jeudi 1 juin 2023

Studio


 

Machin machine. Oui et non. Je n'ai jamais été aussi heureux que lorsque j'avais un studio. Cette pièce, que j'ai aménagée dans toutes les maisons que j'ai habitées, dans laquelle se trouvait mon piano et mes machines. Des instruments. J'étais Machin avec mes machines, et je machinais. Travailler, c'était ça : machiner. Le studio, ça remonte à l'enfance. À la maison, il y avait cette pièce qu'on appelait « le studio », qui était en réalité une sorte de petit salon, un salon bis dans lequel mon père écoutait de la musique. Il y avait ses violons, et il y avait une chaîne Hi-Fi, et un magnétophone, plus tard un orgue. Vivre parmi des instruments, ç'a été le grand fantasme de ma vie, toujours. À Chavanod, à Maclamod, à Valliguières, à Paris, puis à Rumilly, puis à Vézénobres. Les machines et l'homme. Il y avait eu le studio de l'X-Tet, à Thônes, dont j'ai encore les odeurs en tête : les instruments attendant que les membres de l'X-Tet viennent les prendre. Cette pièce qui symbolisait le bonheur. Des petites femmes attendant que les hommes viennent les prendre. On allumait les amplis, on branchait les micros, on s'assoyait au milieu de cette forêt de corps chantants. On pouvait y aller n'importe quand, dans l'après-midi ou en pleine nuit, le matin. Se mettre devant la batterie, devant le piano, devant les machines, et chercher. Le salon et le studio, un aller-retour permanent. J'ai encore un studio, ici, mais je n'y mets plus les pieds. Je travaille au lit, ou dans mon bureau, ou au salon. Les machines dorment. Je travaille avec un cahier et un stylo, ou avec un ordinateur portable. Solitude, toujours. Mais elle a changé de visage. Il n'y a plus que les mots, je n'ai plus que les mots et la page à ma disposition, alors que j'avais des tonnes et des tonnes de claviers, de synthétiseurs, d'échantillonneurs, de bandes magnétiques, de patchs, d'écrans, d'interfaces, de câbles, de baffles, de casques, de caméras, d'appareils photos, d'objectifs, de banques de sons, de micros, de traités, et les quatre bibliothèques, la musicale, la médicale, la psychanalytique et la poétique. Je me rends compte que dans le studio, il y avait (il y a encore) la musique, la médecine et la poésie. Le corps et les mots. Et la solitude, bien sûr, sans laquelle rien de tout cela n'aurait été possible. Dire « je ». Pour pouvoir dire « je », il faut passer par l'absence, il a fallu passer par les machines, par cet éloignement, par ces abstractions, par les traités, par les modes d'emploi. Et le café et la cigarette. Les partitions, les photos et les disques durs, les dossiers et les rames de papier — les armes. J'aurais aimé rencontrer une Anne-Marie Miéville. Oui et non. L'art et le dialogue, la vie et le visage. On oublie tout, on n'oublie rien. C'est ça, la vie, cette constante superposition à double vitesse de l'oubli et de la mémoire. D'un côté, on est au studio, seul, enfermé, et d'un autre côté, on a un corps qui vit de tous les autres corps qu'il a connus, rencontrés, pénétrés, aimés. Et l'on dit « je », plus ou moins tranquillement. Dans mon cas, pas beaucoup de tranquillité… Du monde me parviennent les bruits, assourdis, filtrés. C'est ce que j'ai aimé dans la musique concrète : un manuel érotique pour les moments où les mots doivent rester à leur place. Il y a eu un antécédent au studio, c'est le labo. Le labo de mon père, à la pharmacie, ce lieu que j'aimais tant, c'était la pré-histoire du studio. Ce n'était pas les sons, ni les mots, qui ici se confrontaient à mon corps, mais les substances chimiques et les objets, ce n'était pas le magnétophone mais le microscope et le bec Bunsen. Oui, c'est ici, c'est la première expérience de la solitude appliquée à la recherche. Et puis, assez vite, il y a eu le labo photo, au sous-sol de la maison, les images qui émergent du révélateur, et qui sèchent sur des fils. Par les produits chimiques, nous étions passés aux images, avec la formidable irruption du nu, qui lui aussi avait l'air de sortir d'une révélation. La nudité a sans doute été la plus extraordinaire révélation de mon adolescence, celle dont je ne me suis jamais remis. Sous le réseau des expérimentations artisanales, chimiques, visuelles, sonores, puis textuelles, il y aura toujours ça : la nudité. C'est le substrat muet mais fondamental. Et l'on dit « je », d'abord en se cachant, bien sûr, puis en se cachant de moins en moins. J'ai envie de leur tendre un miroir, à ceux que je croise, mais je vois bien que ça ne les tente pas. La nudité ça ne les regarde pas, dirait-on. Ils sont constamment habillés d'eux-mêmes (habillés, pas habités). Ils traversent la vie sans s'arrêter sur leurs rêves. Tout leur est volé et ils n'ont pas l'air de s'en émouvoir. Ils continuent d'avancer jusqu'au précipice, sans mesurer les distances ni écouter le temps présent. C'est bien ce qui me frappe le plus, ça, qu'ils n'écoutent pas, jamais, qu'ils passent à travers sans entendre. Ils se consolent en faisant des enfants, ils espèrent sans doute que l'enfant écoutera pour eux, mais l'enfant est comme eux, exactement comme eux, il n'a pas plus de temps, et de moins en moins. Les gens ont un trou dans le visage, et il y a des paroles qui en sortent, mais ces paroles, le plus souvent, ne leur appartiennent pas, ou alors la nuit, dans la douleur et la solitude, quand on n'y est pas. Je suis un homme fini qui n'a pas encore commencé : Machin machine dans le temps. Ça fait des boucles et des phrases, et puis des sons que personne n'entend. Montrer l'incroyable. Dès qu'on pense qu'on a compris une fenêtre se ferme. Montrer et monter. Il y en a qui disent : « J'ai bien dormi. » quand on pourrait dire : « J'ai bien écrit. » J'ai des silences dans la bouche, et même des doubles-silences. Dormir la bouche ouverte de silences, et ça s'écrit tout seul, ça sort des trous. L'histoire n'est faite que de ruines et de corps nus travestis en personnages. Un siècle après l'invention du cinéma, il aurait fallu y renoncer, mais comme toujours on s'est obstiné dans la platitude et on a continué à fermer des fenêtres : c'est la règle. Les studios ont été pris d'assaut par des imbéciles sans mémoire, ils en ont expulsé les poètes, et ils ont prétendu qu'ils étaient l'exception. C'est encore la règle. Les gens ont un trou dans le visage. Ils se laissent voler leur vie, et même leur absence, et même leur sexe. Oui et non. C'est toujours le temps de l'énigme, plus que jamais. Il faut tout recommencer encore une fois. Elle m'envoie un petit film où elle fait un strip-tease sur une chanson de Jean-Louis Murat. Il faut tout recommencer à zéro, ou presque. C'est splendide. Plus tard aussi les espérances s'embraseraient de nombreuses fois.