dimanche 18 juin 2023

Comme dit l'autre

« L'instant où nous croyons avoir tout compris nous prête l'apparence d'un assassin. » (Cioran)
« Un dictionnaire sans citations est un squelette. » (Voltaire)


Il y a les citateurs, et il y a les citationneurs. Il y a les citations, et il y a les citations

— On se fâche rarement avec un frère jumeau. 
— Oui, mais lui il est parti avec ma petite amie !
— Vous êtes sûr que ce n'est pas avec la sœur jumelle de votre petite amie ?
— …

Faire des citations, aimer faire des citations, et Dieu sait que j'aime ça, c'est partir en voyage de noces avec la sœur jumelle de son frère jumeau, c'est regarder sa main gauche en la prenant pour sa main droite, c'est faire un détour pour mieux rentrer chez soi, c'est mettre un masque avant de se regarder dans le miroir, c'est aller voir à quoi l'on ressemble quand on porte un costume trop grand pour soi. C'est toujours l'occasion de mieux se connaître, et de mesurer la distance qui sépare nos phrases de celles dont nous rêvons. C'est disposer près de nous d'une force de langage et d'une force de sens qui nous attirent dans leurs orbites, ou, au contraire, nous repoussent au loin. C'est en définitive nous donner la chance d'éprouver l'intervalle qui nous sépare de notre désir. Ce « comme dit l'autre » est une source à laquelle nous allons nous abreuver, et dans laquelle nous apercevons notre reflet trouble. Pourquoi telle fleur, pourquoi pas telle autre, cueillie sur le bord du chemin ? Parce que c'est nous qui sommes passés là. Quand j'étais plus jeune, j'avais confectionné un recueil de mes citations favorites. J'ai un peu peur de remettre le nez là-dedans, car ce ne sont pas des citations, que je vais retrouver, mais l'image de celui que je fus. De la même manière que nous sommes toujours anxieux à l'idée de revoir ou de seulement repenser à celles dont nous avons été amoureux jadis. Toute notre vie est là, dans cette « seconde main », dans la reprise de nos choix, dans ce double-mouvement de l'altération et de la désaltération. Nous sommes un autre, des autres, surtout lorsqu'on écrit.

Une des choses les plus déprimantes de Facebook ou de Twitter, ou de n'importe quel réseau social, tient à l'aspect des citations. Personne ne cite bien. Toute la journée, ce ne sont que citations approximatives, mal fagotées, mal coupées, déformées, dans lesquelles les guillemets sont utilisés en dépit du bon sens, et qui démontrent que ceux qui citent ne comprennent pas ce qu'ils lisent, quand ce ne sont pas tout simplement de fausses citations, ou de fausses attributions (l'intelligence artificielle ne va pas arranger ça). Ce matin encore, un ami m'envoyait une copie d'écran qui montrait une citation de Richard Millet : « La beauté sans intelligence n'est que fadeur. » Millet n'est pas en cause, ici, mais celui qui cite, dont la lecture est vulgaire ou sans intérêt. En l'occurrence, on se doute (je ne suis pas allé vérifier) que cette phrase est précédée ou suivie d'autres phrases qui lui ôtent sa platitude, ou au moins l'atténuent, mais la citer telle, en elle-même, démontre seulement qu'on aime les platitudes. Une citation est par définition une coupe opérée dans un texte (et plus que ça, dans l'œuvre d'un auteur). D'où l'importance extrême des limites, du commencement et de la fin de la citation. C'est la manière dont la ou les phrases sont extraites (séparées) du texte, qui compte, c'est ce que la phrase laisse sentir de son avant et de son après. La forme, ici comme ailleurs, est essentielle.

Il est bien sûr parfaitement normal que plus personne ne sache citer, puisque citer implique d'avoir lu, et surtout d'avoir bien lu. Tout se tient. Je ne croise plus, sur les réseaux sociaux, que des gens qui ne savent pas lire, et donc pas écrire, ou plutôt, des gens qui ne savent pas écrire, et donc pas lire. La citation démontre presque toujours avec une précision implacable le degré de savoir lire de celui qui la fait. 

Comme je disais sur Facebook que plus personne ne sait citer, j'ai eu droit à cette réponse : « Les citations sans guillemets, les citations où l'auteur n'est pas donné, pire les citations sans guillemets et sans nom d'auteur pour faire croire à une profondeur de pensée personnelle, les citations tirées de leur contexte dont le sens est parfois complètement différent pour coïncider avec ce que veut dire le citateur ,les citations qui se propagent à longueur d'années sur FB avec ou la même faute d'orthographe ou la même erreur sur l'auteur, les citations d' une page entière d'un livre pour faire croire qu'on l'a lu et tellement récurrentes qu'elles donnent à penser que l'auteur n'a écrit qu'une seule page dans toute sa vie . » Et bien sûr il y a beaucoup de vrai, ici, mais ce que je trouve amusant, c'est que j'aime beaucoup, moi, faire des citations sans donner le nom de l'auteur, car neuf fois sur dix, le nom de l'auteur efface la citation, la neutralise. Il y a déjà très peu de personnes qui lisent vraiment un énoncé avant d'y réagir, mais j'ai remarqué qu'une citation accompagnée du nom de son auteur n'était quasiment jamais lue. Il se passe à peu près la même chose avec la musique. J'ai déposé l'autre jour une vidéo de Vladimir Horowitz dans laquelle on le voit jouer comme une patate. Tout le monde sait quel extraordinaire pianiste il est, sans doute l'un des plus grands de tous les temps, il n'est pas besoin de revenir là-dessus. Mais il lui arrivait parfois de très mal jouer, il a donné des récitals catastrophiques, et il le savait. Dans le court extrait que j'avais déposé, on avait l'impression qu'il avait tout juste déchiffré la partition qu'il était en train de jouer, mais, bien sûr, c'est Horowitz, et un déchiffrage d'Horowitz, c'est déjà quelque chose. N'empêche, même sa femme avait l'air consternée. Ils savaient tous les deux à quoi s'en tenir. Eh bien est arrivé ce qui devait arriver, tout le monde y est allé de son petit cœur. Je suis convaincu que les trois quarts de ceux qui ont liké n'ont même pas pris le temps d'écouter. Horowitz = génie, point-barre, comme ils aiment dire. Et c'est vrai, Horowitz est une sorte de génie, ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Ça n'empêche absolument pas qu'il soit capable de très mal jouer. J'ai un souvenir qui, quand j'y pense, me fait rire, mais que je trouve riche d'enseignements. Travaillant la sonate en si mineur de Liszt, je n'avais pas été capable de m'empêcher d'écouter les disques des grands pianistes qui l'avaient enregistrée, alors même qu'Alsina me demandait toujours de ne pas écouter d'enregistrements avant que je joue parfaitement une œuvre. J'étais donc arrivé au cours avec un disque qui m'avait beaucoup impressionné, celui d'Horowitz, que j'avais prêté à mon maître afin qu'il l'écoute. Au cours suivant, il me l'avait rendu, avec ces six seuls mots pour commentaire : « Ça ne vaut pas un clou. » J'étais stupéfait, car je ne m'attendais pas du tout à cette réaction, et j'étais même pour tout dire scandalisé. Aujourd'hui, j'en ris, mais je ne saurais assez remercier Alsina d'avoir eu cette réaction. Peu importe qui joue, peu importe qui est l'auteur de telle ou telle phrase. Lisons, écoutons, et ayons confiance en notre jugement. Personne ne peut juger à notre place. Les livres des grands auteurs (et même des génies) sont remplis de phrases plates et ratées. Ça n'enlève rien à leur génie, je dirais même au contraire ! Parmi les compositeurs que je connais, il n'y guère que chez Jean-Sébastien Bach que j'ai pas encore trouvé (ou si peu) de banalités ou de fautes de goût. Même dans l'œuvre de l'immense Beethoven, il y a du déchet. Et alors ? N'aurait-il composé que les Variations Diabelli ou la Symphonie Héroïque qu'il resterait pour moi tout au sommet de l'art musical.

D'un autre côté, bien sûr, une citation n'est jamais complètement indépendante de son origine, que celle-ci soit le texte ou l'auteur. Les deux lectures sont nécessaires et inséparables. La lecture dans l'absolu, et la lecture relative au contexte et à l'autorité. La même phrase écrite par deux auteurs différents n'aura jamais, quoi qu'on en ait, le même sens. C'est bien pourquoi la citation est un art difficile, car c'est un jeu constant avec des niveaux de sens complémentaires et antagonistes, c'est un jeu subtil qui demande du tact et une certaine culture. Toute citation a trois temps : le fragment (en) lui-même, sa substance ; son extraction, son choix, la coupe, la lecture qu'on en a, ce qu'on y entend ; enfin, sa re-production, la manière dont on l'insère dans sa propre langue. Citer, c'est enfourcher un cheval dont on n'est jamais sûr de savoir le monter, et qui risque à chaque instant de nous mettre bas. Humilité ou orgueil, sagesse ou folie, il est impossible de trancher. 

Et puis il y a le temps. Le temps passe sur les citations comme il passe sur les hommes. Telle sentence sublime au moment de son éclosion peut acquérir avec le temps une patine splendide ou au contraire devenir parfaitement vulgaire. Cela dépendra beaucoup des citateurs, mais pas seulement. Une citation vieillit plus ou moins bien, en fonction d'un contexte culturel, politique, social. Une citation peut devenir un lieu commun ou au contraire se transformer petit à petit en un énoncé que plus personne ne comprend, s'enfoncer dans un splendide isolement, jusqu'à y disparaître. Le fait de faire des citations sans donner le nom de l'auteur (ou même sans utiliser de guillemets) contribue, me semble-t-il, à les rafraichir, à leur redonner vie, en leur permettant de trouver une nouvelle lecture et de nouveaux lecteurs. 

On peut être fâché avec les citations, avec l'art de la citation, avec le citationnisme compulsif, je le comprends très bien. Mais on y revient toujours, et ces retours sont à chaque fois l'occasion de constater qu'il est tout simplement impossible de faire autrement que de citer, c'est-à-dire de forcer à comparaître ceux qui nous ont précédés dans l'aventure du sens. Eux seuls sont capables de donner aux phrases que l'on prétend écrire une dimension réellement singulière. Il n'y pas de premier-mot, comme il n'y a pas de première-phrase. Nous ne pouvons que prendre le train en marche, et même quand la page est entièrement blanche, on sent bien qu'il suffirait de peu pour que de la parole en émerge de toute part. La parole des autres, c'est de l'encre et du sang qui remontent à la surface quand nous nous tenons en silence. Quand je cite, je somme un auteur de paraître (le juge cite le témoin, le matador cite le taureau (citar)), et il s'exécute. J'en fais le témoin de mon désir. Ce n'est pas tout à fait rien. L'intertextualité est partout, même quand nous nous enfermons à double-tour en nous-mêmes. Nous pouvons en avoir peur, nous pouvons nous en défendre et feindre de l'ignorer, mais quoi que nous fassions nous sommes pris dans ses tourbillons. La circulation en tout sens des fragments du Texte (toutes les paroles du monde) ne s'arrêtera jamais. « Toute œuvre est un palimpseste — et si l'œuvre est réussie, le texte effacé est toujours un texte magique. » (Julien Gracq) Que l'on cite ou que l'on ne cite pas, il y a ce texte effacé qui agit et nous permet d'écrire. On peut le faire apparaître (plus ou moins) ou le faire disparaître, mais il est toujours là. Citer, c'est une manière d'avouer le crime presque-parfait sur lequel repose toute œuvre, et c'est tout à la fois donner de faux espoirs aux enquêteurs chargés de nous confondre, les conduire là où nous souhaitons qu'ils s'égarent.