Croyant être à la recherche d'un synonyme, nous allons le chercher dans le dictionnaire, revenons avec lui et l'insérons dans la phrase que nous sommes en train d'écrire. Nous nous rendons compte alors que ce n'était pas d'un mot, que nous avions besoin, mais d'une idée. Et, de proche en proche, c'est toute la phrase qui est modifiée, dont les idées ont été perdues ou retrouvées — de vieilles idées échangées contre des neuves, ou de très anciennes qui sont revenues alors qu'on avait cru les oublier. Entre les mots et les idées, un étrange ballet s'installe, qui bientôt nous rend incapables de les distinguer, et de cette confusion chorégraphique naît enfin, parfois, rarement, la phrase espérée. Les synonymes sont des amis fourbes, mais c'est parce qu'ils mentent si bien qu'on en a besoin.
« Ce qu’on ne peut pas dire, il faut l’écrire » écrit Renaud Camus dans son journal 2023, paraphrasant Wittgenstein en passant par Derrida. Wittgenstein disait : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire » et Derrida avait écrit : « Ce qu'on ne peut pas dire, il ne faut surtout pas le taire, mais l'écrire ». Renaud Camus a l'air de contredire Wittgenstein mais comme il vient après Derrida, on peut soutenir qu'il ne fait en réalité que rendre à la phrase de ce dernier un peu de la concision et de l'innocence qui lui manquaient. Peu importe, d'ailleurs, car je ne crois pas que ces trois-là soient en désaccord. Si, comme Wittgenstein l'écrit, « les limites de [notre] langage signifient les limites de [notre] propre monde », il (me) paraît naturel de vouloir aller au-delà de ce dont on peut parler afin d'agrandir les dimensions de notre domaine. Où commence le non-sens, où finit le sens ? Est-ce que le non-sens ne fait pas partie du sens, qu'on le veuille ou non ? Si Wittgenstein veut (faire) taire ce qu'on ne peut pas dire, c'est que cette chose veut parler (à notre place, ou à côté de nous). Le langage mentirait, quand il nous échappe ou nous dépasse ? Je crois le contraire : il y a sans doute plus de vérité dans la langue que dans ce que nous pensons dire personnellement, mais c'est pourtant en parlant à titre personnel que réside la seule chance de rencontrer la langue, cette langue qui sait mieux que nous ce que nous désirons. Je dis “la langue”, mais c'est également son inverse, son double muet et sanguin, dont le sens nous dépasse d'autant plus que nous essayons de le semer.
Je n'ai pas dit la vérité. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, mais elle résiste, cette salope ! On a l'impression qu'elle fait tout ce qu'elle peut pour se défiler, et pour nous ridiculiser, juste au moment où l'on pense la tenir enfin et lui faire rendre gorge. Plus je déteste le mensonge plus je mesure la distance qui me sépare de l'exactitude. (Oh, je sais bien qu'exactitude et vérité ne sont pas synonymes, mais à trop écrire ce dernier mot, on se déteste soi-même. C'est toujours quand nous avons un besoin impérieux des synonymes que ceux-là viennent par derrière nous mettre un coup sur la nuque, comme si nous les avions menacés.) Ce n'est pas tant que je le déteste, le mensonge, c'est plutôt que j'en ai peur. Ceux qui ne peuvent pas s'en passer m'effraient. Je leur trouve des airs de brutes épaisses. Plus haut je dis que cherchant un synonyme on revient avec une idée, mais ce n'est pas cela dont il s'agit. Ce n'est pas une idée, avec quoi on s'en revient à la phrase, c'est avec un manque, un manque qu'on choisit d'habiller d'une idée, qu'on déguise d'une idée. Les idées sont des paroles muettes qui reposent sur du vide, ou, si l'on préfère, sur le manque d'être, sur son impossibilité. On cherche des mots qu'on ne trouve pas, on est incapable de faire la phrase dont on rêve, et l'ombre projetée de la pensée vient donner du relief à notre verbe engourdi, un relief auquel on s'accroche avec la satisfaction triste du cocu comme à une vérité de seconde main, une vérité par défaut. C'est faute de mieux, qu'on pense, parce qu'on ne parvient pas à être, à parler sa propre langue, et tout ce que je suis en train d'écrire ici le prouve. Il n'y a pas de dernier mot. Chaque mot tombé est repris par une autre vie, une autre bouche, une autre proposition. La parole parle même quand la parole manque. Se taire est impossible.
« La vie creuse devant nous le gouffre de toutes les caresses qui ont manqué. » Il m'est arrivé de pleurer devant cette chose, je le confesse. La violence de certaines situations était presque insoutenable. Pourquoi allaient-ils à la télévision pour déclarer leur amour, dans la célèbre émission de Bataille et Fontaine, Y a qu'la vérité qui compte ? Ils espéraient que la télé allait lester leur parole, la sanctifier, lui donner une contre-valeur dont ils savaient qu'elle était dépourvue. Ils voulaient ne pas manquer leur matinée de printemps à eux, bien à eux, pensaient-ils, comme s'ils croyaient que la seule et unique rencontre (avec la vie), l'authentique, était celle-là, celle à laquelle des millions de téléspectateurs donneraient leur imprimatur. L'invitation à entrer dans le monde, à saisir l'occasion à la gorge, à agir enfin, devait semble-t-il passer par le tamis d'un écran. L'occasion, c'est aussi le tout pour le tout, le point de non-retour, la gueule du loup, le brûlage de vaisseaux en direct live. La dernière-chance était leur dernier-mot. Ils jouaient (je parle de ceux qui jouaient sérieusement, bien sûr) à un jeu qui leur permettait d'accéder durant quelques secondes à la parole vraie, certifiée, paroxystique. Ils avaient rendez-vous avec leur destin, par la vertu de la transformation que permet la télévision (que permettait, car je crois que cette fonction magique est aujourd'hui mise à mal par le Numérique), cet instant étant le Commencement de quelque chose qu'ils avaient envie d'appeler la Vraie Vie : entre le temps chronologique et l'éternité, la porte étroite qui s'ouvrait là y conduisait. Ils ne pouvaient plus se taire. La religion cathodique est celle du dernier-mot : à défaut de conserver les cendres de son amour dans l'oreiller sur lequel on pose la tête pour s'endormir, on l'imprime sur la pellicule qui servira de preuve pour les siècles des siècles.
La paraphrase, en un sens strictement linguistique, est une augmentation : « un énoncé contenant la même information qu'un autre énoncé, tout en étant plus long que lui ». 3 = 3x1 peut être paraphrasé en 3 = 1+1+1, ou même en 3 = 2+2+2-3. Tous les dictionnaires sont donc des machines à paraphrases, puisqu'ils instituent une équivalence entre un mot et une suite de mots. Mais tous les dictionnaires sont aussi des magasins de synonymes, puisqu'ils nous montrent qu'on peut dire la même chose en utilisant des mots différents. Nous connaissons tous ces jeux dans lesquels il faut remplacer un mot par sa-définition-dans-le-dictionnaire. Là aussi il s'agit d'une augmentation. Mais la paraphrase, en un sens moins littéral et plus littéraire, n'est pas forcément une augmentation : elle peut être plus généralement une manière différente de dire la même chose. Bien sûr, on le sait, on ne dit jamais la même chose en disant la même chose d'une manière différente. C'est ce qui rend la paraphrase intéressante. Là non plus, il n'y a pas de dernier-mot. S'il en existait un, il n'y aurait jamais eu de littérature.
Paraphrase ou glose ? Quand Renaud Camus écrit « Ce qu’on ne peut pas dire, il faut l’écrire », est-ce bien d'une paraphrase qu'il s'agit ? Il n'y a pas augmentation, en tout cas (ni argumentation). Au contraire. (On se rappelle que Camus aime la formule : « Je dirais même moins », qui, elle aussi…) Si le lecteur connaît la phrase de Wittgenstein, celle de Camus peut passer à la fois pour un commentaire ironique, pour une réfutation, et à tout le moins pour une variation. Mais on ne goûte réellement la saveur de cette proposition que si l'on connaît à la fois la phrase de Wittgenstein et celle de Derrida. Il y a les écrivains qui écrivent dans l'absolu (je ne suis pas sûr qu'ils existent réellement, mais admettons) et ceux qui écrivent dans le relatif, c'est-à-dire dans l'épaisseur des textes qui leur sont parvenus. Mais dans cette dernière catégorie, si tant est qu'elle puisse réellement exister, faute d'autre, il y a des écrivains plus ou moins relatifs, c'est-à-dire qui jouent plus ou moins avec les échos des textes premiers qui peuvent s'entendre dans leur propre production. S'il n'y a pas de dernier-mot, il n'y a pas non plus de premier-mot, dans la littérature non plus que dans la vie. Chaque mot a déjà été écrit, prononcé, pensé, chanté et hurlé par un autre que soi, nous ne pouvons que reprendre les mots des autres, quelle que soit notre ferveur ou notre inconscience, et il y a même fort à parier que notre phrase la plus originale, celle dont nous sommes le plus fier, celle dont nous sommes certains de l'avoir conçue de a à z et qu'elle ne doit rien à personne existe déjà quelque part, ailleurs, qu'un autre que nous l'a déjà écrite, même si nous n'en savons rien. Il y a une synonymie plus grande que celle des mots, c'est celle de l'invention humaine.
Écrire à travers les calques des synonymes, c'est comme traverser sans même y penser les fines cloisons qui existent entre les différentes réalités dans lesquelles nous nous mouvons. Utiliser des synonymes, c'est habiter simultanément plusieurs cellules à l'intérieur d'un même organisme, sans être prisonnier de ces cellules, c'est se mouvoir dans une réalité feuilletée et miroitante. Si à un mot correspondait une chose et une seule, si à une chose correspondait un mot et un seul, nous vivrions dans un monde d'où l'amour, en tout cas, serait absent, et la musique, et l'art, et la conversation, et tant de choses qu'il est même impossible de l'imaginer.
Pourquoi utilisons-nous des synonymes, la plupart du temps ? Parce que nous ne voulons pas nous répéter, parce que nous désirons étendre le champ lexical dans lequel nous nous mouvons, croyant, à tort ou à raison, qu'un clavier plus large permet une expression plus profonde, plus riche, mieux à même d'embrasser la diversité du réel. Le problème de la répétition est très intéressant. Comme en musique, un texte sans aucune répétition est utopique, mais trop de répétition appauvrit le discours. Il n'existe pas de partition idéale, pas d'algorithme qui permettrait de doser idéalement le rapport entre un niveau nul et un niveau maximal de répétitions. Mais les synonymes ne servent pas seulement à cela. L'utilisation d'un dictionnaire de synonymes c'est d'abord et avant tout une nourriture et un adjuvant, pour celui qui écrit. Les mots nous retiennent dans l'orbite de la ou des significations qu'ils portent en eux ; ils agissent comme des planètes qui attirent vers leur noyau les constellations de sens qui gravitent autour d'eux, comme les tonalités attirent les notes autour d'un pôle fixe, d'une origine (la tonique). Les synonymes permettent d'échapper à cette force centripète, en disséminant les attracteurs, en déplaçant le centre sémantique d'une énonciation : ce sont des intersections qui ouvrent sur d'autres voies. C'est la raison pour laquelle nous avons besoin des synonymes pour trouver un nouveau souffle, lorsque certains mots nous ont piégés. Le passage d'un mot à l'autre (la substitution, le glissement) ne répond donc pas seulement à une nécessité sémantique et/ou formelle, il opère en nous un travail qui rend incertain le contour des idées, il instaure un jeu et des approximations qui apporte au discours des couleurs qui sortent de notre catalogue. L'idée est toujours d'aller au-delà des limites que notre lexique mental nous impose, et d'ajouter aux traits d'autres traits qui les précisent et les amplifient . « Les paroles estant les images des pensées, il faut que pour bien représenter ces pensées là on se gouverne comme les peintres, qui ne se contentent pas souvent d'un coup de pinceau pour faire la ressemblance d'un trait de visage, mais en donnent encore un second qui fortifie le premier, et rend la ressemblance parfaite. » (Vaugelas) On le voit, le synonyme permet également de procéder par touches ajoutées, d'aborder une qualité ou un état, pas à pas, sans prétendre aller directement au but mais plutôt en l'approchant par cercles concentriques, par une suite d'esquisses.
J'écoute les pièces lyriques de Grieg, et en particulier la cinquième de l'opus 47, intitulée Mélancolie, interprétée par Michelangeli. Écrire et écran commencent par les mêmes trois premières lettres. Écran est l'anagramme de crâne (et de nacre et de carne). Je pourrais expliquer ce que je lis et entends dans ces rapprochements. Je ne le ferai pas. Je préfère regarder le visage de cette malheureuse jeune femme qui vient se fracasser contre l'écran qu'un petit coq imbécile lui oppose. Je vois son cœur exploser en direct quand elle entend le « non » de son prince charmant ricanant. Il se trouve très malin, très beau, très fort, très intelligent, le footballeur. Il n'y a aucun synonyme, pour le « non » qu'il lui jette à travers l'écran. C'est un dernier-mot, mais on sent bien que c'est aussi un premier-mot. De ce seul mot tout rond il se fait un rempart et un masque de toute-puissance. Il est en haut, elle est en bas. Elle a joué, elle a perdu. Il l'a laissée parler, s'entortiller bien avant dans son espoir et sa naïveté, se découvrir, se livrer, puis il a choisi méticuleusement son regard le plus noir pour l'abattre d'un seul mot. Y a qu'la vérité qui compte : la télé n'a rien arrangé, rien adouci, au contraire — elle a gravé la scène dans l'os, elle a mis du plomb fondu dans les mots. Et tant pis pour les naïfs… Se taire est impossible !