« Nous venons trop tard pour les dieux et trop tôt pour l’Être. »
« Oui, j'y voyais clair soudain : la plupart des gens s'adonnent au mirage d'une double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L'une est aussi fausse que l'autre. La vérité se situe juste à l'opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l'oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés. »
Ce qui m'a poussé à écrire, ce qui m'a poussé à commencer d'écrire, il y a vingt ans, c'est la volonté de rendre justice, c'est celle de venger celle qui méritait de l'être, c'est la peur panique que personne ne sache jamais, et qu'un jour je me retrouve allongé pour la dernière fois en ayant laissé passer cette occasion que personne d'autre ne saisira. C'est la plus mauvaise et la meilleure des raisons. La guerre contre l'oubli. Cette folie de croire que l'on va rendre justice, envers et contre tout, c'est-à-dire envers et contre ce qui passe et qui sera bientôt passé. Oublié.
Depuis, je ne cesse de différer. Chaque jour qui passe est une défaite qui creuse en moi un abîme. Moi-même j'oublie. J'oublie d'être, j'oublie ce que je voulais écrire, ce que je voulais dire, et même ce que je voulais ressentir.
Je cherche, pourtant, et très sincèrement, je le crois ; chaque jour je cherche la manière, la forme, l'allure, la raison — l'attaque. La raison d'écrire. De noter.
Mais l'écrit se charge, jour après jour, de me laisser au bord du chemin, sans aucun égard pour ma peine. Commençant une page, je sens bien que je ne devrais pas, qu'elle n'existera que pour me distraire, pour repousser encore et encore le commencement de celle que je devrais écrire. Je suis assis au bord d'un trou. Plus je jette des phrases à l'intérieur de ce trou, plus sa profondeur s'accroît, comme si mes mots étaient des bêches folles maniées par d'invisibles mains.
J'écoute le quintette à vent et From the Monkey Mountains, le deuxième quatuor à cordes (avec percussion) de Pavel Haas, un compositeur tchèque né le 21 juin 1899 à Brno, dans la province de Moravie, qui fut l'élève de Janáček, se marie en octobre 1935 avec Soňia Jacobsonová, ex épouse de Roman Jakobson, et meurt à Auschwitz le 16 octobre 1944.
J'ai appris hier que Milan Kundera avait été marié avec Olga Haas, la fille du compositeur qui a donné des cours à l'écrivain dont le père, Ludvík Kundera, était pianiste et musicologue, et recteur de l'Académie Janáček de musique et des arts de la scène de Brno.
L'écrivain s'arrache un œil pour se voir et voir les autres depuis ailleurs que lui-même. On se pose la question de savoir si l'écrivain se souvient lui-même qu'il fut écrivain. Il est possible que l'œil arraché ait emporté une partie de lui-même mais le moment où l'on arrache cet œil est un moment joyeux, que l'on fait de bon cœur, dans l'enthousiasme — c'est une jouissance. L'œil est posé sur la table, il tourne sur lui-même, il voit tout, c'est un phare dans la nuit, c'est un télescope planté au beau milieu des galaxies ; mais c'est également un pauvre morceau de chair sanguinolent et désastreux. L'œil arraché est au cœur des phrases de l'écrivain, qui lui rappelle qu'il avait jadis un corps et une vie.
Mon père avait une fascination pour le nom « Brno ». Ces trois consonnes successives, qu'il essayait de prononcer sans y mettre de voyelles le mettaient en joie ; il était fier d'être — selon lui — le seul à savoir prononcer ce mot.
« Y voir clair », c'est la seule morale. Mais y voir clair ne va pas sans bien entendre. Et bien entendre, en français, c'est comprendre. Il y avait trois choses qui fascinaient mon père. Ces trois choses étaient la prononciation du nom « Brno », le « comma », et l'âme. Qu'est-ce que le comma ? C'est un intervalle minuscule (128/125) qui joue un rôle énorme, dans la musique et dans l'accord des instruments. C'est une espèce d'intervalle fantôme qui permet aux gammes de tenir debout. C'est aussi l'intervalle qui sépare le demi-ton diatonique du demi-ton chromatique (La dièse et Si bémol), c'est la neuvième partie d'un ton entier. Mon père était violoniste ; je suis pianiste. Un pianiste n'a que faire du comma : pour nous, un Mi bémol est la même note (la même hauteur, en tout cas) qu'un Ré dièse, alors que pour un violoniste, ce sont deux notes différentes, qui permettent une expressivité qui ne nous est pas accessible. Les claviers sont des simplifications. Ils se rattrapent par le nombre, par l'ambitus, énorme.
Bien entendre, c'est percevoir la différence (la nuance, et le différend) entre Ré dièse et Mi bémol, c'est percevoir le comma qui les distingue et les oppose. Bien entendre, c'est aussi comprendre (sans l'admettre) que l'oubli va tout aplanir. C'est donc tenter de se dresser, une fois encore, pendant qu'il en est encore temps — et même quand il est trop tard —, contre l'inéluctable force qui va confondre les choses et les êtres dans une indistinction morbide.
Kundera ne croit pas à la réparation, on l'a vu. Mais on peut ne pas croire à la réparation et la vouloir tout de même. On ne croit peut-être pas à la vie éternelle, mais cela ne nous empêche pas de la désirer, ne serait-ce que pour y retrouver ceux que l'oubli a retirés de ce qui fait que nous sommes nous-mêmes : la mémoire. Aujourd'hui, Kundera ne prononce plus que deux mots : Brno et Maman. Olga Haas, qui n'est pas restée longtemps la femme de Kundera, a refusé aux biographes de son ex-mari toute forme de confidences. A-t-elle voulu l'oublier, ou, au contraire, le préserver, le garder, indemne, dans sa mémoire ?
Deux mots restent, seuls. La ville et la mère. L'origine. Deux mots. Deux sonorités.
L'au-delà de l'être, c'est l'oubli. Mais on pourrait tout aussi bien affirmer le contraire. Quand l'être cesse d'être, il ne reste plus qu'une mémoire infinie, sans contours, sans limites, qui englobe tout. Et peut-être que l'Être ne se donne et ne se réalise pleinement qu'après l'existence, quand nous avons tout oublié et que nous entrons dans cette Mémoire qui n'est pas seulement la nôtre, et que nous n'avons fait que traverser, en vivant, n'en ayant que le pressentiment. Au-delà de nous-mêmes, qu'y a-t-il, sinon ce qui nous a précédés ici-bas et qui sera encore là après nous ? Le Vif. Nous nous en approchons, et, au moment de l'étreindre, il nous échappe.
Écrit-on pour se venger ou pour se pardonner ? Les deux, sans doute. Je ne crois pas beaucoup aux écrits qui se prétendent libérés de ces deux forces.
Écrit-on pour venger ou pour pardonner ? Il faudrait être capable de faire les deux à la fois. Il faudrait se tenir à la fois dans le Mi bémol et dans le Ré dièse, dans ce comma, dans cette sorte de neutralité secrète, dans ce différend fécond mais apaisé.
Celui qui écrit croit être le seul à savoir prononcer les mots qui lui viennent. Hors cette croyance il perd tous ses moyens. C'est seulement parce que personne ne sait prononcer les mots qu'emploie celui qui écrit que celui-ci se sent le droit et le devoir d'écrire.
La guerre contre l'oubli est perdue d'avance. Est-ce une raison pour ne pas la mener ?
Comme vivre c'est frôler le Vif, écrire, c'est frôler le Sens, et il est encore trop tôt pour l'Être.
Et l'âme ? C'est seulement un petit morceau de bois qui réunit le fond et la table d'harmonie. À quoi sert-elle ? À transmettre les vibrations des cordes (qui sont passées dans le chevalet) au fond de l'instrument, et à permettre à la table de résister à l'importante pression exercée par les cordes par l'intermédiaire du chevalet. Mon instrument a une fente à l'âme. — Léguée par mon père.
Transmettre les sens qui nous traversent au fond de l'instrument…
N'est-il pas remarquable que le mot ressasser soit un palindrome ? En un sens ou en l'autre, il ressasse son sens, autour du « a » solitaire. La musique de Janáček m'angoisse terriblement. Oublions-la et revenons à Ben Webster et Art Tatum, que je ressasse depuis quarante ans !