dimanche 4 juin 2023

Vers le silence

 


On n'est pas très courageux, alors quand une merdeuse de vingt-cinq ans (ou même trente) se met à nous apprendre la vie (ou la musique) alors qu'elle n'en connaît que les prémisses (ou les faubourgs), on ne dit rien et on va voir ailleurs si on y est. Et ailleurs, on y est bien. 

Ailleurs, c'est la voix de Joe Zawinul, que j'aime, et aussi que son nom commence par un z, comme dans jazz. « Lena Horne, je rêvais de traverser l'Atlantique pour l'épouser ». Il parle de Fats Waller, bien sûr, et de Honeysuckle Rose — il assoit la fille sur le piano pendant qu'il joue, comme on couche une femme sur le papier pendant qu'elle dort. « Charlie Parker, j'ai cru défaillir tellement c'était bon. » Il y en a encore qui ne savent pas à quel point Parker est grand, essentiel, peut-être le plus grand génie du jazz. « J'ai pris le train pour Le Havre, puis le bateau Liberté, cinq jours de traversée. Pour tout bagage, j'avais 800 dollars, une vieille valise rapiécée et ma trompette. » À peine arrivé à New York, il va faire un tour du côté du Birdland, bien sûr, puis il se rend à la Berklee School où il avait une bourse pour quatre mois. Trois semaines après, on l'appelle pour remplacer un pianiste malade dans le club de Georges Wien. Il fait ce soir-là la première partie d'Ella Fitzgerald, avec le batteur Jake Hanna qui à la fin du concert appelle Maynard Ferguson en lui disant qu'il a découvert un jeune type qui vient de Vienne et qui est excellent. 

Je me souviens d'une caresse. À Vienne. Une caresse après un apfelstrudel. La pâte si fine que la table de la cuisine n'était pas assez grande pour pouvoir l'étaler en entier. C'était à Planay, aussi, en été. Les caresses musicales… Le sucre.

Ce matin-là, nous étions tous allés nous baigner au Grau-du-Roi, après une nuit blanche dans la grande maison adossée aux champs d'asperges, le long de la nationale 86. Il y avait Patricio, Manuel, Catherine, Christine, Michel, André, et peut-être Françoise. Tous à poil. On avait passé la nuit à écouter Mozart, Cecil Taylor, de la musique indienne et Weather Report, en mangeant de la tapenade. Catherine avait voulu aller voir un film de Buster Keaton à Avignon avec moi. Je portais un pantalon très léger, sans slip, et mon érection se voyait, ce qui l'avait fait rire — moi un peu moins. Catherine était avec Manuel, il faisait la gueule parce qu'elle me draguait très ouvertement. Elle avait de gros seins et faisait du théâtre. 

Joe Zawinul joue une gamme ascendante de ré majeur et on entend une gamme descendante de ré majeur. L'informatique musicale (et, avant elle, certaines pédales d'effets) permettaient ce genre de choses. Je me rappelle très bien quand j'avais découvert, émerveillé, ces nouvelles possibilités : entre le clavier de commande et le générateur de sons se trouvait une interface qui modifiait les rapports de hauteurs — par exemple en inversant les valeurs, ou en les multipliant, ou en les divisant, ce qui obligeait le cerveau à une gymnastique très déstabilisante (car nous entendions autre chose que ce que nos doigts jouaient) mais très profitable, et qui ouvrait l'imagination. Le thème de Black Market, dans le disque qui porte ce nom, a été conçu de cette manière. Ces possibilités musicales nous mettent en contact avec une réalité que nos habitudes (et la facture traditionnelle des instruments) nous empêchent de percevoir habituellement. En modifiant la géométrie (et le sens (aux deux sens du terme)) du geste instrumental, on découvre que ce qu'on imaginait être des données naturelles ne sont que des liens et des interactions créés et pérennisés par l'évolution de la pratique musicale, ordonnés par une théorie, et sont en conséquence des choix qui peuvent être détournés, modifiés, retournés, défaits. Après tout, rien n'oblige les touches d'un clavier à produire des suites des demi-tons. Ce n'est qu'une convention parmi d'autres conventions possibles. Nous pouvions aussi associer à chaque touche des accords (harmoniques ou inharmoniques), jouer sur des échelles non-linéaires, etc. C'est un peu comme si un clavier de machine à écrire était composé de touches qui produiraient non pas les caractères de l'alphabet mais des mots, des syntagmes, ou bien si en tapant : a, b, c, d, e, f, g, on obtenait g, f, e, d, c, b, a, ou encore z, y, w, v, t, s, r, ou même a, c, f, j, o, u, b, etc. On voit toute l'étendue des possibilités, quasiment infinie. On pourrait très bien imaginer un clavier qui, au lieu de servir à transcrire des lettres, associerait des caractères à des duos de mots, à des sentiments, à des citations, ou bien qui réagirait aux mots qu'on tape en les transformant de manière anagrammatique : nous écririons par exemple “chien” et le résultat serait “niche”. Ou, encore plus sophistiqué, le clavier réagirait d'une manière qui évoluerait au fil du texte, d'une façon différente selon l'endroit où l'on se trouve. Toutes ces opérations, qu'on pourrait regrouper en classes, obligeraient à une gymnastique mentale fertile, et susciteraient des textes qui, par l'effort intellectuel et logique qu'ils induiraient, seraient certainement plus personnels, plus éloignés des automatismes plus ou moins conscients que chaque écrivain développe forcément au cours de sa vie. C'est l'une des nombreuses manières dont l'intelligence artificielle, en ce qu'elle viendrait contrarier nos réflexes et notre paresse, pourrait être associée d'une façon féconde à la littérature. Une sorte de perversion heureuse, en somme. Ce serait en quelque sorte une manière nouvelle de faire de la littérature à contrainte. Quand je lis la production poétique de mon époque, je me dis que ce ne serait pas du luxe. 

Un texte que j'avais écrit il y a quelques jours, et publié sur Facebook, a créé bien malgré moi des remous plutôt violents. Je me suis bien amusé, je dois l'avouer, en lisant les commentaires d'une cinglée qui me traitait tout à la fois d'amateur et d'imbécile. Ça m'a rajeuni. Il y avait quelque temps, en effet, que mes textes ne suscitaient plus de polémique, et que je ne me faisais plus insulter. On commençait à s'ennuyer ferme. Comme toujours, dans ces cas-là, il faut voir le visage de celui ou celle qui donne des coups de pied aux barreaux de sa cage. Neuf fois sur dix, ça suffit pour comprendre d'où vient la crise. L'arrogance des débutants est sans limite ; nous sommes tous passés par là. Je dis ça, mais tout de même, je crois que le phénomène prend aujourd'hui des proportions tellement caricaturales qu'on ne peut qu'être un peu inquiet. Comme toujours, la réaction de cette fille montre de manière emphatique qu'elle ne sait pas lire (elle semble en réalité affectée d'un prurit causé par le fait que ça ne parle pas d'elle). C'est vraiment le mal du siècle. Toutes nos relations, qu'elles soient amicales, professionnelles, ou simplement fonctionnelles, pratiques, quotidiennes et banales, sont empoisonnées par cette maladie, qui nous fait perdre un temps fou et peut nous conduire rapidement à la folie. Traduire est devenu notre activité principale, puisque la langue commune s'est éclipsée à la vitesse d'un cheval fou au galop. 

Ailleurs, c'est les phrases que personne ne cite d'un écrivain que tout le monde connaît. Ailleurs, c'est la solitude. Ailleurs, c'est cette caresse unique, parfaitement singulière, qui ne reviendra jamais, ce dont on ne se consolera plus. Ailleurs, c'est la femme désirée en ses gestes intimes, volés, qu'elle ne peut donc pas nous offrir. Ailleurs, c'est la demande qu'on fait et dont on sait qu'elle sera toujours remise à plus tard, qu'elle ne peut en aucun cas être satisfaite, malgré le désir et même l'amour. Ailleurs, c'est le regard du voyeur : dépense en pure perte. Ailleurs, c'est l'été qui nous avale comme s'il digérait notre désir et notre impatience. Ailleurs, ce sont les dictionnaires sans limites et les phrases inachevées. Ailleurs, c'est l'impuissance de celui qui aime à tort et en travers. Ailleurs, c'est la règle qui se fait passer pour l'exception, avec la complicité des marchands. Ailleurs, c'est mon esprit qui semble se dissoudre, parfois, et c'est Serge qui revient me hanter dans mes cauchemars, comme le Mal absolu. 

Malgré tout, malgré les sueurs froides et les douleurs, on aime ça. On arrive encore à rire, et il nous prend même une certaine exaltation à savoir que le corps qui nous torture est le même que celui qui jadis nous donnait tant de plaisir : simplement, du temps a passé en lui, les organes se sont durcis, des poches de délires sont nées ici ou là, des barrières ont cédé, des espaces ont été condamnés, un ou des principes se sont inversés. On a du mal à le reconnaître, mais c'est bien lui. 

Malgré tous les reproches justifiés qu'on peut lui faire, le jazz est et restera un miracle. Vraiment un miracle ! Cette musique est née et s'est développée d'une manière stupéfiante, elle a défié les lois humaines, je le crois vraiment. En très peu de temps, elle a atteint une complexité et même une sorte de perfection qui sont presque impensables. On parle toujours du blues et du mélange, mais c'est très loin de tout expliquer ; c'est même une facilité intellectuelle. La technique instrumentale, les techniques instrumentales qui ont été élaborées très rapidement par une invraisemblable force humaine centripète, qui a agrégé autour de principes assez simples des pratiques très diverses, très singulières, leur ont conféré une puissance et une fluidité qui n'existent pas ailleurs, et leur a permis surtout ce qui fait tout le sel de cette musique : la rencontre, le fait de pouvoir jouer avec d'autres que soi, très simplement, des partitions qui n'existent pas. Le téléphone sonne dans une chambre d'hôtel, et deux heures plus tard une musique géniale est entendue dans un club près de la 52e rue. Charlie Parker a appris à jouer du saxophone sur un instrument en plastique, en imitant ceux qu'il voyait jouer alors qu'il était encore mineur et qu'il s'introduisait clandestinement dans les boîtes en passant par la fenêtre des toilettes. Le be-bop est vraiment l'acmé du jazz, son moment le plus vertigineux, le plus exaltant : sa complexité, sa vitesse, cette frénésie technique et sonore qui tire de l'harmonie (des changements harmoniques) une jouissance exubérante redonnent tout son sens au vieux mot de virtuosité.

Miles Davis vient de là. C'est là qu'il a accumulé en lui la vitesse libératoire qui lui a permis ensuite de traverser tous les styles qu'il a forgés. Il a pris le temps et l'époque de travers, en oblique, et s'est métamorphosé tout au long de sa vie comme le diablotin angélique qu'il était. À la vitesse a succédé la lenteur, la profusion a été suivie de l'économie, la complexité a laissé la place à la sobriété, mais c'était la même chose, vue de plus loin : il creusait le même sillon, vers le silence ; une autre définition de la vertu. Zawinul l'a rencontré pour la première fois au Birdland, mais il n'alla pas vers lui, car Miles était très entouré, et il ne voulait pas le déranger. Joe était avec Anne Little, qui s'occupait des affaire de Dinah Washington, et Miles Davis, passant près de lui, lui demanda : « Qui es-tu ? » Anne Little la bien nommée, car elle était énorme, ne laissa pas au jeune Autrichien le temps de répondre et dit à Miles : « Tu ne sais pas qui c'est ? » et invita ce dernier à venir écouter Zawinul au Basin Street West, où le trompettiste, après l'avoir entendu, proposa au pianiste de travailler avec lui, ce que Zawinul refusa tout net. Miles, un peu interloqué par ce refus, lui demanda pourquoi, et Joe lui répondit qu'il n'était là que depuis six mois et qu'il lui restait encore beaucoup à apprendre, mais que, le moment venu, ils travailleraient ensemble et qu'ils « feraient l'histoire ». Ils sont devenus amis ce soir-là. Ils avaient l'amour de la boxe en commun. 

Zawinul a été le premier à utiliser le piano électrique, quand il jouait avec Cannonball Adderley. Il en avait dégoté un (un Wurlitzer) dans les studios de Capitol Records, à Los Angeles. Miles a aimé ce son, qui était à l'époque complètement inconnu, et tout a commencé comme ça. On connaît la suite… Un son est un son. Qu'il soit produit par une corde frappée ou par un marteau qui frappe une lame de métal, ou par un oscillateur, c'est la manière dont il va rencontrer les autres sons, et les transformer, qui compte en définitive. Zawinul est chez Miles, il commence à jouer In A Silent Way, et Miles fait bouger de petites figurines qui se trouvent sur son bureau. Quelques jours plus tard, il téléphone à Zawinul, à dix heures du matin, et lui demande de le rejoindre au studio de la Columbia, sur la 52e rue. Quand il arrive là-bas, le jeune homme y trouve des pianos électriques, un orgue Hammond, et puis John McLaughlin, Dave Holland, Wayne Shorter, Tony Williams, Chick Corea et Herbie Hancock. « Tout le monde se respectait. » Nous sommes en 1969. « John McLaughlin n'est guère rassuré lorsque est abordé en studio In A Silent Way, de Joe Zawinul. Miles trouve le morceau trop chargé et décide de tout jouer sur un accord pédale de mi majeur en confiant le premier exposé à la guitare. Il glisse à John McLaughlin : Joue-le comme si tu ne savais pas jouer. Tremblant de peur, observant Miles qui l'encourage du regard, le guitariste plaque alors le premier accord qu'apprend à jouer tout débutant, un mi majeur en première position avec cordes à vide. Partant de cet arpège, il égrène prudemment les notes de la mélodie, sans savoir que les bandes tournent déjà. Ainsi naquit l'ouverture rubato de In A Silent Way, frissonnante d'innocence et de dépouillement. » À mes seize ans, j'ai acheté un Fender Rhodes, LE piano électrique que tout le monde voulait posséder, et c'est devenu mon instrument, dans le premier ensemble de jazz auquel j'ai appartenu. J'ai adoré cet instrument. Ça nous permettait en outre de jouer dans des salles où il n'y avait pas de piano, ce qui n'était pas rare, à l'époque, en ce qui concerne le jazz. Je l'ai trimballé partout, y compris dans la cour du lycée où nous avions joué sans autorisation avant de nous en faire expulser. Le directeur du conservatoire au sein duquel j'avais été élève, en Haute-Savoie, vint un jour assister à une répétition de mon groupe, et quand il rencontra ma mère, quelques jours plus tard, il lui dit que je « tirais de cet instrument des sons magiques », ce qui fit rire aux larmes ma mère, car il prononçait le mot « magique » en y mettant de très nombreux i. Mais il était organiste, excellent, d'ailleurs, et je comprends très bien que ces sonorités lui aient plu. Il y avait donc trois pianistes dans le disque enregistré par Miles Davis cette année-là ! Pourtant, ce qui sur le papier aurait pu sembler une fantaisie condamnée à faire de la pâtée pour chats sonne extrêmement bien. Miles avait un instinct très sûr. Sa manière à lui de composer, c'était de choisir les musiciens, plus que d'écrire des notes sur une partition. Il distribuait les rôles comme un metteur en scène, et les thèmes (ou les harmonies), c'était les hommes, les musiciens. 

On y est ? On n'y est jamais, bien sûr. La Présence, c'est difficile. Rare. Exceptionnel. Ça a dû m'arriver, pourtant. C'est comme une note qu'on entend, à l'intérieur d'un accord, qui se détache sans qu'elle soit jouée plus fort que les autres, c'est la pointe du sein qu'on aperçoit de loin, c'est l'odeur qui reste, après. C'est le point d'orgue, le détail, le motif dans le tapis, le fragment qui reste quand on a tout oublié, la minute qui ne colle pas avec le fil des événements qu'on se repasse dans la tête, la vérité qui nous met cul par-dessus tête, ou pas de vérité du tout, l'improvisation parfaite. Nous étions là, toi et moi, et ce moment ne reviendra plus jamais. Il y avait une cohérence, un accord avec le temps, avec l'absence, qui s'est manifestée avec une plénitude simple et entière. Il n'y avait aucun discours, aucune explication, encore moins de justification. Pas de dialectique ni d'argumentation. La tachtche s'interrompt. On avale une grande goulée d'air. — Rien à négocier.

Miles Davis dit à Zawinul : « Wayne et toi, vous êtes les meilleurs musiciens du monde. » Wayne Shorter, j'en ai déjà parlé, il a été très important. C'est un prince. Une présence comme il y en a très rarement. Quand il joue, il écoute plus qu'il ne joue. Le son de son sax est tranchant comme un bistouri, doux comme la bouche qu'on embrasse. Toutes les notes qu'il a jouées sont restées comme un nuage léger quelque part en moi. 

J'ai fini par vendre mon Fender Rhodes à une étudiante en piano du conservatoire de Paris. Elle était venue en train le chercher en Haute-Savoie, avait voyagé de nuit (à l'époque il fallait sept heures pour faire le trajet), était arrivée chez moi aux petites heures du matin. On avait pris un petit déjeuner ensemble, on avait joué un peu de Bach ensemble, puis elle était repartie comme était venue, avec ce gros machin lourd comme un âne mort sous le bras. Qu'en a-t-elle fait, de cet instrument, je n'en ai aucune idée. Je n'aurais jamais dû le vendre, mais je voulais tirer un trait sur cette vie-là, et pour tirer des traits je suis plutôt doué. 

Ailleurs, je n'y suis même pas. Je n'ai pas bougé. Je me tasse sur moi-même, un peu plus chaque jour. Soixante ans à ne pas bouger. Shhh / Peaceful.