lundi 26 juin 2023

[Journal*] jeudi 11 juillet 2002

 (Rumilly, cuisine de la Closerie, 8h)

« Je souffre, j'ai froid, je souffre, j'ai froid… » C'est par ces mots que la journée commence. « Oh, mon pauvre chéri, je t'ai appelé toute la nuit ! » ont été les premières paroles de ma mère, ce matin. Elle avait perdu la moitié de son dentier, et quand j'ai voulu lui donner à boire elle a tout recraché. Rien n'est réglé, apparemment, je crains le pire.

Hier, j'appelai la Closerie (Mon Dieu, je ne dis même plus, quand je fais le 04 50 01 20 75, que j'appelle ma mère), je tombai sur Bourrin-Chef, et j'entendis Marie-Hélène, qui disait à ma mère : « Mami, c'est un détail, ça, c'est pas important ! »

Maladies iatrogènes… Bon titre de roman. 

Liste…

[Journal*] mercredi 10 juillet 2002

(Rumilly, cuisine, huit heures moins vingt du matin)

Parler du pyjama bleu.

Coup de téléphone de Paco, hier-soir, à 21h40. Mère sort aujourd'hui, à une heure. Pierrot et Simone sont venus hier à l'hôpital. Avec Nana à la maison, je n'ai plus le temps d'écrire dans ce journal. 

Hier-soir, avant de partir de l'hôpital, j'ai lu la fin des Bonnes, de Renaud Camus, à Mère. Elle était couchée, la tête tout près de moi, dans un état de ravissement. « C'est merveilleux ! » (« Jeunes filles ! Jeunes filles ! »…)

Jeunes filles, jeunes filles, pourquoi nous avez-vous abandonnés ? La question mérite d'être posée, c'est le moins qu'on puisse dire !

Mon petit texte (La Frénésie du synchrone) sur RC, sur le site de Jacqueline. Pas une seule réaction…

« C'est pas important ! » Nana, dans la chambre 102. « Pépé, c'est pas important ! » Sylvain : « Vieillir, cela devrait être aller vers l'essentiel ! » Etc. 

« Elle a quinze ans, c'te montre ! » (Dominique, tourné vers Nana, et donc tournant le dos à la malade…)

Important, pas important, essentiel, détails, intéressant, pas intéressant, futile, sérieux… Ils sont mono-référencés. Leur grille de lecture ne comporte qu'un seul trou, qu'une seule lucarne, qu'une seule case. Et tout ce qui n'est pas dans l'enfilade — les détails — est à proscrire vaillamment et définitivement. Organismes mono-cellulaires, ils n'admettent pas qu'un autre âge, une autre pensée, une irritation [sic] différente, puissent perturber leur sens unique, et viennent moduler le seul poil qui leur sert de terminaison nerveuse. Mais leur vieille mère, elle, ne vit désormais plus que de détails, de bifurcations imprévues, de culs de sac, de temps superposés. 

L'autre jour, elle avait avancé les aiguilles du réveil… 

[Journal*] dimanche 7 juillet

(Hôpital, une heure et demie de l'après-midi)

La blonde infirmière (celle qui zozotte un peu) m'a dit, avec un petit sourire : « Vous discutez beaucoup avec le Dr Duchâteau, mais elle ne nous dit jamais rien… »

Le string de Hinde…

Hinde, R., Smaël… Je les aime beaucoup toutes les trois. Hinde a toujours un sourire très engageant lorsque je la rencontre, Smaël aussi, mais, elle, elle est infiniment belle ! Elle a un sourire d'une douceur… presque effrayante ! Comment est-il possible que j'aie vu le string de Hinde ? Je n'en sais rien, mais le fait est là. Elle est assez fine, cette petite, pas si bête, en tout cas. Smaël, j'ai toujours envie de la prendre dans mes bras… De mettre ma tête dans le creux de son épaule. 

[Journal*] samedi 6 juillet

 (Hôpital, six heures du soir)

Valentin est venu à midi et demie. Il n'a pas voulu que je le paie. Il a été très bien. Ce type (qui était le copain de JM) en est devenu l'exact contraire. Physiquement, ils se ressemblent. Carrés, massifs, terriens. Jackie plus que JM, néanmoins. Ils sont été militaires tous les deux, Jackie en a gardé la coupe de cheveux et l'autorité, la voix forte, un peu simple. Mais la ressemblance s'arrête là. L'un a l'honnêteté et la droiture chevillées au corps, et ce n'est pas mon frère. L'un est un roc lumineux, l'autre est une pierre sombre. L'un a une parole, l'autre pas. L'un essaie de fourguer des lunettes de marques à des actrices, l'autre tente de soulager les paysans. Du regard bleu de l'un coule la bonté, de celui de l'autre une folie rauque et brutale. 

[Journal*] vendredi 5 juillet 2002

(Rumilly, cuisine de La Closerie, huit heures et quart)

Hier-soir, je suis resté de sept heures à huit heures dans le bureau de R. Je lui avais écrit. Elle a lu la lettre devant moi. J'ai retrouvé ensuite Mère, métamorphosée. Elle était calme, et bien, et lucide. Je suis parti de l'hôpital à huit heures et demie. R. croit que l'hyponatrémie n'est plus en cause dans l'état de Mère ! Je me demande ce que cela signifie. Est-ce seulement parce qu'elle se sent dépassée par cette “maladie” extrêmement complexe dans le diagnostic et son traitement ?

Lu dans le Nouvel Observateur de cette semaine « Les médecines orientales ne soignent pas la maladie, mais un certain malade (…) » Les médecines orientales ne soignent pas la maladie ?! Comme si une médecine quelconque pouvait soigner la maladie ! C'est un non-sens…

Je trouve Jacqueline d'une parfaite muflerie !

Que dire de S., alors ?…

(Hôpital, une heure dix de l'après-midi) Jackie m'a dit qu'il viendrait demain (samedi) à 14h30. R. est d'accord. Le seul hic est Mère. Il ne faudrait pas qu'elle en parle ici ! 

Elle m'a dit que les infirmières la traitaient de Tatie Danielle ! J'ai dit à R. que c'était inadmissible. Je crois qu'elle m'a dit qu'elle était d'accord.

Je ne suis presque pas resté. Je reviens seulement maintenant, il est quatre heures. J'ai apporté de la purée de bananes, et des mouchoirs en papier. 

Le Dr Suzanne (chef de service) veut me rencontrer lundi à 18h30. Cela fait trois semaines (qu'elle est là) ! Il aurait pu s'affoler un peu plus tôt, non ?



[Journal*] jeudi 4 juillet 2002

 (Hôpital, quatre heures et demie de l'après-midi)

Le mot de Mère qui revient le plus souvent est : « Quand-même ! »

Marie Lamarche vient de passer. Elle lui donnera la communion dimanche. « Elle est gentille, Marie ! » Et pourtant, celle-ci m'est apparue comme tout sauf gentille. Le genre qui n'écoute pas, qui “laisse causer”. 

Raphaële ne connaissait pas la signification de l'expression française « Comment allez-vous ? » Comment allez-vous… à la selle. Ça se passe bien, de ce côté-là ? Vous évacuez facilement, avec régularité ? Qu'est-ce qui sort de votre corps ? Cet intérêt était de plus en plus marqué chez Mère, ses descriptions de pipi et de selles de plus en plus nombreuses, et de plus en plus précises et détaillées. Il y a une parenté avec Michelet, et Mozart, dont je tente à l'instant de lui faire entendre l'andante du 24e concerto. Au début, pendant deux minutes, elle est aux anges, chantant en même temps, les yeux clos et les mains jointes, elle a l'air aux anges. Puis, tout à coup, elle serre les mâchoires, plisse les yeux, crispe ses poings, et me dit : « Oh, c'est horrible, ça grince ! »… Elle n'aime plus Mozart, elle n'aime plus le jus de pamplemousse. Elle me dit : « C'est le Diable ! »

Je pense à Clara Haskil, sur la table d'opération, en train d'être trépannée, et jouant un concerto de Mozart pour être certaine de ne pas l'oublier ! 

Maintenant, elle chante une chanson paillarde… 

[Journal*] mercredi 3 juillet 2002

(Cuisine de La Closerie, six heures et demie du matin)

Me suis réveillé (facilement) à cinq heures et demie ce matin. Il fait beau. Si longtemps que je n'avais pas profité du petit matin. Hier, j'ai pensé soudain que j'avais toujours su que Mère mourrait au mois de juillet, à cause de Jérôme. 

Le début de la crise date pour moi du jour où elle a refermé Le Cousin Pons, de Balzac, dans la belle édition d'André Martel (exemplaire 1759). Les derniers mots qu'elle avait lus étaient ce jour-là : « Excusez les fautes du copiste ! Paris, juillet 1846 — mai 1847 », avant de refermer le livre, les larmes aux yeux, et de me dire : « Je n'ai pas faim ! » J'avais tenté de la prendre dans mes bras pour la consoler mais elle m'avait repoussé, presque méchamment, en tout cas j'en avais souffert. 

Risques de démyélinisation osmotique. 

Incidence des complications neurologiques retardées chez des patients avec une hyponatrémie sévère (< 110 mmol/l) en fonction de la vitesse de correction supérieure à 0,5 mmol/l'heure.

Acouphène dans l'oreille droite : j'entends un ré aigu (son sinusoïdal).

« Les Grecs n'avaient qu'un mot pour signe et sépulture. » (Du Sens, p. 146)

Elle n'arrête pas de me parler de deux choses, en les confondant plus ou moins : — ton tombeau (son caveau) — sa maison (sa demeure). « Ils sont délabrés ! » me répète-t-elle sans arrêt. Et bien entendu, je réponds que non, mais j'ai peut-être tort. Sa demeure est ce lieu où je vais persister, après qu'elle sera partie vers son tombeau. Je vais rester dressé, au moins un moment, alors qu'elle sera allongée, gisante. Je serai sa statue, l'érection vivante de sa mémoire. Je demeurerai. Et je l'abandonnerai (sa terreur, en ce moment) autant qu'elle m'abandonnera. 

« Vous serez tous morts lorsque vous assisterez à ma sépulture ! »

« Nous ne sommes que deux… » me dit-elle continuellement. Les deux versants d'une même réalité, le vertical et l'horizontal, le quelqu'un et la personne, l'ici et le là, le naître et le mourir. Chaque jour elle se rappelle ma naissance et la raconte à qui se trouve là, et personne ne comprend ce qu'il y eut d'extraordinaire dans cette naissance qui était aussi connaissance. Personne n'était là, entre nous, j'ai fait seul le chemin du ventre au cœur, vers cinq heures du soir, j'ai su, elle m'a accueilli, nous savions. Nous n'étions que deux.

Hier, elle m'a subitement dit : « Tu connais le secret de ma vie ? » Elle m'a raconté sa fuite à Paris, chez son amie Francette Leschi, le drap déjà tendu devant son lit, à l'hôpital, dans la salle commune, le drap censé cacher l'agonie et la solitude, et sa souffrance. « Mes débuts dans la sexualité… » (Elle avait dû se faire avorter, et dans le secret, bien sûr…) La mort, déjà là, au tout début, donc, et puis, lorsque le septième enfant arrive, à la fin de sa sexualité, le grand soleil de la jouissance. « Tu es né dans le bonheur, toi que je n'attendais pas ! Tu vois, ma première expérience sexuelle a failli me tuer, et la dernière m'a redonné la vie. Et ces deux moments, je les ai vécus seule, l'un sans toi, l'autre avec toi. Tu es le dimanche de ma vie. »


dimanche 25 juin 2023

Fente à l'âme

« Nous venons trop tard pour les dieux et trop tôt pour l’Être. »

« Oui, j'y voyais clair soudain : la plupart des gens s'adonnent au mirage d'une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L'une est aussi fausse que l'autre. La vérité se situe juste à l'opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l'oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés. »

Ce qui m'a poussé à écrire, ce qui m'a poussé à commencer d'écrire, il y a vingt ans, c'est la volonté de rendre justice, c'est celle de venger celle qui méritait de l'être, c'est la peur panique que personne ne sache jamais, et qu'un jour je me retrouve allongé pour la dernière fois en ayant laissé passer cette occasion que personne d'autre ne saisira. C'est la plus mauvaise et la meilleure des raisons. La guerre contre l'oubli. Cette folie de croire que l'on va rendre justice, envers et contre tout, c'est-à-dire envers et contre ce qui passe et qui sera bientôt passé. Oublié. 

Depuis, je ne cesse de différer. Chaque jour qui passe est une défaite qui creuse en moi un abîme. Moi-même j'oublie. J'oublie d'être, j'oublie ce que je voulais écrire, ce que je voulais dire, et même ce que je voulais ressentir. 

Je cherche, pourtant, et très sincèrement, je le crois ; chaque jour je cherche la manière, la forme, l'allure, la raison — l'attaque. La raison d'écrire. De noter

Mais l'écrit se charge, jour après jour, de me laisser au bord du chemin, sans aucun égard pour ma peine. Commençant une page, je sens bien que je ne devrais pas, qu'elle n'existera que pour me distraire, pour repousser encore et encore le commencement de celle que je devrais écrire. Je suis assis au bord d'un trou. Plus je jette des phrases à l'intérieur de ce trou, plus sa profondeur s'accroît, comme si mes mots étaient des bêches folles maniées par d'invisibles mains. 

J'écoute le quintette à vent et From the Monkey Mountains, le deuxième quatuor à cordes (avec percussion) de Pavel Haas, un compositeur tchèque né le 21 juin 1899 à Brno, dans la province de Moravie, qui fut l'élève de Janáček, se marie en octobre 1935 avec Soňia Jacobsonová, ex épouse de Roman Jakobson, et meurt à Auschwitz le 16 octobre 1944. 

J'ai appris hier que Milan Kundera avait été marié avec Olga Haas, la fille du compositeur qui a donné des cours à l'écrivain dont le père, Ludvík Kundera, était pianiste et musicologue, et recteur de l'Académie Janáček de musique et des arts de la scène de Brno. 

L'écrivain s'arrache un œil pour se voir et voir les autres depuis ailleurs que lui-même. On se pose la question de savoir si l'écrivain se souvient lui-même qu'il fut écrivain. Il est possible que l'œil arraché ait emporté une partie de lui-même mais le moment où l'on arrache cet œil est un moment joyeux, que l'on fait de bon cœur, dans l'enthousiasme — c'est une jouissance. L'œil est posé sur la table, il tourne sur lui-même, il voit tout, c'est un phare dans la nuit, c'est un télescope planté au beau milieu des galaxies ; mais c'est également un pauvre morceau de chair sanguinolent et désastreux. L'œil arraché est au cœur des phrases de l'écrivain, qui lui rappelle qu'il avait jadis un corps et une vie. 

Mon père avait une fascination pour le nom « Brno ». Ces trois consonnes successives, qu'il essayait de prononcer sans y mettre de voyelles le mettaient en joie ; il était fier d'être — selon lui — le seul à savoir prononcer ce mot. 

« Y voir clair », c'est la seule morale. Mais y voir clair ne va pas sans bien entendre. Et bien entendre, en français, c'est comprendre. Il y avait trois choses qui fascinaient mon père. Ces trois choses étaient la prononciation du nom « Brno », le « comma », et l'âme. Qu'est-ce que le comma ? C'est un intervalle minuscule (128/125) qui joue un rôle énorme, dans la musique et dans l'accord des instruments. C'est une espèce d'intervalle fantôme qui permet aux gammes de tenir debout. C'est aussi l'intervalle qui sépare le demi-ton diatonique du demi-ton chromatique (La dièse et Si bémol), c'est la neuvième partie d'un ton entier. Mon père était violoniste ; je suis pianiste. Un pianiste n'a que faire du comma : pour nous, un Mi bémol est la même note (la même hauteur, en tout cas) qu'un  dièse, alors que pour un violoniste, ce sont deux notes différentes, qui permettent une expressivité qui ne nous est pas accessible. Les claviers sont des simplifications. Ils se rattrapent par le nombre, par l'ambitus, énorme.

Bien entendre, c'est percevoir la différence (la nuance, et le différend) entre  dièse et Mi bémol, c'est percevoir le comma qui les distingue et les oppose. Bien entendre, c'est aussi comprendre (sans l'admettre) que l'oubli va tout aplanir. C'est donc tenter de se dresser, une fois encore, pendant qu'il en est encore temps — et même quand il est trop tard —, contre l'inéluctable force qui va confondre les choses et les êtres dans une indistinction morbide. 

Kundera ne croit pas à la réparation, on l'a vu. Mais on peut ne pas croire à la réparation et la vouloir tout de même. On ne croit peut-être pas à la vie éternelle, mais cela ne nous empêche pas de la désirer, ne serait-ce que pour y retrouver ceux que l'oubli a retirés de ce qui fait que nous sommes nous-mêmes : la mémoire. Aujourd'hui, Kundera ne prononce plus que deux mots : Brno et Maman. Olga Haas, qui n'est pas restée longtemps la femme de Kundera, a refusé aux biographes de son ex-mari toute forme de confidences. A-t-elle voulu l'oublier, ou, au contraire, le préserver, le garder, indemne, dans sa mémoire ?

Deux mots restent, seuls. La ville et la mère. L'origine. Deux mots. Deux sonorités.

L'au-delà de l'être, c'est l'oubli. Mais on pourrait tout aussi bien affirmer le contraire. Quand l'être cesse d'être, il ne reste plus qu'une mémoire infinie, sans contours, sans limites, qui englobe tout. Et peut-être que l'Être ne se donne et ne se réalise pleinement qu'après l'existence, quand nous avons tout oublié et que nous entrons dans cette Mémoire qui n'est pas seulement la nôtre, et que nous n'avons fait que traverser, en vivant, n'en ayant que le pressentiment. Au-delà de nous-mêmes, qu'y a-t-il, sinon ce qui nous a précédés ici-bas et qui sera encore là après nous ? Le Vif. Nous nous en approchons, et, au moment de l'étreindre, il nous échappe. 

Écrit-on pour se venger ou pour se pardonner ? Les deux, sans doute. Je ne crois pas beaucoup aux écrits qui se prétendent libérés de ces deux forces. 

Écrit-on pour venger ou pour pardonner ? Il faudrait être capable de faire les deux à la fois. Il faudrait se tenir à la fois dans le Mi bémol et dans le  dièse, dans ce comma, dans cette sorte de neutralité secrète, dans ce différend fécond mais apaisé. 

Celui qui écrit croit être le seul à savoir prononcer les mots qui lui viennent. Hors cette croyance il perd tous ses moyens. C'est seulement parce que personne ne sait prononcer les mots qu'emploie celui qui écrit que celui-ci se sent le droit et le devoir d'écrire.

La guerre contre l'oubli est perdue d'avance. Est-ce une raison pour ne pas la mener ? 

Comme vivre c'est frôler le Vif, écrire, c'est frôler le Sens, et il est encore trop tôt pour l'Être.

Et l'âme ? C'est seulement un petit morceau de bois qui réunit le fond et la table d'harmonie. À quoi sert-elle ? À transmettre les vibrations des cordes (qui sont passées dans le chevalet) au fond de l'instrument, et à permettre à la table de résister à l'importante pression exercée par les cordes par l'intermédiaire du chevalet. Mon instrument a une fente à l'âme. — Léguée par mon père. 

Transmettre les sens qui nous traversent au fond de l'instrument…

N'est-il pas remarquable que le mot ressasser soit un palindrome ? En un sens ou en l'autre, il ressasse son sens, autour du « a » solitaire. La musique de Janáček m'angoisse terriblement. Oublions-la et revenons à Ben Webster et Art Tatum, que je ressasse depuis quarante ans !


samedi 24 juin 2023

Partition



Il ne se passe pas un seul jour où je n'entende dire et raconter l'abolition de la sexualité (donc de la partition humaine), qui est tout de même, je me permets de le rappeler au passage, à l'origine de la vie sur Terre, au moins pour ce qui concerne l'espèce humaine. J'ai vraiment l'impression qu'on ne parle que de ça, en ce moment ! Quand je dis « on », je pense à l'actualité, aux discours, aux conversations, aux situations, aux faits divers, à la Science, et peut-être surtout aux images. Même les réseaux sociaux ne parlent que de ça. Il est difficile de ne pas penser que ce complot contre la sexualité n'est pas un complot contre la vie elle-même. Moi, je le pense. La vie est ce qu'il y a de plus menacé, aujourd'hui — la vie sous toutes ses formes. On veut la remplacer par une autre forme de vie, qui, fatalement, ne sera pas la vie, puisque hors la vie il n'y a pas de vie. De même que pour le cuir ou la viande, la contrefaçon de la vie n'est pas la vie. C'est quelque chose qui y ressemble, qui peut avoir des caractéristiques identiques, des fonctions et des usages semblables, mais ce n'est pas la chose elle-même. Le vivant est toujours mille fois plus complexe, plus savant, plus intelligent, plus puissant, que tous les artifices alternatifs. 

Le syntagme « une autre forme de vie » n'a évidemment pas le moindre sens, du moins dans l'univers qui est le nôtre. La vie est la vie. Les fous (les monstres) qui aujourd'hui ont des ailes qui leur poussent dans le cerveau sont extrêmement prétentieux, mais aussi extrêmement bêtes, malgré leur grandes capacités intellectuelles et leur grande imagination. Leur passion simple est de tout remplacer. Remplacer le bois ou le métal par le plastique n'était pas trop difficile, mais depuis, ils ont fait des progrès gigantesques, et après avoir remplacé des peuples par d'autres peuples, ils ont l'idée de remplacer la vie par autre chose. Nous en avons eu un exemple grandeur nature, à l'échelle du monde, avec la Covidiase, qui propose de remplacer ce qui est au fondement du vivant, le système immunitaire et l'homéostasie, par son équivalent chimique. L'échec sera à la mesure de leur folie, je n'ai pas de doutes là-dessus, mais au prix de combien de victimes ?

mardi 20 juin 2023

Il se dit que si la porte était fermée, il aurait plus chaud [journal]

Ce qui coule, avec les larmes, ce sont les nerfs dissous par la pitié de soi. 

Si nous comprenions vraiment notre vie, le suicide aurait un prestige tel qu'il nous serait impossible d'y avoir recours. 

À chaque fois qu'une femme s'exprime, il faut observer le mouvement de ses seins pour savoir de quoi elle ne parlera sous aucun prétexte. 

» « Il se dit que si la porte était fermée, il aurait plus chaud. » «

C'est du silence des organes que sourd la musique de Gurdjieff — et elle revient à notre conscience en parcourant la surface de notre dos. 

Je ne m'aime pas mais j'ai pitié de moi. 

Je bois du thé vert.

Sur la table, devant moi, sont ouverts : La Vie sexuelle, de Freud ; Divagations, de Cioran ; Retour dans la neige, de Robert Walser ; Visions à New York, de Philippe Sollers ; Natacha, de Nabokov ; La Femme couchée par écrit, d'Alain Fleischer ; La Langue d'Anna, de Bernard Noël ; Venises, de Paul Morand ; le Dictionnaire des Citations françaises, de Pierre Oster, aux éditions du Robert ; le deuxième tome (Cir/Ery) du Grand Larousse de la langue française ; la partition des Drei kleine Stücke, pour violoncelle et piano, op. 11, d'Anton Webern ; Air To Water Heat Pump, User Manual ; Cahier de bouillons.



Oui, bonsoir Stéphanie, bon ben si j'suis là ce soir c'est pour essayer qu'on s'remette ensemble et tout et surtout ben j'voudrais que t'essaies de m'pardonner même si c'que j't'ai fait ben ç'a été très dur et tout. Depuis qu'on est séparés ben j'me suis un peu remis pas mal de sujets en question et euh je sais que pour toi Laura ce qu'elle représente et tout et euh j'veux dire je sais pas quel moyen pour que j'revienne dans ton cœur et pour qu'on ressaie de reconstruire quelque chose tous les deux, mais c'est vrai depuis maintenant trois mois que chacun on vit de notre côté ben c'est une histoire assez dure à vivre pour moi et euh, tout ce que tu me demanderais ben je serais capable de le faire. Maintenant, bon ben c'est à toi de choisir et j'te forcerai pas la main si tu décidais de me redonner une chance. C'que j'me rends compte que Laura a autant besoin d'son papa et d'sa maman et euh maintenant le projet que j'ai c'est Stéphanie c'est d'te d'mander en mariage et euh voilà de savoir si tu voudrais m'épouser. C't'un projet qu'on avait parlé et euh j'en ai beaucoup réfléchi et euh c'que j'serais heureux c'est qu'notre petite fille ben elle nous accompagne ben chacun une main dans la sienne et qu'elle voye que ses parents y sont heureux.



Pourquoi du piano, encore ? Ou même, plus simplement, pourquoi de la musique ? 

Nous avons sombré au même temps, tous les deux, lundi de la semaine dernière. 

Quand je vais très mal, j'aime écouter des accords majeurs. 



« Nous voici à aujourd'hui : les chevelures en saule pleureur, le pantalon à pattes d'éléphant dépassant sous le ciré, une robe taillée dans de vieux rideaux balayant la crotte, la sandale, le pied nu, le sac de couchage en bandoulière, le pèlerinage aux sources. C'est l'heure du laisser couler, du “couchons-nous ici, inutile d'aller plus loin”. »



Hauts et bas, mollusques et fontaines, arches et soupiraux, langue et dents, Bataille et Fontaine, clefs et couteaux, bananes et concombres. Il faut que j'aille faire des courses, je n'ai plus rien à manger. 

On peut dire qu'on aura été seul. Ça au moins, c'est réussi. 

dimanche 18 juin 2023

Comme dit l'autre

« L'instant où nous croyons avoir tout compris nous prête l'apparence d'un assassin. » (Cioran)
« Un dictionnaire sans citations est un squelette. » (Voltaire)


Il y a les citateurs, et il y a les citationneurs. Il y a les citations, et il y a les citations

— On se fâche rarement avec un frère jumeau. 
— Oui, mais lui il est parti avec ma petite amie !
— Vous êtes sûr que ce n'est pas avec la sœur jumelle de votre petite amie ?
— …

Faire des citations, aimer faire des citations, et Dieu sait que j'aime ça, c'est partir en voyage de noces avec la sœur jumelle de son frère jumeau, c'est regarder sa main gauche en la prenant pour sa main droite, c'est faire un détour pour mieux rentrer chez soi, c'est mettre un masque avant de se regarder dans le miroir, c'est aller voir à quoi l'on ressemble quand on porte un costume trop grand pour soi. C'est toujours l'occasion de mieux se connaître, et de mesurer la distance qui sépare nos phrases de celles dont nous rêvons. C'est disposer près de nous d'une force de langage et d'une force de sens qui nous attirent dans leurs orbites, ou, au contraire, nous repoussent au loin. C'est en définitive nous donner la chance d'éprouver l'intervalle qui nous sépare de notre désir. Ce « comme dit l'autre » est une source à laquelle nous allons nous abreuver, et dans laquelle nous apercevons notre reflet trouble. Pourquoi telle fleur, pourquoi pas telle autre, cueillie sur le bord du chemin ? Parce que c'est nous qui sommes passés là. Quand j'étais plus jeune, j'avais confectionné un recueil de mes citations favorites. J'ai un peu peur de remettre le nez là-dedans, car ce ne sont pas des citations, que je vais retrouver, mais l'image de celui que je fus. De la même manière que nous sommes toujours anxieux à l'idée de revoir ou de seulement repenser à celles dont nous avons été amoureux jadis. Toute notre vie est là, dans cette « seconde main », dans la reprise de nos choix, dans ce double-mouvement de l'altération et de la désaltération. Nous sommes un autre, des autres, surtout lorsqu'on écrit.

Une des choses les plus déprimantes de Facebook ou de Twitter, ou de n'importe quel réseau social, tient à l'aspect des citations. Personne ne cite bien. Toute la journée, ce ne sont que citations approximatives, mal fagotées, mal coupées, déformées, dans lesquelles les guillemets sont utilisés en dépit du bon sens, et qui démontrent que ceux qui citent ne comprennent pas ce qu'ils lisent, quand ce ne sont pas tout simplement de fausses citations, ou de fausses attributions (l'intelligence artificielle ne va pas arranger ça). Ce matin encore, un ami m'envoyait une copie d'écran qui montrait une citation de Richard Millet : « La beauté sans intelligence n'est que fadeur. » Millet n'est pas en cause, ici, mais celui qui cite, dont la lecture est vulgaire ou sans intérêt. En l'occurrence, on se doute (je ne suis pas allé vérifier) que cette phrase est précédée ou suivie d'autres phrases qui lui ôtent sa platitude, ou au moins l'atténuent, mais la citer telle, en elle-même, démontre seulement qu'on aime les platitudes. Une citation est par définition une coupe opérée dans un texte (et plus que ça, dans l'œuvre d'un auteur). D'où l'importance extrême des limites, du commencement et de la fin de la citation. C'est la manière dont la ou les phrases sont extraites (séparées) du texte, qui compte, c'est ce que la phrase laisse sentir de son avant et de son après. La forme, ici comme ailleurs, est essentielle.

Il est bien sûr parfaitement normal que plus personne ne sache citer, puisque citer implique d'avoir lu, et surtout d'avoir bien lu. Tout se tient. Je ne croise plus, sur les réseaux sociaux, que des gens qui ne savent pas lire, et donc pas écrire, ou plutôt, des gens qui ne savent pas écrire, et donc pas lire. La citation démontre presque toujours avec une précision implacable le degré de savoir lire de celui qui la fait. 

Comme je disais sur Facebook que plus personne ne sait citer, j'ai eu droit à cette réponse : « Les citations sans guillemets, les citations où l'auteur n'est pas donné, pire les citations sans guillemets et sans nom d'auteur pour faire croire à une profondeur de pensée personnelle, les citations tirées de leur contexte dont le sens est parfois complètement différent pour coïncider avec ce que veut dire le citateur ,les citations qui se propagent à longueur d'années sur FB avec ou la même faute d'orthographe ou la même erreur sur l'auteur, les citations d' une page entière d'un livre pour faire croire qu'on l'a lu et tellement récurrentes qu'elles donnent à penser que l'auteur n'a écrit qu'une seule page dans toute sa vie . » Et bien sûr il y a beaucoup de vrai, ici, mais ce que je trouve amusant, c'est que j'aime beaucoup, moi, faire des citations sans donner le nom de l'auteur, car neuf fois sur dix, le nom de l'auteur efface la citation, la neutralise. Il y a déjà très peu de personnes qui lisent vraiment un énoncé avant d'y réagir, mais j'ai remarqué qu'une citation accompagnée du nom de son auteur n'était quasiment jamais lue. Il se passe à peu près la même chose avec la musique. J'ai déposé l'autre jour une vidéo de Vladimir Horowitz dans laquelle on le voit jouer comme une patate. Tout le monde sait quel extraordinaire pianiste il est, sans doute l'un des plus grands de tous les temps, il n'est pas besoin de revenir là-dessus. Mais il lui arrivait parfois de très mal jouer, il a donné des récitals catastrophiques, et il le savait. Dans le court extrait que j'avais déposé, on avait l'impression qu'il avait tout juste déchiffré la partition qu'il était en train de jouer, mais, bien sûr, c'est Horowitz, et un déchiffrage d'Horowitz, c'est déjà quelque chose. N'empêche, même sa femme avait l'air consternée. Ils savaient tous les deux à quoi s'en tenir. Eh bien est arrivé ce qui devait arriver, tout le monde y est allé de son petit cœur. Je suis convaincu que les trois quarts de ceux qui ont liké n'ont même pas pris le temps d'écouter. Horowitz = génie, point-barre, comme ils aiment dire. Et c'est vrai, Horowitz est une sorte de génie, ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Ça n'empêche absolument pas qu'il soit capable de très mal jouer. J'ai un souvenir qui, quand j'y pense, me fait rire, mais que je trouve riche d'enseignements. Travaillant la sonate en si mineur de Liszt, je n'avais pas été capable de m'empêcher d'écouter les disques des grands pianistes qui l'avaient enregistrée, alors même qu'Alsina me demandait toujours de ne pas écouter d'enregistrements avant que je joue parfaitement une œuvre. J'étais donc arrivé au cours avec un disque qui m'avait beaucoup impressionné, celui d'Horowitz, que j'avais prêté à mon maître afin qu'il l'écoute. Au cours suivant, il me l'avait rendu, avec ces six seuls mots pour commentaire : « Ça ne vaut pas un clou. » J'étais stupéfait, car je ne m'attendais pas du tout à cette réaction, et j'étais même pour tout dire scandalisé. Aujourd'hui, j'en ris, mais je ne saurais assez remercier Alsina d'avoir eu cette réaction. Peu importe qui joue, peu importe qui est l'auteur de telle ou telle phrase. Lisons, écoutons, et ayons confiance en notre jugement. Personne ne peut juger à notre place. Les livres des grands auteurs (et même des génies) sont remplis de phrases plates et ratées. Ça n'enlève rien à leur génie, je dirais même au contraire ! Parmi les compositeurs que je connais, il n'y guère que chez Jean-Sébastien Bach que j'ai pas encore trouvé (ou si peu) de banalités ou de fautes de goût. Même dans l'œuvre de l'immense Beethoven, il y a du déchet. Et alors ? N'aurait-il composé que les Variations Diabelli ou la Symphonie Héroïque qu'il resterait pour moi tout au sommet de l'art musical.

D'un autre côté, bien sûr, une citation n'est jamais complètement indépendante de son origine, que celle-ci soit le texte ou l'auteur. Les deux lectures sont nécessaires et inséparables. La lecture dans l'absolu, et la lecture relative au contexte et à l'autorité. La même phrase écrite par deux auteurs différents n'aura jamais, quoi qu'on en ait, le même sens. C'est bien pourquoi la citation est un art difficile, car c'est un jeu constant avec des niveaux de sens complémentaires et antagonistes, c'est un jeu subtil qui demande du tact et une certaine culture. Toute citation a trois temps : le fragment (en) lui-même, sa substance ; son extraction, son choix, la coupe, la lecture qu'on en a, ce qu'on y entend ; enfin, sa re-production, la manière dont on l'insère dans sa propre langue. Citer, c'est enfourcher un cheval dont on n'est jamais sûr de savoir le monter, et qui risque à chaque instant de nous mettre bas. Humilité ou orgueil, sagesse ou folie, il est impossible de trancher. 

Et puis il y a le temps. Le temps passe sur les citations comme il passe sur les hommes. Telle sentence sublime au moment de son éclosion peut acquérir avec le temps une patine splendide ou au contraire devenir parfaitement vulgaire. Cela dépendra beaucoup des citateurs, mais pas seulement. Une citation vieillit plus ou moins bien, en fonction d'un contexte culturel, politique, social. Une citation peut devenir un lieu commun ou au contraire se transformer petit à petit en un énoncé que plus personne ne comprend, s'enfoncer dans un splendide isolement, jusqu'à y disparaître. Le fait de faire des citations sans donner le nom de l'auteur (ou même sans utiliser de guillemets) contribue, me semble-t-il, à les rafraichir, à leur redonner vie, en leur permettant de trouver une nouvelle lecture et de nouveaux lecteurs. 

On peut être fâché avec les citations, avec l'art de la citation, avec le citationnisme compulsif, je le comprends très bien. Mais on y revient toujours, et ces retours sont à chaque fois l'occasion de constater qu'il est tout simplement impossible de faire autrement que de citer, c'est-à-dire de forcer à comparaître ceux qui nous ont précédés dans l'aventure du sens. Eux seuls sont capables de donner aux phrases que l'on prétend écrire une dimension réellement singulière. Il n'y pas de premier-mot, comme il n'y a pas de première-phrase. Nous ne pouvons que prendre le train en marche, et même quand la page est entièrement blanche, on sent bien qu'il suffirait de peu pour que de la parole en émerge de toute part. La parole des autres, c'est de l'encre et du sang qui remontent à la surface quand nous nous tenons en silence. Quand je cite, je somme un auteur de paraître (le juge cite le témoin, le matador cite le taureau (citar)), et il s'exécute. J'en fais le témoin de mon désir. Ce n'est pas tout à fait rien. L'intertextualité est partout, même quand nous nous enfermons à double-tour en nous-mêmes. Nous pouvons en avoir peur, nous pouvons nous en défendre et feindre de l'ignorer, mais quoi que nous fassions nous sommes pris dans ses tourbillons. La circulation en tout sens des fragments du Texte (toutes les paroles du monde) ne s'arrêtera jamais. « Toute œuvre est un palimpseste — et si l'œuvre est réussie, le texte effacé est toujours un texte magique. » (Julien Gracq) Que l'on cite ou que l'on ne cite pas, il y a ce texte effacé qui agit et nous permet d'écrire. On peut le faire apparaître (plus ou moins) ou le faire disparaître, mais il est toujours là. Citer, c'est une manière d'avouer le crime presque-parfait sur lequel repose toute œuvre, et c'est tout à la fois donner de faux espoirs aux enquêteurs chargés de nous confondre, les conduire là où nous souhaitons qu'ils s'égarent.

jeudi 15 juin 2023

Dernier mot



« Qu'avons-nous à faire auprès de nous 
de cet ange qui n'a pas su se montrer ? »

Croyant être à la recherche d'un synonyme, nous allons le chercher dans le dictionnaire, revenons avec lui et l'insérons dans la phrase que nous sommes en train d'écrire. Nous nous rendons compte alors que ce n'était pas d'un mot, que nous avions besoin, mais d'une idée. Et, de proche en proche, c'est toute la phrase qui est modifiée, dont les idées ont été perdues ou retrouvées — de vieilles idées échangées contre des neuves, ou de très anciennes qui sont revenues alors qu'on avait cru les oublier. Entre les mots et les idées, un étrange ballet s'installe, qui bientôt nous rend incapables de les distinguer, et de cette confusion chorégraphique naît enfin, parfois, rarement, la phrase espérée. Les synonymes sont des amis fourbes, mais c'est parce qu'ils mentent si bien qu'on en a besoin. 

« Ce qu’on ne peut pas dire, il faut l’écrire » écrit Renaud Camus dans son journal 2023, paraphrasant Wittgenstein en passant par Derrida. Wittgenstein disait : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » et Derrida avait écrit : « Ce qu'on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l'écrire ». Renaud Camus a l'air de contredire Wittgenstein mais comme il vient après Derrida, on peut soutenir qu'il ne fait en réalité que rendre à la phrase de ce dernier un peu de la concision et de l'innocence qui lui manquaient. Peu importe, d'ailleurs, car je ne crois pas que ces trois-là soient en désaccord. Si, comme Wittgenstein l'écrit, « les limites de [notre] langage signifient les limites de [notre] propre monde », il (me) paraît naturel de vouloir aller au-delà de ce dont on peut parler afin d'agrandir les dimensions de notre domaine. Où commence le non-sens, où finit le sens ? Est-ce que le non-sens ne fait pas partie du sens, qu'on le veuille ou non ? Si Wittgenstein veut (faire) taire ce qu'on ne peut pas dire, c'est que cette chose veut parler (à notre place, ou à côté de nous). Le langage mentirait, quand il nous échappe ou nous dépasse ? Je crois le contraire : il y a sans doute plus de vérité dans la langue que dans ce que nous pensons dire personnellement, mais c'est pourtant en parlant à titre personnel que réside la seule chance de rencontrer la langue, cette langue qui sait mieux que nous ce que nous désirons. Je dis “la langue”, mais c'est également son inverse, son double muet et sanguin, dont le sens nous dépasse d'autant plus que nous essayons de le semer

Je n'ai pas dit la vérité. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, mais elle résiste, cette salope ! On a l'impression qu'elle fait tout ce qu'elle peut pour se défiler, et pour nous ridiculiser, juste au moment où l'on pense la tenir enfin et lui faire rendre gorge. Plus je déteste le mensonge plus je mesure la distance qui me sépare de l'exactitude. (Oh, je sais bien qu'exactitude et vérité ne sont pas synonymes, mais à trop écrire ce dernier mot, on se déteste soi-même. C'est toujours quand nous avons un besoin impérieux des synonymes que ceux-là viennent par derrière nous mettre un coup sur la nuque, comme si nous les avions menacés.) Ce n'est pas tant que je le déteste, le mensonge, c'est plutôt que j'en ai peur. Ceux qui ne peuvent pas s'en passer m'effraient. Je leur trouve des airs de brutes épaisses. Plus haut je dis que cherchant un synonyme on revient avec une idée, mais ce n'est pas cela dont il s'agit. Ce n'est pas une idée, avec quoi on s'en revient à la phrase, c'est avec un manque, un manque qu'on choisit d'habiller d'une idée, qu'on déguise d'une idée. Les idées sont des paroles muettes qui reposent sur du vide, ou, si l'on préfère, sur le manque d'être, sur son impossibilité. On cherche des mots qu'on ne trouve pas, on est incapable de faire la phrase dont on rêve, et l'ombre projetée de la pensée vient donner du relief à notre verbe engourdi, un relief auquel on s'accroche avec la satisfaction triste du cocu comme à une vérité de seconde main, une vérité par défaut. C'est faute de mieux, qu'on pense, parce qu'on ne parvient pas à être, à parler sa propre langue, et tout ce que je suis en train d'écrire ici le prouve. Il n'y a pas de dernier mot. Chaque mot tombé est repris par une autre vie, une autre bouche, une autre proposition. La parole parle même quand la parole manque. Se taire est impossible. 

« La vie creuse devant nous le gouffre de toutes les caresses qui ont manqué. » Il m'est arrivé de pleurer devant cette chose, je le confesse. La violence de certaines situations était presque insoutenable. Pourquoi allaient-ils à la télévision pour déclarer leur amour, dans la célèbre émission de Bataille et Fontaine, Y a qu'la vérité qui compte ? Ils espéraient que la télé allait lester leur parole, la sanctifier, lui donner une contre-valeur dont ils savaient qu'elle était dépourvue. Ils voulaient ne pas manquer leur matinée de printemps à eux, bien à eux, pensaient-ils, comme s'ils croyaient que la seule et unique rencontre (avec la vie), l'authentique, était celle-là, celle à laquelle des millions de téléspectateurs donneraient leur imprimatur. L'invitation à entrer dans le monde, à saisir l'occasion à la gorge, à agir enfin, devait semble-t-il passer par le tamis d'un écran. L'occasion, c'est aussi le tout pour le tout, le point de non-retour, la gueule du loup, le brûlage de vaisseaux en direct live. La dernière-chance était leur dernier-mot. Ils jouaient (je parle de ceux qui jouaient sérieusement, bien sûr) à un jeu qui leur permettait d'accéder durant quelques secondes à la parole vraie, certifiée, paroxystique. Ils avaient rendez-vous avec leur destin, par la vertu de la transformation que permet la télévision (que permettait, car je crois que cette fonction magique est aujourd'hui mise à mal par le Numérique), cet instant étant le Commencement de quelque chose qu'ils avaient envie d'appeler la Vraie Vie : entre le temps chronologique et l'éternité, la porte étroite qui s'ouvrait là y conduisait. Ils ne pouvaient plus se taire. La religion cathodique est celle du dernier-mot : à défaut de conserver les cendres de son amour dans l'oreiller sur lequel on pose la tête pour s'endormir, on l'imprime sur la pellicule qui servira de preuve pour les siècles des siècles. 

La paraphrase, en un sens strictement linguistique, est une augmentation : « un énoncé contenant la même information qu'un autre énoncé, tout en étant plus long que lui ». 3 = 3x1 peut être paraphrasé en 3 = 1+1+1, ou même en 3 = 2+2+2-3. Tous les dictionnaires sont donc des machines à paraphrases, puisqu'ils instituent une équivalence entre un mot et une suite de mots. Mais tous les dictionnaires sont aussi des magasins de synonymes, puisqu'ils nous montrent qu'on peut dire la même chose en utilisant des mots différents. Nous connaissons tous ces jeux dans lesquels il faut remplacer un mot par sa-définition-dans-le-dictionnaire. Là aussi il s'agit d'une augmentation. Mais la paraphrase, en un sens moins littéral et plus littéraire, n'est pas forcément une augmentation : elle peut être plus généralement une manière différente de dire la même chose. Bien sûr, on le sait, on ne dit jamais la même chose en disant la même chose d'une manière différente. C'est ce qui rend la paraphrase intéressante. Là non plus, il n'y a pas de dernier-mot. S'il en existait un, il n'y aurait jamais eu de littérature. 

Paraphrase ou glose ? Quand Renaud Camus écrit « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut l’écrire », est-ce bien d'une paraphrase qu'il s'agit ? Il n'y a pas augmentation, en tout cas (ni argumentation). Au contraire. (On se rappelle que Camus aime la formule : « Je dirais même moins », qui, elle aussi…) Si le lecteur connaît la phrase de Wittgenstein, celle de Camus peut passer à la fois pour un commentaire ironique, pour une réfutation, et à tout le moins pour une variation. Mais on ne goûte réellement la saveur de cette proposition que si l'on connaît à la fois la phrase de Wittgenstein et celle de Derrida. Il y a les écrivains qui écrivent dans l'absolu (je ne suis pas sûr qu'ils existent réellement, mais admettons) et ceux qui écrivent dans le relatif, c'est-à-dire dans l'épaisseur des textes qui leur sont parvenus. Mais dans cette dernière catégorie, si tant est qu'elle puisse réellement exister, faute d'autre, il y a des écrivains plus ou moins relatifs, c'est-à-dire qui jouent plus ou moins avec les échos des textes premiers qui peuvent s'entendre dans leur propre production. S'il n'y a pas de dernier-mot, il n'y a pas non plus de premier-mot, dans la littérature non plus que dans la vie. Chaque mot a déjà été écrit, prononcé, pensé, chanté et hurlé par un autre que soi, nous ne pouvons que reprendre les mots des autres, quelle que soit notre ferveur ou notre inconscience, et il y a même fort à parier que notre phrase la plus originale, celle dont nous sommes le plus fier, celle dont nous sommes certains de l'avoir conçue de a à z et qu'elle ne doit rien à personne existe déjà quelque part, ailleurs, qu'un autre que nous l'a déjà écrite, même si nous n'en savons rien. Il y a une synonymie plus grande que celle des mots, c'est celle de l'invention humaine. 

Écrire à travers les calques des synonymes, c'est comme traverser sans même y penser les fines cloisons qui existent entre les différentes réalités dans lesquelles nous nous mouvons. Utiliser des synonymes, c'est habiter simultanément plusieurs cellules à l'intérieur d'un même organisme, sans être prisonnier de ces cellules, c'est se mouvoir dans une réalité feuilletée et miroitante. Si à un mot correspondait une chose et une seule, si à une chose correspondait un mot et un seul, nous vivrions dans un monde d'où l'amour, en tout cas, serait absent, et la musique, et l'art, et la conversation, et tant de choses qu'il est même impossible de l'imaginer. 

Pourquoi utilisons-nous des synonymes, la plupart du temps ? Parce que nous ne voulons pas nous répéter, parce que nous désirons étendre le champ lexical dans lequel nous nous mouvons, croyant, à tort ou à raison, qu'un clavier plus large permet une expression plus profonde, plus riche, mieux à même d'embrasser la diversité du réel. Le problème de la répétition est très intéressant. Comme en musique, un texte sans aucune répétition est utopique, mais trop de répétition appauvrit le discours. Il n'existe pas de partition idéale, pas d'algorithme qui permettrait de doser idéalement le rapport entre un niveau nul et un niveau maximal de répétitions. Mais les synonymes ne servent pas seulement à cela. L'utilisation d'un dictionnaire de synonymes c'est d'abord et avant tout une nourriture et un adjuvant, pour celui qui écrit. Les mots nous retiennent dans l'orbite de la ou des significations qu'ils portent en eux ; ils agissent comme des planètes qui attirent vers leur noyau les constellations de sens qui gravitent autour d'eux, comme les tonalités attirent les notes autour d'un pôle fixe, d'une origine (la tonique). Les synonymes permettent d'échapper à cette force centripète, en disséminant les attracteurs, en déplaçant le centre sémantique d'une énonciation : ce sont des intersections qui ouvrent sur d'autres voies. C'est la raison pour laquelle nous avons besoin des synonymes pour trouver un nouveau souffle, lorsque certains mots nous ont piégés. Le passage d'un mot à l'autre (la substitution, le glissement) ne répond donc pas seulement à une nécessité sémantique et/ou formelle, il opère en nous un travail qui rend incertain le contour des idées, il instaure un jeu et des approximations qui apporte au discours des couleurs qui sortent de notre catalogue. L'idée est toujours d'aller au-delà des limites que notre lexique mental nous impose, et d'ajouter aux traits d'autres traits qui les précisent et les amplifient . « Les paroles estant les images des pensées, il faut que pour bien représenter ces pensées là on se gouverne comme les peintres, qui ne se contentent pas souvent d'un coup de pinceau pour faire la ressemblance d'un trait de visage, mais en donnent encore un second qui fortifie le premier, et rend la ressemblance parfaite. » (Vaugelas) On le voit, le synonyme permet également de procéder par touches ajoutées, d'aborder une qualité ou un état, pas à pas, sans prétendre aller directement au but mais plutôt en l'approchant par cercles concentriques, par une suite d'esquisses. 

J'écoute les pièces lyriques de Grieg, et en particulier la cinquième de l'opus 47, intitulée Mélancolie, interprétée par Michelangeli. Écrire et écran commencent par les mêmes trois premières lettres. Écran est l'anagramme de crâne (et de nacre et de carne). Je pourrais expliquer ce que je lis et entends dans ces rapprochements. Je ne le ferai pas. Je préfère regarder le visage de cette malheureuse jeune femme qui vient se fracasser contre l'écran qu'un petit coq imbécile lui oppose. Je vois son cœur exploser en direct quand elle entend le « non » de son prince charmant ricanant. Il se trouve très malin, très beau, très fort, très intelligent, le footballeur. Il n'y a aucun synonyme, pour le « non » qu'il lui jette à travers l'écran. C'est un dernier-mot, mais on sent bien que c'est aussi un premier-mot. De ce seul mot tout rond il se fait un rempart et un masque de toute-puissance. Il est en haut, elle est en bas. Elle a joué, elle a perdu. Il l'a laissée parler, s'entortiller bien avant dans son espoir et sa naïveté, se découvrir, se livrer, puis il a choisi méticuleusement son regard le plus noir pour l'abattre d'un seul mot. Y a qu'la vérité qui compte : la télé n'a rien arrangé, rien adouci, au contraire — elle a gravé la scène dans l'os, elle a mis du plomb fondu dans les mots. Et tant pis pour les naïfs… Se taire est impossible !

mercredi 14 juin 2023

Pas moi

Ils préfèrent Françoise Gilot à Picasso, Camille Claudel à Rodin, les céréales à l'entrecôte, Camille Pépin à Luciano Berio, Khatia Buniatishvili à Benedetti Michelangeli, Albertine à Marcel, le chat au chien, les vallées aux montagnes, Colette à Jules Renard, Le Clezio à Céline, Anaïs Nin à Henry Miller, Barbara à Ferré, le sirop à l'alcool, le Bien au Mal, Stan Getz à Lee Konitz, l'écran au crâne, Hildegarde de Bingen à Guillaume de Machaut, le chaud au froid, le sucre à l'amertume, Camille fille à Camille garçon, la chèvre au chou, l'érotisme à la pornographie, le parfum à l'odeur, le glabre au pileux, la maman à la mère, l'à point au saignant, Albert à Renaud, l'indicatif à l'impératif, Jorge à Georges, Jung à Freud, le cercle au triangle, Clara à Robert, le lointain au proche, Tsvetaïeva à Toulet, le ciné au cinéma, le décontracté à la tenue, le Doliprane au jeûne, Satie à Berg, la gamme pentatonique à la gamme chromatique, le sympa au sympathique, la culture à l'art, l'immédiat au médiatisé, l'élève au maître, le plein au vide.

Pas moi. 

mardi 13 juin 2023

La parole manque

Un homme qui aime une femme est semblable à celui qui se jette par la fenêtre depuis un immeuble en feu sur le matelas disposé au sol par les pompiers, y rebondit, et repart directement dans un autre immeuble, en feu également, en passant par la fenêtre qu'il brise de son désir. Il n'a pas eu le temps de reprendre son souffle. La parole manque.

La vie avance trop vite. Je n'en distingue plus les stations, les pauses. Ou alors je fais du surplace, que je prends pour la vitesse extrême. Dans les deux cas, il n'y a plus rien d'ambigu, plus rien d'incertain, donc aucun espoir. Toutes les péripéties vont droit au but, et dans le même sens. Ce soir, lundi soir, j'ai fermé la maison et les volets, comme on referme un tombeau. La bêtise et la méchanceté sont colossales, dures comme le granit. C'est la seule chose sur laquelle nous pouvons compter. (Le mot “ambigu” a été inventé pour nous éviter le désespoir. Il ment. Je m'y accroche pourtant, parce que je manque de courage, et parce que ma solitude est trop accomplie pour susciter le respect.) La parole manque.

À mesure que le monde se complexifie, les êtres deviennent plus frustes — plus simples, au mauvais sens du mot. Ils ont raison. Ils savent d'instinct qu'ils ont déjà perdu la bataille du sens, et ils s'effacent de la scène, comme ceux qui s'aperçoivent, gênés, qu'ils sont nus en pleine rue. Ce n'est pas facile à accepter mais c'est inéluctable. La vie se retire de partout, c'est patent. Mêmes les bêtes l'ont compris. Elles font face à l'artifice buté avec une dignité simple et rude qui force le respect. La parole manque.

Je ne peux pas dire ce que je vois. Ou bien, si je l'écris pourtant, il faudra cacher les phrases qui viendront. Personne ne pourrait entendre ce que je voudrais dire. La parole manque.

On croit qu'on est à la recherche d'un synonyme, on va le chercher dans le dictionnaire, on revient avec lui, on l'insère dans la phrase qu'on est en train d'écrire, et l'on se rend compte alors que ce n'était pas d'un mot, qu'on avait besoin, mais d'une idée. Et, de proche en proche, c'est toute la phrase qui est modifiée, dont les idées ont été perdues ou retrouvées, de vieilles idées échangées contre des neuves, ou de très anciennes qui sont revenues alors qu'on les avait oubliées. Entre les mots et les idées, un étrange ballet s'installe, qui bientôt nous rend incapables de les distinguer, et de cette confusion chorégraphique naît enfin, parfois, la phrase espérée. Les synonymes sont des amis fourbes, mais c'est parce qu'ils mentent si bien qu'on en a besoin. 

La seule possibilité réelle que nous offre la vie est de tout miser sur la chance et l'impondérable. La musique a toujours raison et j'ai toujours tort. Vous avez cru vous divertir et vos phrases vous ont révélés. La parole manque. Surtout quand il y en a beaucoup. 

dimanche 4 juin 2023

Vers le silence

 


On n'est pas très courageux, alors quand une merdeuse de vingt-cinq ans (ou même trente) se met à nous apprendre la vie (ou la musique) alors qu'elle n'en connaît que les prémisses (ou les faubourgs), on ne dit rien et on va voir ailleurs si on y est. Et ailleurs, on y est bien. 

Ailleurs, c'est la voix de Joe Zawinul, que j'aime, et aussi que son nom commence par un z, comme dans jazz. « Lena Horne, je rêvais de traverser l'Atlantique pour l'épouser ». Il parle de Fats Waller, bien sûr, et de Honeysuckle Rose — il assoit la fille sur le piano pendant qu'il joue, comme on couche une femme sur le papier pendant qu'elle dort. « Charlie Parker, j'ai cru défaillir tellement c'était bon. » Il y en a encore qui ne savent pas à quel point Parker est grand, essentiel, peut-être le plus grand génie du jazz. « J'ai pris le train pour Le Havre, puis le bateau Liberté, cinq jours de traversée. Pour tout bagage, j'avais 800 dollars, une vieille valise rapiécée et ma trompette. » À peine arrivé à New York, il va faire un tour du côté du Birdland, bien sûr, puis il se rend à la Berklee School où il avait une bourse pour quatre mois. Trois semaines après, on l'appelle pour remplacer un pianiste malade dans le club de Georges Wien. Il fait ce soir-là la première partie d'Ella Fitzgerald, avec le batteur Jake Hanna qui à la fin du concert appelle Maynard Ferguson en lui disant qu'il a découvert un jeune type qui vient de Vienne et qui est excellent. 

Je me souviens d'une caresse. À Vienne. Une caresse après un apfelstrudel. La pâte si fine que la table de la cuisine n'était pas assez grande pour pouvoir l'étaler en entier. C'était à Planay, aussi, en été. Les caresses musicales… Le sucre.

Ce matin-là, nous étions tous allés nous baigner au Grau-du-Roi, après une nuit blanche dans la grande maison adossée aux champs d'asperges, le long de la nationale 86. Il y avait Patricio, Manuel, Catherine, Christine, Michel, André, et peut-être Françoise. Tous à poil. On avait passé la nuit à écouter Mozart, Cecil Taylor, de la musique indienne et Weather Report, en mangeant de la tapenade. Catherine avait voulu aller voir un film de Buster Keaton à Avignon avec moi. Je portais un pantalon très léger, sans slip, et mon érection se voyait, ce qui l'avait fait rire — moi un peu moins. Catherine était avec Manuel, il faisait la gueule parce qu'elle me draguait très ouvertement. Elle avait de gros seins et faisait du théâtre. 

Joe Zawinul joue une gamme ascendante de ré majeur et on entend une gamme descendante de ré majeur. L'informatique musicale (et, avant elle, certaines pédales d'effets) permettaient ce genre de choses. Je me rappelle très bien quand j'avais découvert, émerveillé, ces nouvelles possibilités : entre le clavier de commande et le générateur de sons se trouvait une interface qui modifiait les rapports de hauteurs — par exemple en inversant les valeurs, ou en les multipliant, ou en les divisant, ce qui obligeait le cerveau à une gymnastique très déstabilisante (car nous entendions autre chose que ce que nos doigts jouaient) mais très profitable, et qui ouvrait l'imagination. Le thème de Black Market, dans le disque qui porte ce nom, a été conçu de cette manière. Ces possibilités musicales nous mettent en contact avec une réalité que nos habitudes (et la facture traditionnelle des instruments) nous empêchent de percevoir habituellement. En modifiant la géométrie (et le sens (aux deux sens du terme)) du geste instrumental, on découvre que ce qu'on imaginait être des données naturelles ne sont que des liens et des interactions créés et pérennisés par l'évolution de la pratique musicale, ordonnés par une théorie, et sont en conséquence des choix qui peuvent être détournés, modifiés, retournés, défaits. Après tout, rien n'oblige les touches d'un clavier à produire des suites des demi-tons. Ce n'est qu'une convention parmi d'autres conventions possibles. Nous pouvions aussi associer à chaque touche des accords (harmoniques ou inharmoniques), jouer sur des échelles non-linéaires, etc. C'est un peu comme si un clavier de machine à écrire était composé de touches qui produiraient non pas les caractères de l'alphabet mais des mots, des syntagmes, ou bien si en tapant : a, b, c, d, e, f, g, on obtenait g, f, e, d, c, b, a, ou encore z, y, w, v, t, s, r, ou même a, c, f, j, o, u, b, etc. On voit toute l'étendue des possibilités, quasiment infinie. On pourrait très bien imaginer un clavier qui, au lieu de servir à transcrire des lettres, associerait des caractères à des duos de mots, à des sentiments, à des citations, ou bien qui réagirait aux mots qu'on tape en les transformant de manière anagrammatique : nous écririons par exemple “chien” et le résultat serait “niche”. Ou, encore plus sophistiqué, le clavier réagirait d'une manière qui évoluerait au fil du texte, d'une façon différente selon l'endroit où l'on se trouve. Toutes ces opérations, qu'on pourrait regrouper en classes, obligeraient à une gymnastique mentale fertile, et susciteraient des textes qui, par l'effort intellectuel et logique qu'ils induiraient, seraient certainement plus personnels, plus éloignés des automatismes plus ou moins conscients que chaque écrivain développe forcément au cours de sa vie. C'est l'une des nombreuses manières dont l'intelligence artificielle, en ce qu'elle viendrait contrarier nos réflexes et notre paresse, pourrait être associée d'une façon féconde à la littérature. Une sorte de perversion heureuse, en somme. Ce serait en quelque sorte une manière nouvelle de faire de la littérature à contrainte. Quand je lis la production poétique de mon époque, je me dis que ce ne serait pas du luxe. 

Un texte que j'avais écrit il y a quelques jours, et publié sur Facebook, a créé bien malgré moi des remous plutôt violents. Je me suis bien amusé, je dois l'avouer, en lisant les commentaires d'une cinglée qui me traitait tout à la fois d'amateur et d'imbécile. Ça m'a rajeuni. Il y avait quelque temps, en effet, que mes textes ne suscitaient plus de polémique, et que je ne me faisais plus insulter. On commençait à s'ennuyer ferme. Comme toujours, dans ces cas-là, il faut voir le visage de celui ou celle qui donne des coups de pied aux barreaux de sa cage. Neuf fois sur dix, ça suffit pour comprendre d'où vient la crise. L'arrogance des débutants est sans limite ; nous sommes tous passés par là. Je dis ça, mais tout de même, je crois que le phénomène prend aujourd'hui des proportions tellement caricaturales qu'on ne peut qu'être un peu inquiet. Comme toujours, la réaction de cette fille montre de manière emphatique qu'elle ne sait pas lire (elle semble en réalité affectée d'un prurit causé par le fait que ça ne parle pas d'elle). C'est vraiment le mal du siècle. Toutes nos relations, qu'elles soient amicales, professionnelles, ou simplement fonctionnelles, pratiques, quotidiennes et banales, sont empoisonnées par cette maladie, qui nous fait perdre un temps fou et peut nous conduire rapidement à la folie. Traduire est devenu notre activité principale, puisque la langue commune s'est éclipsée à la vitesse d'un cheval fou au galop. 

Ailleurs, c'est les phrases que personne ne cite d'un écrivain que tout le monde connaît. Ailleurs, c'est la solitude. Ailleurs, c'est cette caresse unique, parfaitement singulière, qui ne reviendra jamais, ce dont on ne se consolera plus. Ailleurs, c'est la femme désirée en ses gestes intimes, volés, qu'elle ne peut donc pas nous offrir. Ailleurs, c'est la demande qu'on fait et dont on sait qu'elle sera toujours remise à plus tard, qu'elle ne peut en aucun cas être satisfaite, malgré le désir et même l'amour. Ailleurs, c'est le regard du voyeur : dépense en pure perte. Ailleurs, c'est l'été qui nous avale comme s'il digérait notre désir et notre impatience. Ailleurs, ce sont les dictionnaires sans limites et les phrases inachevées. Ailleurs, c'est l'impuissance de celui qui aime à tort et en travers. Ailleurs, c'est la règle qui se fait passer pour l'exception, avec la complicité des marchands. Ailleurs, c'est mon esprit qui semble se dissoudre, parfois, et c'est Serge qui revient me hanter dans mes cauchemars, comme le Mal absolu. 

Malgré tout, malgré les sueurs froides et les douleurs, on aime ça. On arrive encore à rire, et il nous prend même une certaine exaltation à savoir que le corps qui nous torture est le même que celui qui jadis nous donnait tant de plaisir : simplement, du temps a passé en lui, les organes se sont durcis, des poches de délires sont nées ici ou là, des barrières ont cédé, des espaces ont été condamnés, un ou des principes se sont inversés. On a du mal à le reconnaître, mais c'est bien lui. 

Malgré tous les reproches justifiés qu'on peut lui faire, le jazz est et restera un miracle. Vraiment un miracle ! Cette musique est née et s'est développée d'une manière stupéfiante, elle a défié les lois humaines, je le crois vraiment. En très peu de temps, elle a atteint une complexité et même une sorte de perfection qui sont presque impensables. On parle toujours du blues et du mélange, mais c'est très loin de tout expliquer ; c'est même une facilité intellectuelle. La technique instrumentale, les techniques instrumentales qui ont été élaborées très rapidement par une invraisemblable force humaine centripète, qui a agrégé autour de principes assez simples des pratiques très diverses, très singulières, leur ont conféré une puissance et une fluidité qui n'existent pas ailleurs, et leur a permis surtout ce qui fait tout le sel de cette musique : la rencontre, le fait de pouvoir jouer avec d'autres que soi, très simplement, des partitions qui n'existent pas. Le téléphone sonne dans une chambre d'hôtel, et deux heures plus tard une musique géniale est entendue dans un club près de la 52e rue. Charlie Parker a appris à jouer du saxophone sur un instrument en plastique, en imitant ceux qu'il voyait jouer alors qu'il était encore mineur et qu'il s'introduisait clandestinement dans les boîtes en passant par la fenêtre des toilettes. Le be-bop est vraiment l'acmé du jazz, son moment le plus vertigineux, le plus exaltant : sa complexité, sa vitesse, cette frénésie technique et sonore qui tire de l'harmonie (des changements harmoniques) une jouissance exubérante redonnent tout son sens au vieux mot de virtuosité.

Miles Davis vient de là. C'est là qu'il a accumulé en lui la vitesse libératoire qui lui a permis ensuite de traverser tous les styles qu'il a forgés. Il a pris le temps et l'époque de travers, en oblique, et s'est métamorphosé tout au long de sa vie comme le diablotin angélique qu'il était. À la vitesse a succédé la lenteur, la profusion a été suivie de l'économie, la complexité a laissé la place à la sobriété, mais c'était la même chose, vue de plus loin : il creusait le même sillon, vers le silence ; une autre définition de la vertu. Zawinul l'a rencontré pour la première fois au Birdland, mais il n'alla pas vers lui, car Miles était très entouré, et il ne voulait pas le déranger. Joe était avec Anne Little, qui s'occupait des affaire de Dinah Washington, et Miles Davis, passant près de lui, lui demanda : « Qui es-tu ? » Anne Little la bien nommée, car elle était énorme, ne laissa pas au jeune Autrichien le temps de répondre et dit à Miles : « Tu ne sais pas qui c'est ? » et invita ce dernier à venir écouter Zawinul au Basin Street West, où le trompettiste, après l'avoir entendu, proposa au pianiste de travailler avec lui, ce que Zawinul refusa tout net. Miles, un peu interloqué par ce refus, lui demanda pourquoi, et Joe lui répondit qu'il n'était là que depuis six mois et qu'il lui restait encore beaucoup à apprendre, mais que, le moment venu, ils travailleraient ensemble et qu'ils « feraient l'histoire ». Ils sont devenus amis ce soir-là. Ils avaient l'amour de la boxe en commun. 

Zawinul a été le premier à utiliser le piano électrique, quand il jouait avec Cannonball Adderley. Il en avait dégoté un (un Wurlitzer) dans les studios de Capitol Records, à Los Angeles. Miles a aimé ce son, qui était à l'époque complètement inconnu, et tout a commencé comme ça. On connaît la suite… Un son est un son. Qu'il soit produit par une corde frappée ou par un marteau qui frappe une lame de métal, ou par un oscillateur, c'est la manière dont il va rencontrer les autres sons, et les transformer, qui compte en définitive. Zawinul est chez Miles, il commence à jouer In A Silent Way, et Miles fait bouger de petites figurines qui se trouvent sur son bureau. Quelques jours plus tard, il téléphone à Zawinul, à dix heures du matin, et lui demande de le rejoindre au studio de la Columbia, sur la 52e rue. Quand il arrive là-bas, le jeune homme y trouve des pianos électriques, un orgue Hammond, et puis John McLaughlin, Dave Holland, Wayne Shorter, Tony Williams, Chick Corea et Herbie Hancock. « Tout le monde se respectait. » Nous sommes en 1969. « John McLaughlin n'est guère rassuré lorsque est abordé en studio In A Silent Way, de Joe Zawinul. Miles trouve le morceau trop chargé et décide de tout jouer sur un accord pédale de mi majeur en confiant le premier exposé à la guitare. Il glisse à John McLaughlin : Joue-le comme si tu ne savais pas jouer. Tremblant de peur, observant Miles qui l'encourage du regard, le guitariste plaque alors le premier accord qu'apprend à jouer tout débutant, un mi majeur en première position avec cordes à vide. Partant de cet arpège, il égrène prudemment les notes de la mélodie, sans savoir que les bandes tournent déjà. Ainsi naquit l'ouverture rubato de In A Silent Way, frissonnante d'innocence et de dépouillement. » À mes seize ans, j'ai acheté un Fender Rhodes, LE piano électrique que tout le monde voulait posséder, et c'est devenu mon instrument, dans le premier ensemble de jazz auquel j'ai appartenu. J'ai adoré cet instrument. Ça nous permettait en outre de jouer dans des salles où il n'y avait pas de piano, ce qui n'était pas rare, à l'époque, en ce qui concerne le jazz. Je l'ai trimballé partout, y compris dans la cour du lycée où nous avions joué sans autorisation avant de nous en faire expulser. Le directeur du conservatoire au sein duquel j'avais été élève, en Haute-Savoie, vint un jour assister à une répétition de mon groupe, et quand il rencontra ma mère, quelques jours plus tard, il lui dit que je « tirais de cet instrument des sons magiques », ce qui fit rire aux larmes ma mère, car il prononçait le mot « magique » en y mettant de très nombreux i. Mais il était organiste, excellent, d'ailleurs, et je comprends très bien que ces sonorités lui aient plu. Il y avait donc trois pianistes dans le disque enregistré par Miles Davis cette année-là ! Pourtant, ce qui sur le papier aurait pu sembler une fantaisie condamnée à faire de la pâtée pour chats sonne extrêmement bien. Miles avait un instinct très sûr. Sa manière à lui de composer, c'était de choisir les musiciens, plus que d'écrire des notes sur une partition. Il distribuait les rôles comme un metteur en scène, et les thèmes (ou les harmonies), c'était les hommes, les musiciens. 

On y est ? On n'y est jamais, bien sûr. La Présence, c'est difficile. Rare. Exceptionnel. Ça a dû m'arriver, pourtant. C'est comme une note qu'on entend, à l'intérieur d'un accord, qui se détache sans qu'elle soit jouée plus fort que les autres, c'est la pointe du sein qu'on aperçoit de loin, c'est l'odeur qui reste, après. C'est le point d'orgue, le détail, le motif dans le tapis, le fragment qui reste quand on a tout oublié, la minute qui ne colle pas avec le fil des événements qu'on se repasse dans la tête, la vérité qui nous met cul par-dessus tête, ou pas de vérité du tout, l'improvisation parfaite. Nous étions là, toi et moi, et ce moment ne reviendra plus jamais. Il y avait une cohérence, un accord avec le temps, avec l'absence, qui s'est manifestée avec une plénitude simple et entière. Il n'y avait aucun discours, aucune explication, encore moins de justification. Pas de dialectique ni d'argumentation. La tachtche s'interrompt. On avale une grande goulée d'air. — Rien à négocier.

Miles Davis dit à Zawinul : « Wayne et toi, vous êtes les meilleurs musiciens du monde. » Wayne Shorter, j'en ai déjà parlé, il a été très important. C'est un prince. Une présence comme il y en a très rarement. Quand il joue, il écoute plus qu'il ne joue. Le son de son sax est tranchant comme un bistouri, doux comme la bouche qu'on embrasse. Toutes les notes qu'il a jouées sont restées comme un nuage léger quelque part en moi. 

J'ai fini par vendre mon Fender Rhodes à une étudiante en piano du conservatoire de Paris. Elle était venue en train le chercher en Haute-Savoie, avait voyagé de nuit (à l'époque il fallait sept heures pour faire le trajet), était arrivée chez moi aux petites heures du matin. On avait pris un petit déjeuner ensemble, on avait joué un peu de Bach ensemble, puis elle était repartie comme était venue, avec ce gros machin lourd comme un âne mort sous le bras. Qu'en a-t-elle fait, de cet instrument, je n'en ai aucune idée. Je n'aurais jamais dû le vendre, mais je voulais tirer un trait sur cette vie-là, et pour tirer des traits je suis plutôt doué. 

Ailleurs, je n'y suis même pas. Je n'ai pas bougé. Je me tasse sur moi-même, un peu plus chaque jour. Soixante ans à ne pas bouger. Shhh / Peaceful.

vendredi 2 juin 2023

Rapport Météo


J'ai mis un match de tennis que je ne regarde pas. J'entends seulement le bruit des frappes qui résonnent dans la maison. Par dessus, la musique de Weather Report. Et puis le bruit de ma vie vide. Ça ne suffit pas encore. Alors j'ouvre un livre au hasard. « Je suis responsable, bien sûr, de mes retraits, mais comment expliquer à quelqu'un qui contemple votre nudité, et qui s'en satisfait, que vous n'êtes pas encore vraiment nue ? » Ici, il faudrait montrer des clichés de scanner ou d'IRM. La langue d'Anna. Et toutes ces femmes qui n'ont pas su être nues pour moi. Vincent m'écrit : « À mon avis, pour ne pas être voyeur, il faut être un crétin. » J'aimerais faire graver cette phrase sur ma tombe, mais je suis presque certain que mes survivants ne respecteraient pas ma consigne. C'est désolant. On ne peut jamais faire confiance aux vivants, il n'y a que les morts qui sont fiables. J'ai publié sur Twitter des photos de Céline. Sa nudité simple me venge un peu des affronts du temps. « J'imagine qu'on traite chez moi d'excès ce qui simplement fait défaut aux autres. » La somme de tous les malentendus journaliers remplirait une benne à ordures. Et ne me demandez pas de développer, par pitié. J'essaie de voir mon corps se décomposer dans le cercueil. Il faut se préparer au meilleur. La grande réévaluation est en cours, je le sens. Ce qui est amusant est que l'on peut à la fois se réjouir très fort d'être en vie et éprouver un désespoir qui ferait tomber les piquants d'un hérisson, s'il nous approchait dans notre sommeil. Je ne crois pas exagérer. Il y a de ces moments, dans une vie, où nous n'appartenons plus à l'espèce, mais, l'habitude aidant, nous ne faisons pas de vagues et nous restons sagement assis sur notre cul et hochons la tête quand on nous parle. Il est facile de donner le change. Si au moins le temps passait en majesté, comme un grand vent qui nous emmène vers le terme de sa substance, on aurait l'air de quelque chose, on pourrait se consoler. « Je vois ma limite, et au lieu d'habiter paisiblement à l'intérieur du talent qu'elle protège ou fortifie, je vais me pencher au bord. » Toujours j'en reviens à ces deux mots : auréole et aréole. Il n'y a pas de hasard, dans la langue. Outrepasser la nudité, pourquoi ? J'ai toujours trop de bruit en moi. Les bords sont indistincts. Ce qu'il faudrait, c'est pouvoir couper les voix des commentateurs sportifs, et garder le reste. J'aime la terre battue. Je sais qu'il est trop tard et je ne m'y résigne pas. Je repars en sens inverse, vers l'enfance. C'est ainsi. Je n'ai pas à m'en expliquer. La chevelure du sens vient se mettre sur mon visage, et c'est beau. Est-ce parce qu'on ne peut pas partager quelque chose que cela n'existe pas ? Toutes mes vaines tentatives, et Dieu sait qu'il y en a eu !, ne me calment pas. Parfois nous sommes saisis de cette conviction violente : nous avons vécu séparés, protégés, comme si le monde et nous avions été tenus éloignés l'un de l'autre par une barrière infranchissable que personne ne voit. C'est une course d'endurance qu'on confond avec un sprint. Oui mais les corps ? Je palpe mes chairs. J'essaie de retrouver les désirs qui m'ont fait naître. Je ne vois que des gens très-sérieux. Lourds. Je veux voir le vide. Je veux sentir la Terre respirer. Au moins la musique ne tente pas de nous expliquer la vie, elle. J'apprends qu'une femme a porté plainte parce que le propriétaire du Airbnb qu'elle occupait à Annecy l'a filmée sous la douche. Il avait déposé un réveil dans la salle de bains, un réveil dans lequel se trouvait une caméra. Mais comment a-t-elle su que le réveil cachait une caméra ? Cette femme est une obsédée du réveil, il faut la dénoncer à la police ! Ne pas aller en prison, aujourd'hui, est suspect. Tous les gens respectables y seront bientôt, à condition que les murs ne soient pas abolis, eux aussi. C'est pas gagné.

jeudi 1 juin 2023

Studio


 

Machin machine. Oui et non. Je n'ai jamais été aussi heureux que lorsque j'avais un studio. Cette pièce, que j'ai aménagée dans toutes les maisons que j'ai habitées, dans laquelle se trouvait mon piano et mes machines. Des instruments. J'étais Machin avec mes machines, et je machinais. Travailler, c'était ça : machiner. Le studio, ça remonte à l'enfance. À la maison, il y avait cette pièce qu'on appelait « le studio », qui était en réalité une sorte de petit salon, un salon bis dans lequel mon père écoutait de la musique. Il y avait ses violons, et il y avait une chaîne Hi-Fi, et un magnétophone, plus tard un orgue. Vivre parmi des instruments, ç'a été le grand fantasme de ma vie, toujours. À Chavanod, à Maclamod, à Valliguières, à Paris, puis à Rumilly, puis à Vézénobres. Les machines et l'homme. Il y avait eu le studio de l'X-Tet, à Thônes, dont j'ai encore les odeurs en tête : les instruments attendant que les membres de l'X-Tet viennent les prendre. Cette pièce qui symbolisait le bonheur. Des petites femmes attendant que les hommes viennent les prendre. On allumait les amplis, on branchait les micros, on s'assoyait au milieu de cette forêt de corps chantants. On pouvait y aller n'importe quand, dans l'après-midi ou en pleine nuit, le matin. Se mettre devant la batterie, devant le piano, devant les machines, et chercher. Le salon et le studio, un aller-retour permanent. J'ai encore un studio, ici, mais je n'y mets plus les pieds. Je travaille au lit, ou dans mon bureau, ou au salon. Les machines dorment. Je travaille avec un cahier et un stylo, ou avec un ordinateur portable. Solitude, toujours. Mais elle a changé de visage. Il n'y a plus que les mots, je n'ai plus que les mots et la page à ma disposition, alors que j'avais des tonnes et des tonnes de claviers, de synthétiseurs, d'échantillonneurs, de bandes magnétiques, de patchs, d'écrans, d'interfaces, de câbles, de baffles, de casques, de caméras, d'appareils photos, d'objectifs, de banques de sons, de micros, de traités, et les quatre bibliothèques, la musicale, la médicale, la psychanalytique et la poétique. Je me rends compte que dans le studio, il y avait (il y a encore) la musique, la médecine et la poésie. Le corps et les mots. Et la solitude, bien sûr, sans laquelle rien de tout cela n'aurait été possible. Dire « je ». Pour pouvoir dire « je », il faut passer par l'absence, il a fallu passer par les machines, par cet éloignement, par ces abstractions, par les traités, par les modes d'emploi. Et le café et la cigarette. Les partitions, les photos et les disques durs, les dossiers et les rames de papier — les armes. J'aurais aimé rencontrer une Anne-Marie Miéville. Oui et non. L'art et le dialogue, la vie et le visage. On oublie tout, on n'oublie rien. C'est ça, la vie, cette constante superposition à double vitesse de l'oubli et de la mémoire. D'un côté, on est au studio, seul, enfermé, et d'un autre côté, on a un corps qui vit de tous les autres corps qu'il a connus, rencontrés, pénétrés, aimés. Et l'on dit « je », plus ou moins tranquillement. Dans mon cas, pas beaucoup de tranquillité… Du monde me parviennent les bruits, assourdis, filtrés. C'est ce que j'ai aimé dans la musique concrète : un manuel érotique pour les moments où les mots doivent rester à leur place. Il y a eu un antécédent au studio, c'est le labo. Le labo de mon père, à la pharmacie, ce lieu que j'aimais tant, c'était la pré-histoire du studio. Ce n'était pas les sons, ni les mots, qui ici se confrontaient à mon corps, mais les substances chimiques et les objets, ce n'était pas le magnétophone mais le microscope et le bec Bunsen. Oui, c'est ici, c'est la première expérience de la solitude appliquée à la recherche. Et puis, assez vite, il y a eu le labo photo, au sous-sol de la maison, les images qui émergent du révélateur, et qui sèchent sur des fils. Par les produits chimiques, nous étions passés aux images, avec la formidable irruption du nu, qui lui aussi avait l'air de sortir d'une révélation. La nudité a sans doute été la plus extraordinaire révélation de mon adolescence, celle dont je ne me suis jamais remis. Sous le réseau des expérimentations artisanales, chimiques, visuelles, sonores, puis textuelles, il y aura toujours ça : la nudité. C'est le substrat muet mais fondamental. Et l'on dit « je », d'abord en se cachant, bien sûr, puis en se cachant de moins en moins. J'ai envie de leur tendre un miroir, à ceux que je croise, mais je vois bien que ça ne les tente pas. La nudité ça ne les regarde pas, dirait-on. Ils sont constamment habillés d'eux-mêmes (habillés, pas habités). Ils traversent la vie sans s'arrêter sur leurs rêves. Tout leur est volé et ils n'ont pas l'air de s'en émouvoir. Ils continuent d'avancer jusqu'au précipice, sans mesurer les distances ni écouter le temps présent. C'est bien ce qui me frappe le plus, ça, qu'ils n'écoutent pas, jamais, qu'ils passent à travers sans entendre. Ils se consolent en faisant des enfants, ils espèrent sans doute que l'enfant écoutera pour eux, mais l'enfant est comme eux, exactement comme eux, il n'a pas plus de temps, et de moins en moins. Les gens ont un trou dans le visage, et il y a des paroles qui en sortent, mais ces paroles, le plus souvent, ne leur appartiennent pas, ou alors la nuit, dans la douleur et la solitude, quand on n'y est pas. Je suis un homme fini qui n'a pas encore commencé : Machin machine dans le temps. Ça fait des boucles et des phrases, et puis des sons que personne n'entend. Montrer l'incroyable. Dès qu'on pense qu'on a compris une fenêtre se ferme. Montrer et monter. Il y en a qui disent : « J'ai bien dormi. » quand on pourrait dire : « J'ai bien écrit. » J'ai des silences dans la bouche, et même des doubles-silences. Dormir la bouche ouverte de silences, et ça s'écrit tout seul, ça sort des trous. L'histoire n'est faite que de ruines et de corps nus travestis en personnages. Un siècle après l'invention du cinéma, il aurait fallu y renoncer, mais comme toujours on s'est obstiné dans la platitude et on a continué à fermer des fenêtres : c'est la règle. Les studios ont été pris d'assaut par des imbéciles sans mémoire, ils en ont expulsé les poètes, et ils ont prétendu qu'ils étaient l'exception. C'est encore la règle. Les gens ont un trou dans le visage. Ils se laissent voler leur vie, et même leur absence, et même leur sexe. Oui et non. C'est toujours le temps de l'énigme, plus que jamais. Il faut tout recommencer encore une fois. Elle m'envoie un petit film où elle fait un strip-tease sur une chanson de Jean-Louis Murat. Il faut tout recommencer à zéro, ou presque. C'est splendide. Plus tard aussi les espérances s'embraseraient de nombreuses fois.