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dimanche 26 mai 2024

Les nouvelles confessions

« Que fait cet homme ainsi absorbé, retiré dans les profondeurs de sa conscience ? Vous le voyez bien : il s’expose. Mais que fait-il alors, ainsi exposé ? Vous le voyez bien : il se cache. »


Je passe beaucoup de temps penché sur des visages. Qu'il s'agisse de photographies que j'ai faites moi-même, de photographies de famille, de photographies d'amis ou d'amies, de photographies trouvées par hasard sur le Net, de photographies de presse, tous ces portraits me passionnent, et, souvent, il faut bien le dire, me dégoutent ou m'effraient. Les moments où je suis séduit sont très rares. Ce qui prédomine, c'est le sentiment qu'on voit, qu'on a accès à ce que les êtres dont les visages nous sont présentés aimeraient sans doute cacher. Dans la vie réelle, dans la vie animée, chacun se débrouille plus ou moins habilement pour masquer ces traits dont il sait obscurément qu'il vaut mieux les dissimuler ou les atténuer. Les mouvements d'un visage sont autant de stratégies pour enserrer ces traits, pour leur donner un contour acceptable, un contexte, pour les émousser, pour les rendre inoffensifs ou indolores, pour les noyer dans la masse. Le mouvement et la vie font passer un visage par des milliers et des milliers d'expressions qui n'ont pas le temps de laisser de traces pour l'observateur — qui n'ont pas le temps de prendre. Ce dernier n'en retient qu'une sur mille, aussitôt recouverte d'une autre, et d'une autre. Il faut la photographie pour arrêter l'écoulement infini de ces figures prises (ou plutôt non-prises) dans une fuite perpétuelle. En cela, la photographie est très différente de la peinture, car elle est neutre. Elle ne choisit pas. Elle montre, ou plutôt elle laisse voir. Le peintre, lui, consciemment ou inconsciemment, inclut dans le portrait qu'il fait ce qu'il a retenu, ce qu'il a vu dans le visage vivant, dans ses expressions, dans ses mouvements, ce qu'il sait, il met de la vie dans l'image qu'il produit, il la compose. La photographie, elle, met de la mort. La photographie exclut. C'est pourquoi elle ne ment pas. Ce peut-être le photographe, qui ment, qui triche, qui essaie de composer (de composer son cliché et de composer avec la réalité), mais quoi qu'il fasse, quel que soit son talent ou sa volonté, ou son désir, il ne peut pas faire que la photographie ne mette pas un point d'arrêt à la vie, il ne peut pas déroger au constat. Cela a été. Cela est, même si la disparition de ce qui est est inscrite dans l'être. 

Dans tout portrait photographique, il y a un double mouvement contraire. Exposition et cache ; de la part du sujet et de la part du photographe. Chacun veut montrer et cacher, mais ce ne sont pas les mêmes traits, ou les mêmes expressions, bien entendu, qu'il s'agit de dissimuler ou de mettre en exergue. De ces contradictions naît une vérité visible que nul ne peut prévoir ni maîtriser. De là sans doute vient l'effroi qui sourd de tout portrait photographique.

J'ai toujours eu une sainte horreur des photographies, dès lors que j'en étais le sujet. Je préfère mille fois montrer ma bite que mon visage. C'est beaucoup moins obscène. Ceux qui se prêtent à ces portraits photographiques m'apparaissent toujours comme des fous inconscients. Comment ne pas penser ici à toutes ces femmes qui de nos jours reçoivent par messages privés des dick pics. J'ignore ce qui peut pousser un homme à s'adonner à ce genre de pratique (sauf bien entendu avec sa maîtresse, dans le cadre d'un jeu érotique finalement très innocent), mais je m'étonne toujours des réactions prétendument outrées de celles qui en sont les destinataires. Si les agressions sexuelles se limitaient à cela, le monde serait un havre de paix pour les femmes. Qu'elles n'en veuillent pas est bien sûr tout à fait légitime, mais il me semble qu'il suffit de le signifier au monstre. Quel besoin ont-elles de monter sur les grands chevaux de l'outrage ? Les plus ridicules ici ne sont pas ceux qu'on croit. L'indignation a été galvaudée et ridiculisée, comme beaucoup de choses nobles et nécessaires le sont aujourd'hui. Mesdames, il n'y a pas que Dadou qui envoie sa bite à tout Paris, laissez donc ce pauvre garçon tranquille. Il veut seulement qu'on l'admire pour autre chose que son intelligence.

Je suis tombé l'autre jour, tout à fait par hasard, sur un cliché de presse montrant un couple célèbre, PPDA et Claire Chazal, et ce que j'ai vu m'a littéralement épouvanté. J'ai eu de la peine pour eux, car ce que l'instantané laisse voir révèle tellement qu'on est étonné qu'ils n'aient pas cherché par tous les moyens à en interdire la diffusion. Mais peut-être n'en ont-ils même pas conscience, c'est tout à fait possible. Peut-être aussi ne l'ont-ils même pas vue, cette photo. Ni lui ni elle ne sont là. Leurs visages sont désertés, morts, ils n'ont pas d'âme. Ils s'affaissent au fond de leurs yeux, en essayant de retrouver celui ou celle qu'ils furent mais c'est impossible. Ils rient jaune. Ça craque de partout. Ils sont affolés, et même terrifiés d'être là, encore là. Ils essaient désespérément de coller au masque qu'ils portent, qu'ils ont porté, mais ils savent bien qu'on les voit jusqu'au fond des pupilles malgré qu'ils se cachent comme des enfants apeurés. Tout le pouvoir qu'ils ont incarné leur fait ici défaut, c'est ce que cette photographie montre avec une cruauté terrible. Regardez ces pauvres enfants, et dites-moi si vous ne les plaignez pas… 

La voix trahit les femmes (et le vocabulaire), tous les maris jaloux le savent, mais les épouses ne se méfient pas assez de la photographie. Car Facebook porte bien son nom : le livre des visages. On y lit à livre ouvert les désirs et les secrets de ceux qui laissent ces traces sortir de sous l'écran, le crever. « À plein visage » signifiait autrefois « en face, ouvertement ». Les hommes d'une époque apprennent à lire les livres qu'ils ont à leur disposition, même quand ceux-ci n'ont plus de mots. On s'adapte tant bien que mal, avec plus ou moins d'adresse, aux indices disponibles. On dévisage ce qu'on a sous la main, ou sous le regard. Il sera toujours temps d'envisager, plus tard… Personne ne peut vivre sans les signes, sans les figures des autres, qui sont des théories de signes, des organisations, des compositions ou des improvisations. L'intuition géniale de Zuckerberg a été de sentir ce besoin et de croire qu'il suffirait à rendre désirables les solitudes juxtaposées. À l'heure où plus personne n'ose dévisager autrui dans la rue, il fallait transposer cela dans une dimension où l'on ne risque rien. Chacun est à sa fenêtre, qu'il ouvre, qu'il ferme, qu'il croit ouvrir ou fermer, et laisse voir ce qui se trouve derrière lui, dans la pénombre, et qu'il ignore lui-même. Il y a des souterrains, dans Facebook, mais ils sont éclairés comme en plein jour. C'est Fenêtre sur cour vingt-quatre heures sur vingt-quatre. L'impénétrable existe-t-il encore ? C'est un coït permanent de figures, qui épuise les corps et les âmes. Ils ne savent plus s'exprimer, alors ils délèguent à leur visage, à leur image, le soin de le faire. Je suis né dans un monde dans lequel on aimait faire l'amour avec son corps, je mourrai dans un monde dans lequel on fait la mort par visages interposés. 

À notre époque saturée d'images répond nécessairement un besoin accru de silence et de disparition. Parfois, ce silence et cette disparition sont présents au cœur d'un visage, et alors celui-là resplendit d'une beauté qui nous pétrifie, une beauté si rare et si oubliée qu'on a envie de la conserver à jamais — mais comment fait-on cela, dites-moi ! Cette innocence au second degré est plus précieuse que la beauté belle, en tout cas elle parle à mon cœur avec une puissance qui à chaque fois me bouleverse. 

Les confessionnaux, qui demandaient une culture et une expression codifiées et adossées au langage, à la langue et à une culture commune, sont vides. Il a bien fallu trouver quelque chose qui les remplace, même si le sens du mot confession a nécessairement changé. L'impuissance de monter jusqu'à Dieu est acceptée tranquillement et sans remords : on laisse désormais parler l'indicible, faute de mieux. Et l'indicible se dit par écrans interposés, jusque dans la lassitude des regards. 

jeudi 16 novembre 2023

En silence


« Le silence représente cet Être qui pénètre 
toutes choses et dans lequel toutes choses baignent. »

J'aime éprouver le sentiment d'inutilité à écrire ; pas seulement à écrire, mais plus fondamentalement à réagir. Depuis quelques semaines, passant sur les réseaux sociaux (Facebook, Twitter), je ne réagis pas à ce que je lis, à ce que je vois. J'éprouve physiquement la mort du clic et je m'étonne de la facilité et de la prodigalité avec lesquelles, naguère, je cliquais. C'était naturel et automatique. Je lisais, je voyais, et je réagissais immédiatement, ou presque immédiatement, systématiquement ou presque systématiquement. De la même manière, je me croyais obligé de publier au moins un texte par semaine, sur mon blog. C'était devenu une routine, une discipline. Une discipline, ou une routine ? Un suicide à la face du monde.

Je ne dois rien à personne, et surtout pas aux “internautes”, c'est l'évidence. Et ce d'autant moins que je m'aperçois que, disparaissant pour un temps des écrans des réseaux sociaux, personne, à une notable exception près, ne s'inquiète de cette disparition. J'ai fait une dizaine de crises cardiaques le mois dernier (c'est du moins l'hypothèse médicale la plus probable à ce jour), et si l'une d'elles m'avait emporté, cela n'aurait causé strictement aucun bruit dans le Landerneau social-numérique qui clignote en permanence à bas bruit dans la nuit affective. Une correspondante, sur Messenger, au courant de mes ennuis de santé, me demande comment je vais. Je lui réponds : « Je suis au fond de mon lit. Désespéré. » Tout ce qu'elle trouve à répondre, c'est : « Ça fait long. » SICLOL on va dire…

Depuis quelques jours, j'écris, ou plutôt je tente d'écrire, un texte sur l'année 1913. Je croyais le terminer dimanche (j'écris beaucoup le dimanche (je suis un écrivain du dimanche)), je voulais le terminer, et puis, là aussi, j'ai réalisé que je n'avais aucune obligation, que rien ne pressait, et que, de toute manière, je n'étais même pas certain de vouloir le “publier”, ce texte. Qui cela peut-il bien intéresser, de savoir ce que pense Georges de La Fuly de l'année 1913 ? Les marottes de La Fuly, ça nous en touche l'une sans faire bouger l'autre, aurait dit le Grand Jacques. Et même au cas très improbable où quelqu'un serait intéressé, est-ce que j'ai réellement envie de lui donner sa pâtée, à celui-là ? Pour quel bénéfice, pour quel résultat ? Quelle idiotie, de croire que les gens attendent de voir ce qu'on a écrit ! Ils s'en foutent pas mal et l'on ne peut que leur donner raison. Qu'ils s'occupent donc de leur résistance à l'insuline, c'est beaucoup plus urgent. Et même s'ils attendent de voir ce qu'on a écrit, pour quelles raisons veulent-ils savoir ? Pour les mêmes raisons déraisonnables qu'ils prennent connaissance des nouvelles de la journée ou du bulletin météo. Ça nourrit leur vide. Ils passent d'un article à l'autre, d'un texte à un autre, d'une nouvelle à une autre, d'une image à une autre image, sans que cela ne change quoi que ce soit à leur vie. C'est une vie parallèle qui se déploie à côté d'eux, c'est tout. 

J'ai passé plus de temps, finalement, à écrire une lettre à un ami. Ça me semblait plus urgent que d'écrire “un texte”. Un texte de plus… 

L'absence totale de réaction à ce que je lis sur les réseaux sociaux me fait un bien fou. Je me sens libre, tout à coup. Et j'ai besoin de me sentir libre. Et libre de ne pas publier. Écrire, c'est très bien, mais publier, c'est toujours un peu misérable, cacatoesque et turlupin. Le mauvais goût est inhérent à l'acte de publier. C'est comme ça. On peut tourner le problème dans tous les sens, on n'en sort pas. Je dis ça, mais si j'étais publié par un éditeur qui renflouait mon compte en banque, je publierais volontiers. Il y aurait enfin une bonne raison à publier. N'empêche, on a toujours envie de dire aux publiés, même aux meilleurs, même à ceux qu'on admire : « Vous n'avez pas honte ? » Dans publié, il y a public, comme dans « fille publique » et « publicité ». Je pense souvent à Proust, qui écrivait de faux articles de journal pour louer ses propres livres. J'en connais un, comme ça, qui fait le même genre de choses, de nos jours, et qui n'est pas du tout mais alors pas du tout Proust, faut-il le dire…

L'absence de clic, l'absence de like… Le premier jour, ça fait tout drôle. Le deuxième jour, j'ai encore quelques ratés. Je me surprends épisodiquement à déposer un like que je retire aussitôt, avant que quiconque se soit aperçu de ma présence. Mais très vite, dès le troisième jour, ma main a pris le pli, et le bon : elle reste aussi inerte que mon esprit. Un calme plat dans le cœur, qui m'étonne moi-même, je passe de page en page sans rien ressentir. C'était donc si peu de choses ? D'où venait ce qui ressemblait tant à une obligation, à un devoir, à une règle religieuse ?

À quoi sert le like ou le commentaire (désignons-les collectivement du terme “clic”, ce sera plus simple et plus drôle) sur un réseau social tel que Facebook ? À faire plaisir, à montrer son approbation ou sa désapprobation, à faire une encoche dans l'arbre des visages, à dire : j'existe, moi aussi, ne m'oubliez pas

À quoi sert de déposer un pouce levé sous une vidéo du troisième concerto de Rachmaninov joué par Vladimir Horowitz accompagné par le New York Philharmonic dirigé par Zubin Mehta, en 1978 ? J'aime ça. Oui, j'aime ça, et alors ? Est-ce une raison de le faire savoir ? (Ah oui, je veux montrer que moi j'ai bon goût, c'est vrai.) Pourquoi déposer un smiley furieux sous un commentaire que je trouve stupide à propos d'une manifestation contre l'antisémitisme à Toulouse ? Le commentaire m'énerve, certes, mais à quoi bon le faire savoir à celui qui l'a écrit ainsi qu'à ceux qui l'ont lu ? (Est-ce que je désire avoir une influence sur le cours des choses ? Est-ce que je le crois ?) Pourquoi déposer un like sous la vidéo d'une jolie fille non épilée en maillot de bain ? (Je voudrais encourager le fait qu'elle ne s'épile pas les aisselles ?) Je veux ajouter ma voix à celles de tous les autres, j'estime cela nécessaire. Ma minuscule unité ajoutée, ma trace cybernétique infime me serait comptée, dans l'éternité du monde numérique, comme les bonnes actions l'étaient dans le monde chrétien ? Ces millions et ces millions de voix qui se croisent, qui se superposent, qui se marchent les unes sur les autres, ce fourmillement froid de voix et de mots, d'images et de sons, de visages qu'on ne regarde pas, qu'on ne peut même pas désirer car il leur manque tant de dimensions, pourquoi donc voulons-nous nous y ajouter, comme s'il s'agissait d'équilibrer les comptes d'une entreprise qui menace à tout instant d'être déficitaire ? Dans le fond, nous agissons exactement comme le public qui applaudit (ou siffle) un pianiste qui vient de jouer un concerto. Nos propres applaudissements sont en eux-mêmes insignifiants, nous pourrions parfaitement rester inertes et silencieux… Oui mais si tout le monde faisait comme nous, hein ! (J'ai failli me laisser prendre à l'instant avec une vidéo de Sokolov qui joue une mazurka de Chopin, l'opus 63 n°3. C'est tellement beau ! Et alors, c'est moins beau si tu ne cliques pas ?)

Eh oui, fais un peu attention, mon petit monsieur ! Et si tes pauvres petits textes, tes petits tableaux, tes petites vidéos ne recueillaient plus aucun assentiment, plus aucune manifestation approbative, plus aucun commentaire, sur les réseaux sociaux, tu serais content ? Hein ? Si tout le monde raisonne comme toi, ça va pas être facile à vivre, tu le sais, ça ? 

L'homme qui ne dit rien, qui ne fait rien, qui ne va nulle part, qui n'est rien, voilà l'homme qu'il faut être. Andor, le chien aboie. Sa jambe, dans le cadre étroit, comme le battant de la pendule. Téléphone orange, des pilules. Elle boit à une canette. Dit : « Je suis désolé, Agnès, je ne peux pas le faire : je ne suis pas une actrice et je ne peux pas prendre des pilules. Ce n'est pas dans mon style. Je sais que j'avais promis mais je ne peux pas. Je ne m'attendais pas à ça. Je ne suis pas une actrice, je me sens idiote. » 

On nous demande à tous d'êtres des acteurs mais les acteurs finissent par croire à leurs propres rôles. Robert F. Kennedy, Andy Warhol, tous ils se font tirer dessus en juin 1968, et Shirley avale une boîte de somnifères. Muriel aussi, sur La Nuit transfigurée. « Tout le monde se meurt »… On se sent idiot, de se sentir mourir. « Tout le monde autour de nous se désintègre. À quand notre tour ? », dit la jolie blonde du film. Et elle ajoute : « Y a-t-il un lieu sûr pour nous ? » C'est la bonne question, à mon avis. La question du lieu sûr, où l'on se sent chez soi, à l'abri. Et si c'était la fin du domicile, de la demeure ?

« Réveille-toi ! Réveille-toi »… Sirènes, ambulance… Bouteilles d'oxygène… Pourquoi a-t-elle fait ça ? Pourquoi ? Mais parce qu'elle a cru à son rôle, pardi ! Le cœur tient. Leur chance est-elle chanceuse ? Il rencontre Ethel Skakel, aux sourcils ombragés. Tu ne prends rien au sérieux. Ils ont eu dix enfants, elle attend le onzième. Ils sont au lit, tous les trois, la blonde au milieu des garçons, ils prennent un petit déjeuner en regardant la télévision. Viva téléphone à l'hôpital Mont Sinaï pour prendre des nouvelles de Shirley puis à New York pour prendre des nouvelles d'Andy. Il va mieux, mais les coups de feu ont transpercé le poumon, la rate, l'estomac, le foie et l'œsophage. Valerie Solanas, militante féministe qui a vidé le chargeur de son pistolet, ne fera que trois ans de prison car Warhol refuse de témoigner contre elle. Viva dit : « Le passe-temps national, c'est la mort télévisée. » 

On se sent idiot, oh oui, ô combien, quand on signale sa présence sur les réseaux sociaux, mais lorsqu'on s'en abstient, on disparaît à une vitesse sidérante. Et puis surtout, il y a les amis. Les amis ne comprennent pas qu'on ne se signale pas sous leurs interventions, et on est bien placé pour les comprendre car lorsqu'ils ne le font pas, on est triste et déçu, et on leur en veut. 

On m'opposera sans doute que le silence du clic, c'est la mort de la conversation 2.0. C'est possible. C'est possible, mais il n'est pas certain que la seule conversation qu'on nous propose soit si désirable que ça. Peut-être, après tout, que nous préférons encore l'absence de dialogue à ce type de conversation. Le monde qui m'entoure m'est de plus en plus indésirable, inaimable, et pour dire les choses plus simplement, je le trouve infect. Est-ce dû aux forces qui m'abandonnent ? C'est possible. Je me sens en déficit chronique, à découvert, depuis un certain temps. Les forces qui me quittent ne sont plus du tout compensées par les forces que je peux développer ou conserver. Le fait de ne pas dormir est sans doute responsable de cela, au moins en grande partie. Je sens des morceaux entiers de moi qui me laissent tomber, jour après jour, qui se défont (c'est surtout sensible la nuit), et je dois dire que c'est terrifiant. Moi qui ai toujours adoré dormir, je vis la privation de sommeil comme le cauchemar des cauchemars. 

Ce siècle est une télé dont on a coupé le son qui marche continuellement, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Nous voyons défiler des images qui n'ont plus aucun sens, et ça ne s'arrête jamais. Toute la pensée du monde a été déportée dans les images, on l'y a congelée, et comme on pouvait s'y attendre, elle n'a pas survécu à ce grand refroidissement. Je crois qu'on peut dire la même chose de l'amour ou de la simple humanité. Les discours qui me parviennent me paraissent tous, à quelques très rares exceptions près, avoir perdu tout ce qui leur donnait consistance humaine. Il y a bien sûr beaucoup de causes à ce que je décris (et que tout le monde ressent plus ou moins confusément), mais si je devais n'en retenir qu'une, et la mettre en exergue, je désignerais à coup sûr l'invention du téléphone portable, qui me semble recueillir en elle et précipiter tout ce que ce monde a de plus noir, de plus dangereux et de plus pauvre. La vie numérique n'est pas, comme on l'a cru, une vie en plus, ou un agrandissement de la vie réelle, elle en est sa négation. Il ne peut pas exister d'imagination dans une réalité dont les images sont le fond et la substance, à l'exclusion de tout le reste. 

C'est amusant. En train d'écrire ce texte, au soleil, après une nuit d'insomnie, je reçois à l'instant un message d'une de mes lectrices qui s'impatiente et qui s'inquiète de mon silence. C'est évidemment réconfortant, et semble donner tort à ce que j'écris… Bien sûr, il n'en est rien, mais cela donne tout de même des raisons d'avoir mauvaise conscience de l'avoir écrit. Quoi qu'on écrive, on a toujours tort, il faut le savoir. Mais de quoi me parle cette lectrice ? Du silence ! Elle me dit être en train de lire un livre de Max Picard qui s'intitule Le monde du silence.

Librairie Larry Edmund. « Oui, André Malraux a visité Hollywood en 1936. Il fit une conférence pour la République espagnole. Les stars ont récolté assez pour financer deux ambulances. Avant son départ, les vedettes autographièrent les ambulances. Ernest Hemingway était ici au même moment. Je vous en prie, au revoir. » Viva, tu aurais adoré cette époque. Des fêtes tous les soirs. Mary Pickford et Douglas Fairbanks recevaient la reine de Roumanie et le prince de Galles. Maintenant, on entend que « Chaplin habitait ici » ou « c'était la maison de Marion Davies ». Rien que des maisons vides qu'on peut louer en attendant le tremblement de terre. 

Qu'est-ce qu'être divin ? C'est d'être libre. Nous sommes des tas de viande qui prennent plus ou moins bien la lumière. Si tu crois qu'en mordant la queue d'une femme tu la mets à sa place ! Viva fixe longuement la caméra. « Ça fait combien, Lynne ? — Deux minutes 24 secondes. » Elle soupire. Coupez !

jeudi 15 juin 2023

Dernier mot



« Qu'avons-nous à faire auprès de nous 
de cet ange qui n'a pas su se montrer ? »

Croyant être à la recherche d'un synonyme, nous allons le chercher dans le dictionnaire, revenons avec lui et l'insérons dans la phrase que nous sommes en train d'écrire. Nous nous rendons compte alors que ce n'était pas d'un mot, que nous avions besoin, mais d'une idée. Et, de proche en proche, c'est toute la phrase qui est modifiée, dont les idées ont été perdues ou retrouvées — de vieilles idées échangées contre des neuves, ou de très anciennes qui sont revenues alors qu'on avait cru les oublier. Entre les mots et les idées, un étrange ballet s'installe, qui bientôt nous rend incapables de les distinguer, et de cette confusion chorégraphique naît enfin, parfois, rarement, la phrase espérée. Les synonymes sont des amis fourbes, mais c'est parce qu'ils mentent si bien qu'on en a besoin. 

« Ce qu’on ne peut pas dire, il faut l’écrire » écrit Renaud Camus dans son journal 2023, paraphrasant Wittgenstein en passant par Derrida. Wittgenstein disait : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » et Derrida avait écrit : « Ce qu'on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l'écrire ». Renaud Camus a l'air de contredire Wittgenstein mais comme il vient après Derrida, on peut soutenir qu'il ne fait en réalité que rendre à la phrase de ce dernier un peu de la concision et de l'innocence qui lui manquaient. Peu importe, d'ailleurs, car je ne crois pas que ces trois-là soient en désaccord. Si, comme Wittgenstein l'écrit, « les limites de [notre] langage signifient les limites de [notre] propre monde », il (me) paraît naturel de vouloir aller au-delà de ce dont on peut parler afin d'agrandir les dimensions de notre domaine. Où commence le non-sens, où finit le sens ? Est-ce que le non-sens ne fait pas partie du sens, qu'on le veuille ou non ? Si Wittgenstein veut (faire) taire ce qu'on ne peut pas dire, c'est que cette chose veut parler (à notre place, ou à côté de nous). Le langage mentirait, quand il nous échappe ou nous dépasse ? Je crois le contraire : il y a sans doute plus de vérité dans la langue que dans ce que nous pensons dire personnellement, mais c'est pourtant en parlant à titre personnel que réside la seule chance de rencontrer la langue, cette langue qui sait mieux que nous ce que nous désirons. Je dis “la langue”, mais c'est également son inverse, son double muet et sanguin, dont le sens nous dépasse d'autant plus que nous essayons de le semer

Je n'ai pas dit la vérité. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, mais elle résiste, cette salope ! On a l'impression qu'elle fait tout ce qu'elle peut pour se défiler, et pour nous ridiculiser, juste au moment où l'on pense la tenir enfin et lui faire rendre gorge. Plus je déteste le mensonge plus je mesure la distance qui me sépare de l'exactitude. (Oh, je sais bien qu'exactitude et vérité ne sont pas synonymes, mais à trop écrire ce dernier mot, on se déteste soi-même. C'est toujours quand nous avons un besoin impérieux des synonymes que ceux-là viennent par derrière nous mettre un coup sur la nuque, comme si nous les avions menacés.) Ce n'est pas tant que je le déteste, le mensonge, c'est plutôt que j'en ai peur. Ceux qui ne peuvent pas s'en passer m'effraient. Je leur trouve des airs de brutes épaisses. Plus haut je dis que cherchant un synonyme on revient avec une idée, mais ce n'est pas cela dont il s'agit. Ce n'est pas une idée, avec quoi on s'en revient à la phrase, c'est avec un manque, un manque qu'on choisit d'habiller d'une idée, qu'on déguise d'une idée. Les idées sont des paroles muettes qui reposent sur du vide, ou, si l'on préfère, sur le manque d'être, sur son impossibilité. On cherche des mots qu'on ne trouve pas, on est incapable de faire la phrase dont on rêve, et l'ombre projetée de la pensée vient donner du relief à notre verbe engourdi, un relief auquel on s'accroche avec la satisfaction triste du cocu comme à une vérité de seconde main, une vérité par défaut. C'est faute de mieux, qu'on pense, parce qu'on ne parvient pas à être, à parler sa propre langue, et tout ce que je suis en train d'écrire ici le prouve. Il n'y a pas de dernier mot. Chaque mot tombé est repris par une autre vie, une autre bouche, une autre proposition. La parole parle même quand la parole manque. Se taire est impossible. 

« La vie creuse devant nous le gouffre de toutes les caresses qui ont manqué. » Il m'est arrivé de pleurer devant cette chose, je le confesse. La violence de certaines situations était presque insoutenable. Pourquoi allaient-ils à la télévision pour déclarer leur amour, dans la célèbre émission de Bataille et Fontaine, Y a qu'la vérité qui compte ? Ils espéraient que la télé allait lester leur parole, la sanctifier, lui donner une contre-valeur dont ils savaient qu'elle était dépourvue. Ils voulaient ne pas manquer leur matinée de printemps à eux, bien à eux, pensaient-ils, comme s'ils croyaient que la seule et unique rencontre (avec la vie), l'authentique, était celle-là, celle à laquelle des millions de téléspectateurs donneraient leur imprimatur. L'invitation à entrer dans le monde, à saisir l'occasion à la gorge, à agir enfin, devait semble-t-il passer par le tamis d'un écran. L'occasion, c'est aussi le tout pour le tout, le point de non-retour, la gueule du loup, le brûlage de vaisseaux en direct live. La dernière-chance était leur dernier-mot. Ils jouaient (je parle de ceux qui jouaient sérieusement, bien sûr) à un jeu qui leur permettait d'accéder durant quelques secondes à la parole vraie, certifiée, paroxystique. Ils avaient rendez-vous avec leur destin, par la vertu de la transformation que permet la télévision (que permettait, car je crois que cette fonction magique est aujourd'hui mise à mal par le Numérique), cet instant étant le Commencement de quelque chose qu'ils avaient envie d'appeler la Vraie Vie : entre le temps chronologique et l'éternité, la porte étroite qui s'ouvrait là y conduisait. Ils ne pouvaient plus se taire. La religion cathodique est celle du dernier-mot : à défaut de conserver les cendres de son amour dans l'oreiller sur lequel on pose la tête pour s'endormir, on l'imprime sur la pellicule qui servira de preuve pour les siècles des siècles. 

La paraphrase, en un sens strictement linguistique, est une augmentation : « un énoncé contenant la même information qu'un autre énoncé, tout en étant plus long que lui ». 3 = 3x1 peut être paraphrasé en 3 = 1+1+1, ou même en 3 = 2+2+2-3. Tous les dictionnaires sont donc des machines à paraphrases, puisqu'ils instituent une équivalence entre un mot et une suite de mots. Mais tous les dictionnaires sont aussi des magasins de synonymes, puisqu'ils nous montrent qu'on peut dire la même chose en utilisant des mots différents. Nous connaissons tous ces jeux dans lesquels il faut remplacer un mot par sa-définition-dans-le-dictionnaire. Là aussi il s'agit d'une augmentation. Mais la paraphrase, en un sens moins littéral et plus littéraire, n'est pas forcément une augmentation : elle peut être plus généralement une manière différente de dire la même chose. Bien sûr, on le sait, on ne dit jamais la même chose en disant la même chose d'une manière différente. C'est ce qui rend la paraphrase intéressante. Là non plus, il n'y a pas de dernier-mot. S'il en existait un, il n'y aurait jamais eu de littérature. 

Paraphrase ou glose ? Quand Renaud Camus écrit « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut l’écrire », est-ce bien d'une paraphrase qu'il s'agit ? Il n'y a pas augmentation, en tout cas (ni argumentation). Au contraire. (On se rappelle que Camus aime la formule : « Je dirais même moins », qui, elle aussi…) Si le lecteur connaît la phrase de Wittgenstein, celle de Camus peut passer à la fois pour un commentaire ironique, pour une réfutation, et à tout le moins pour une variation. Mais on ne goûte réellement la saveur de cette proposition que si l'on connaît à la fois la phrase de Wittgenstein et celle de Derrida. Il y a les écrivains qui écrivent dans l'absolu (je ne suis pas sûr qu'ils existent réellement, mais admettons) et ceux qui écrivent dans le relatif, c'est-à-dire dans l'épaisseur des textes qui leur sont parvenus. Mais dans cette dernière catégorie, si tant est qu'elle puisse réellement exister, faute d'autre, il y a des écrivains plus ou moins relatifs, c'est-à-dire qui jouent plus ou moins avec les échos des textes premiers qui peuvent s'entendre dans leur propre production. S'il n'y a pas de dernier-mot, il n'y a pas non plus de premier-mot, dans la littérature non plus que dans la vie. Chaque mot a déjà été écrit, prononcé, pensé, chanté et hurlé par un autre que soi, nous ne pouvons que reprendre les mots des autres, quelle que soit notre ferveur ou notre inconscience, et il y a même fort à parier que notre phrase la plus originale, celle dont nous sommes le plus fier, celle dont nous sommes certains de l'avoir conçue de a à z et qu'elle ne doit rien à personne existe déjà quelque part, ailleurs, qu'un autre que nous l'a déjà écrite, même si nous n'en savons rien. Il y a une synonymie plus grande que celle des mots, c'est celle de l'invention humaine. 

Écrire à travers les calques des synonymes, c'est comme traverser sans même y penser les fines cloisons qui existent entre les différentes réalités dans lesquelles nous nous mouvons. Utiliser des synonymes, c'est habiter simultanément plusieurs cellules à l'intérieur d'un même organisme, sans être prisonnier de ces cellules, c'est se mouvoir dans une réalité feuilletée et miroitante. Si à un mot correspondait une chose et une seule, si à une chose correspondait un mot et un seul, nous vivrions dans un monde d'où l'amour, en tout cas, serait absent, et la musique, et l'art, et la conversation, et tant de choses qu'il est même impossible de l'imaginer. 

Pourquoi utilisons-nous des synonymes, la plupart du temps ? Parce que nous ne voulons pas nous répéter, parce que nous désirons étendre le champ lexical dans lequel nous nous mouvons, croyant, à tort ou à raison, qu'un clavier plus large permet une expression plus profonde, plus riche, mieux à même d'embrasser la diversité du réel. Le problème de la répétition est très intéressant. Comme en musique, un texte sans aucune répétition est utopique, mais trop de répétition appauvrit le discours. Il n'existe pas de partition idéale, pas d'algorithme qui permettrait de doser idéalement le rapport entre un niveau nul et un niveau maximal de répétitions. Mais les synonymes ne servent pas seulement à cela. L'utilisation d'un dictionnaire de synonymes c'est d'abord et avant tout une nourriture et un adjuvant, pour celui qui écrit. Les mots nous retiennent dans l'orbite de la ou des significations qu'ils portent en eux ; ils agissent comme des planètes qui attirent vers leur noyau les constellations de sens qui gravitent autour d'eux, comme les tonalités attirent les notes autour d'un pôle fixe, d'une origine (la tonique). Les synonymes permettent d'échapper à cette force centripète, en disséminant les attracteurs, en déplaçant le centre sémantique d'une énonciation : ce sont des intersections qui ouvrent sur d'autres voies. C'est la raison pour laquelle nous avons besoin des synonymes pour trouver un nouveau souffle, lorsque certains mots nous ont piégés. Le passage d'un mot à l'autre (la substitution, le glissement) ne répond donc pas seulement à une nécessité sémantique et/ou formelle, il opère en nous un travail qui rend incertain le contour des idées, il instaure un jeu et des approximations qui apporte au discours des couleurs qui sortent de notre catalogue. L'idée est toujours d'aller au-delà des limites que notre lexique mental nous impose, et d'ajouter aux traits d'autres traits qui les précisent et les amplifient . « Les paroles estant les images des pensées, il faut que pour bien représenter ces pensées là on se gouverne comme les peintres, qui ne se contentent pas souvent d'un coup de pinceau pour faire la ressemblance d'un trait de visage, mais en donnent encore un second qui fortifie le premier, et rend la ressemblance parfaite. » (Vaugelas) On le voit, le synonyme permet également de procéder par touches ajoutées, d'aborder une qualité ou un état, pas à pas, sans prétendre aller directement au but mais plutôt en l'approchant par cercles concentriques, par une suite d'esquisses. 

J'écoute les pièces lyriques de Grieg, et en particulier la cinquième de l'opus 47, intitulée Mélancolie, interprétée par Michelangeli. Écrire et écran commencent par les mêmes trois premières lettres. Écran est l'anagramme de crâne (et de nacre et de carne). Je pourrais expliquer ce que je lis et entends dans ces rapprochements. Je ne le ferai pas. Je préfère regarder le visage de cette malheureuse jeune femme qui vient se fracasser contre l'écran qu'un petit coq imbécile lui oppose. Je vois son cœur exploser en direct quand elle entend le « non » de son prince charmant ricanant. Il se trouve très malin, très beau, très fort, très intelligent, le footballeur. Il n'y a aucun synonyme, pour le « non » qu'il lui jette à travers l'écran. C'est un dernier-mot, mais on sent bien que c'est aussi un premier-mot. De ce seul mot tout rond il se fait un rempart et un masque de toute-puissance. Il est en haut, elle est en bas. Elle a joué, elle a perdu. Il l'a laissée parler, s'entortiller bien avant dans son espoir et sa naïveté, se découvrir, se livrer, puis il a choisi méticuleusement son regard le plus noir pour l'abattre d'un seul mot. Y a qu'la vérité qui compte : la télé n'a rien arrangé, rien adouci, au contraire — elle a gravé la scène dans l'os, elle a mis du plomb fondu dans les mots. Et tant pis pour les naïfs… Se taire est impossible !

dimanche 19 mars 2023

Écran

Après un bref engouement, surprenant et très passager, plus personne ne s'intéresse à ce que j'écris, y compris chez mes plus proches amis. Je m'y attendais. C'est tout à fait normal. J'ai pu faire illusion un certain temps, mais ce genre de chose ne dure jamais longtemps. La poésie ? Ridicule. La prose ? Médiocre. Le roman ? Rien. L'essai ? Incapable. Je ne suis même pas foutu d'écrire une nouvelle digne de ce nom. Je ne parviens pas à aller au bout d'une idée, d'un texte, d'un canevas, d'une intrigue, et même mes phrases sont le plus souvent bâclées, bancales, imparfaites, lourdes et gauches. 

J'en reviens donc nécessairement aux origines de tout cela : écrire pour quoi faire ? Pour séduire ? Pour passer le temps ? Pour faire mal ? Pour se venger ? Pour trouver un substitut à la musique ou aux coups ? Pour avoir le plaisir d'utiliser le point-virgule ? Pour avoir tout de même un semblant de discipline (je n'ose pas parler de but ; et quant à l'infâme projet, je ne suis tout de même pas tombé si bas) ? 

Comme tous les ratés, j'ai cru qu'en inventant de nouvelles catégories d'écriture (je n'ai tout de même pas l'inconscience de parler de "formes") mon incapacité foncière serait moins apparente, ou moins cruellement mise en lumière. Hélas ! Je me demande aujourd'hui si cela n'a pas eu l'effet contraire. 

C'est le Clavier bien tempéré de Bach (joué au piano par Pierre-Laurent Aimard), que j'écoute ce matin en écrivant, qui me ramène à la simple et implacable réalité. Cette musique est d'une parfaite humilité, ce qui ne l'empêche pas d'être géniale. Il me fallait bien cette leçon, aujourd'hui.

Je pense à Keith Jarrett qui, dans une interview, comme toujours passionnante avec lui (quelle différence avec ses confrères !), explique que si l'on veut avoir une petite chance de savoir jouer du piano, il faut pratiquer cet instrument à l'exclusion de tout autre (il fait allusion aux pianistes qui sont passés au piano électrique ou au synthétiseur, et qui sont revenus au piano acoustique), durant tout une vie (il parle même de plusieurs générations…). La construction d'une discipline (et d'une langue propre, car les deux choses sont intimement liées) est extrêmement longue ; elle se déploie dans le temps et il n'existe pas de raccourcis, sauf pour quelques génies que personne n'est heureusement en mesure d'imiter. 

Ce n'est pas un hasard si, pour beaucoup de pianistes (et, au-delà, pour beaucoup de musiciens), la lecture et la pratique du Clavier bien tempéré est un geste quotidien, effectué tout au long de la vie sans la moindre lassitude. La discipline, dans la musique, est la moindre des choses. On ne peut en faire l'économie. 

Il est possible d'imaginer un écrivain qui n'écrirait qu'un seul livre, et qui n'écrirait qu'exceptionnellement. Ça me paraît difficile, mais pas inconcevable. Dans le domaine de la musique, c'est rigoureusement impossible. On ne compose pas de musique, on ne joue pas d'un instrument, sans avoir une grande familiarité avec l'instrument et les partitions et les œuvres— les connaître par cœur est très loin d'être suffisant. C'est tout le corps qui doit être en phase. Et c'est l'histoire d'une vie.

Ma vie a été coupée en deux. Tant que j'ai travaillé mon instrument (jusqu'à la fin du siècle dernier), tant que cette discipline a été là, chaque matin, chaque jour, chaque mois de l'année, mon corps a été en équilibre, ou, du moins, savait comment revenir très vite à l'homéostasie : il connaissait le chemin. Quand un muscle n'est plus utilisé, il s'atrophie jusqu'à disparaître. Je le constate chaque fois que je pose mes mains sur un piano. C'est horrible, car je pensais naïvement que ce savoir était là pour toujours. J'ai préjugé de mes forces et j'ai mal jugé mes instincts morbides. 

Je me rappelle très bien le jour où j'ai découvert la plaisir de dessiner, de peindre, d'imaginer des formes, de les superposer, de les modifier, encore et encore, mais surtout, surtout, de tenir un crayon ou un pinceau — l'outil, l'instrument, encore. C'était à l'évidence une autre forme de discipline, mais une discipline infiniment plus douce, plus calme, moins contraignante et moins brutale que celle de l'instrument (qui, elle, fait intervenir un nombre considérable de paramètres, de savoirs, de facultés, de mémoires). J'aurais dû continuer, car ce plaisir et cette sérénité au moment de l'acte me faisaient un bien fou, qui compensait, au moins en partie, l'absence douloureuse de la discipline instrumentale, absence que je m'étais infligée volontairement comme une autre sorte de discipline (ou de punition). Ma vie aura été une succession d'abandons, de renoncements. Tout ce qui aura compté, j'ai senti très vite qu'il fallait que je l'abandonne, que je le laisse derrière moi, avec le très vague fantasme que sa reprise serait le moment le plus favorable, le plus déterminant, le plus signifiant, de la même manière que la réexposition est le geste le plus important d'une sonate. C'est toujours le retour, par quoi la vie vaut d'être vécue, d'avoir été vécue. 

Je dis fantasme car, justement, j'ai fait en sorte de ne pas pouvoir reprendre. Je me suis conduit de telle manière que les chemins soient interrompus sans qu'on puisse en retrouver trace. La végétation (la vie) a tout recouvert. La vie a recouvert la vie, le plein a recouvert le vide. Ma mémoire insuffisante, insuffisamment préparée, mal ensemencée, indisciplinée, indomptée, ne me permet pas de soulever le vif exubérant qui s'est jeté sur ces voies abrégées pour les recouvrir de sa masse vigoureuse et intransigeante. Je ne perçois que le murmure d'un ruisseau souterrain, mais je n'y ai pas accès, je ne peux m'y abreuver. Cette impossibilité me blesse terriblement, me torture jour et nuit. J'ai laissé mourir des morceaux de moi, et leur absence vient me hanter chaque jour comme un membre amputé ne nous laisse pas tranquille. Toutes les blessures sont encore là, et les douleurs sont encore plus douloureuses de ne plus avoir de support auquel se rattacher, de membres qui leur donneraient un sens, ou, au moins, un contexte. 

On dit « brûler ses vaisseaux »… Mais dans mon cas, ce n'est même pas de ça qu'il s'agit. C'est plutôt que j'ai gaspillé mes cartouches sur des cibles qui n'étaient pas les miennes. Combien de fois avons-nous tiré sur la bonne cible ? Une fois ? Deux fois ? Ça se compte sur les doigts d'une main, en tout cas. Je pense en particulier à une courte pièce que j'avais composée pour mes élèves, du temps que j'étais au conservatoire. Il s'agissait d'une composition très modeste, pour violon, violoncelle, piano, et peut-être un instrument à vent (hautbois ?), je ne sais plus. Et même le terme de composition est presque un abus, puisqu'il s'agissait d'une libre adaptation de l'un des Mikrokosmos de Bela Bartok. Je n'ai pas gardé trace de cette courte page, et je le regrette beaucoup, car je crois vraiment que c'est ce que j'ai écrit de mieux dans ma vie. Il y avait là une parfaite adéquation entre l'écriture et le sens, entre la forme et les moyens, et, comme toujours dans la musique, ça s'entendait sans l'ombre d'un doute. J'en avais été le premier surpris. Je n'aurais pas pu changer une virgule à ce que j'avais noté. Cette minuscule anecdote, ce fait presque insignifiant m'est resté comme une leçon bien adaptée à son objet reste pour la vie. Il n'y en a pas tant que ça. La modestie de cette composition était loyale, sans feinte. Pour une fois, je ne m'étais caché de rien, aucune fumisterie, aucune embrouille, aucun détour, et j'avais mis mon métier à l'épreuve de la matière sonore avec une économie parfaite. Nous recevons dans l'existence beaucoup de leçons, qu'elles viennent des autres ou de la vie elle-même, mais très peu d'entre elles ont un sens clair et indiscutable : celles-là nous marquent à jamais, car elles nous font toucher du doigt ces vérités incontestables qui sont les points cardinaux de nos existences.

Si ce que j'écris n'intéresse personne, c'est sans doute parce que je n'y suis pas. Oh, j'y suis par moment, bien sûr. Il arrive ça et là que mes phrases ne soient pas complètement dénuées d'être et de nécessité, mais c'est si rare que sur la longueur, on ne perçoit que l'absence et la vacuité. Il suffit d'écouter n'importe quelle page (je dis bien n'importe laquelle !) prise au hasard dans le Clavier bien tempéré pour savoir ce que c'est qu'une phrase pleine d'être et de nécessité. Bach n'écrit jamais en vain. Il n'a que faire du son ! Je veux dire du son qui n'est pas relié à l'être, qui n'en est pas empli. Un son-sans-être est un son mort. 

Je me souviens d'avoir ressenti cette chose-là avec beaucoup de force, alors que j'habitais, seul avec mon chat, une grande maison dans un minuscule village bourguignon, au début des années 80 du siècle dernier, et que je travaillais les suites françaises de Bach, en hiver. Le paysage était austère, la maison inconfortable, les hivers longs et impitoyables, mais jamais je n'ai connu une solitude d'une telle nature. Jamais non plus je ne me suis senti aussi libre. Dans la sarabande de la suite en si mineur, j'avais partout la sensation de me trouver sur le plus haut sommet de chaque note, là où la voix de la note porte au plus profond de nous-même, où elle atteint sa cible avec une précision jamais mise en défaut, comme si elle nous connaissait mieux que nous-même. De là vient une exaltation d'une qualité insurpassable. Quand on a fréquenté de tels vertiges, il est difficile de s'accommoder du médiocre. 

La plupart des actions faites par notre corps le sont à notre insu. Si l'homme devait décider de lui-même de chaque processus métabolique, chimique, électrique ou hormonal de son organisme, il passerait sa vie à ne penser qu'à ça, et cela l'empêcherait de vivre. Qu'on songe seulement à la respiration… C'est la vie elle-même qui s'organise de manière spectaculairement efficace, sans que nous ayons à y penser. Dès que l'homme met les mains dans cette fabuleuse machine qu'est un corps, il dérègle le système en croyant l'améliorer, par méconnaissance et manque d'humilité (l'homme est un grand dérangeur). Écrire, c'est un peu la même chose. La langue sait bien plus et bien mieux que nous comment elle doit s'y prendre pour que sens et son enfantent d'une manière satisfaisante, ne s'agressent pas, ne s'annulent pas mutuellement, laissent le singulier venir à la conscience que nous partageons avec les autres. La difficulté est donc de ne pas trop la déranger, de l'accompagner, plutôt que de vouloir la commander, de ne pas faire écran à ce qu'elle dit à travers nous, de la laisser parler.

Je suis lourd et gauche, moi qui voulais être adroit et léger. À qui la faute ? Mes parents m'ont fait ainsi, et mon temps, et les morts avant moi, et les astres, et Dieu et mes désirs. J'ai cru un temps pouvoir être acteur, alors que je ne suis que spectateur, mais ce n'est pas faute d'avoir souvent et mal joué la comédie. Mes mains conversent le souvenir de bien beaux moments, mais ces souvenirs sont de plus en plus évanescents, inconsistants et aléatoires. Ils viennent encore troubler mon sommeil et sont parfois si cruels que je leur en veux. Je ne devrais pas, car le grand sommeil aura tôt fait de tout emporter, et alors, sans doute, je les regretterai. Car même cette cruauté est aimable, si on la compare à l'oubli définitif. 

Dans le fond, je devrais être content. C'est seulement lorsque ce qu'on écrit n'intéresse plus personne que l'on peut écrire vraiment, c'est-à-dire dans la liberté et la solitude inconditionnelles.

lundi 25 septembre 2017

Malédiction



Je me regarde dans le miroir de l'écran. Je ne me reconnais pas. Je ne me reconnais absolument pas. L'autre jour est passé ici un jeune homme très sympathique, qui se prénomme Quentin. Il m'a pris en photo. J'ai regardé ces photos sur l'écran de son appareil numérique. J'ai été très frappé de ce que j'ai vu. Ce visage, comme se fait-il que ce soit moi, comment se fait-il que je sois devenu lui ? C'est presque impossible à soutenir. Une douleur fulgurante. Je suis là ? C'est moi ? C'est le moi que voient les autres ? C'est le moi que voit Isabelle ? Je verrais ce type là, moi, je fuirais immédiatement ! Quel formidable écart avec moi-même ! Mais pourtant, comme je sais que c'est bien moi, tout de même, quel est le moi en moi qui ne supporte pas ce moi-là ? Comment se fait-il que ces deux mois ne puissent pas se voir en peinture, et même, ne se reconnaissent pas ? Si je devais faire mon portrait, en peinture justement, et si j'en étais capable, ce n'est assurément pas celui que je vois dans le miroir que je peindrais. Est-ce à dire que je me trompe complètement sur moi-même ? Est-ce aussi simple que ça ? Quel est cet écart qui dissocie ces deux mois, qui les écarte l'un de l'autre, qui les sépare comme on sépare au scalpel l'épiderme du derme ? Qu'y a-t-il entre ces deux mois ? La nuit, seulement ? Ou bien, au contraire, le plein jour, la lumière et sa vitesse terrible ? Comment ferais-je, si je voulais me peindre alors que je ne veux pas peindre celui que je vois dans le miroir ? Quel est le sujet que je prendrais pour modèle ? Où se trouve-t-il ? Est-il déjà mort en moi ? Est-ce un souvenir de moi ? Un moi qui n'existe que dans ma mémoire, ou dans mon imagination ? Une projection ? Mais si c'est bien d'une projection qu'il s'agit, de quoi, de qui est-ce la projection ? De mon désir ? Je ne peux pas me satisfaire d'une idée aussi bête, c'est impossible. Un désir n'a pas de traits, pas de visage, de chair, pas de volume, pas de poids ni d'odeur. Un désir n'existe que dans un monde parallèle, il se pose ça et là comme un papillon sur une fleur, sur un corps, sur un visage, mais il n'est pas ce corps ni ce visage. Je regarde la visage d'Isabelle, le visage qu'elle a, à Annecy, dans la photo bouleversante que j'ai faite d'elle, habillée de rouge, enveloppée de rouge, gonflée de rouge, les joues tremblantes de malheur, les yeux brillants de désir, un désir qui est mouillé de larmes pas encore versées, de larmes rentrées, au bord, perpétuellement au bord. Je n'ai même pas besoin de voir cette photo. Je suis à l'intérieur d'elle, contre Isabelle. Je sens ses chairs, ses odeurs, son haleine. Et je me demande encore : où suis-je ? Quel est ce moi qui est contre elle, en elle ? Je ne le connais pas. Et je suis pris de vertige : elle le connaît, elle, ce moi, et moi je ne le connais pas. Je suis plus étranger à ce moi-là qu'Isabelle qui est pourtant si loin de moi. Ça m'arrache la peau, je ne suis plus qu'une masse d'organes fumants et sanguinolents, hurlants, pas encore vivants, pris dans une masse de rien qui bout, qui tremble, qui délire, qui suffoque. Entre eux et moi, le sang, la persistance de la vie organique, le souvenir de la veille, la peur de mourir, l'ombre des disparus, mais quoi, ce n'est rien encore, ce n'est que de la matière qui palpite, sans espoir, sans projet, sans amour. Je voudrais avoir pitié de celui que je vois apparaître dans l'écran noir, je voudrais l'aimer un peu, je voudrais qu'il m'explique comment il est devenu ce qu'il est, mais je ne connais pas sa langue. Il est dans une réalité à laquelle je n'ai pas accès. Le regard des autres ? Foutaise. Ils ne regardent pas. Ils n'écoutent pas. Ils ont trop peur. Trop peur de se voir eux-mêmes, par-delà ce qu'ils regardent, vous, nous, moi. Statue. Je vois une statue. Comme cette photo de ma mère morte, sur son lit de mort, que je n'ai jamais osé regarder depuis que je l'ai faite. Je lui ressemble. Je ressemble à cette statue de pierre. Monument qui ment. La vie a fui. Par où, par quels orifices, par quelles ouïes ? La vie m'a fui. Je ne peux pas lui en vouloir. Je me suis vidé. Comme quand on a la chiasse. J'ai buté contre quelque chose de dur, d'extrêmement dur, qui m'a vidé de moi-même. Le choc. Pfuit… Malédiction !

lundi 1 décembre 2014

Première ligne (2)


Il s'est endormi devant la télévision. Quand il se réveille, il voit cette fille qui le regarde. Elle est assise sur un canapé, comme lui, et semble le regarder. Il la regarde. Elle ne bouge pas. Elle fixe la caméra. (La caméra ou l'écran ?) Elle semble attendre quelque chose. Il se surprend à dire : « Eh ? » Elle répond : « Eh ! » Il éteint la télé.

Il met un disque de Dolphy. Out to Lunch, 1964. L'année de naissance de Raphaële. Bobby Hutcherson… Il faudra qu'il demande à Rodolphe de lui parler de ce match entre Mike Tyson et Larry Holmes. Le 25 février 1964, Cassius Clay combattait contre Sonny Liston. Papa le réveille en pleine nuit pour regarder le match. « Flotter comme un papillon, piquer comme une abeille. » Le roi de l'esquive… Maman dit : « Il danse, il danse ! » Le lendemain il se convertissait à l'islam. Comme Dollar Brand qui allait devenir Abdullah Ibrahim, Cassius Clay était devenu Mohamed Ali. Mais le combat du siècle, ce serait sept ans plus tard, en 1971, contre Joe Frazier, alors que Mohamed Ali avait arrêté la boxe durant plusieurs années, parce qu'il avait été condamné pour son refus de partir au Vietnam. En 71, son père n'avait plus que quelques mois à vivre. Ils étaient tous pour celui qu'ils continuaient à appeler Cassius Clay. 

Tu veux parler de l'avortement ? Eh bien je suis là par miracle, tu vois. Ma mère a avorté deux fois, et la deuxième fois, on l'a laissée pour morte. Seule, à l'hôpital. Ils avaient tiré le rideau qui signifiait : plus rien à faire. Seule. Normalement, je ne devrais pas être là. Bien sûr que l'avortement est un meurtre, mais ne compte pas sur moi pour juger ma mère. Elle avait eu huit enfants et à l'époque la pilule n'existait pas. Alors fous-lui la paix. De toute façon, c'est très simple, ma mère, je lui donne raison en tout. 

Flotter comme un papillon, piquer comme une abeille. L'élégance d'un Cassius Clay a joué un grand rôle dans sa vie. Duke Ellington. Monk. Charlie Parker. Wayne Shorter. Tous ces Noirs si élégants… Cecil Taylor. 

Parfois, la vie semble fuir à travers l'écran. On regarde quelque chose et ce quelque chose se met à nous regarder, et tout devient trouble, instable, fuyant. La solitude, heureusement qu'on a ça, c'est du solide ! Tout se passe la nuit, dorénavant. La vie s'est retournée sur elle-même. On crève et on ressuscite comme ça, plusieurs fois dans la nuit, sans que personne ne le sache. On descend dans les organes, on flotte dans les artères, on est dans le ventricule, on ressort par les narines. Nuit après nuit, je visite le foie, la rate, les testicules, l'estomac, out to lunch… Ça coûte un max la liberté.

Vous prenez de la drogue ? Vous sniffez de la colle, des sels de bains ? Vous prenez des anxiolytiques, des benzodiazépines ? Rien ? Qu'est-ce que c'est, toutes ces ampoules ?

Sur l'écran, il voit sa vie interprétée par un acteur qui lui ressemble étonnamment. Il éteint la télé. Va sur Internet. Passe de site en site, de blog en blog, et tombe sur ce blog, qui raconte sa vie depuis le 10 janvier 1956 jusqu'à aujourd'hui. Tout y est. Il flotte comme un papillon. Il se pique lui-même. Il est KO.

Rien. Même pas d'alcool. Il ne fume plus. 

Il ouvre les volets, regarde au dehors. De grands éléphants majestueux marchent lentement dans le jardin. Lèvent leur trompe vers la fenêtre et interprètent les Equales de Beethoven. Eric Dolphy est assis à la petite table en fer, il écoute les éléphants en buvant un verre. Il dit : « Moi aussi j'ai fait du piano quand j'étais petit. »

Il referme la fenêtre après avoir gueulé tant qu'il a pu : « Vous voulez bien la fermer ? J'essaie de dormir ! »

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