu'elles osent se parer du beau mot de « péché ». Connasses.

dimanche 3 mars 2024

Bander

 

J'abdique. Mon texte est perdu pour toujours, sans doute, et j'ai écrit par-dessus lui un texte misérable, un texte aussi creux et nul que ceux que j'écris d'habitude. J'ai peut-être rêvé. J'ai sans doute rêvé. Ce texte n'a peut-être jamais existé que dans mon imagination. Jamais je n'aurais été capable d'écrire un texte aussi bon, je le sais bien. Ce n'était pas moi. J'étais ailleurs. Le moule est cassé. Ce ne sont pas mes mains. Je pourrais l'intituler ironiquement « dans ma mémoire », ce texte. Dans ma mémoire, on trouve de tout, comme dans les pharmacies de Charles Trenet, on y trouve de tout, sauf ce qu'on vient y chercher. Le jour se lève machinalement, sans y penser. Dans ma mémoire, on y trouve « C'est moi ! », on y trouve quelques odeurs, quelques thèmes en ut mineur, on y trouve aussi les jérémiades d'un type qui croyait avoir écrit un texte important, un clavier auquel il manque des touches, des sourires crispés, des dents qui grincent, des regards appuyés, des messages compatissants ou incompréhensibles, des phrases sans queues ni têtes, des paragraphes incomplets, dont le sens est tombé au champ de déshonneur, des lumières qui clignotent, des ombres, des trous, des massifs indéchiffrables, des paysages effacés, des sentiments creux, des aubes, des crépuscules, des motifs musicaux, des crevasses, des murs, des portes, des modulations, des visages, des chambres d'hôpital, des êtres perdus qui errent, des jardins et des douleurs, et beaucoup de mots, beaucoup de mots délivrés de leur sens — enfin. C'est bon, quoi ! Dans ma mémoire, on trouve tout sauf mes mémoires. Ou plutôt, c'est l'inverse qui est vrai : dans mes mémoires on trouve tout, sauf ma mémoire. Pauvre chose, cette mémoire.

« Le charme de la pluie qui danse au milieu des nuages ne pénètre plus mon regard. » J'avance en fixant les yeux sur mes pieds. J'ai écrit à C., ce matin à l'aube. J'ai beaucoup transpiré cette nuit. Très peu dormi. Je n'ouvre pas les volets. On se retourne sur ses pas et on ne reconnaît plus rien. À quoi bon l'écrire ? J'écoute Little Girl Blue (live), par le trio de Keith Jarrett, dans l'album Tribute, et je sais qu'à l'autre bout du monde, des bombes explosent, des fleuves débordent, des immeubles s'effondrent, des catastrophes privent les hommes de sommeil, des femmes accouchent en hurlant et d'autres se prélassent au soleil en lisant un mauvais livre. Je ne comprends plus la beauté. Quand je pense comme j'attendais le jour, jadis, et dans quelle transe il me mettait… Mon appel reste sans réponse, bien sûr. Mon soleil est un cheval fou et je reste dans le noir. La simultanéité des choses est le plus grand mystère. On se demande comment Dieu a pu avoir pareille idée. L'engloutissement des mémoires ou leur superposition infinie. C'est à devenir fou. Il faut être complètement inconscient, pour vivre, pour se sentir solidaire du monde réel, pour en faire partie. Mettons les choses à plat. Donnons-leur un cadre et retirons-nous sans faire de bruit. Do-Ré-Mi-Fa-La-Do… Elles ne répondent jamais, vous ne le saviez pas ? Ou elles le font à contretemps, quand plus rien ne permet de se comprendre. Le fond de la pièce reste invisible. « Il y a quelqu'un ? » Elle sort de l'ombre, ébouriffée, maussade. Je ne veux plus vivre que dans le tempo paisible d'une ballade de jazz. Sentimental ? Oui, oui, bien sûr. Je dérange ? Évidemment ! Où est donc passé l'aube, nom de dieu de bordel ? Le plaisir de bander ? Non pas tant de bander, mais de sentir qu'on bande, de le constater, de sentir que quelque chose en nous se dresse, et ça vient d'où, cette puissance douce, cette volonté qui ne nous appartient pas et qui nous traverse ? Une réserve de mots et de silence coule en moi, qui produit de la chaleur, par frottements. Ce n'était pas moi. Moi, moi de chair et de sang, moi de chaleur, moi de mouvement immobile et tenace, moi de mutisme. C'est pourtant moi. C'est moi ! Je suis en face de moi-même, quand je bande. « Un homme ne laisse pas plus de traces dans une femme qu'un oiseau dans le ciel. » Vous avez cru la remplir ? Applaudissons l'exploit. Mais l'essentiel est ailleurs, on le sent bien. Ne me coupe pas la parole, s'il te plaît ! Je t'en supplie. Laisse-moi finir au moins cette phrase. Elle ne va pas te tuer. Pas celle-là. Tu auras de toute façon le dernier mot. Les femmes ont le dernier mot, et seulement celui-là. Elles nous font débander, nous calment, finissent toujours par nous rendre à notre impuissance légale. On croit que leur sexe peut nous accueillir mais elles tiennent à nous détromper. Nous ne sommes que de passage. C'est autre chose, qui attend, là, derrière les muqueuses, ce n'est pas un mystère, tout de même ! Nous serons toujours perdants, et perdus. Pourquoi croyez-vous qu'elles aiment à nous voir jouir ? Nous aimons bander, nous les hommes, parce que l'espace d'un instant nous croyons en notre puissance et en notre liberté, nous croyons en détenir la preuve, mais ce n'est qu'un moment, un prélude, une permission de sortie. Nous venons de la Perte et nous y retournons à la nuit tombée — c'est inéluctable. C'est d'autant plus beau, c'est vrai, et d'autant plus exaltant que c'est éphémère. Nous sommes sans mémoire autre que celle du sang qui bat. Elles le savent sans le comprendre. 

Ma vie est un nouveau roman. Ni auteur, ni héros, ni aventures, seulement le bruit négligeable des volets qui grincent doucement dans le vent. Les heures accumulées en vain. Après la nuit remuée dans la plaie, je suis sur le pont, je vois les deux rives, mais l'une et l'autre me sont désormais inaccessibles. Ah, qu'on ne me dise pas que je suis fou ! Je sens leurs peurs, leurs angoisses, j'entends leurs rires idiots, j'entends leurs os craquer, leurs nerfs se tendre, leurs estomacs gargouiller, et leurs pensées tourner à vide. J'avance en fixant les yeux sur mes pieds. Dans l'homme qui réfléchit, il y a aussi un homme qui pleure. Ou abdique. 

Nous n'écrivons finalement que pour mesurer notre échec. À chaque fois que nous terminons une page, elle nous dit : « Tu as échoué à dire. » Et c'est ainsi que les choses finissent : en nous donnant envie de tout reprendre, tout en nous faisant comprendre que c'est inutile. Alors nous laissons la page se montrer dans sa débâcle, gonflée de vide après avoir été gorgée de sang, et c'est notre manière de dire ce qu'il n'est pas possible de cacher : je n'y suis plus. J'abdique. Vous ne me trouverez pas ici. Mon érection n'était qu'un songe vite oublié. 

vendredi 1 mars 2024

Ah Um

 

Charles Mingus (22 avril 1922 – 5 janvier 1979)

Quelque chose qui remue. Un grouillement. Il est fâché, il est toujours fâché. La peau couleur de chiasse. Il aime Strauss et Ravel. Il est fâché d'être fâché. Pithecanthropus Erectus remue. Il est droit sur ses pattes, haut, ferme, mais à l'intérieur, ça remue et ça grouille. Willie Jones à la batterie, Mal Waldron au piano, Jackie McLean au saxophone alto, J. R. Monterose au saxophone ténor, Jimmy Knepper au trombone, en 1956. Les cordes claquent, il a de grosses mains puissantes, Charlie Mingus. Taureau ascendant Taureau. Ce soir-là, en 1972, au bord de la scène, il avait pris Sarah dans ses bras : elle y avait disparu, la petite, tellement il me semblait colossal. Il faisait nuit, on n'en menait pas large, même s'il était souriant, enthousiaste, pressé de jouer, et plaisantant. Je ne sais plus qui étaient les musiciens qui l'accompagnaient ce soir-là, à Chateauvallon. Ah si, il y avait Charles McPherson à l'alto, Roy Brooks à la batterie et John Foster au piano. Il avaient joué Fable Of Faubus à un tempo d'enfer. La nuit était chaude, c'était un 22 août. C'est un taureau, Mingus, il fonce droit devant, il a une force incroyable. Ça fait boum boum boum boum, de haut en bas. Mi La Ré Sol. Il était accordé à l'envers, comme un violon. Il lui fallait un instrument à sa mesure. Ça remue dans ses doigts, ça remue dans son ventre, ça remue dans sa musique, toujours fâchée. C'est le grave qui l'attire. Trombone, violoncelle, puis contrebasse. Il n'y a rien au-dessous de Mingus. C'est dans les glissandos qu'on le reconnaît immédiatement, ces glissandos cuivrés qu'il tire comme de grands élastiques astrologiques. Il peut avoir la clarté de Ségovia, ce costaud avec sa grosse basse bien baisable : tout est bon, dans ce gros violon vertical. Dans son sommeil, il prend parfois sa femme dans ses bras comme on prend sa basse : solo. Dannie Richmond le provoque, il aime ça, être provoqué, Mingus. Il joue à ça avec Dieu. Il meurt à 56 ans, le jour où 56 baleines blanches s'échouent sur les côtes de Cuernavaca. Il est insolent, mais il demande à sa veuve de jeter ses cendres dans les eaux du Gange. Quelque chose qui remue, par-delà la mort, quelque chose qui parle. Lors d'un trajet en voiture de 4000 kilomètres avec Miles Davis et Max Roach, le trompettiste avait dû menacer le contrebassiste de lui casser une bouteille sur la tête s'il n'arrêtait pas de parler. Quand il ne parle pas, il écrit, et quand il n'écrit pas, il joue, ou il mange, ou il baise. Il attaque avant qu'on l'attaque. Moins qu'un chien. Le livre a été censuré par son éditeur, épouvanté par ce qu'écrivait Mingus. « Je me demande si je ne pourrais pas hypnotiser toutes les putains du monde et les lancer nues dans la rue pour qu'elles violent tous les hommes. Ce monde est malade, sauvez-le, oh, inestimables putains ! » Le moins-qu'un-chien est celui qui part perdant, la rage, l'amour, la faim, la beauté, le désir, la cruauté, la solitude, la jalousie, l'humour, tout est là, ça remue dans ce perdant flamboyant qui secoue sa basse. Boogie Stop Shuffle. C'est un ogre, Charlie Mingus, mais c'est un ogre ultra-sensible. Son thérapeute ne le croit pas quand il affirme avoir baisé 23 filles en une seule nuit. Les psys ont impuissants et n'ont aucune oreille. Le taureau Mingus était HP, pas “haut-potentiel”, non, mais Hôpital Psychiatrique. Il sait comment ça se passe, là-bas, et il a écouté Charlie Parker ou Max Roach en parler. Il a vu Bud Powell en sortir, de Bellevue… Son plus beau thème ? Goodbye Pork Pie Hat (1959), en hommage à Lester Young. « Le blues, c'est un homme marchant éternellement dans une nuit glaciale, ça et là, Sutton Place, ou Bowery, vivant. Les vieux bruits froids de la réalité. Ô, blues de la malédiction. Vissé au trottoir gelé qui fond dans le défi d'une étreinte avec la pierre et le dur ciment dont la douceur imaginée n'est due qu'aux érections de solitude longuement attendues, la poussière ou le trottoir que je contemple dans ma quête ivre et fiévreuse d'un vrai ventre de femme qui me désire autant que je la désire, pour ne jamais me haïr parce que nous avons trouvé un refuge de satisfaction, comme deux pierres ivres se réchauffent l'une contre l'autre hors des caniveaux où coulent nos idées d'accouplement des contraires. » 

(D'après Laurent de Wilde)