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dimanche 30 mars 2025

Escarres, délits et orgues


Après un certain temps passé dans un lit viennent les terribles escarres. Mourir c'est libérer un lit ; le plus souvent un lit d'hôpital. On n'y pense jamais, avant d'y être confronté, on n'imagine pas qu'être étendu paisiblement sur une couche puisse devenir une torture. « Place aux vivants ! », comme le claironnait l'autre crétin, en 2003, dont la voix me parvenait sans qu'il le sache à travers les couloirs de l'hôpital de Rumilly. Ce ne sont pas seulement les muscles qui fondent, et l'ennui, et les heures bêtes, et la télé impossible à éteindre, et la promiscuité, qui rendent les semaines d'hôpital intolérables, c'est la peau qui se révolte contre les os, qui prend feu, qui se couvre de plaies que nul accident n'a causées et qui imposent un agenda intraitable des positions : côté gauche, dos, côté droit, sur le ventre, quand c'est possible, etc. (il y avait une feuille de ce genre disposée au-dessus du lit de ma mère). Faites place ! Mourez vite, dépêchez-vous, le système est à flux-tendu, les nouveaux vivants arrivent, qui ne savent plus sur quel pied gémir ou exiger, parfois donner des coups de poing. Cette saloperie, qui peut aller jusqu'à l'ulcération, l'eczéma, l'érysipèle, la nécrose, peut à terme se transformer en lésion cancéreuse, peut se compliquer en septicémie, anémie ou dénutrition. Au paradis des allongés on oublie ce genre de détails. « Libérez les lits ! » comme on disait autrefois Libérez le Larzac ou comme on dit de nos jours Libérez votre créativité, ou, mieux, Libérez la parole ! La vie n'aime pas l'immobilité et c'est par la peau que la mort témoigne de sa présence scrutatrice, très souvent, comme si elle se moquait de notre aspiration naïve à la paix et au repos : elle ne dort jamais, la pourriture, elle est toujours à l'affût. Il y avait encore un souffle, un râle, une tiédeur rauque, un œil entrouvert, et ce n'était plus assez ou déjà trop. L'escarre, c'est la trêve maligne qui nous rappelle que nous n'avons pas le choix, si nous cheminons dans l'existence, que celui qui s'arrête tombe, que la vie est un équilibre toujours instable, toujours précaire. Elle avait encore la main tendue vers moi, entre deux égarements qui parfois se confondaient. Tant qu'il y a de l'escarre il y a de l'âme, autrement dit de la souffrance en provision, bien collée sous le drap, qui ne demande qu'à creuser des rigoles de larmes. Cette époque-là, il faut le savoir, était une époque où les malades à l'hôpital avaient encore la chance d'avoir une chambre dans laquelle ils étaient seuls, dans laquelle nous étions seuls avec eux. Pas toujours, non, pas toujours, mais enfin ça arrivait encore. Je passais mes journées avec elle, nous étions le plus souvent seuls, tous les deux, dans la chambre, en des moments toujours précieux, où la parole, extrêmement rare, était un nectar de parole, une source dans le désert. Je pouvais venir quand je voulais, sauf la nuit, et rester autant que je le désirais, les journées étaient longues, nous étions en été, un été étouffant, un été absurdement chaud. J'avais un livre, un grand cahier, un stylo, un paquet de cigarettes, une fenêtre, et la vie devant moi, allongée et silencieuse, dont la patience douloureuse faisait un peu peur. Je jouissais d'une étrange liberté (à laquelle je m'accrochais, sentant bien qu'elle ne durerait pas) malgré toutes les embûches de cet été brutal, et ce d'autant plus que mon amie était médecin dans cet hôpital. Qu'elle était belle, la Comtesse en blouse blanche dans les couloirs, avec son pas léger et toujours silencieux ! Comme j'étais heureux de la retrouver, le soir, ailleurs, ou sur place, et de goûter un corps que la souffrance ignorait, fesses et talons doux, d'aimer sans avoir peur, d'aimer la sueur et les humeurs que nous partagions sans remords partout où cela se pouvait. Nous étions deux passagers clandestins dans le bâtiment blanc et silencieux qui flottait, immobile au cœur de la ville, ou dans la maison désertée de la route de la Fuly quand c'était possible. 

France-Musique, le Bach du dimanche. La cantate BWV 105, « Herr, Gehe nicht ins Gericht mit deinem Knecht », l'une des trois ou quatre plus belles cantates de Bach, fut composée à Leipzig le neuvième dimanche après la Trinité et créée le 25 juillet 1723. « Et n'entre pas en jugement avec ton serviteur, car nul vivant ne sera justifié devant toi ». 

Il est tout proche de l'église, le petit hôpital. Il n'y a qu'une rue à traverser, une rue qui monte et qui tourne, une rue qui passe sous l'église puis sur l'église, l'encerclant, une rue qui réunit le Rumilly du bas et le Rumilly du haut, la rue Charles de Gaulle, du moins est-ce son nouveau nom, et le cimetière est de l'autre côté, tout proche, étendu bien calmement le long de la voie ferrée. Nous sommes au cœur du bourg, qui bat depuis le IIe siècle avant Jésus Christ. Hôpital, église, cimetière, écoles, le cinéma, la poste et les trois pharmacies du bas s'y tiennent dans un périmètre restreint, c'est un résumé de la ville : le collège catholique Demotz de la Salle, l'école maternelle et le CES, collège d'enseignement secondaire laïque, la longue rue de l'Annexion qui longe le cimetière et passe devant l'hospice des vieux et les cours de boule lyonnaise, beaucoup de géraniums aux fenêtres, les collines au-delà. De l'hôpital, on entend sonner à intervalles réguliers les breloques monstrueuses du Bon Dieu, c'est sainte Agathe qui se rappelle à nous, qui respire auprès des agonisants, qui les veille sans relâche et les apaise, donnant un sens à leurs souffrances. Mais je vous parle d'un temps qui n'existe plus. L'hôpital, trop petit, a déménagé, les sens uniques ont changé de sens, les sens interdits ne le sont plus, et si j'utilise le présent pour évoquer cette petite ville de Haute-Savoie, c'est parce qu'elle n'existe plus que dans mon souvenir qui, lui, restera inchangé, je l'espère. Je n'y reviendrai plus car nul vivant, là-bas, ne sera justifié devant toi. C'est exactement ce que je me dis chaque jour de la vie qui me reste. L'aria pour soprano, « Wie zittern und wanken der Sünder Gedanken », comme elles frémissent et vacillent, les pensées des pécheurs, avec ses courtes phrases de quatre notes de hautbois, est sans doute l'une des merveilles absolues composées par le Cantor de Leipzig. 

L'église Sainte-Agathe, je l'ai beaucoup fréquentée, dans ce moment-là, car j'y enregistrai avec un ami les orgues de 1880 de Joseph Merklin dotées de 1094 tuyaux, sur lesquelles j'improvisais sans pitié ni piété. Bernard et moi avons passé de longues après-midi, seuls dans l'église, lui en bas, avec les micros et les magnétophones, et moi en haut, à la tribune, heureux et libre, roi de la semaine et de tout cet espace résonant et désert. Il arrivait parfois qu'un fidèle, cherchant un peu de fraîcheur au plus chaud de la journée, passe la porte, et s'arrête, interdit, peut-être effrayé par des sons qu'il n'avait pas l'habitude d'entendre dans cette enceinte familière et ordinairement silencieuse. Le féérique Georges (Bachelard) n'était plus là pour nous intimider, je n'étais plus assis à côté de lui en culottes courtes sur le banc du titulaire, ébahi par le buffet de plus de sept mètres de haut et cinq mètres de long, par les sourcils et les improvisations interminables du maître à la voix flûtée et dont on ne savait jamais si les remarques ou les questions étaient sérieuses, trop, ou celles d'un homme tout juste sorti de l'asile. Me reviennent les gestes désespérés du curé, en bas, pendant l'office, le dimanche, qui ne pouvait plus arrêter un Georges échevelé dans ses improvisations torrentielles. « Car le Seigneur m'a rempli de tristesse au jour de son ardente colère ! » C'était le seul moment où on l'écoutait ; il ne se faisait pas prier pour occuper la nef et les oreilles des patients qu'il opérait à vif. Une fois par semaine, il tenait nos esprits et nos impatiences entre ses tuyaux : on le sentait passer, avant que les mères de famille aillent se ruer chez Bruyère, le pâtissier sous-l'église. Richard (Wagner) n'aurait pas agi différemment, si on lui avait livré une foule prise au piège, avant que la gloire ne joue le rôle tenu chez nous par la religion et la timidité provinciale. Le Consentement (et ses aboyeurs multicolores) n'était pas encore une loi gravée en lettres de feu dans les méandres génético-politiques qui allaient amener l'éclosion de la nouvelle race abjecte et sympa. 

Si je peux faire de Jésus mon ami… À Sainte-Agathe, ce genre de pensées me traversaient l'esprit, je l'avoue. En italiques, en gras, entre guillemets, ou même barrés d'ironie, ces mots ont traversé mon âme, ils y ont creusé des galeries abandonnées, mais jamais totalement oubliées. Quand on joue de cet instrument monstrueux, à l'église, un sentiment de puissance nous habite en même temps qu'une formidable humilité. On ne connaît pas ça au piano, ce sentiment de pouvoir parler avec le Créateur. L'acheteur, au téléphone : « On va se tutoyer, non, entre musiciens… » Ah ? Mon piano, je le tutoie, mais les orgues, je les vouvoie. 

On voudrait qu'il y ait un peu de permanence, tout de même, du temps qu'on traverse cette vie ; qu'on s'y retrouve un peu, au moins dans les rues d'une ville, sinon dans les visages qui l'ont peuplée… J'écoute les cinq notes ascendantes lentement égrenées, Fa-La-Do-Mi-Sol, de I Loves You Porgy, telles que jouées par Keith Jarrett, dans son disque solo, The Melody At Night, enregistré pendant sa convalescence dans son studio personnel, après la longue maladie qui l'empêcha de jouer durant de nombreux mois… On comptait là-dessus ; ça ne nous semblait pas déraisonnable, d'espérer revenir sur les lieux de notre enfance et les reconnaître — je ne dis même pas les aimer à nouveau… Rien de plus transparent, de plus pur, de plus simplement énoncé — dit tout bas dans une ferveur pudique. C'est en tremblant, qu'on écoute ça… On avait été privé de fortune, de félicité conjugale, de la grande santé, de voyages et d'honneurs et de possessions rassurantes, et l'on espérait avoir le droit minuscule de ne pas être chassé de la patrie de ses souvenirs comme un mendiant pouilleux… C'est si nu et si évidemment périssable que la beauté semble émaner de l'absence même qui se signale avant qu'elle n'advienne, par épuisement prémonitoire… Il faut faire place, il faut vider les lieux, même dans le secret de la mémoire, qui nous semblait inviolable, cette mémoire qui nous trahit tranquillement dès qu'on tourne le dos, ou, au contraire, dès qu'on lui demande de nous accueillir dans ce sanctuaire qu'elle devait abriter… Les mélodies créées de rien, qui semblent naître d'un accord, du fantôme résonant d'une harmonie, sont les plus belles, quand elles prennent le temps de se dévoiler sans aucun artifice, sans effets, dans leur déploiement naturel et acoustique… Faudra-t-il avoir recours à la maudite intelligence artificielle pour revoir le Cheval Blanc ou la Place d'Armes, ou la Grand-Rue devant la poste, pour les débarrasser des immondes pustules qui les ont recouverts à jamais ?… Elles poussent, elles sortent doucement de l'ombre sans qu'il soit besoin de les annoncer, de les apprêter. Leur nudité n'est en rien une provocation, au contraire. C'est l'enfance de la mélodie… On ne demande pourtant pas de remonter aux temps où la région était sarde !… C'est le sommet de l'art, de ne pas montrer, de laisser venir à nous à son rythme, sans la forcer, une de ses hypostases. Ces moments où un musicien écoute plus qu'il ne joue sont ceux que je préfère. À proprement parler, il ne fait rien, il laisse faire. Peut-être revient-il seulement sur ses pas, attentif aux échos qu'il a laissés derrière lui dans toute la musique qu'il a jouée jusque là… 

Fritz Pfleumer, un ingénieur germano-autrichien né le 20 mars 1881, a inventé la bande magnétique qui allait révolutionner le monde de la prise de son. Le voyage de Pfleumer dans le monde de l'enregistrement a commencé avec son travail sur le papier à cigarettes. Libérez le terrain, Herr Pfleumer, vous qui avez inventé la bande magnétique, en 1927, en collant de la poudre d'oxyde de fer sur du papier très fin. Le premier magnétophone, le K1, fabriqué par AEG, est présenté en 1935. De 1935 aux années 2010, c'est ce monde de l'enregistrement analogique, qui m'aura fasciné et nourri, et mon père bien avant moi, qui avait toujours un ou deux magnétophones dernier cri à la maison et dans son bureau à la pharmacie, dont le déclin puis l'oubli me désespèrent. J'en ai eu beaucoup, des magnétophones, et je suis en train de vendre le dernier que je possède. Grundig, Philips, Akaï, Teac, Revox (au moins trois), Nakamishi, avec de la vraie bande magnétique, qu'on pouvait couper et coller, à la main, et c'était merveilleux (le « couper-coller » n'était pas encore une métaphore), puis la série des magnétophones numériques sur bande (Tascam), puis sur carte mémoire (Fostex, Zoom). Je crois que même ce mot de « magnétophone » ne dit plus rien à mes contemporains. Ils sont passés à l'« enregistreur », plus générique, plus neutre, moins connoté, moins alourdi de matière, plus abstrait. Il n'y a plus l'idée de ce qui adhère, qui reste fixé quelque part, du son qui est attiré, fait prisonnier par une force magnétique, sur un support physique, qu'on peut voir et manipuler comme on le fait de feuilles de papier imprimées qu'on découpe et qu'on assemble. Ces appareils étaient des extensions de nous et de merveilleux professeurs d'écoute que je regrette infiniment. Il n'est pas anodin d'être originaire d'un pays qui s'appelle Savoie, quand on aime retrouver à volonté toutes les voix qu'on a aimées, les coucher près de nous dans le lit parcheminé de nos émotions magnétiques.

En parlant de professeurs, (c'était les belles années CACA*, à Annecy), je ne suis pas peu fier d'avoir réussi à traîner les amis jazzmen avec lesquels je jouais, dans les années 70, dans des concerts de musique “classique”, à Annecy en particulier. On a peine à imaginer, aujourd'hui, à quel point ces mondes étaient circonscrits, alors, et même complètement étanches : leurs partisans se regardaient en chiens de faïence. Nous étions allés au château d'Annecy assister à un concert d'un quatuor avec piano. Était joué le quatuor op. 15 de Fauré, en ut mineur (Leslie Wright était au piano). Nous avions vu Messiaen, aussi, qui était venu jouer à deux pianos avec sa femme, Jeanne Loriot, les Visions de l'Amen (« Amen, parole de la Genèse, qui est l'Apocalypse de l'ouverture. Amen parole de l'Apocalypse, qui est la Genèse de la consommation. »). Mes amis étaient loin d'être convaincus, bien sûr, mais ils avaient tout de même fait l'effort de venir et d'écouter de la musique ultra-démodée et, horreur !, de la musique ultra-catho. Il s'était passé quelque chose, ce jour-là. On a pu ensuite parler de Bartok (les quatrième et cinquième quatuors surtout), de Varèse (“Ionisation” et “Déserts”), de Stravinsky (Petrouchka et le Sacre), d'Ohana (“Cris” et “Si je jour paraît”…), de Debussy (vaguement), de Jolivet (sa suite pour flûte et percussions), de Messiaen (les “Rechants”), de Boulez (les “Domaines”) et de Stockhausen (“Aus den sieben Tagen”). Même si j'étais toujours regardé avec une certaine défiance, comme un intrus, presque un traître, ils m'écoutaient néanmoins. Il y avait bien Frank Zappa et ses Mothers of Invention, qui avait droit de cité parmi nous, mais c'était l'exception qui confirmait trop facilement la règle à double-sens. 

Le conservatoire d'Annecy était à l'origine une petite école de musique créée le 7 novembre 1948 par Mme Gaillard. Elle accueillait 70 élèves et les cours étaient donnés au domicile de M. et Mme Gaillard, dans la buanderie de l'Hôtel du Nord, à l'école du quai Jules-Philippe puis dans les bâtiments de l'ancienne abbaye de Bonlieu. Il s'est ensuite installé dans le palais épiscopal de la rue Jean-Jacques Rousseau, qui au XVIIIe siècle se nommait rue Saint-François-d'Assise, là où Rousseau rencontra Mme de Warens. Envisagé lors d'un séjour de Victor-Amédée III en 1775, le projet de construction d'un évêché pour le diocèse de Genève commence avec un plan dressé par l'architecte piémontais Giuseppe Battista Piacenza à qui l'on doit par ailleurs la décoration du chœur de la cathédrale Saint-Pierre. Le premier projet est ramené à des proportions plus modestes. Les travaux sont confiés à Charles Gallo, architecte établi à Annecy, qui construit un bâtiment de style néo-classique, inspiré de ce qui se fait alors à Turin. La construction du palais entraîne le remodelage du quartier, et fait disparaître entre autre, la « petite maison » dite de Boëge, occupée entre 1728 et 1730 par Jean-Jacques Rousseau et sa riche bienfaitrice. Le palais est inauguré le 22 septembre 1792, et les Français entrent dans la ville le 26 du même mois. La Savoie a l'habitude des occupations, des cessions, des réunions, des rattachements et des annexions. Elle en a connu plusieurs, par les Français entre 1536 et 1559, puis de 1600 à 1601, en 1689, puis de 1703 à 1713, par les Espagnols, de 1742 à 1749, par la France à nouveau de 1792 à 1814, puis finalement, en 1860 (un peu auparavant, elle a failli être suisse (pour ma part, je regrette qu'elle ne l'ait pas été), et elle aurait pu devenir “savoisienne”). Dans le traité de Turin, cette année-là, le 24 mars, c'est le mot « réunion » qui est adopté, mais les rues, elles, se souviennent plus volontiers de l'« annexion », en tout cas à Annecy et Rumilly. À Chambéry, cette rue a été renommée en rue du Général de Gaulle, et c'est une statue (de l'Annexion), qui en témoigne, près de l'église Notre-Dame et de la rue Saint-Antoine. Non, la Savoie n'a jamais été italienne, contrairement à ce qu'on entend souvent dire. Sarde, oui, mais pas italienne (la Sardaigne était un État indépendant qui comprenait, outre le duché de Savoie, la principauté du Piémont, le comté de Nice, le duché de Gênes et la Sardaigne). Le royaume d'Italie est justement fondé en 1860, en échange de l'annexion de Nice et de la Savoie. D'ailleurs on n'a jamais parlé italien en Savoie. La Savoie et la vallée d'Aoste étaient administrées en français, et une partie des habitants parlaient un patois, que j'ai connu, patois parfois nommé “francoprovençal”.

Je ne suis pas justifié devant mon Créateur et je crains Son jugement. On oublie un peu vite cette crainte, dans le catholicisme moderne, tel qu'il m'a été transmis et enseigné, où le Seigneur était censé tout comprendre et tout pardonner. Je suis toujours estomaqué par le culot des croyants modernes, qui pensent que tout leur est dû, que tout leur est et sera pardonné, que la religion catholique n'est qu'un distributeur de consolation et d'amour alimenté par l'Infini. On a fait de mon Dieu un dieu sympa dont l'indulgence décourage la grandeur et la morale. Ce n'est pas avec ça qu'on fait de l'art ou de la musique de génie, mais c'est avec ça qu'on vide les lits des hôpitaux, car le sympa s'adresse avant tout aux vivants bien vivants, à ceux qui ont encore une dentition solide et un sourire impeccable tels qu'on en voit sur les plateaux de télévision. Les hôpitaux ne sont plus des lieux de soins et de silence hors du temps, et les heures que j'y ai passées au début de ce millénaire n'existeront sans doute plus jamais. Les infirmières et les médecins seront en partie remplacés par des robots intelligents dont la moralité sera au-dessus de tout soupçon (à moins que des robots sadiques prennent le pouvoir). On en a déjà une sacrée érection, rien que d'y penser !

Le Bach du dimanche, c'est la cantate BWV 46, dixième dimanche après la Trinité, mes montres et horloges retardent d'une heure : « Schauet doch und sehet, ob irgend ein Schmerz sei »… Regardez, et voyez s'il est une douleur. Elle est composée en 1723, à Leipzig. Bach se sert d'une trompette à coulisse. Jésus prophétise la destruction de Jérusalem et l'expulsion des marchands du temple. J'ai oublié de téléphoner à Emmanuel Berger, archiviste du diocèse de Chambéry, à qui je voulais demander la liste des curés ayant officié à Sainte-Agathe dans les années 60 et 70. Impossible de me rappeler le nom de ce prêtre que Georges Bachelard désespérait tant lors de la Grand'Messe du dimanche, dans ces années où j'assistais à leur affrontement silencieux et qui me faisait rire dans la barbe que je n'avais pas. Il était petit, toujours un peu renfrogné — son corps tout d'un bloc glissait sur les dalles de l'église sans qu'on puisse voir bouger ses pieds — cet abbé qui n'avait pas réellement pris le tournant funeste de Vatican II (ou était-ce cette réforme, justement, qui le mettait de mauvaise humeur : jugeait-il ses ouailles responsables en quelque manière de cette triste évolution ?). Voyez s'il est une douleur, dans les corps que nous croisons tout au long de notre vie, douleur dont nous ne comprenons que les effets qu'elle produit mais jamais les causes. Ma mère n'aimait pas tellement la Grand'Messe, non pas que l'orgue l'ait dérangée tant que ça, mais elle en tenait pour une liturgie plus sobre, plus pauvre et dépouillée, ce qui l'a conduite à préférer d'autres offices plus matinaux, moins sociaux, aussi. Peut-être aussi que les messes tôtives perturbaient moins les préparations du déjeuner dominical. J'imagine aussi que les messes sans orgue lui rappelaient plus facilement celles auxquelles elle assistait, enfant, en Corse. 

Sur le mur nord de Sainte-Agathe se trouve une crucifixion en bois de Ramel, l'ami de mon père, un autre Robert, silhouette familière au dos large et au bon visage patient et doux que mes parents soupçonnaient d'avoir réalisé d'après nature un nu de ma sœur Françoise. Je me souviens surtout de sa femme, une blonde aux cheveux filasses, toujours à vélo, vaguement germanique, pas très belle, un peu revêche, qui nous faisait visiter l'atelier de son défunt mari au pas de course. De lui, nous avions à la maison un buste de Beethoven, très réussi, en ébène, tout en angles et en sforzatos (je me demande ce que Ramel écoutait de Beethoven pour en avoir cette vision-là — la Grande Fugue ?), sans doute commandé par Robert à Robert. La « vierge » nue, elle, il n'y avait pas eu besoin de la commander. Elle était arrivée chez nous par l'opération du saint Esprit… Sacrée Francette ! Elle aimait bien se montrer à poil, y compris devant nous, ses frères, du moins dans ses jeunes années. Je la revois entrer les nichons à l'air dans la chambre de Daniel, après le dîner, très fière de ses seins dont elle affirmait crânement qu'ils étaient droits comme la justice. 

Nul vivant n'est justifié a priori, même avec des seins de statue grecque ou des cuisses de lutteur sarde. C'est en tout cas ce que je crois. C'est une épreuve quotidienne, de se justifier à soi-même, ne parlons même pas de l'être devant Dieu, ou seulement l'Autre. Nous sommes toujours au bord de l'injustifiable, qui nous attire comme un gouffre où il serait bon de se laisser choir pour avoir la paix une fois pour toutes, sans devoir rivaliser avec le beau et le vrai. La somme de toutes nos erreurs est incalculable, quand celle de nos réussites frise le zéro absolu : Ce que je fais ici, dimanche après dimanche, avec le contrepoint impitoyable de la musique de Jean-Sébastien Bach, le prouve de manière irréfutable. C'en est cocasse. On pourrait se demander bien sûr ce qui fait que je continue, malgré le ratage constant et la peine profonde que m'inspirent mes pauvres phrases quand je les relis. Il y a des moments de satisfaction, je ne le nie pas, mais ils ont la physionomie de ces gens qui se détournent dès qu'on tente de les observer afin de les décrire, comme s'ils avaient quelque chose à cacher, quelque secret glorieux ou honteux. Ce ne sont que des reflets furtifs qui crèvent comme des bulles de savon aussitôt qu'elles se sont montrées dans l'air du soir, ou comme ces petites taches noires qui parfois dansent devant nos yeux, et qu'on échoue toujours à fixer, pour enfin savoir de quoi elles sont le signe, puisqu'elles se déplacent selon la visée de notre regard. La satisfaction, c'est après, ou avant, ou là-bas, mais jamais pendant, ici ; on l'a sentie passer, mais on ne peut la ressentir à nouveau comme elle nous est apparue, elle se situe dans un monde qui n'existe pas vraiment, on ne peut pas la garder avec soi, la conserver et en jouir. Comme la tranquillité. J'imagine que c'est à ça que sert la mort. Ne plus avoir à s'excuser de ne rien faire, rien dire, rien penser. 

On peut ne pas l'entendre, mais littérature commence par « lit ». Chambre comme « chair » ou « choir », et bien sûr « chant » et « chut ! ». J'aime beaucoup les lits. On y souffre, on y aime, on y oublie, on y rêve. Je crois que la meilleure part de notre vie s'y dépose. J'aime surtout les draps. Leurs odeurs, leurs matières, leurs couleurs ; leurs froissements… Les draps qui ont reçu l'empreinte de celle qu'on désire ont une présence surnaturelle et quasi religieuse. Quand j'étais enfant, les plis des draps me faisaient faire d'horribles cauchemars, ces brutes. Ils devaient être repassés chaque jour. Il me semble que les fronces vicieuses qui s'ouvraient dans le coton ou le lin se sont déplacées dans le corps des femmes, y perdant leurs maléfices en accédant à la vie : Sillons et flétrissures ne sont plus maudits. Les corps lisses me font peur. Je peux les admirer mais je suis incapable de les désirer. Je pense à Valérie, dont j'ai pris tant et tant de clichés, et qui croyait m'être agréable en ne portant pas de sous-vêtements avant les séances de photo, pour que son corps ne portent aucune trace (de soutien-gorge, de culotte). C'est ce que je préfère, moi, les traces… Les signes laissés sur la peau par un slip trop serré, par un pantalon, une ceinture, par une mauvaise position ; par la vie, tout simplement. J'aime voir ce qui a été et qu'on a fait disparaître pour le caprice de l'autre ou l'âpreté de l'instant, les habits jetés au pied du lit, l'empreinte de la journée, des circonstances et même de la fatigue, que la peau soit marquée comme un vieux livre trop lu, annoté. C'est ça, oui, c'est bien ça, je n'ai jamais eu le sentiment d'être justifié devant une femme, d'être à ma place, de mériter de pouvoir la regarder et la toucher. C'est pour cela que je n'arrive jamais à les quitter, ces créatures. On n'abandonne pas quelque chose à quoi l'on n'a pas droit. Une femme qui autorise un homme à toucher son cul, c'est une cantate sacrée composée pour lui seul, cet inconscient, même s'il arrive qu'il n'éprouve pas le plaisir escompté — alors il a honte d'avoir raté l'entrée, il a honte de sa maladresse, comme d'une phrase ratée par négligence ou manque d'oreille, il a honte de ne pas avoir su voir, sentir, ajuster regard et gestes, conjuguer le désir et les odeurs, trouver sa voie dans le dédales des effleurements : il a joué faux alors que tout était là, dans les draps, dans la précise pliure des membres abandonnés ou trop tendus, dans ces tissus superposés et mêlés. Il y a pourtant des réussites, il est vrai, des après-midis où l'horizontalité est une forme de prière ample et stupéfiante, où la mollesse pétrifiée est une grâce, celle qui arrête le temps, ou du moins le dilate jusqu'à l'Amen fanatique qui fond ensemble plaisir et douleur, oui parmi les ouis. On frémit et vacille, quand on aime un corps, car tout est question de rythme et d'intensité, et la maladresse est ici plus impardonnable qu'ailleurs. 

La cloche entretient avec le feu un rapport essentiel. C'est elle qui porte la Voix au loin. Elle est le Signe par excellence, qui rassemble, qui annonce, qui appelle, elle est ce qui en chacun de nous sonne et résonne, entre en vibration quand le chœur bat. Comme les cloches, nous sommes des vibrations nées de la terre et du feu, chair et chant mêlés, cordes tendues entre des abîmes, appels rythmés. « Aus der Tiefe ruffe ich »… Jours ordinaire : une cloche (La). Fêtes mineures : deux cloches (Sol, La). Dimanche et fêtes majeures : deux cloches (Fa, La). Solennités mineures : trois cloches (Fa, Sol, La). Solennités majeures : quatre cloches, dont le bourdon. Les heures ne sont pas identiques, les jours non plus, ni les mois ni les saisons. Le Signum ordonne et rassemble la communauté. Toutes ces cloches fondues durant la Révolution, toutes ces voix qu'on a fait taire (voix de l'adoration, voix de la louange, voix de la pénitence, voix de la prière, voix du temps qui s'écoule), tout cet ordre jeté au feu, nous en ressentons encore aujourd'hui le funeste écho affaibli, et c'est le bruit (le désordre) qui a remplacé le sens et l'ordonnancement. La Parole avait une origine et une direction. Tout le monde comprenait. Les églises de mon pays avaient porté haut la Voix et le Verbe afin que le temps soit interprétable, qu'il nous parle, que nous ayons un centre, un port d'attache vers lequel nous diriger, quand nous nous sentions perdus ou abandonnés, une Tonique. Le Repos est à ce prix, que ce soit dans la musique ou dans l'homme. Nous n'avions pas encore fait place, les draps étaient encore chauds, le foyer restait un vrai mot, pour se rassembler ou se contaminer. Nous n'imaginions pas qu'être tranquillement allongé chez nous puisse devenir une torture, que nous serions mordus par les chabraques, par ce qui est censé nous protéger, mettre entre nous et la dure réalité un peu de douceur et d'agrément, que les brutes allaient venir nous ulcérer jusque sous les draps. Les toniques et dominantes et tout le bel ordonnancement tonal existant depuis au moins six siècles ne sont plus qu'à l'état de souvenir ou de déchets commerciaux : aujourd'hui, ce sont les sensibles à couteaux de boucher qui traversent nos chambres à coucher, mais la malfaisance devenue banale a perdu de son pouvoir d'épouvante. 

Emporté par mon élan, j'ai continué à vivre, depuis 2003, depuis 2013, depuis hier. Mon lit n'est pas encore vide, pardonnez-moi. J'occupe une place indue, j'en ai bien conscience. Un autre que moi pourrait habiter cette maison, écrire ces phrases, et mieux, dormir dans cette chambre, et moins, le jardin serait mieux entretenu, la paresse moins visible, la vie plus manifeste, les relations avec les voisins plus épanouies, la France plus défaite encore, si, si, je vous assure, c'est possible. Dites-vous que votre patience sera vite récompensée. Le portail sera repeint avant que les chars russes ne soient repartis pour leurs steppes désolées. Les chairs et les chants sont passés, ou en passe de l'être, je vous le dis. On fera le point, là-bas, parmi les ombres et les os, quand il n'y aura plus rien à percevoir sous les plis qui se sont formés à la surface de notre mémoire, dans la poussière des escarres mentales qui auront cessé de nous faire souffrir, dans la grande immobilité de l'indifférence enfin sincère. 


(*) CACA : Collectif de l'Ancien Conservatoire d'Annecy.

dimanche 10 septembre 2023

Le Cœur

« Un coeur, c'est peut-être malpropre. C'est de l'ordre de la table d'anatomie et de l'étal de boucher. Je préfère ton corps. »

Je préférerais rester en vie, du moins encore un petit moment, mais je dois admettre que ça dépend un peu de cet organe que Yourcenar trouve malpropre. Je me demande bien de quoi il a l'air, mon cœur, mais je ne suis pas certain d'avoir envie de le voir, de le voir vraiment tel qu'il est, sanguinolent, palpitant et tout sauf littéraire ou romantique. Disons que je suis partagé… Moi aussi je préfère “mon corps” à mes organes. Mais qu'est-ce qu'un corps sans organes ? Ils sont silencieux, la plupart du temps, mais ce silence n'est silence que pour nous. Nous croyons que nos organes ne s'expriment que lors des symptômes parce que notre ouïe physiologique est déficiente, ou plutôt atrophiée à force de ne pas servir. En réalité nos organes font constamment du bruit, ils s'expriment sans cesse, même lorsqu'on dort : ils ne connaissent pas le repos, eux, et quand ils nous réveillent en pleine nuit, affolés, comme il m'arrive en ce moment, c'est qu'il y a urgence, et qu'ils ne parviennent plus à faire leur travail sans émettre des signaux qui effraient, c'est-à-dire des bruits qui dépassent le bruit courant auquel nous sommes habitués. 

Oh, je ne lui en veux pas du tout, à mon cœur. C'est tout de même extraordinaire qu'il ait réussi à tenir jusque là, avec toutes les émotions que nous avons traversées, lui et moi. Non, c'est un bon cœur, que j'ai là, et solide, et fidèle ! Et je ne dis pas ça pour ne pas le vexer, croyez-le, je le pense vraiment. Je pourrais dire la même chose de mon pancréas, de mon foie, de ma rate, et même de mes intestins, que j'ai longtemps soumis à rude épreuve. 

Il se trouve que mes relations avec les médecins sont devenues difficiles, car je vois bien qu'il n'y aucun dialogue possible avec eux. Ils n'écoutent que dans la mesure où nous leur fournissons les éléments dont ils ont l'habitude, éléments qui leur permettent d'appliquer les protocoles qu'ils connaissent et dont ils pensent qu'ils sont les seuls à pouvoir soigner. Je ne vois plus du tout les choses ainsi. Je ne crois plus du tout à cette médecine symptomatique, même si, bien sûr, il m'arrive — dans l'urgence — d'y avoir recours, faute de mieux. Rassurez-vous, je ne vais pas ici vous infliger mes vues sur la médecine et la maladie, bien que le sujet me passionne, car je sais trop bien que personne n'a envie de me lire à ce sujet. C'est dommage, mais tant pis pour vous ; vous ne savez pas ce que vous perdez. Mais comment fait-on, donc, quand on a besoin de spécialistes (et c'est bien le problème, justement !) dont on sait à l'avance que la majeure partie de notre échange sera un dialogue de sourds ? Ils savent et nous ne savons rien, ils soignent et nous souffrons, ce sont les termes du contrat, qui les rend aveugles et sourds. On ne peut pas tout à fait s'en passer, néanmoins, alors il faut se faire violence et leur donner des gages de la soumission aveugle dont ils ont l'habitude, sinon ils vous montrent la sortie ou la pendule.

Je vais donc aller consulter un cardiologue, puisque mon cœur s'est permis de parler un peu haut. Ça paraît simple, n'est-ce pas ? C'est l'organe qui dicte sa loi, paraît-il, et qui nous impose d'oublier le corps et la vie qui le justifie et l'informe. C'est une vue bien simpliste, bien primaire, mais il va falloir faire semblant d'y croire — du moins pour l'heure. Il faut s'infiltrer dans les failles des croyances des autres, si l'on veut résister à la négation. 

***

Eh bien les choses se sont précipitées, et, comme toujours, m'ont démontré que nous ne sommes pas maîtres du jeu. Je suis enfin chez moi, j'écoute le trio opus 8 de Brahms (opus 8 comme le 8 septembre) et je fonds en larmes. Hier, j'ai craint de ne jamais revoir cette maison, de ne plus pouvoir écouter cette musique, de mourir au milieu des bips des appareils de surveillance médicaux et des voix des infirmiers. Oh, tout le monde a été bien gentil, je n'ai pas à me plaindre. À commencer par les pompiers, charmants comme toujours, qui sont arrivés très vite, en vingt minutes à peine, ce qui fait que j'étais tout juste prêt à monter dans leur véhicule quand j'ai entendu la sirène. Deux hommes, très beaux, la quarantaine, très sympathiques, et un plus jeune, qui devait avoir vingt-cinq ans, et qui n'avait son diplôme que depuis le mois de juin. « Vous voulez plus de clim ? » Non, non, tout va très bien, Monsieur le marquis.

Depuis une semaine, je suis constamment aux bords des larmes. Les quatre crises que j'ai faites (cinq, avec celle que j'ai faite aux urgences (juste pour leur montrer que ce n'était pas de la blague)), dont une violente et surtout très longue (plus de trois heures !) m'ont je crois beaucoup fragilisé. Hélène n'avait pas de croissants, ce matin, dommage, pour une fois que j'en avais envie, et besoin… Je me sens comme un survivant — et c'est bon de survivre (c'est peut-être la seule vie réelle). Quand je sors de l'hôpital, ou même seulement d'un examen médical, j'ai toujours envie de croissants. J'ai beaucoup de chance : je pouvais parler un peu par SMS avec Vincent, qui ne se doute pas à quel point était importante pour moi cette présence, tout au long de la très longue soirée. J'ai eu également deux coups de fil qui furent un baume. Et j'avais aussi Barrès et Chateaubriand ; il ne m'a manqué qu'un cahier et un stylo. 

Ma fierté est d'avoir été admis aux urgences de l'hôpital d'Alès à 17h56, l'heure Mozart ! Il n'y pas de hasards, jamais. Il n'y a que des signes. 

La manière dont Julius Katchen ouvre la voie, dans le premier mouvement de l'opus 8… On pourrait mourir, après ça ! Ce thème, si simple, si beau et surtout si tendre ; d'une tendresse inconcevable… J'ai entendu le son de mon cœur, le cardiologue a pratiqué une longue, très longue échographie, j'étais heureux que mon cœur soit l'objet de tant d'attention, je l'avoue. Je trouve qu'il le mérite, lui qui bat pour moi en silence plus de 100 000 fois par jour sans jamais se plaindre. Nous étions deux à l'observer, à l'écouter, nous étions deux à parler de lui, à le considérer, à tenter de le comprendre. Il y aura d'autres examens, plus « invasifs », on aura peut-être d'autres images, d'autres sons. Qui est le maître ? Ni lui ni moi. La vie qui nous traverse sans explications.

Je lis à l'instant cette phrase de Kierkegaard, que je ne connaissais pas : « Penser est une chose, exister dans ce qu'on pense est autre chose. » Je pourrais faire graver cette phrase sur ma tombe, si ce n'était pas un peu prétentieux. C'est tout ce que je crois, en tout cas. Exister dans ce qu'on pense, exister dans ce qu'on joue, exister dans ce qu'on écrit, exister dans l'amour : c'est le vrai défi, et peut-être le seul. S'il existe une occurrence de l'authenticité, c'est-à-dire de la vérité incarnée, c'est bien celle-là. Je lisais il y a peu, je ne sais où, quelqu'un qui opposait platement le « comprendre » et le « croire ». Il n'y a rien de plus faux, pour moi. Si l'on n'a pas compris cela, on n'a pas compris grand-chose. L'angoisse humaine essentielle tient tout entière ici : il est impossible et néfaste de séparer la croyance de la connaissance. C'est toute l'erreur du drôle de scientisme actuel qui nous gouverne. Pour savoir, il faut savoir que l'on croit. Aucune connaissance n'échappe à la croyance, et si elle le prétend, elle est une croyance redoublée, durcie, de la même manière qu'un athée est toujours un super-croyant. Tout savoir doit être repris dans sa dimension de foi et de conviction. La fidélité au vivant ne se laisse pas perdre par les faits bruts (c'est-à-dire l'observation), la simplicité ne peut être que renversée par la pensée et le sujet. La croyance est le contraire du dogme. Exister dans ce qu'on pense est la chose la plus difficile qui soit, mais c'est aussi une liberté. Quand j'écoute Brahms, je suis au contact de cette liberté-là, immédiatement — je l'entends, je la ressens au plus profond de moi. 

Couloir, de six heures à sept heures, puis seul dans un réduit délabré, avec un électrocardiogramme. Dommage, je ne peux plus observer les infirmières et les malades. Tout le monde ici est très gentil. On se croirait presque dans le monde d'avant, si l'on n'apercevait pas quelques signes, par-ci par-là, qui viennent jeter une ombre au tableau, et on les connaît bien, ces signes. Parmi eux, les tatouages, l'accent, quelques éclats de voix, et les quelques éléments visibles de la vêture qui insistent sous la blouse et les pantalons blancs réglementaires. Il ne fait pas chaud, je suis torse nu, avec des fils et des tuyaux partout. J'hésite à appeler, comme le médecin me l'a prescrit, parce que je sens bien que je suis en train de refaire une crise, la deuxième de la journée. Si j'appelle, si je leur parle de la crise, ils vont me garder plus longtemps, faire plus d'examens. Une deuxième prise de sang, pour commencer. Je pèse le pour et le contre, et finalement j'appelle, à 19h23. Direction la salle de déchocage, dans laquelle je me trouve avec un voisin de lit, dont je ne vois que les pieds et une partie des jambes. En revanche, j'entends beaucoup sa voix, car il est souvent au téléphone. Il dit : « Oui oui oui » et « Non non non non non », toujours par salves de trois et cinq. Il a une voix plutôt sympathique, quoique un peu étouffée, ronde, alourdie, avec un fort accent du Gard. Dans la pièce, quatre type de bips différents, qu'on peut classer en deux catégories. De très jolis bips, discrets, bref, sobres, qui ressemblent aux cris de ces animaux nocturnes qu'on entend parfois la nuit, à la campagne, et qui ont tant de charme et d'élégance dans leur simplicité essentielle. Et puis deux autres bips, beaucoup plus criards, de type “klaxon”, mais qui forment avec les premiers une jolie polyrythmie que je trouve rassurante (je pense à Steve Reich et je brode mentalement sur eux). Nous avons chacun les nôtres, visiblement, deux pour moi et deux pour mon voisin, et ils se répondent d'une admirable manière, qu'on croirait composée. J'aime ces bruits, ils me portent, ils me guident au travers du temps qui passe. Surveillance ECG et nouvelle prise de sang, donc, par le jeune Arnaud, ultra tatoué, gentil, mais maladroit. Il doit s'y reprendre à trois fois pour me piquer et me fait très mal ; je crois qu'il touche un nerf puisque la piqure qu'il me fait dans le pli du coude m'envoie une violente décharge électrique dans le poignet. Je lui dis mais il s'en fout. Je ne lui en veux même pas : le sang des non-vaccinés répugne visiblement à couler à la vue de tous. Piqué aux deux bras et mains, il ne restera bientôt plus que les jambes…

Vers dix heures, j'ai la visite du cardiologue. Ô surprise ! Moi qui ne l'attendais pas avant minuit… Et en plus je passe avant mon voisin de chambre qui était là avant moi. J'ignore pourquoi. Il n'est pas content et je le comprends. Le Dr Assad, décontracté mais pas complètement, petit, large, costaud, très bronzé et très poilu mais dégarni, souriant, parle un français approximatif et un peu hésitant, mais il est loquace et veut se faire comprendre. Ça tombe bien, j'ai beaucoup de questions. Il s'excuse même de me poser les mêmes que le médecin qui m'a accueilli plus tôt ! Mais avec lui, je vois bien que mes réponses sont prises beaucoup plus au sérieux (mais avec plus de légèreté, car il n'a pas la même responsabilité que le médecin qui a décidé de mon admission), et qu'il peut même s'engager un semblant de dialogue entre nous, même s'il n'entend pas tout ce que je dis. Disons qu'il entend 60% de mes paroles, ce qui est déjà énorme. Je pense au mot « cordial », un de mes mots favoris. Ce médecin cordial me parle de mon cœur, le sujet l'intéresse, moi aussi ; il ne manquerait plus que nous buvions un cordial tous les deux et que nous jouions un trio pour piano et cordes de Brahms.

Il m'explique ce qu'est un infarctus. La fenêtre des six heures. Je pense à mon médecin traitant qui en trois jours n'a pas été foutu de me rappeler et de me trouver un cardiologue (comme il me l'avait pourtant promis), prévenu qu'il était de mes crises inquiétantes… (« Chuis débordé, chuis débordé, qu'est-ce que vous voulez que j'vous dise ! ») Et R. qui me dit : « Ne dérange pas ton médecin traitant avec ça ! » Ils ont beaucoup d'humour, ces médecins. On les dérange quand on leur demande de faire leur métier. Vous me direz, c'est de plus en plus difficile, de les déranger, justement, puisqu'ils nous expliquent sur leurs répondeurs qu'il ne sert à rien de leur laisser des messages, et que nous tombons sur la messagerie 48 fois sur 50. Comme ça les choses sont claires. En tout cas, le Samu n'a pas hésité une seconde, lui, avant de m'envoyer les pompiers. Avec le Dr Assad, je parle de mon flutter, des vingt années qui se sont écoulées en sa compagnie, de l'absence de traitement (de mon fait) et de l'opération qui fut un échec. Il voit très bien de quoi je parle. Il me dit que la vision qu'on a du flutter aujourd'hui n'est pas la même que celle qu'on avait en 2003, et je comprends mieux de quoi il s'agit. Il me parle des examens que je vais devoir faire très vite s'il me laisse sortir aujourd'hui. Évidemment, je ne le contredis pas. Il est hors de question que je reste à l'hôpital : c'est ma grande terreur. J'aime bien voir ce qui se passe à l'hôpital, ça m'intéresse énormément, mais y être pensionnaire, c'est autre chose. Je veux rester un explorateur, un espion, un touriste à la rigueur. Quoi qu'il en soit, ce cardiologue aura passé une grande partie du temps de notre discussion à me demander si je marchais, et combien d'heures et de kilomètres par jour. Il a eu l'air de trouver que l'essentiel du traitement se trouvait là, et je ne peux que le rejoindre. La marche remet les organes à leur place, c'est-à-dire qu'elle les soumet à la loi du corps, qui lui-même est soumis à la loi du vivant, qui ne se laisse pas impunément diviser. Les bêtabloquants et les anti-coagulants, on verra ça plus tard, ma petite dame…

J'ai donc retrouvé mes figues, mon jardin, Carl Philipp Emanuel Bach, la nuit fraîche et les belles heures ordinaires, l'aimable et profond mutisme de la société à mon égard ; je suis rentré avec une infinie gratitude dans mon point d'orgue, je peux à nouveau oublier les tatouages, l'accent du Gard, tous ces corps qui se croisent, qui savent précisément ce qu'ils ont à faire, tenus qu'ils sont par un arrangement dont la finalité leur échappe complètement mais dont ils auraient le plus grand mal à se passer sans devenir des bêtes sauvages. 

Mon roman s'intitule "Théorie". Le sujet de mon roman, c'est de faire l'hypothèse d'une vie, c'est d'en écrire la théorie, mais à la manière dont un aveugle entre dans la nuit et s'en distingue. Même s'il est vivant, surtout s'il est vivant, il ne connaît pas l'histoire de sa propre vie. Il ne peut qu'en faire l'hypothèse, en passant d'un événement à un autre, d'une parole à une autre, comme la boule de flipper qui rebondit d'un champignon à l'autre, et qui essaie de se relancer, sans cesse, de se reprendre, le plus longtemps possible, mais qui sait qu'elle finira par être avalée par le trou en forme de sexe féminin (une vulve dont les nymphes essaient de nous sauver de la chute), au bas du tableau, au bas d'un chapitre. Une théorie est une proposition de sens, bien entendu, mais c'est aussi une suite, une délégation, une file de personnages qui se succèdent, les uns à la suite des autres, sans forcément se connaître. Ils sont tous là, à leur place, c'est tout ce qu'on peut dire. Il convient de les écouter, de les observer, de les suivre dans leurs déplacements un peu fous, un peu désordonnés, mais toujours inéluctables et nécessaires, fatals. La théorie d'une vie, c'est une anti-histoire, ou c'est l'histoire en train de s'écrire, du point de vue du flipper

Je ne cesse de me demander ce qu'est la vie, ce que c'est que de vivre et d'être vivant, et il m'est impossible, de plus en plus, de séparer ces questions de ce qui se passe à l'intérieur de mon propre corps, ce corps que très longtemps j'ai ignoré et méprisé sciemment, me croyant par là plus intelligent que ceux que je voyais en faire grand cas autour de moi. J'ai très longtemps cru que mépriser le corps était la seule manière de glorifier l'esprit, et même d'y avoir accès. Il est un peu tard pour le regretter, bien sûr, je n'ai plus que le choix (sic) d'accepter ce que mon esprit a fait de mon corps durant les quarante dernières années. Ici je suis, là je mourrai, avec la vie qui persiste à trouver des regards en moi, à consolider les quelques étais qu'elle a dû dresser elle-même à mon insu et souvent contre moi. Je vois tout cela avec un mélange de tristesse, de soulagement, de reconnaissance, de honte et même de joie devant l'ingéniosité invraisemblable du vivant qui ne nous en veut même pas de notre bêtise. L'arrogance qui fut la mienne est instructive et cocasse, j'en accepte les conséquences. 

« L’indifférence aux souffrances qu’on cause est la forme terrible et permanente de la cruauté », écrit Proust, mais je comprends aujourd'hui que la cruauté est d'abord et avant tout dirigée contre nous ; on pourrait dire que les autres ne sont que des victimes collatérales. Nous sommes inattentifs au chant de nos organes comme nous sommes sourds aux corps de ceux que nous croisons, car nous savons instinctivement que leur chair est une réplique de la nôtre, une réponse possible aux questions que le destin biologique nous pose sans cesse, et qui nous terrorisent. La cruauté est fille de l'indifférence, et il faut prendre ce mot dans son sens littéral : ne pas savoir faire de différences, ne pas distinguer, ne pas discerner entre ce qui doit nous nourrir et ce qui nous traversera sans être assimilé. La cruauté est fille de l'indiscipline, de la mollesse spirituelle, de la paresse. La plupart des gens font le mal par paresse, ce qui s'entend immédiatement dans leurs phrases. C'est pourquoi il faut être attentif non à ce qui est dit, mais à la manière dont c'est exprimé. Avec nous aussi, nous avons un dialogue dont il paraît essentiel de ne pas négliger la forme. Les mauvaises habitudes sont vite prises. Là aussi nous obéissons à des lois inconnues ou musicales, et les cœurs paresseux ont vite fait de se tarir, croyant préserver le peu de sève qu'il sécrètent. 

L'hôpital, j'en ai vu les coulisses quand nous étions amoureux, Raphaële et moi, il y a vingt ans. Je l'ai vu et traversé la nuit, je suis passé par les chambres de garde, les douches, le lit des médecins, les couloirs déserts, les réfectoires silencieux, les portes dérobées, et même les fenêtres, pieds nus, évitant les infirmières comme un voleur évite les gardiens de nuit dans un musée déserté, étouffant des fous-rires et le bruit de nos pas. Imaginons un instant un hôpital peuplé seulement de machines dont le seul bruit rendrait le lieu vivant. Quelle féérie ! Quelle prodigieuse salle de concert ! J'imagine Mozart, Bach, Stravinsky, seuls dans l'obscurité, parlant à voix basse, devant un corps allongé sur une table d'opération : c'est Brahms, qui est le patient somnolent. On voit son gros ventre et sa barbe, il parle dans son demi-sommeil. Les trois compères ont du mal à ne pas rire. Ils regardent les écrans et font des supputations loufoques. Le cœur ? Le foie ? Les intestins ? Le pancréas ? Chacun y va de sa théorie. Les chiffres défilent, on les défend comme on peut, sans y croire, mais avec toute la componction nécessaire, jusqu'à ce qu'éclate le rire en clef de sol de Mozart. Les deux compères font semblant de le gronder. Brahms suffoque aussi bien qu'il le peut, avec un sens du rythme accompli. « Ramuz nous manque », dit Stravinsky. Et Mozart fait entrer sa cousine, peu vêtue. On voit le vieux Bach qui note quelque chose dans un carnet, sans paraître troublé par Anna-Maria qui se dandine comme une strip-teaseuse perdue dans les marais, la main devant ses petits seins. Le Dr Assad, en maillot de bain, se penche sur Brahms, il tient dans sa main droite une baguette de chef d'orchestre et un métronome dans sa main gauche. « C'est pas avec ça que vous allez réussir votre coronarographie, Docteur ! » lui lance le vieux Brahms hilare. On comprend qu'Anna-Maria est l'assistante du cardiologue. Elle sent la crème solaire et chante un fado avec une voix rauque. Bach referme son carnet et parle à l'oreille de Stravinsky qui est consterné par le spectacle. Diaghilev nous manque ! « Il n'y en a plus pour longtemps », dit Mozart. Raphaële entre en trombe, furieuse, et disperse tout le monde, vieux garnements punis qui retournent se coucher. Disjoncteur. Tango Lent.

« Nous étions entre nous, jadis. Quand nous parlions de musique, quand nous parlions de littérature, nous n'avions besoin ni d'interprètes ni de sociologues ni de thérapeutes. C'était reposant. » La fatigue est arrivée avec les cultures. Tant qu'elle était au singulier, nous pouvions penser à autre chose, goûter la baignade dans les rivières corses, les citronnades et la légèreté, le tennis. Nos corps s'invitaient naturellement au concert général, les angles étaient doux, on avait peur pour rire car le monde avait les dimensions de nos bras ouverts. Nous avions bien entendu parler du souffle au cœur, mais c'était à cause de Laurent et Clara Chevalier, la belle Léa Massari. « Tu n'as pas bonne mine. Je t'ai connue en meilleure forme. » « Je ne comprenais pas ce qu'il voulait, mais je l'ai trouvé très beau. » « Tu crois que c'est une conversation normale entre une mère et son fils ? » « L'aventurière, m'appelait ta tante ! » « Il était fou de moi. » « Il m'en voulait presque de lui avoir cédé si facilement. » « Tu sais, mon père adorait la valse. » Voilà le genre d'échanges qui avaient lieu dans un monde sans islam, sans réseaux sociaux, sans pédagos, sans fact-checking, un monde dans lequel nous nous contentions du lac d'Annecy et de celui du Bourget, d'Yves Nat et de l'accent espagnol, du désespoir de Gabrielle Russier et de l'humour de Fernand Reynaud, de la figure étrange et cocasse d'Henri Krasucki qui nous semblait une possible émanation du démon. Quand nous avions envie de pleurer, nous mettions la Troisième de Brahms sur le tourne-disque, ou nous pensions à la fille Sassi dans les bras d'un autre. Le père avait peur de l'infarctus, il est mort d'un accident de voiture. Lui aussi adorait la valse. La mère préférait le tango. Rester en vie ? Oui, mais pour quelle vie ? 

Survivre n'est pas du tout sous-vivre, je viens de le comprendre ; c'est même la meilleure manière de vivre. Revenir chez soi suffit. À soi. Exister dans son propre souffle, se tenir sans réserve à son propre désir. L'exaltation la plus douce et la plus profonde, la plus large, c'est le retour. Le départ n'excite que les enfants gâtés ou négligents, inconsistants. Rester éveillé, la nuit, en écoutant le silence de la chambre, débranché du monde et des mesures, du calcul et du diagnostic, est une volupté presque insoutenable quand on comprend qu'on en avait perdu le droit, et quand notre propre corps n'est plus qu'à nous. « Je suis chez moi ! » Il y a ce soin que nous sommes seuls à pouvoir nous prodiguer (ou la mère), cette caresse mentale qui ne peut provenir que de nous et d'une mémoire complètement singulière, irréductiblement distinguée du bruit de fond humain et de ses fausses promesses. Vous avez un défibrillateur ? Non, j'ai le premier trio de Brahms. Vous avez un souffle au cœur ? Oui, j'ai du silence plein la bouche, et des soupirs en veux-tu en voilà. Faudra que ça cesse ! Oh, ne vous inquiétez pas, personne ne sera moins soupirant que nous, penchés sans prudence sur le vide. 

Les oreillettes s'affolent et les ventricules trinquent mais tout cela n'est rien du tout. C'est seulement l'occasion de faire des phrases qui amènent enfin du côté de l'origine. Sang et sens coulent dans la même direction, on ne peut rien là contre. Il faut en profiter pour essayer de faire des progrès dans le domaine du rythme et de l'écoute. Tous les musiciens le savent : la première chose est d'être bien accordé. Un instrument désaccordé ne sert à rien, car les sons eux aussi ont des lois qu'on ne peut ignorer sans mettre en péril le sens. L'harmonie des organes, ce sont les résonances et les sympathies qu'ils suscitent dans le dialogue qu'ils entretiennent entre eux. L'indifférence est mortelle. Aucun d'entre eux ne travaille solitairement, ce que les spécialistes font semblant de comprendre. Un cœur, ce n'est pas malpropre, et ce n'est pas de l'ordre de la table d'anatomie ou de l'étal du boucher, un cœur, c'est le rythme et l'harmonie du sens qui bat. Le cœur est la chaconne intime, la basse continue de l'individu qui n'est pas partagé, qui est impartageable — indivis. « C'est la mesure consolée. »

samedi 1 juillet 2023

[Journal*] avril-mai 2003

 26 avril 2003 (Une heure et demie de l'après-midi, à l'hôpital de Rumilly, chambre 102)

Je suis à gauche du lit, assis sur une chaise verte. À ma gauche, la fenêtre devant laquelle se trouve une petite table beige à pieds métalliques. Il fait gris. Il n'y a aucun bruit, sauf celui de l'oxygène que Mère absorbe par les narines et celui de l'eau du chauffage. De temps à autre, quelques voix assourdies, une porte qui claque au fond du couloir. Le seul bruit qui retient mon attention est celui de sa respiration, qui est plus ou moins profonde, plus ou moins fluide. Parfois, des ronflements, ou des raclements liquides, comme si elle s'étouffait, et au même moment, son ventre (est-ce son ventre, ou ses poumons ?) fait un bruit sourd, rond et pourtant liquide, ou semi-liquide. J'écoute chacun de ces bruits, partition vitale. 

Parfois tout s'arrête, elle ne respire plus, elle ne remue plus du tout. Et puis elle tourne la tête vers moi, me tend la main gauche, qui réclame la mienne, muette, elle ouvre les yeux, me regarde, j'en suis certain, elle me voit, et me fait une esquisse de sourire, infime et gigantesque. Suis-je normal ? Il me semble que pour la douceur de moments tels que ceux-ci je pourrais donner ma vie. Son souffle est mon souffle. Son visage est mon visage. Je lui parle. Est-ce que je lui parle trop ? C'est possible ; il faut qu'elle se repose. Mais comment ne pas lui dire que je suis là, que je ne suis là que pour elle, que tout mon être et les quelques forces que je possède sont pour elle, uniquement pour elle. « Prends ma force, petite mère chérie, prends ce dont tu as besoin, je veux bien te donner ma vie s'il le faut absolument, pourvu que tu restes près de moi. » Je n'ai aucune hésitation. Malheureusement, je ne suis pas une force de la nature… Mais le peu que j'ai je te le donne volontiers. Qu'ai-je à faire de ces

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Mardi 29 avril, quatre heures de l'après-midi, hôpital, à droite de Mère. Elle a du mal à respirer. Je lui ai parlé. Lui ai lu le début du Cantique des Cantiques. Puis quelques vers de la Légende des siècles

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Mercredi 30 avril 2003, hôpital de Rumilly, quatre heures de l'après-midi. Elle est beaucoup mieux aujourd'hui. Elle réagit. Reste éveillée de très longs moments. Se fait comprendre. Me sourit. D'ailleurs l'infirmière brune qui sort d'ici m'a dit qu'elle lui avait souri aussi. Très fréquemment, elle tourne la tête à gauche pour vérifier que je suis là. Elle vient à l'instant même de le faire, et de me sourire. Elle voit que j'écris, je lui montre ce cahier. Elle sourit encore. Puis semble s'assoupir. Elle bouge ses jambes. Je la masse. Je soulève la jambe droite, celle qui est paralysée, par le genou, je fais des flexions, nombreuses. Bien sûr, elle ne s'en rend pas compte. Mon angine va mieux. Jean-Louis m'a donné un traitement de cheval (Vioxx, antibiotiques).

Je suis épuisé. Je m'endors… Il pleut, le tonnerre gronde.

Kundera : L'Ignorance, p. 127 : qui a raté ses adieux ne peut attendre grand-chose de ses retrouvailles. »

« (…) de sorte que la musique est devenue un simple bruit, un bruit parmi les bruits. » 

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Jeudi 1er mai 2003, hôpital, cinq heures de l'après-midi. Je lui apporté une branchette de lilas. Elle a souri, l'a prise et l'a portée à son nez pour en sentir le parfum. Plus tôt dans l'après-midi, je lui massais la jambe droite, quand j'ai senti tout à coup qu'elle la (me) repoussait avec beaucoup de force ! J'en ai parlé à Mangin au téléphone, mais je n'ai rien compris à ses explications.

Je suis fâché avec Valérie. Je la trouve vraiment culottée. Elle trouve le moyen, par trois ou quatre fois, de venir (ou de projeter de venir) à Rumilly, en mentant à son mari, à tout le monde, pour son plaisir, mais quand pour une fois je lui demande de venir pour m'aider à tenir le coup, elle refuse tout net, et pis que ça, elle me demande de ne pas le lui demander. 

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Vendredi 2 mai 2003. Hôpital de Rumilly, une heure moins le quart de l'après-midi. Je suis auprès d'elle depuis midi. Elle n'a pas montré beaucoup d'enthousiasme à me voir… Je lui ai fait respirer du lilas, mais elle n'a pas manifesté la joie que cela lui avait procuré hier. Elle est pessimiste et fataliste. Semble toujours dire : « À quoi bon ? » à tout ce que je lui dis ou montre. J'ai apporté un grand bloc de papier blanc et brillant et un gros feutre bleu. J'écris quelque chose sur le bloc, et je lui montre. Elle regarde attentivement, prend le bloc dans sa main, le fait tourner, regarde la page sous plusieurs angles… Mais c'est comme si elle déchiffrait une langue étrangère. Elle a l'air de faire un effort, de chercher à comprendre… puis elle paraît renoncer. Elle ne sourit plus comme hier mais elle a moins de mal à respirer. Sa main est sur la mienne. C'est toujours sa main, avec son alliance, ses ongles encore faits, je reconnais sa peau, sa douceur, je sens l'odeur de son corps, de son vieux corps malade, et cette odeur m'est précieuse. Le dessus de sa paupière gauche est jaune d'or. De temps en temps elle ouvre les yeux, les tourne vers moi et pousse un soupir en haussant les sourcils : « Tu es là, tu es toujours là. Mais à quoi rime tout ça ? » Quand je tousse, elle tourne la tête vers moi, l'air étonné et presque inquiet…

(Cinq heures du soir, hôpital)

Elle râle souvent, ne semble pas me reconnaître. Elle me regarde intensément, mais avec ce questionnement visible : « Qui es-tu ? » Qui es-tu, me demande ma mère ! Suis-je parti si loin, si longtemps, moi qui ne l'ai pas quittée depuis treize ans ? Suis-je parti sans m'en rendre compte ? Plus je la cherchais, cette mère chérie, plus je m'en séparais ? Depuis deux ans, je suis avec elle nuit et jour. Depuis ce printemps flamboyant, depuis Sarah, le premier hôpital, les urgences en pleine nuit, jusqu'à a deux heures du matin, le TGV qui casse son essieu, qui met neuf heures pour faire Paris Annecy. Sarah et moi dans la petite Opel Corsa, le violoncelle à l'arrière, sur l'autoroute, essayant de rattraper l'ambulance qui a pris un autre chemin. La nuit, les phares, quelques phrases, la main de Sarah sur la mienne. 

Depuis cette nuit-là, que s'est-il passé ? Pas grand-chose, en somme… Des journées entières près d'un lit. À gauche. À droite. Parlant. Lisant. Écrivant. Dormant. La plus belle part de ma vie dans ces lieux où l'odeur au début me soulevait le cœur. Il y a une semaine, à Annecy, pendant que j'attendais, debout près du lit, dans le couloir des urgences, j'ai pensé à cette odeur, de merde, de pisse, de corps vieux, fatiguée, suintant, pas très propre. Je respirais par petites goulées, juste ce qu'il faut pour ne pas vomir. Et puis, sans savoir pourquoi, j'ai laissé venir toutes ces odeurs en moi et ça m'a soulagé : j'ai aimé cette odeur écœurante mais douce, l'odeur du corps de ma mère. 

(19h20) Passage éclair (45 secondes) de Francette. « Elle a ouvert les yeux ? (…) Elle a froid ! » Etc. « Bon, j'y vais, puisque tu es là. » Sylvain a téléphoné il y a cinq minutes d'Annecy : « J'arrive. » On aimerait que ce soit vrai… 

——

Samedi 3 mai 2003. Hôpital de Rumilly, une heure de l'après-midi. Je tiens sa main gauche de ma main gauche. Elle est sur le dos. Pas de réactions aujourd'hui (pour l'instant). Hier matin, j'ai appelé Brigitte au secours : « Tu peux venir me voir quelques jours ? » « Oui, je viendrai lundi. » Hier-soir, j'étais ici, elle me rappelle : « Jérôme, je ne viendrai pas… « Etc.

Rien. Personne. Je ne peux compter sur personne. Ni Valérie, ni Brigitte, ni Anne, ni mes frères et sœur, personne. Au pied du mur, ils se défilent tous. Jean-Louis est venu hier-soir, mais c'était avant tout pour que je lui apprenne à se servir de Pro-Tools. Soyons juste : Anne m'avait demandé, le premier jour, au téléphone : « Tu veux que je vienne ? » J'ai hésité, n'ai rien répondu. Elle n'a pas réitéré sa demande. Et j'aurais trop peur qu'elle se défile, elle aussi… La seule que je n'ai pas appelée, finalement, c'est Sarah. Ce n'est pas tout à fait vrai. J'ai appelé un jour, suis tombé sur son répondeur, et n'ai pas laissé de message. Elle n'a pas jugé bon de rappeler…

Luc a appelé ce matin. Il est très gentil, ce Luc, mais il est trop abstrait pour moi. Je ne crois ni à la philosophie, ni à la littérature, dans ces moments-là, juste au concret, aux actes. La présence, la parole incarnée, les gestes vrais. 

Le petit klaxon régulier des appels aux infirmières. Sa main sur la mienne. Le bruit du chauffage. (Raphaële vient d'entrer)

——

Mercredi 7 mai 2003. Hôpital, 15h25, déjà !

Hier-soir, étrange moment, ici, avec Raphaële et Mère. Dans le noir. Jusqu'à neuf heures et demie…

Elle venait de m'envoyer ce texto étrange : « Attention danger… » Elle est arrivée, vers vers huit heures et quart. J'étais en train de pleurer, la tête dans le lit, désespéré. Elle a ouvert la porte, s'est glissée sans bruit jusqu'à moi, très vite (elle a souvent cette manière de glissement, elle frôle le sol…), m'a tendu son visage, que j'ai embrassé. Puis je crois qu'elle m'a tenu brièvement dans ses bras, pendant que je disais : « C'est trop dur, je n'en peux plus ! » en pleurant. Je revois bien son regard, elle était émue, tendue. Un bref instant, j'ai senti qu'il y avait une hésitation dans son corps : comment me toucher, comment me prendre dans ses bras ? Son visage presque dur trahissait ce désarroi, le déplacement de son être vis à vis de moi. Elle sentait que les deux corps que nous avions eus jusque là lors de nos rencontres étaient absents, faisaient défaut, dans cette pénombre, mais elle ne savait visiblement pas par quoi les remplacer. Je l'ai trouvée courageuse : elle m'affrontait sans filet. D'autant plus qu'il n'y avait eu aucun échange entre nous, ni verbal ni écrit, depuis le texto qui, plus j'y pense, ne peut s'interpréter que d'une seule manière. Quand j'ai écrit : « J'ai très envie de flancher… » elle a manifestement compris : « J'ai très envie de me laisser aller à tomber amoureux de vous. » Ce qui est, dans le contexte, à la fois assez surprenant et très naturel. 

Les aides-soignantes voulaient la changer de côté, alors qu'elle dort si bien : je m'y suis opposé, par deux fois, il faut dire avec l'aide et l'approbation d'Elisabeth, l'infirmière, qui, décidément, m'a pris un peu sous son aile. Quand nous sommes sortis d'ici, hier-soir, vers 21h30, elle quittait son service, et a discuté très gentiment avec nous, sur le parking. Elle a vu mon désarroi : « Vous partez en vacances après-demain ? » lui ai-je dit sur un ton catastrophé. 

jeudi 29 juin 2023

[Journal*] mardi 2 juillet 2002

 (Rumilly, cuisine de la Closerie, 8h)

J'ai été interrompu par R., qui est venue dans la chambre de Mère, après que j'aie vu Camus…

Sylvain est venu (vers trois heures, alors qu'il m'avait dit une heure…) ! Francette est passée, vers cinq heures, et elle est repartie aussitôt, Dominique est arrivé à huit heures moins le quart et est reparti à huit heures et quart. 

Le flasque et la pute

« Est-ce qu'on ne pourrait pas dire que les émissions culturelles aident les gens à vivre ? Est-ce que ça ne pourrait pas être une définition [de la culture] ? » Ah ah ah ! C'est du pur France-Culture, ça ! Société du Sympa à fond.

Denche, Duchâteau, Camus, Suzanne, Richard… Trois femmes, deux hommes. 

Mère au téléphone, à l'instant (9h50) : « C'est un supplice ! C'est long ! » Il paraît qu'une aide-soignante (ou infirmière) lisait tranquillement ce qui était écrit sur la carte postale de Nana…

« Est-ce que le Dr Duchâteau est là ? — Oui, ELLE est là ! » me répond la fille à l'accueil des urgences. Et, au cas où je n'aurais pas bien pigé : « C'est une femme ! » Et si je lui dis que je veux voir (le Dr) Suzanne, elle va me répondre que « c'est un homme » ? Bientôt, on ne se comprendra plus nulle part. 

D'ailleurs, Sylvain, à qui j'explique pour la quatrième fois l'hyponatrémie de Mère, me coupe brutalement par ces mots : « Je n'ai pas compris ! »

(Place du Révérend Simon, une heure moins le quart)

Vu Camus hier-soir, donc, puisque Suzanne a fichu le camp alors que nous avions rendez-vous. Lui penche plutôt pour une explication d'ordre endocrinien. Puis R. a frappé (très doucement) à la porte de la chambre. A parlé deux minutes avec Mère puis m'a entraîné vers le bureau. Où, bien entendu, Camus n'a pas manqué de nous prendre la main dans le sac, si j'ose dire, non sans quelques allusions dont je ne suis pas certain d'avoir bien saisi le sens. « Il est bête ! » me dit R., en bafouillant, se rasseyant en face de moi. Il a pu ne pas très bien prendre le fait que je demande à parler à un médecin qui ne travaillait même pas ce jour-là alors qu'il venait à l'instant, lui, de m'accorder une entrevue. 

La Kiné arrive.

Je viens d'appeler R., et Mangin doit me rappeler, c'est pourquoi je suis dehors, en face de l'hôpital, devant la cure. 

R. ne savait pas qu'on avait stoppé la restriction hydrique. Elle a eu l'air surprise. 

« Toutes nos allusions tombent toujours à plat. » (RC, in Du Sens, p. 139) C'est en effet souvent à cette occasion que l'on s'aperçoit du manque de culture de l'autre. Combien de fois Jacques a-t-il dû éprouver ça avec moi !

(14h) Mère a mal chaque fois qu'elle urine ! Y aurait-il en plus un problème urinaire, ou rénal ? Ses mains sont rouges ! Je l'ai signalé à la jolie infirmière dont je ne sais toujours pas le prénom, il y a une demi-heure. 

Ma mère gît, près de moi, à ma droite. Est-ce qu'elle est un peu là, beaucoup là-bas ? Qu'elle soit déjà ailleurs ne fait aucun doute. Mais elle revient sur elle-même, parfois, elle se retourne, et m'aperçoit. Elle se trouve dans cette zone de temps qui sépare tant bien que mal les morts des vivants. Elle semble hésiter. « Je suis avec mes morts » était une phrase qu'elle prononçait déjà souvent, auparavant. Elle préparait le terrain. Maintenant que par instants elle les côtoient vraiment, elle semble plus regretter la vie, sa vie, son être-ici, près de moi, elle semble comprendre que malgré toutes les imperfections et les duretés de l'amour, son prix est inestimable. Juste avant la mort, il doit exister un moment, forcément bref, où l'amour est présent. Où il est ici. En plein. Où il ne fait qu'un avec celui qui le ressent, ou le donne. Durant la vie, il est toujours au-delà, c'est un horizon.

Toujours pas de médecin pour le sang dans les urines. Je vais voir le Dr Denche, qui me “rassure” : C'est certainement d'origine traumatique, il ne faut pas s'inquiéter. — Si, justement, je m'inquiète, et j'aimerais que vous veniez voir… — Vous avez raison de vous inquiéter trop, mais cela ne servirait à rien que je vienne voir, nous allons faire des examens. — Quand ça ? — On va lui mettre une bandelette. » (Elle se trouve à douze mètres de la chambre.) Pendant qu'elle me parle, elle est penchée sur le bureau, debout, ne relevant la tête qu'à des rares moments, avec un sourire crispé. Cette position me permet de voir un beau décolleté, et des seins bronzés. Ma réputation étant déjà faite, et depuis longtemps, je tourne les talons, furieux, ce que je regrette aussitôt. 

Mère me téléphone à huit heures et demie, pour me dire qu'elle a 14-9 de tension. Elle est calme, on n'arrête pas de se dire au-revoir. 


mercredi 28 juin 2023

[Journal*] dimanche 30 juin 2002

 (Hôpital, une heure de l'après-midi)

(37,8°. 17/10. 62 puls./mn)

Je suis sur la chaise, à gauche du lit. Mère s'endort. Elle n'a pas mangé à midi. C'est un peu de ma faute parce que le médecin (Florence Richard) est venue me chercher alors qu'elle venait de commencer. J'ai parlé avec elle une bonne heure. C'était, contrairement à ce que j'imaginais, très instructif et réconfortant. Elle m'a tout d'abord parlé de l'état médical de Mère et elle n'est pas si inquiète que ça. (Par contre, elle m'a confirmé que l'hyponatrémie avait bien été provoquée par le Moduretic, qui est un diurétique… Elle a ajouté qu'avec un taux de 110, comme c'était le cas mardi 18, elle aurait pu convulser !) Et puis surtout, elle m'a fait parler de la situation familiale, et j'ai très nettement vu qu'elle comprenait très bien la situation. J'ai même eu l'impression qu'elle avait dû vivre quelque chose d'approchant, pour sentir les choses avec autant d'acuité. Elle a arrêté le Séropram (l'antidépresseur prescrit par R.) car selon elle il aggrave la confusion (?). Elle ne veut pas lui donner trop de médicaments, par peur des conséquences, et elle a l'air de bien connaître son métier. Elle a confirmé qu'il fallait aller très lentement dans la remontée du sodium, qu'il fallait faire très attention. C'est l'avantage d'un médecin qui a l'habitude des personnages âgées, il sait que leur métabolisme ne se comporte pas comme le nôtre. (Elle est gériatre aux Cèdres, une maison “long séjour” à Rumilly.) Elle a l'air d'avoir l'esprit clair. Plus clair que R., même si elle est beaucoup moins sympathique ! Froide et sèche, complexée, mais bon médecin, ai-je eu l'impression. 

Dans les “délires”, je trouve qu'il faut distinguer deux classes (au moins) : la “petite chanson” (c'est le cas, actuellement) et la plainte douloureuse. L'autre jour, je parlais de ça avec R., lui disant : « Elle souffre ! » Et elle me répondait : « Je ne crois pas, non, c'est une “petite chanson”, de la même manière que les enfants parlent tout seuls, le soir, seuls dans leur chambre, pour se rassurer. » Là, aujourd'hui, à l'instant, je comprends ce qu'elle veut dire, et même je crois bien l'avoir expérimenté : cette espèce de litanie, de mots qu'on laisse sortir, comme un chapelet de sons, articulés, mais finalement pas si importants que cela, et qui soulagent, ou plutôt, qui contribuent à nous inscrire dans le présent — croyons-nous —, quand celui-ci semble nous faire faux bond. C'est une mélopée, douce, tranquille, un peu arythmique, inaccentuée, comme une pommade sonore. Alors que la Douleur, elle, est marquée, accentuée, éminemment rythmique, au contraire. 

Elle s'est rendormie. Entre deux sommes, elle revient toujours à une sorte d'ancre topique : « Je suis sur la place de l'église, et je t'attends, il est onze heures du soir. » De quelle église parle-t-elle ? Rumilly ? Porto-Vecchio ? Zicavo ? Paris ? 

La géographie de ma mère : Porto-Vecchio, Zicavo, Marseille, Grenoble, La Rochette, Rumilly, Jérusalem… 

Pascal : « Quand je lis trop vite, je ne comprends pas. Quand je lis trop lentement, je ne comprends pas non plus. » Comme j'ai ressenti cela, lisant À la Recherche du temps perdu !

Nana nous envoie une carte de Corse : « La maison est merveilleuse, spacieuse, fleurie, ouverte sur le golfe de Lava, à 15 km d'Ajaccio. Le plus appréciable, c'est encore la diversité des parfums dont je sais que tu y es, Mère, très sensible. Je pense à vous. »

(Hôpital, quatre heures de l'après-midi) 

Elle délire à nouveau. « J'ai encore besoin d'aller à la selle, de boire, jusqu'à la fin de mon verre… » Je ne peux pas lui donner à boire !

Les aides-soignantes arrivent, la mettent sur la chaise percée. L'odeur me chasse de la chambre. C'est idiot qu'un détail comme celui-là m'interdise, par exemple, le métier d'infirmier. J'ai beaucoup d'admiration, et même un peu d'envie, pour les gens qui travaillent dans les hôpitaux. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, depuis six mois, n'étaient les souffrances de ma mère, j'ai énormément aimé côtoyer infirmières, aides-soignantes, médecins. J'ai toujours eu un rapport privilégié avec les médecins, et cela se confirme. Le rapport au corps malade est quelque chose qui me passionne. 

Je rentre un instant dans la chambre. Elle est sur le pot, le visage très rouge, marbré, les bras ballants, le long du corps. J'ouvre la fenêtre en grand, j'augmente la puissance du ventilateur. Elle me parle de son « petit ange blond » (Angélique), mais le confond avec quelqu'un qui venait « faire tout le travail au jardin », « comment s'appelle-t-il, déjà, je ne m'en souviens pas ». Je vais sortir, j'ai envie de vomir. « Est-ce que tu as fini ? » « Non, je n'aurai jamais fini ! »

F., avec sa délicatesse habituelle, traduit cela par « Délire pipi-caca et religieux » (sic). Ce n'est pas complètement faux, mais quand elle me dit ça, avec le sourire béat de celui qui fait un bon mot à la fin du repas, j'ai une envie folle de lui coller ma main dans sa face d'astéroïde ramolli. Son fiston est près du lit, il tient la main de ma mère, un peu impressionné tout de même par l'odeur diffuse de la mort. Eh oui, même à l'heure du Tout-Festif, dont il est l'un des représentants les plus significatifs, il existe encore — quel scandale ! — des vieux qui chient devant vous en vous parlant du Christ ! 

Mère : « Pourquoi F. ne venait-elle pas me voir, à Rumilly ? » Un ange passe… Puis le Festif trouve une brèche : « On était en Corse, Mamie ! »

Elle me parle du cimetière : « Ma tombe est toute délabrée, va au cimetière maintenant ! » « Non, je n'en ai pas envie, je reste près de toi, dors ! » « Non, cette nuit, tu ne pourras pas rester près de moi, tu n'en as pas le droit, tu vas devoir aller à la maison, qui est toute délabrée, comme ma tombe ! » « Si tu continues à dire ce genre des bêtise, je vais écrire dans le couloir ! » Je me fâche un peu. Elle s'arrête net. Je lui ai mis un gant humide sur le front. Elle a dormi quatre minutes, puis ça a recommencé. « C'est pas la peine ! » « Je sais que tu vas me dire ça ! » C'est pas la peine est sa phrase fétiche, celle que depuis douze jours j'ai dû entendre au moins trois cents fois. Tout ce qu'on peut lui dire est aussitôt retourné, mis en doute, non, mis en doute n'est pas assez fort, chaque assertion est aussitôt taxée de mensonge. Elle se trouve dans une spirale, ou dans un cylindre dans lequel toutes ses paroles se répercutent contre les parois, en échos renversés et grimaçants. Elle sait, évidemment, que ce qu'elle dit est faux, ou n'a aucun sens, je sais qu'elle le sait, elle m'en a donné la preuve de nombreuses fois, mais c'est plus fort qu'elle, la pente est raide et glissante. Elle se laisse glisser. Peut-être que l'absence de sens est plus douce que le Sens immense et opaque qui approche à toute vitesse ? Sans doute aurai-je la même attitude quand le moment sera venu. Délivrance ? Est-ce que ceux qui la sentent venir désirent tout simplement prendre un peu d'avance ? Est-ce une forme d'impatience ? Dans quelle prison se trouve-t-elle ? Elle me demande sans cesse : « Enlève-moi ce carcan ! Mon chéri, je t'en supplie, ôte-moi ce carcan ! » Les vêtements, le dentier, la couche, les pantoufles, les bas de contention, toutes ces choses deviennent des êtres qui prennent leur autonomie, et en même temps, Mère ne se sent plus constituée que d'eux, elle ferme les yeux continuellement et son monde, ou plutôt son être (les objets de son monde) parle ; il y a moi (« mon chéri »), le dentier, la « protection », les bas (ou les bandes), les pantoufles, nous sommes comme la ceinture d'astéroïdes de Saturne, parfois notre orbite se rapproche de sa conscience, parfois s'en éloigne, mais le mouvement est réglé, on n'échappe pas aux lois de l'Univers. Mais depuis peu, depuis hier, en fait, ou avant-hier, elle a trouvé un moyen d'échapper à cette prison : elle me parle du Démon. Je lui dis par exemple : « Mais non, regarde, cela ne fait que quatre secondes que tu viens de boire ! » et elle me répond : « Non, cela fait quatre années, les secondes ne comptent pas pout Lui ! Il est là… » Et bien que je la contredise immédiatement, je ne peux pas m'empêcher de penser qu'elle a sans doute un peu raison. Quelle est cette force qui l'éloigne de sa Foi ? « La confiance dans le Seigneur » était jusque là son talisman, son chant du matin et du soir, son Angelus, et il semble l'avoir abandonnée, pourquoi, sinon devant la présence intense d'un mal, d'un malin ? 

« Ouvre les yeux ! », lui dis-je rudement, « regarde le ciel bleu, il fait jour, il fait beau, ne reste pas dans la nuit, tu entends ma voix, tu entends mon amour, tu n'as pas le droit de rester dans les ténèbres ! » « Non ! C'est une prison » me répond-elle, et je pense qu'il y a une semaine à peine, elle me récitait encore le poème de Verlaine :

La ciel est par-dessus le toit, 

Si bleu, si calme ! (…) 

Et le ciel est bleu, calme, l'air est frais, ce matin, tout est calme, mais je pense que depuis au moins deux heures elle est réveillée, et m'appelle, et pense que je l'abandonne ! 

Hier encore, elle m'a dit : « Toute la nuit je t'ai bercé, j'ai chanté cette vieille chanson, tu sais, pour moi elle parle de toi, tu es sur mon cœur, tu dors, et je chante doucement, mon fils, mon chéri, tu es contre moi, sur mon cœur, mon petit Samuel, mon agneau, si tendre, si sensible, mon grand bonheur, mon poète, fais-moi encore entendre cette prière de Mozart ! »

« Un soir fait de rose et de bleu mystique… »

Je viens de lui parler au téléphone. Elle m'attend. Je me dépêche… À tout l'heure, Journal…

(Hôpital, midi et demie)

J'ai croisé le Dr Suzanne, mais je n'ai aucune envie de lui parler, après ce que j'ai entendu dire de lui. Mère me dit : « Il est vieux, il devrait être depuis longtemps à la retraite ! »

Elle a mangé un peu de purée et du yaourt. Elle a froid, m'a demandé de fermer la fenêtre, d'arrêter le ventilateur, et de lui ajouter une couverture ; ce qui fait que je suis en train de cuire. Mais pour l'instant elle est relativement calme, et somnole légèrement. J'ai réécrit à JM.

Il est tout de même incroyable de constater que dans cet hôpital ils ne se donnent même pas les moyens d'assurer le suivi de leurs prescriptions. Il lui interdisent de boire plus d'un demi litre d'eau par jour, mais personne ne se soucie de savoir si cette prescription est respectée. Deux fois (hier et aujourd'hui) que j'en parle à tous les infirmiers et aides-soignantes que je rencontre, mais à part Régis (qui a collé une étiquette une étiquette sur la carafe d'eau (carafe d'eau qui a été changée, d'ailleurs, ce qui fait que l'étiquette a disparu du même coup…)), tout le monde s'en fout, ou bien « ne voit pas ce qu'on pourrait faire » ! 

Le mal que m'a fait la kinésithérapeute (qui est pourtant fort gentille) en disant, il y a quatre jours, à ma mère qui s'affaissait sur son déambulateur : « Vous avez fait du théâtre, Mme Vallet ? — Non. — Parce que je trouve que vous êtes une bonne comédienne, vous avez des dons ! » Ma pauvre mère était effondrée, terrassée de faiblesse et de découragement, petit morceau de cristal en équilibre instable… 

Je lui lis La Cavale, d'Auguste Barbier. Elle me dit : « Oui, c'est de Victor Hugo. » « Non, ce n'est pas de Victor Hugo, c'est d'Auguste Barbier. » « Non, ce n'est pas… » Etc. 

« Où l'Indécis au Précis se joint. » Là où l'indécis au précis se joint, à ce point-là, en effet, jaillit souvent la vérité. Mais il faut entendre la séquence entière : « Rien de plus cher que la chanson grise / Où l'Indécis au Précis se joint. » Mère a entonné une chanson grise, depuis deux semaines, où quelques précisions intangibles flottent dans un flot furieux d'indécision. Chaque chose est combattue par son contraire, immédiatement. Elle doit chercher une brèche, un passage… Son salut. Son secret. Sa délivrance. 

À l'instant où j'écris ce mot, elle se réveille et m'attrape la main. « Je te vois, je sais que tu es là. » Je ne réponds rien. Je pose ma main sur son front, qui est frais. (Il est deux heures moins vingt.) Elle se rendort, la bouche ouverte. Ma mère a chanté toute sa vie. Aujourd'hui, la couleur a abandonné son chant. 

Je pense subitement à R. Qui a dû penser à moi durant ces deux jours. Elle ne comprend pas, c'est certain, mais elle n'est pas indifférente. « J'aime beaucoup votre manière de jouer du piano. C'est… sensible ! » Bon… On se contentera de ça. 

L'histoire que m'a raconté Jacques, hier, est vraiment extraordinaire ! Le type va rejoindre sa maîtresse le matin du 11 septembre. Il débranche son portable, baise, puis rebranche son portable après que les Twin Towers, dans lesquelles il a son bureau, se sont effondrées. Sa femme l'appelle sans arrêt, et finit donc par le joindre à ce moment-là : « Mais… Tu es vivant !? Où étais-tu passé ? — Ben quoi, je suis au bureau, là ! » Ils ont divorcé. Quelle ingrate !

[Journal*] samedi 29 juin 2002

 (Rumilly, dix heures moins cinq du matin, cuisine de la Closerie)

Ce que ma mère ne m'avait pas dit, c'est que Marie-Françoise avait appelé le jour où je le lui avais demandé. Mère n'a pas voulu lui parler, hier-soir. Elle faisait sans cesse un geste terrible de la main droite… Et quand j'ai pris le téléphone pour pour dire au-revoir à Marie-Françoise, elle s'est mise à dire, de plus en plus fort : « Arrête ça ! Arrête ça ! » J'ai dû raccrocher précipitamment car elle commençait à s'agiter vraiment. C'était terrible, mais je ne peux pas lui donner complètement tort. 

En revanche, deux de ses amies sont passées, Bernadette Viollet et Germaine Rosset. Elles sont adorables. 

(Hôpital, 19h15)

Le médecin du week-end, le Dr Florence Richard, passe à l'instant à côté de moi, avec un plateau-repas. Pas un sourire, rien qui indique que nous nous sommes parlé il y a trois heures. Elle doit avoir le zygomatique coincé : cette fille est immédiatement antipathique, on sent son agressivité rentrée au premier échange de regard. Elle a peur des autres.

Mais je suis content, ravi, même. Mère, qui était au plus mal à midi, et jusqu'à quatre heures, est adorable, ce soir, souriante, aimante, tendre. Elle m'a beaucoup parlé. Je lui ai donné à manger. (Elle n'avait pas mangé depuis hier matin.) Elle est reposée, calme, la peau fraîche. Quand elle commence à dire du mal de ses enfants, c'est qu'elle va mieux. 

Elle me dit : « Tu sais, j'ai menti à JM. Il me demandait qui je préférais, je lui a répondu que souvent on préfère les aînés et le benjamin. Je n'ai pas osé lui dire que c'est toi que je préfère. » Elle est merveilleuse de tendresse, elle prend ma main, me regarde dans les yeux, en silence, sans ciller, avec un regard plein d'amour, un regard d'une douceur que je n'oublierai jamais. Elle met tout, dans ce regard. Tout ce qu'elle est. Et tout ce qu'elle veut me donner. Et cet immense amour se voit, il est là, palpable, dans une sorte de fraîcheur étonnée, douce et intense à la fois. Je me dis que j'ai une chance incroyable d'avoir été là à ce moment-là — au bon moment.