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samedi 5 août 2023

Bashiung



Ils m'ont pas raté, les salauds ! Aznavour, Gainsbourg, Claude François, et, pire que tout, bien pire, le pire du pire, Bashung. À côté de ça, mes purges à l'huile de ricin, c'est l'ambroisie. Je ne sais même pas si j'ai encore le droit d'écouter la Cavatine de l'opus 130, après ça. J'y vais mollo, le cataclysme menace. Les plombs vont sauter, un défunt atrabilaire va faire irruption dans la pièce et s'asseoir en face de moi, il va faire nuit en plein midi, la grêle va s'abattre sur mon lit. Au moins. Déjà, je sens que mon cœur n'est pas à sa place habituelle. Il faut faire avec, paraît-il… 

Pourquoi Bashung ? Je l'ignore. J'avais pas été si méchant, pourtant. Je crois pas. Ou alors je ne m'en suis pas aperçu. 

Il est difficile de comprendre qu'il puisse exister des degrés dans l'horreur. Ça ne va pas de soi, non. Les lecteurs ne comprennent rien au livre qu'ils sont en train de lire, en général, et c'est bien naturel, alors comment serions-nous en mesure de comprendre la vie, elle qui est encore plus complexe que le plus complexe des livres. Comment pourrions-nous seulement imaginer ce que nos goûts peuvent produire chez celui que nous voulons convertir, ou seulement interpeller ? C'est tout notre corps que nous lui opposons alors, tout notre être, qui lui signifient que nous sommes radicalement différents, qu'il n'y aura jamais de paix, seulement quelques brefs armistices, ou quelques capitulations provisoires. 

Mais d'où sortait-il, ce Bashung ? C'est que je ne l'ai pas vu venir du tout, moi ! Je connaissais à peine son nom et je peux affirmer sans crainte de mentir que je n'avais jamais entendu la moindre chanson de lui. Il y avait bien une raison au fait que la vie m'avait tenu éloigné de lui durant un demi-siècle. Était-ce pour le protéger de moi ou pour me préserver de lui, je ne sais, mais nos chemins auraient pu continuer de ne pas se croiser, sans l'intervention malicieuse d'Alfano & Quatremaille. Ces deux effrontées canailles n'ont pas hésité à brutaliser un vieillard sans défenses pour lui révéler le pot-au-rose : Bashung n'était pas seulement un patronyme jeté au hasard dans le pot médiatique par des angelots sourds et aveugles, non, ce nom recouvrait des chansons et même des tubes qu'une part non négligeable de la population reprenait sournoisement en chœur sans même que la Rouviérette en fût avertie. 

Les improvisateurs connaissent tous ces moments de panique, quand un peu tard ils comprennent qu'ils ont emprunté un chemin qu'ils ne vont pas pouvoir abandonner de sitôt, qu'il va falloir aller au bout de la route, avant de reprendre une voie vertueuse, ou seulement apaisée.

Depuis quelques heures, j'ai demandé l'asile politique à la Corée du nord. Il paraît que c'est le seul pays dans lequel je ne risque rien. Ma vie est placée sous le signe du commencement perpétuel ; rien ne finit jamais, et je devrai donc m'exiler, à mon âge !, car « les gens préfèrent encore supporter les aboiements de leur chien que ne pas les infliger à leurs voisins ». J'étais pas si méchant, pourtant… La seule chose qui m'inquiète un peu est que je sais pas si l'on trouve des spéculos bruxellois en Corée.

Je vais faire de la cohérence cardiaque. D'autant plus que mon clavier tente (avec quelque succès, il faut le reconnaître) de me rendre fou. Il a décidé de redoubler les voyelles que je tape, d'une manière aléatoire bien sûr, et me fait perdre un temps fou, d'autant plus qu'avec les i, il m'arrive de ne pas le voir immédiatement, à cause de mes mauvais yeux. Cette conspiration pour me dissuader d'écrire est vraiment scandaleuse. Je le sais, que je vous ennuie ! Est-ce une raison pour me faire écouter Gaby, oh, Gaby ?

Y a-t-il un rapport entre Bashung et Shining de Kubrick ? On serait tenté de répondre par la négative, évidemment, mais je me demande tout de même si le fait que ce film ne m'ait jamais impressionné (ni plu, alors que j'aime beaucoup le cinéma de Kubrick) est vraiment sans rapport avec ma stupéfaction à voir des gens intelligents, cultivés, fins (et ce ne sont pas seulement des gens intelligents, cultivés et fins, ce sont aussi mes amis !) se pâmer à l'écoute de Bashung. N'importe quel homme sensé en conclurait que la seule chose à faire est de l'écouter, ce Bashung, qu'il doit bien y avoir quelque chose qui lui échappe, et qu'un peu de pratique et de bienveillance devrait lui révéler ce qu'il n'a pas encore entendu. Après tout, je n'ai pas aimé la musique de Debussy (encore moins celle de Berlioz) du premier coup — naturellement, pourrait-on dire ! Mais rien que l'idée consistant à faire un parallèle entre Debussy et Bashung, si lâche que soit ce parallèle, me rend malade. Je ne veux pas m'assurer qu'il existe ou non quelque chose d'aimable ou d'intéressant dans cette musique, ce que je veux, c'est ne pas le savoir. Je refuse d'être bienveillant et patient et curieux. Mon a priori m'est si précieux qu'aucune révélation culturelle ne saurait entrer en concurrence avec lui ; la bonne nouvelle, c'est seulement l'ignorance. Je ne désire pas aimer Bashung : voilà toute ma religion. Autant il m'a semblé intéressant d'aimer Claude François, non, pas Claude François, mais une chanson de Claude François, Si j'avais un marteau, autant je continue d'écouter des musiques de seconde zone (ou même de troisième) avec plaisir, parce qu'elles sont liées d'une manière ou d'une autre à celui que je fus, que j'ai l'impression, les écoutant, de me comprendre un peu mieux moi-même, autant je refuse d'accorder de mon temps et de mon attention à la découverte d'un Bashung. Les chanteurs, c'est comme les visages : on sait immédiatement, d'instinct, que certains ne nous feront pas de bien, que ces figures ne nous conviennent pas, ne sont pas accordées à notre métabolisme, qu'elles vont déranger le fragile équilibre qui nous tient en vie. Plus je vieillis plus je crois qu'il ne faut pas aller contre ses antipathies naturelles, et les réseaux sociaux m'ont amplement démontré qu'il s'agissait d'une question vitale. Les phrases-les visages, il n'y a que ça. Les visages qui se dessinent à travers les phrases, les phrases qui figurent, qui sentent, qui bougent comme des corps, qui respirent et qui s'éveillent ou s'endorment ; les visages qui portent en eux des phrases mortes, des phrases creuses ou plates, des phrases à la syntaxe hystérique ou pétrifiée, des phrases sans verbes ou sans ponctuation, sans rythme et sans grâce, ces visages de cadavres gueulards nous heurtent la tripe. 

Charles Aznavour, Claude François, Gilbert Bécaud, Jean Ferrat, tout cela plonge dans l'enfance, même si très peu, et à des degrés différents. L'odeur n'est pas du tout la même que ces choses confectionnées après les années 70. Ce n'est pas une question de qualité,ce n'est pas une question de musique, ou de texte, c'est une question de matière et d'échos. De prénoms, aussi. Charles, Claude, Gilbert, Jean, ce n'est pas Serge, Michel, Salvatore, Daniel, Alain, Renaud, et encore moins Julien, Bernard, Maxime, Laurent, Florent, Étienne, Didier, Yves, Yannick, Charlélie, Dany, Francis, Guy, Jean-Luc, Marc, Richard, Roch. Durant la Nuit Bashung, Alfano nous vantait le célèbre geste de Gainsbourg mettant le feu à un billet de cinq cents francs, le plus beau geste jamais filmé à la télé. Ce geste, moi, m'avait littéralement horrifié, à l'époque. Le dégoût que j'éprouve encore aujourd'hui en revoyant ces images me surprend moi-même, bien que je comprenne ce qu'il a voulu montrer, et que j'admette les explications très convaincantes d'Alfano. Quoi qu'il en soit, jamais un Charles Aznavour n'aurait fait une chose pareille, et ne parlons pas de Trenet. Gainsbourg, en voilà un autre que la torture pourrait me faire aimer.

L'enfance est cette chose qu'arrivés à l'âge adulte nous lançons très loin de nous, le plus loin possible, de toute la force dont nous sommes capables. Mais il y a toujours un chien consciencieux, bien intentionné et diligent pour aller chercher le bâton et nous le rapporter joyeusement, surtout quand il est couvert de merde. Ce chien habite en nous : notre foi ou notre folie est sa niche. J'ai déjà assez de mal avec ce qui me vient de ce côté-là pour aller sciemment m'empoisonner d'une nourriture qui pue la charogne, et mon chien intérieur a encore un peu d'odorat. 

L'homme qui se noyait, c'était moi, durant la Nuit Bashung de l'été 2023, mais j'avais deux solides compagnons, charitables et intrépides, qui n'auraient pas permis que l'océan m'entre tout à fait dans les bronches. Ils voulaient voir comment je nageais dans la haute mer. Ils voulaient m'entendre chanter de désespoir, parce que je ne chante bien que dans les râles les plus rauques. Quatremaille et Alfano sont des savants qui aiment observer ce que personne ne voit. Leur intelligence et leur sensibilité sont leur microscope. N'était la bouteille de whisky qui nous ramenait un peu vers le trivial, nous nous serions crus enfermés tous les trois dans le cylindre d'une machine d'imagerie par résonance magnétique. « Que vais-je faire de ce que l'on a fait de moi ? », se demandait Sartre. C'est la question que pose sans cesse la chanson à ceux qui l'écoutent. 

Le jour où j'ai déposé sur Facebook un statut qui proclamait que j'aimais Suzanne, de Leonard Cohen, ce jour-là, j'ai pris un risque inconsidéré. Ils s'en sont souvenus, les bougres…

vendredi 2 septembre 2022

À la Poorte

La poorte s'ouvre. La poorte s'ouvre, et ce que je comprends me semble tout simplement impossible : Je suis derrière cette poorte alors que je ne l'ai pas encore franchie. J'étais de l'autre côté de la poorte et j'étais en train de m'observer l'ouvrant (la bouche, pas la porte). Je m'attendais, en quelque sorte. Le moi qui se trouvait au-delà attendait le moi qui se trouvait en-deçà et l'observait avec curiosité. Il ne semblait éprouver aucun sentiment à son égard. Il n'était ni bienveillant ni malveillant, mais en revanche il semblait curieux, comme on peut l'être à l'occasion d'une première rencontre avec un inconnu. Le moi qui se trouvait au-delà de la poorte était bien moi, cela ne faisait aucun doute, mais j'avais tout de même la certitude que ma pensée se trouvait dans le premier moi, celui qui se trouvait en-deçà. J'eus même très brièvement la tentation de refermer la poorte, mais je n'eus pas le courage de le faire, car je ne voulais pas faire de peine au moi au-delà. Je le regardais me regarder avec son regard plein de curiosité et j'aimais cette curiosité. J'en étais flatté. Elle me rendait joyeux. Pourtant, j'avais bien conscience de l'absurdité de la situation, car s'il était bien moi, il savait tout de moi, et cette curiosité était au mieux étrange, au pire inquiétante. Je note cela tout en précisant (c'est très important) que je n'avais pas le moindre doute quant à l'identité de celui que je voyais et qui m'observait. Jamais je ne m'étais vu aussi clairement, d'ailleurs. Aucun miroir n'avait jamais renvoyé une image de moi aussi fidèle, aussi précise, aussi nette. Ce n'était pas « un double », ce n'était pas « un autre moi-même », que je rencontrais, c'était moi-même… et même moi ! Son identité (notre identité) était une identité au carré, si je puis m'exprimer ainsi, mais je ne pouvais pas non plus affirmer qu'il était « plus moi-même que moi ». Alors, pourquoi cette curiosité ? J'étais troublé. Devais-je en avoir peur ? Oui et non serait sans doute la meilleure réponse. 

Alors l'idée que sans doute je me connais mal me traverse l'esprit. S'il a ressenti le besoin de se manifester à moi, c'est peut-être qu'il veut me montrer — ou me démontrer, qui sait ? — celui que je suis réellement. Mais là encore, c'est idiot. Si je me connaissais mal et s'il était moi-même, il ne me connaissait pas mieux que je ne me connaissais. En outre, si cette idée me traversait l'esprit, elle devait logiquement traverser son esprit au même moment. Mais l'autre versant de cette même pensée était bien entendu que si j'étais lui je devais savoir aussi bien que lui ce qui lui traversait l'esprit. Avait-il des volontés distinctes des miennes ? La question paraissait saugrenue. À moins qu'il ne se la pose au même moment que moi, dans une parfaite synchronicité. Mais si nous avions des volontés distinctes tout en étant rigoureusement la même personne, cela ne pouvait signifier qu'une chose : qu'une part de moi-même (et de lui-même, donc) n'était pas sous mon contrôle. (Cela, je l'avais déjà pensé, en un temps qui me parut obsolète.) 

Mais pourquoi la poorte s'était-elle ouverte ? Elle aurait pu rester fermée, et je n'aurais jamais aperçu ce moi-même au-delà. La première idée qui me vint fut que ce qui avait provoqué l'ouverture de la poorte était sa volonté à lui. Mais puisqu'il était moi, j'aurais dû éprouver cette même volonté. Or, il me semblait que cette poorte s'était ouverte spontanément, sans que j'y sois pour quoi que ce soit, ni même que je l'ai seulement désiré. Non, le plus probable était que la poorte s'était ouverte du fait de la volonté d'un tiers. Restait à savoir de quel tiers il s'agissait. J'espérais seulement que ce tiers n'était pas un troisième moi-même, même si, il faut le reconnaître, l'hypothèse me paraissait maintenant avoir avait quelques chances d'être fondée. C'est à ce moment-là que je remarquais que la poorte, contrairement à une porte, n'était pas incluse dans un mur. Je veux dire que de chaque côté de la poorte il n'y avait rien. C'est sans doute la raison qui fait qu'il s'agit d'une poorte et non d'une porte, me dis-je. Une poorte s'ouvre et se ferme, tout comme une porte, mais en revanche on peut parfaitement la contourner, ce qui lui ôte tout de même une bonne partie de son utilité (au moins de ce son utilité pratique). Une porte ouverte nous permet de passer d'une pièce à l'autre, et une porte fermée nous l'interdit, mais une poorte, qu'elle soit ouverte ou fermée, ne nous interdit pas du tout de circuler d'une pièce à l'autre, puisqu'il suffit de la contourner, dans le cas où elle est fermée. Je commençais à comprendre la raison de ces deux « o » (comme dans alcool), qui semblaient signifier qu'il existait simultanément deux manières de la considérer, ou de considérer sa raison d'être. La poorte, contrairement à la porte, semblait comporter une dose très importante de gratuité. Elle se fermait sans interdire. Son ouverture et sa fermeture semblaient ne pas se contredire, de la même manière que le moi-même au-delà ne me contredisait pas le moins du monde, alors qu'il était pourtant distinct de moi. Bien entendu, si j'avais été logique avec moi-même, je me serais demandé comment je pouvais imaginer qu'une poorte séparait effectivement deux pièces distinctes, puisqu'une poorte n'était entourée d'aucun mur. Mais je décidais d'un commun accord avec le moi-même au-delà de ne pas aller jusque là. J'étais déjà bien suffisamment avancé comme ça !

Il avait ouvert la poorte en ouvrant la bouche, c'est ce que j'ai compris avec un peu de retard. J'avais donc également ouvert la poorte en ouvrant la bouche. On pourrait dire aussi qu'ouvrir la bouche et ouvrir la poorte sont deux actions identiques, et donc, logiquement, que ce que j'appelle la poorte est synonyme de nos deux bouches ouvertes se faisant face et se complétant. Rien n'aurait pu être plus exact, je m'en apercevais maintenant. Et si nos deux bouches s'étaient ouvertes au même moment, c'était soit par étonnement de voir l'autre nous-même soit par la nécessité que nous avions, lui et moi, de parler, et de le faire simultanément. Ma vie avait besoin d'être restaurée, et cette restauration ne pouvait passer que par le double mouvement qui conduit simultanément de l'être au néant et du néant à l'être. Ce n'est pas la vie qui s'épuise, c'est la non-vie qui prend de plus en plus de place dans l'existence car l'être humain fait une place toujours plus grande au néant qui le fascine beaucoup plus que la vie. C'est parce qu'il oublie constamment qu'il est d'abord et à jamais un être-pour-la-mort, que l'homme aime en retour à se plonger dans le néant, et de plus en plus au fur et à mesure qu'il avance en âge. 

samedi 14 mai 2022

Tes yeux

Les yeux bleus ont un grand inconvénient : on s'arrête souvent à leur surface — leur beauté nous aveugle. Il faut du temps et de l'attention pour crever cette surface réfléchissante. 

Je n'ai pas assez regardé tes yeux. J'ai regardé ton ventre (ah, ton ventre…), j'ai regardé tes pieds, j'ai regardé tes mains, j'ai regardé ta bouche, j'ai regardé ton sexe, j'ai regardé tes cuisses, j'ai regardé ton cul, avec attention, je crois, et amour, et désir, et timidité, et j'ai vu tes yeux regarder, et me regarder, mais je ne les ai pas assez regardés pour eux-mêmes. 

Les yeux sont la première chose qu'on voit, du visage et du corps d'un être aimé, ils sont toujours là, toujours présents, toujours actifs, car ils nous regardent, mais nous ne les regardons pas assez pour eux-mêmes, parce qu'il est difficile de regarder quelque chose qui nous voit. Les yeux sont en avance sur le corps qui les porte, ils entrent en nous avant que les nôtres se portent à la rencontre de celui qui nous saisit. Qui voit le premier a l'avantage et éblouit l'autre : c'est comme d'avoir les blancs aux échecs. (Nous ne voyons le plus souvent dans les yeux de l'aimé que l'amour que nous cherchons en vain en nous-mêmes.) 

Je les ai vus sans les regarder, ou je les ai regardés sans les voir. Je les ai vus me voir, ça oui, mais je n'ai pas vu ce qu'ils voyaient, je n'ai pas su déchirer le voile que mes yeux ont mis à tes yeux, et même si je les ai vus me voir, je n'ai pas compris ce qu'en moi ils venaient chercher. Tes yeux m'ont vu et ne m'ont pas vu, sans doute, mais je ne puis te le reprocher, moi qui n'ai pas su les voir. 

Tes yeux sont une chaconne de feu. En eux passe et repasse une basse vibrante et obstinée que les heures se chargent de varier. Il faut du temps pour que leurs motifs se révèlent à nous sous la forme de contrepoints escarpés et sibyllins : tu donnes, tu reprends, tu évites, tu fuis, tu contournes, et le reste nous est donné comme un fulgurant hiéroglyphe. 

Je n'oublierai pas ce premier soir où, depuis ta petite voiture bleue, tu avais jeté ton regard comme un harpon, sur moi, à travers le pare-brise et le portail de la maison. C'est le tout premier don que tu m'as fait, c'est la toute première entaille qui s'est faite en moi, qui s'est frayée un chemin jusqu'au plus profond de mes humeurs. Elle y est restée. Cela, tu ne pouvais pas le reprendre. 

mardi 12 avril 2022

Fait divers 27 (rêve)

C'est d'une beauté à couper le souffle et du souffle il m'en faut pour arriver jusqu'à elle. Jamais je ne serai capable de décrire ce que je vois, et je ne sais pas dessiner. C'est en descente : au bout de cette descente*, se trouve normalement Rumilly, et ma mère. Mais il y a des heures que je vole. Je commence à fatiguer. Et puis je n'arrive pas à accélérer. Je pense aux cerises à l'eau de vie, je voudrais lui parler de ça, je veux lui dire à quel point ces cerises à l'eau de vie me crèvent le cœur. De temps à autre, je reconnais, je suis à Annecy (alors que j'espérais n'être qu'à quelques centaines de mètres de la maison), mais j'ai peur de reconnaître Paris, oui, c'est Paris, c'est la Seine, je suis encore plus loin que je ne l'imaginais. 

(*) Cette descente, je la connais bien, mais je serais incapable de lui donner un nom. Elle n'existe pas et pourtant j'ai rêvé d'elle une vingtaine de fois au moins. C'est un mélange d'une descente parisienne (qui n'existe pas non plus, mais dont j'ai rêvé une centaine de fois déjà) et d'une descente annécienne (qui n'existe pas plus que l'autre). Deux cents fois j'ai rêvé que je les descendais en courant, ou en volant, que j'en admirais tous les détails architecturaux et "géologiques" (car elles présentent la caractéristique d'être à la fois très construites et très sauvages), que j'en éprouvais toutes les courbes, toutes les curiosités, toutes les aspérités, toutes les redondances, et toute l'extraordinaire beauté. 

Mais cette nuit, ce matin, plutôt, c'était mille fois plus long et détaillé que d'habitude, du moins en ai-je l'impression maintenant que je suis éveillé. Je me suis réveillé au moins trois fois, et à chaque fois je me suis rendormi immédiatement parce que je voulais poursuivre le rêve, et, surtout, rejoindre ma mère qui m'attendait à Rumilly. 

Il y avait cette porte fermée à clef qui obstruait une impasse, une porte brun-ocre que j'arrivais à ouvrir, mais qui donnait immédiatement sur une autre porte qui elle-même donnait sur un mur infranchissable. Deux fois je me suis heurté à cette même porte et j'ai dû rebrousser chemin, alors que j'étais déjà épuisé. 

Dans ce rêve, je suis extrêmement conscient. Ce n'est pas un vrai rêve. J'essaie, par exemple, très consciemment, de fermer les yeux, pendant que je vole, pour que le paysage change, et que découvre en les rouvrant que je suis à Rumilly, que je n'ai plus que quelques centaines de mètres à faire en volant pour arriver à la maison, mais quand je rouvre les yeux, c'est encore pire que ce que j'imaginais, je suis encore plus loin (Paris, et pas Annecy). Mais je continue, je continue, mes bras me font mal à force de voler, j'essaie toutes sortes de stratégies, et puis il y a ces groupes d'humains, au-dessous de moi, qu'il faut éviter à tout prix. 

Je suffoque. Je suis épuisé. J'ai tellement volé, depuis quatre ou cinq heures… Dans ce rêve le désespoir est intimement mêlé à l'admiration pour ce que je vois. La ville que je survole et donc que je vois comme personne ne la voit, est d'une beauté sublime. Mille détails retiennent mon attention et me font pousser des cris d'étonnement : je n'en reviens pas de tant de beauté. Je sais que demain ou après-demain, tout ça ou presque aura disparu, mais je sais aussi que ce rêve, je le continuerai une autre fois, comme je le continue depuis des années. Je connais ce monde, ce monde-double, ce monde parallèle, j'y suis souvent invité. Il m'(appartient). 

Dans le rêve, il y avait aussi Babeth et Laura. Babeth était atteinte d'une très grave maladie qui la rendait méconnaissable (elle me cachait son visage). J'étais entré en voiture chez elles, à reculons, sans le faire exprès. Et nous nous sommes ensuite retrouvés dans leur cuisine, à parler, il y avait une troisième personne (une femme) que je n'ai pas identifiée. Elle était bègue et grosse, mais translucide. Elle parlait une langue que je ne connaissais pas mais que je comprenais très bien, en tout cas mieux que s'il s'était agi d'un langue connue de moi. En revanche, Laura l'écoutait avec colère, et semblait furieuse de ne pouvoir comprendre ce que cette grosse femme disait. Babeth me proposait de la soupe verte, mais je préférais boire le lait qui giclait de ses seins. Elle en mettait partout, c'était un peu du gâchis. La femme translucide se mit en colère et réclama aussi sa part de lait. Alors je renonçais à boire et m'enfuis en ricanant. Laura se mit à me courir après en me disant que jamais plus je ne trouverai un lait de cette qualité, mais elle me faisait pitié et je ne l'écoutais plus. 

Sur le pas de la porte, qui ressemblait à celle d'une agence bancaire tchèque, je rencontrai Sergiu Celibidache, avec sous le bras un gros livre que je reconnus immédiatement. Il s'agissait des Maîtres Menteurs. Quand il m'aperçut, il fit un signe de croix en se mettant à crier : « Rossini est un génie, La Fuly ! Je vous aurai prévenu. » Je crois qu'il m'a pris pour Gustave Flaubert, le fait qu'il m'ait appelé La Fuly étant à l'évidence une ruse grossière.

lundi 15 novembre 2021

Sieste et lingots

Nous étions confiants. La parole et les gestes qui s'échangeaient là restaient parmi nous, dans la fosse où nous étions plongés et confits dans une sorte de marmite sous-marine sans lien avec la surface active du monde. Ça ne durait pas, bien sûr, mais alors nous nous mouvions dans un absolu indiscutable. Les quelques phrases qui se prononçaient remuaient lentement des tonnes d'eau lourde. Elles mettaient du temps à prendre forme. C'était d'abord des sons, des syllabes, des mots, qui remontaient à la surface de la réalité comme de grosses bulles pleines d'indifférence. Nous n'étions pas pressés de les comprendre. Nous nous agitions au ralenti.

De bagout je suis totalement dépourvu, comme Laura le faisait observer. Comme tous les estropiés du verbe, j'ai aimé fabriquer des phrases. C'est là que j'entasse mon bien. Depuis longtemps, je les amassais, les mots et les phrases, et je savais qu'un jour j'allais pouvoir les dépenser comme un nouveau riche incontinent. 

C'est curieux, tout de même. Il me semble que les lumbagos devraient frapper ceux qui possèdent des lingots. Ça leur pèse sur le dos, tout cet or planqué sous eux, ça leur tire sur les lombes. Or, des lingots, moi je n'en ai pas un seul, et j'ai quand-même mal au dos : c'est une des choses qui me font dire que je me suis mal débrouillé dans la vie. Il y en a qui entassent les œuvres d'art, les fourrures, la vaisselle fine et les voitures de luxe, moi j'ai entassé des paroles non dites, ravalées, couchées dans les mêmes draps que mes cauchemars, même pas pensées, la plupart du temps. Il arrive que je me réveille en sursaut la nuit, et que mes membres soient agités de secousses verbeuses. 

« Penser ne fait pas seulement appel à l'intelligence et à la profondeur, mais avant tout au courage ». Il y a du courage, oui, pour construire une phrase qui survit plus de deux heures, qui répond à plus de deux phrases écrites ou prononcées, et qui donne du sens à plus de deux vies humaines. Une phrase peut tirer sur les nerfs, mais elle peut aussi calmer une rage de dents. Le style est capable de débusquer le mal, là où il est silencieux, où il se roule vicieusement en tumeur. Les phrases, pure dépense, sont à couteaux tirés avec l'or amassé, la monnaie du discours combat l'amoncellement… Laura massée, trésor fumant, est à coup sûr tôt tirée, mais par quelle main invisible ? Ça commence à l'enfance, toujours ; il faut voir ça. 

Papa avait planqué son or en Suisse. René le savait, puisqu'il l'avait aidé à passer la frontière. René débonnaire mafieux jovial et sa R16 si authentiquement française, accompagné de sa Jeanne flamboyante et française, avait passé les frontières les doigts dans le nez avec son frère, sans doute, mon père. Imaginez les trois Français bien inspirés, sages, avec leurs mines de paysans conspirateurs. Et Maman le savait, ou le supputait, sans être sûre. On ne la mettait pas dans la confidence. René tirait sur sa Gitane en souriant, sur les départementales, la femme était à l'arrière. On regardait le paysage. On préparait l'avenir. 

Laura me gardait, silencieuse et maussade vigie qui ne s'entendait qu'avec Laïka, la chienne fauve, et durant mes siestes se servait un verre en douce. Emmanuel venait y mettre la main, descendu du galetas quand je faisais semblant de dormir. Laura était moins allongée que moi quand le frère, le plus grand, le plus artiste et le plus sournois, venait perdre ses longs doigts au plus près du buisson ardent, ayant un instant délaissé sa guitare pour des accords moins étudiés, remuant une poisseuse lumière dans la dorure des cuisses, tandis qu'elle, assise et rêveuse, le bras amolli, lasse et méprisante, portait lentement le petit verre à ses lèvres, une jambe trop largement découverte par-dessus le bras du fauteuil. Sa mollesse traumatisante m'a fait longtemps croire que les vraies femmes se reconnaissaient à cette souveraine absence de tenue. 

J'écoutais, affolé et dévot. Les sons étaient suspendus, moites, épais comme une glaire ondulée qui venait s'interposer entre le divan et mon visage. Les odeurs du drap me tournaient les sens autant que si j'avais eu mon museau entre ses seins. J'étais sonné, béat, plus immobile qu'un mort. « Cet enfant est-il passé ? » disait drôlement l'alanguie de sa voix traînante, sans obtenir la moindre réponse du virtuose aux doigts attendris. J'imagine qu'elle me regardait, quand il ne se laissait pas distraire par des questions aussi vaines. « Le petit est toujours silencieux. Il a perdu sa langue ? Il fait dodo, Jojo ? » Elle ne voyait que mon dos, mais elle savait bien, elle, de quelle vie perpendiculaire j'étais remué, tandis que l'après-midi avançait en nous. L'éternel présent poussait en notre trio sa longue pointe morne. On aurait pu durer mille ans.

Au jardin parlaient la mère et sa sœur. Elle se faisaient peu de confidences, mais l'aînée était venue de Paris avec des idées et des paroles pour remettre la cadette dans le droit chemin, dans la tranquillité de la vie partagée, dans ce qu'on est censé désirer, si l'on n'a pas le regard qui s'affole. (Une mère n'est pas seulement mère, ni épouse, et il arrive qu'elle perde le nord, par moments, à cause du sentiment d'irréalité qui la prend quand elle se met à voir sa vie avec les yeux de l'enfant qu'elle est encore.) Elle était pourtant solide, celle que le père appelait l'Hercynienne. C'est elle, bien sûr, qui tenait tout l'édifice. Hormis les sept siens, les hommes n'étaient que ces enfants qu'elle n'aurait jamais, qui avaient poussé par hasard dans un monde parallèle qui ne la concernait pas. Ce sont les autres femmes, par les miasmes purulents que toutes elles laissent derrière elles, qui avaient introduit cette irrégularité dans le regard que ma mère portait sur son office. Mais c'était affaire de quelques jours, et les choses rentreraient dans l'ordre, comme à chaque fois que la structure avait été troublée. 

(…)

jeudi 10 décembre 2020

Début

 Parmi tous les débuts de roman que j'ai écrits, je pense que celui-ci est le meilleur. Pour l'instant.


— Écrivez-moi une saloperie.

— Voulez-vous savoir de quoi j'ai envie, là ?

— Oui s'il vous plaît

— Je vais vous le dire.

dimanche 27 décembre 2015

Danse avec l'élu — Ballade en la bémol (1)


Adage. Le reste lui était égal, l'orchestre se débrouillait bien. Arabesque. Le la bémol est évité. Assemblé. Plus d'espace, un plus haut registre. Attitude. Ma mère chantait effroyablement mal. Balancé. Un jour, tu feras autrement. Ballonné. Les chanteurs médiocres m'ont toujours intrigué, quand j'allais au concert. Basque. J'ai commencé avec des choses auxquelles je ne comprenais rien. Battement. Je me contentais de dévorer de la musique. Batterie. Mon père, assis à son bureau, composait des Singspiele. Biche. Mon frère méprisait un peu mes essais au piano. Jeté. Il me prenait pour un minus. Échappé.  Les yeux écarquillés, je fus transporté par le spectacle. Chassé. Mon père m'emmena en coulisses, où je vis le roi de près. Chat. Il était en bretelles, déjà déshabillé. Cheval. Il m'offrait du café, des gâteaux, inventait toutes sortes de prétextes pour ne pas avoir à me faire travailler. Coupé. J'étais paresseux, comme tous les enfants. Déboulé. Je suis tombé amoureux de quelques voix qui me semblaient l'idéal du chant naturel. Dégagé. Je les imitais. Détourné. Une voix limitée mais capable d'exprimer les choses de l'âme. Emboîté. En un an, nous avons travaillé toutes les cantates de Bach. Enveloppé. Nous avions tant à faire, Dieu merci ! Failli. C'était une tâche de longue haleine, qui ne se faisait pas du jour au lendemain. Fouetté. Pensez ! Glissade. Nettoyer une si grande ville et rendre ses rues circulables. Fondu. Elles étaient jonchées de débris. Menée. La grande affaire était de trouver à se nourrir. Piqué. On ne voit que des films de décombres, mais on vivait autre chose. Plié. Chacun était occupé à reconstruire, à recommencer quelque chose. Pirouette. C'était la volonté d'oublier. Retiré. Il était difficile de ne pas ressentir l'aversion des gens, qu'il fallait surmonter d'une manière ou d'une autre. Royal. Je me sentais responsable de tout. Surrection. La musique est plus que "la la la". Tour fouetté. Les pauvres Mozart, Wagner ou Verdi ne sont plus là pour se défendre. Temps de flèche.

Variation. Pointes. Soubresaut.

Le la bémol lui était égal, déjà déshabillé. Les yeux écarquillés, il me prenait pour un minus, assis à son bureau. L'orchestre se débrouillait bien. Je les imitais. Nous avions tant à faire. Je me sentais responsable de tout. Pensez ! La musique est plus que "la la la" ! C'était une tâche de longue haleine. Chacun était occupé à reconstruire. Il m'offrait du café, capable d'exprimer les choses de l'âme. C'était la volonté d'oublier. Je me contentais de dévorer de la musique. Un jour, tu feras autrement. Il était en bretelles, inventait toutes sortes de prétextes pour ne pas avoir à me faire travailler, mais on vivait autre chose. Je fus transporté par le spectacle. Je vis le roi de près, je suis tombé amoureux. J'étais paresseux, comme tous les enfants. Il était difficile de ne pas ressentir l'aversion des gens.  C'était une tâche de longue haleine.

Cavanna voulait son T-shirt, et il agitait son bocal d'une manière inquiétante. À tout prix, il le voulait. Chassé. En pointes sur son mât à trois pistons, il donnait de son orgue de barbarie comme un furieux échappé de l'asile. De la muse en cornes jusqu'au tréfonds du la bémol il secouait les brindilles de Jean-Sébastien. Je ne lis pas grand-chose je n'ai pas le temps. Et hop ! Mais on me presse : alors je fais de la musique. C'est un attrape-couillons comme un autre.

(…)

vendredi 17 avril 2015

Tout va bien !


Tout va bien. On peut dire que ça baigne. La vie est cool. C'est le pied géant. Y a pas à se plaindre, non, vraiment. Poutine est un mec tout ce qu'il y a de cool, finalement, Obama est super-cool, l'islam s'est retiré de l'occident et ne règne plus — de manière apaisée, d'ailleurs — que sur un petit pays dont j'ai oublié le nom, les guerres ont toutes cessé d'un coup, on a trouvé le remède contre le cancer et un vaccin contre le SIDA, l'argent coule à flot et on ne travaille plus que deux jours par semaine, en étant payé trois fois plus qu'avant. Nous avons un gouvernement très cool qui n'emmerde personne, la sécurité est assurée et il fait beau neuf mois sur douze. On peut dire que les choses se sont vraiment améliorées d'un seul coup. Personne n'a compris ce qui s'est passé, à vrai dire, mais le fait est là, tout va bien. En Iran aussi tout va bien, les nanas sont de nouveaux en mini-jupes, elles sont cool. Israël a fait la paix avec ses voisins, les Palestiniens sont hyper-cool, ils se sont rendus compte qu'ils étaient tout pareils aux juifs, en fait, et du coup ça baigne entre eux. Ah oui, côté pollution, ça va beaucoup mieux. On a arrêté le nucléaire, on a fermé les centrales thermiques à charbon, et tout le monde mange à sa faim, y compris en Afrique. L'air n'a jamais été aussi pur. Apple distribue ses montres et ses iPhones gratuitement dans les écoles, ça a naturellement beaucoup amélioré le niveau de l'enseignement. N'importe quel élève du secondaire parle couramment quatre langues et connaît ses classiques sur le bout des doigts ; les cours se passent super bien. Les profs ont retrouvé le sourire, du coup il y en a presque trop, ils ont des classes de douze élèves et parfois moins. Les autos ne tombent plus en panne et les accidents de la route sont devenus rarissimes, car les voitures sont téléguidées. Les transports en commun sont gratuits partout. Les gens se sourient dans la rue quand ils se croisent, on en voit même beaucoup qui se serrent la main, comme ça, sans raison. Les SDF ont évidemment complètement disparu, remplacés par des jeunes gens qui aident spontanément les vieilles dames à traverser les rues. Les stocks d'armes ont été détruits, ou recyclés quand c'était possible. Les services secrets ont démantelé leurs services et les agents ont trouvé de nouveaux débouchés dans les métiers de la santé et de l'enseignement, qui recrutent d'abondance. La consommation de drogue a littéralement fondu, à tel point que les trafiquants sont pour la plupart morts de dépression nerveuse, les autres s'étant suicidés en rédigeant des autocritiques déchirantes. Tous les spectacles ont un prix unique d'entrée de 1 euro, et les maisons d'opéra ne désemplissent pas. Je ne vois pas bien ce qu'on pourrait encore améliorer. C'est tellement parfait qu'on a supprimé les élections, qui ne servaient plus à rien, étant donné que tout le monde est satisfait à 99 % du gouvernement en place. « Surtout, que rien ne change ! », entend-on dans les quelques micros-trottoirs que quelques chaînes de télé s'obstinent à réaliser. La jeunesse est parfaitement épanouie, la vieillesse est heureuse, et la population active s'active calmement dans une parfaite osmose avec le monde tel qu'il va. On continue à aller à l'église, à la mosquée, à la synagogue,  au temple, mais on sent bien qu'il s'agit plus de coutumes sympathiques et divertissantes que de véritables croyances religieuses. L'industrie de la culture se porte à merveille car les gens ont beaucoup de temps à lui consacrer. Ils lisent beaucoup, écoutent énormément de musique, vont au théâtre au moins une fois par semaine. Ils ont une grande considération pour les écrivains, les musiciens, les peintres et les photographes, qui d'ailleurs se distinguent très peu du reste de la population. Les créateurs sont tous jeunes et beaux, d'ailleurs, ce qui semble après tout assez logique.

Bref, on se demande comment on a pu vivre tant d'années, de décennies, de siècles, même, dans un monde de conflits, de guerre, de barbarie, de brutalité, de rivalités, de souffrance et de misère affective et quotidienne. C'est un grand mystère que nos savants étudient scrupuleusement dans leurs laboratoires ultra-sophistiqués. À cet égard, il est heureux qu'il reste ce petit pays dont je parlais plus haut, qui nous permet, par des prélèvements effectués en toute discrétion, d'étudier ce mécanisme étrange qui est certainement à l'origine de tout le mal qui a rongé si longtemps la planète. Merci à la France d'exister !

vendredi 20 mars 2015

Fâcherie


Quand on se fâche brutalement avec un ami, une connaissance, il y a toujours eu, avant le moment de la fâcherie à proprement parler, des agacements, des déceptions, des colères, qui n'ont pas été exprimés, qui n'ont pas pu se dire, ou pas complètement, et le moment où la fâcherie intervient est toujours, ou presque, ce moment de trop, celui qui nous fait comprendre que nous avions raison depuis longtemps déjà, que nous aurions dû depuis longtemps interrompre une relation si mal partie, qui portait en elle tant de malentendu (et de malentendus), de contresens, et finalement, au sens propre, de malédiction, de mal-dire, de dire mal et à côté, en-deçà ou au-delà, à contretemps. Il y a toujours eu des signes avant-coureurs, et, toujours, cette impression que "nous le savions", depuis le début. La brutalité avec laquelle nous nous fâchons n'est donc brutale qu'en apparence. La brutalité n'est en réalité qu'une plus ou moins lente accumulation de paresses, de cécités ou de surdités volontaires, de petites lâchetés, qui nous poussent à remettre indéfiniment au lendemain la mise au jour de ce que l'on nomme très mal intuitions, et qui ne sont que la vision de l'être tel qu'il est, qui ne peut jamais être que ce qu'il est, dans cette désespérante unidimensionnalité qui prend toujours soin de se dissimuler derrière une illusoire pluralité, derrière une richesse dont le caractère "cubiste" devrait pourtant nous rappeler qu'elle n'est que la contrainte du temps sur nos sens limités — limités certes, mais beaucoup moins que notre désir d'être aimé. 

samedi 24 janvier 2015

Mission sous l'amer Michel


Soumission se dit islam, tout le monde sait cela. Rediger / Redeker, très bien. Bayrou l'imbécile de service, parfait. 

Nietzsche, Huysmans, Bloy, Chesterton, le Christ, les hommes et les femmes, les hommes virils et les femmelettes, l'athéisme, le nihilisme, la mystique, les petites fesses rondes, Israël, les surgelés, les putes, les aires d'autoroute, la Vierge, les détecteurs de fumée, le tabac, le vin, la paperasse, les galaxies, l'Institut de Monde Arabe, Marine Le Pen, les identitaires, le voile, la drague, la vieillesse, l'ambition, le salaire, l'immobilier, les services secrets, les chairs tombantes, les hémorroïdes, la hantise de la panne sexuelle, les jupes courtes, le travail intellectuel, la sécurité sociale, la voiture, les chaînes d'info, la presse, la polygamie, le mâle dominant, la sodomie, le natalisme, la démographie, l'érotisme, la religion, la Sorbonne, est-ce que ça suffit pour faire un roman ? Ça vous vous démerdez tout seuls, c'est pas moi qui vais vous donner la réponse ! 

Soumission donne envie de s'expliquer à soi-même pourquoi le roman provoque un tel effet, alors qu'au fond il n'y a pas grand chose, dans ce livre. 

Ben quand-même, dit le chœur, ben quand-même, y a quand-même des trucs, quoi ! C'est même vachement intéressant, c'est de la politique fiction, c'est de la prospective, c'est de l'histoire d'amour, c'est des voyages, des atmosphères. En fait, bon ben le pitch, si tu veux, c'est que l'occident, tu vois, il est un peu schlass, il est un peu fatigué, lassé, enfin il a déjà donné, tu vois, il aimerait bien passer à autre chose, l'occident. Comment ça l'occident ? Oui, bon, l'Europe si tu veux. C'est un roman sur l'Europe ? Oui, enfin on peut dire ça, si tu veux, sur le destin de l'Europe, sur le rééquilibrage de l'Europe, sur les relations nord-sud. Ah, les relations nord-sud, j'ai oublié de mettre ça dans la liste. Mais l'islam, dans tout ça, le prophète ? Oui, bon, faut pas non plus exagérer, tu vois, c'est pas du tout un livre islamophobe, hein, mais alors pas du tout. Ah bon ? Mais alors pourquoi Houellebecq il a mis les bouts ? Mais non, ça n'a rien à voir, il voulait aller faire du ski, c'est tout. Oui, d'accord, mais la soumission à quoi, alors ? Oui, OK, la soumission à Dieu, enfin Allah, OK, on va pas se mentir, c'est le gros morceau du bouquin. Eh bien alors nous y voilà. Non, je dirais pas ça, tu vois, faut pas simplifier, ce serait plutôt, à mon humble avis, un bouquin sur comment les Français ils sont réalistes, tu vois, pragmatiques, en fait. Bon ben les Français, ils se disent comme ça : Nous c'qu'on voit c'est qu'c'est la merde dans c'pays, c'est la crise, c'est le bordel dans les banlieues, c'est n'importe quoi au niveau de l'État, enfin c'est le gros boxon, ça part en sucette, on va dire. Alors nous on s'dit bon ben si Mohamed Machin, là, il nous calme les racailles et qu'il continue à nous filer des allocs et du taf, ben, dans l'fond, faut voir les choses en face, c'est p'têt' pas plus mal comme ça, tu vois. De toute manière, moi j'dis ça pouvait plus continuer pareil, fallait qu'y ait un truc qui change. Enfin moi c'est comme ça que j'vois les choses, hein. Alors, j'dis pas, on aurait préféré que ce soye la Marine, hein, c'est sûr, elle est plus de chez nous, déjà, et puis une femme, ç'aurait été sympa, pour changer. Mais la politique c'est des trucs bizarres, des comptages tout ça par en-dessous avec des accords secrets qu'on comprend pas. Ces cons de l'UMPS bon ben voilà quoi… Et dans le fond, les femmes à la maison, c'était pas con, pour le chômage. Je m'demande comment qu'on y a pas pensé avant. Non, il est pas con le Ben Machin, là. 

Mais Rediger n'a rien à voir avec Redeker, justement ! Mais justement ! Justement quoi ? Ben justement ! Le Rediger il a salement retourné sa veste, non ? Non, je crois qu'il ne faut pas le voir comme ça. Y a un cheminement du personnage, qui pourrait s'appliquer à beaucoup… Oui, c'est bien ce que je dis. Mais enfin, Robert Redeker n'a jamais retourné sa veste ! Mais non, mais non, calmez-vous, personne n'a dit ça. Bon alors ! N'empêche, ça pourrait se voir… Et si les identitaires étaient les premiers à se convertir, tu vois, ça c'est un truc qui est en filigrane dans l'bouquin. Rapport à la virilité ? Enfin, au patriarcat, oui. Non, non, ça tient pas ton truc. Ça tient pas. Y a des patriotes et des collabos, faut pas sortir de là. Eh bien moi je n'en suis pas sûr. Ça peut faire du mal à la cause, tu crois ? Il s'en tape pas mal, de la cause, le Houellebecq, si tu veux mon avis. Mais justement, ton avis, on n'en veut pas. Oh, cool ! De toute manière c'est un mec y vient de la SF, alors… Alors quoi ? Ben à mon sens il se fout pas mal de la France, tu vois. Tout ça c'est prétexte à raconter des histoires avec du cul et s'acheter une baraque en Écosse. Mais non, pas du tout, il n'est pas du tout comme ça. Qu'est-ce t'en sais ? T'es pote avec Houellebecq, toi ? Non mais j'aime bien le confit de canard. T'es con c'est pas vrai. Alors, au final, ça t'a plu ou pas ? Oui, oui, ça m'a plu, c'est sûr, mais j'ai pas bien compris où il voulait en venir. Moi j'trouve ça super mal écrit, genre. Y'a des phrases carrément, bon, j'veux dire, finies au karsher, quoi. Tu n'y comprends rien, toi, mais c'est fait exprès, Ducon ! C'est de l'écriture relâchée, on va dire, désinvolte, cool, si tu préfères. Tu vois, le François, tiens, encore un François comme Hollandouille et le Papé du Vatican, ben si tu veux il parle comme ça, il est dans le bain avec les autres, il n'a rien d'exceptionnel, en fait, comment que j'peux t'dire, c'est pas du Flaubert, non plus, mais c'est vachement travaillé, en fait ! Ouais, ben du travaillé comme ça, moi jt'en fais au kilomètres, hein, excuse-moi, mais faut pas me prendre pour une truffe. C'est tout juste rédigé. Rédigé, comme Rediger ? Comme un livre saint, qu'y aurait qu'à noter ce qu'il te dit le bon Dieu, sans rien y toucher ? Genre, oui. Ah ah ah, mais c'qui sont cons ! Houellebecq sous la dictée divine, maint'nant, c'qui faut pas entendre ! Révélé rédigé poil au nez ! T'es pas d'équerre, mon pauvre ! Comme Bob ? N'empêche, tu vois, la carrure et tout, c'est un sportif, le mec, on dirait pas, comme ça, avec ses cheveux de baba cool pas très propre. Ah oui, comme Loiseleur, là, celui qui découvre les femmes à soixante balais ? N'empêche, tu vois, la polygamie, ça doit pas être mal, quand t'y penses ! Au final, quand-même, c'est pas gai, n'empêche. Non, pas gai. Pas gay non plus, tu m'diras. Non, j'aimerais pas trop être à leur place. Tu crois qu'y vont se faire balancer depuis les gratte-ciels de la Défense ? J'sais pas mais j'aimerais pas trop être à leur place. Bon, chacun sa merde, hein. Les Juifs se barrent, mais nous on reste, et si on veut pas passer à la casserole, va falloir jouer serré. T'es catho, toi ? Tu vas te convertir ? Faut voir…

mercredi 31 décembre 2014

Résumé de l'année 2014


Si je devais résumer mon année 2014, je pense que je me contenterais d'un des derniers polèmes des Kagi & Kagi, celui qui s'intitule
Créchi-Créchaphobe.

Après que l'âne a chaviré,

C'est le bœuf déséquilibré

Qui a tourné son cul vers la

Mec.

samedi 28 juin 2014

Entre les lignes


Il y a un substantif qui ne s'emploie presque plus, de nos jours, je m'en avise à l'instant, et ce substantif c'est vivre — "le vivre" et "les vivres" —, sauf dans l'atroce expression consacrée des curetons laïques : le "vivre-ensemble". On disait couramment, dans ma jeunesse, "un colis de vivres", "un paquet de vivres", et ceux qui ont été pensionnaires (ou soldats) connaissent bien ces expressions. Qu'on tombe par hasard sur ce syntagme aujourd'hui, et l'œil aura vite fait (trop) de corriger en "colis de livres". J'aime beaucoup ces mots (et Dieu sait s'il y en a, en français !) dont une seule lettre fait glisser ailleurs le sens. Parfois cet ailleurs est ailleurs, et parfois il est étrangement proche, ou voisin, ou cousin, et l'on sent bien que la relation entre les deux mots n'est pas (seulement) fortuite, qu'il entre dans ce cousinage plus que du hasard, que le son vient à la rescousse du sens, comme souvent. Même lorsque les signifiés des signifiants séparés d'une lettre (séparés de, ou reliés par, c'est justement toute la question sans réponse) sont éloignés l'un de l'autre, il reste qu'on ne peut pas ne pas les entendre dans une sorte de proximité, ou en tout cas de relation. Les "proximots" jouent l'un par rapport à l'autre, l'un avec l'autre, l'un sur l'autre, l'un dans l'autre. Il y a une sexualité des proximots. Surtout dans le cas où cette variable est l'initiale du mot, on a affaire à une sorte d'altération, dans le sens musical du terme : "#ivre" ou "ivre bémol" (il faudrait l'écrire sur une portée, pour que la chose saute aux yeux), +ivre ou -ivre. Dans ce cas particulier,  "ivre bécarre" (=ivre) existe bel et bien, comme si dans les livres et dans les vivres, à leur racine, pourrait-on dire, se trouvait l'ivresse

Les nourritures spirituelles fermentent, elles aussi, et parfois nous montent à la tête ! Il arrive même qu'elles pourrissent, et c'est heureux. Les mots se contaminent les uns les autres, comme les phrases contaminent notre esprit, comme dans l'orchestre les différents pupitres s'altèrent les uns les autres. Ça déborde. Écouter une symphonie n'est pas écouter des violons plus des altos plus des violoncelles plus des contrebasses plus des flûtes plus des hautbois plus des clarinettes plus des bassons plus des cors plus des trompettes plus des trombones plus des tubas, sauf à mettre plus dans ce plus, et c'est précisément ce qui arrive, c'est un peu comme si ce signe + s'augmentait (ou se creusait) d'un signe x, -, /. La preuve en est qu'on écrit des traités d'orchestration. Mahler (mais aussi Mozart) en Allemagne, Berlioz (mais aussi Ravel) en France, les très grands compositeurs ont tous un sens inouï (c'est le cas de le dire puisque l'orchestration consiste à rendre possible l'inouï de la rencontre sonore) de la manière que les timbres (mais pas seulement les timbres) ont de jouer les uns sur (avec, contre, dans) les autres, pour créer un sens qui n'existait pas (ou seulement à l'état latent) dans la partition, ou dans la particelle. Lire un livre ne consiste pas dans l'accumulation de mots, de phrases, ou même d'idées, dans l'esprit d'un lecteur, mais de l'autocontamination de ce qui dans le texte survit au sens. Il faut que le texte fasse partition, qu'il se dégage de sa signification, qu'il la dépose, la transpose, l'entrepose, afin que le lecteur puisse arriver ailleurs que là où il espérait se (re)poser, se (re)trouver. Le sens n'est qu'un nécessaire pis aller, le premier barreau de l'échelle. La musique sera toujours infiniment supérieure à la littérature, et donc infiniment plus dangereuse, parce qu'elle est très peu gênée par le sens. Ou plutôt, c'est parce que la musique est gênée par le sens qui rôde alentour qu'elle trouve en son affranchissement une grâce si particulière et de si forte nature, une sorte de super-sens qui par-delà l'esprit s'adresse à l'âme. La musique est à la littérature ce que le vin est au jus de raisin. 

Partition est un mot plus complexe qu'on ne l'imagine. Il désigne à la fois ce qui sépare et ce qui rassemble, ce qui est désuni et ce qui est réuni. Les musiciens le savent bien qui, à chaque fois qu'ils disent "partition",  hésitent sur le sens donné à ce mot, qui est double. Ces deux sens ne sont pas seulement différents, ils sont contraires : partition d'orchestre ou partition de l'instrumentiste d'orchestre (ce qu'on appelle ordinairement d'un méchant pléonasme — pour éviter l'ambiguité, justement, mais c'est dommage — la "partie séparée"). On retrouve ces deux sens (ces deux directions, ces deux projets) dans les deux logiciels servant à écrire la musique aujourd'hui, quand on se sert de l'ordinateur pour ce faire. Dans FINALE, le plus employé sans doute, on écrit la partition d'orchestre, et le logiciel "sépare" les diverses parties (ce qui est un énorme travail, toujours très fastidieux). Dans SIBELIUS, on écrit directement les parties et le logiciel les rassemble, "composant" lui-même la partition d'orchestre. (Il va sans dire que la logique de SIBELIUS me paraît absolument contraire à celle du compositeur, mais peu importe. (Pauvre Sibélius, s'il savait à quoi son nom est donné, lui qui était sans nul doute l'un des plus grands symphonistes de tous les temps…)) Au-delà de la querelle méthodologique et des préférences de chacun, ce sont bien deux mondes, deux conceptions du monde, qui s'affrontent là. FINALE est le logiciel des compositeurs d'avant, SIBELIUS est celui des compositeurs d'après. Un compositeur n'est justement pas un "super-instrumentiste" qui déciderait un beau jour de "mettre ensemble" des lignes instrumentales conçues en tant que telles (pour voir ce que ça donne ???). FINALE est vertical, SIBELIUS en tient pour l'horizontalité, et l'on entend presque le slogan publicitaire qui pourrait en accompagner la promotion : Vous êtes instrumentiste ? Vous aussi, vous avez le droit de composer ! Vous avez une bande de potes instrumentistes ? Demandez-leur d'écrire leur propre partie, il savent le faire, et SIBELIUS se chargera du reste ! SIBELIUS, le logiciel qui fait d'une réunion d'amis une symphonie. SIBELIUS, le logiciel qui vous évite de lire Berlioz ! Avec SIBELIUS, prenez la baguette, ne vous prenez pas la tête !

Un roman est une partition de phrases qui fermentent, qui ont fermenté, et qui fermenteront. Ça grouille. Quand on referme un livre, on sait bien que les mots sur et dans les pages ne tiennent jamais en place, ne dorment jamais, ou seulement d'un œil. Même quand vous les quittez, pour une heure ou une semaine, ils continuent leur œuvre tacite, ils se montent dessus, rampent, s'exhibent, c'est une partouze généralisée. Phrases, paragraphes, ponctuation, pages, adjectifs, verbes, adverbes, syntaxe, incises, parenthèses, citations, dialogues, prépositions, propositions, se mettent et se démettent, se prennent et se déprennent, se pénètrent et s'interpénètrent, s'embrassent, se caressent, se fouettent… Ça branle en tous  sens (en tout sens) ! Quand vous rouvrez le livre et que vous reprenez là où vous en étiez, tout se remet en place, instantanément, mais on sent bien que quelque chose a bougé, pendant qu'on a interrompu sa lecture. C'est indéfinissable, mais c'est indéniable : la chose n'est pas restée inerte, et c'est nous qui sommes conviés à nous adapter, ce que nous faisons sans discuter et sans même nous en apercevoir pour que le fil du récit puisse ne pas rompre. Car nous y tenons, à ce fil : il est la seule garantie que nous existions, que nous soyons réels, et qu'en conséquence nous puissions sortir du labyrinthe.

La pourriture est un mode de cuisson parmi d'autres de la nourriture (comme le livre est un mode de transformation parmi d'autres du vivre (à moins que ce ne soit l'inverse)). Le passage du cru au cuit, du frais au pourri, du mouillé au brûlé, du séparé au mélangé, s'écrit, les livres sont pleins de ces passages, de ces fils tendus entre les différents états de ce que nous absorbons, donc de ce que nous sommes. Il faudrait régulièrement écouter du chant grégorien pour retrouver un peu le goût du cru, pour sentir à nouveau le goût des simples, dans la musique, pour être capable de sentir à la fois d'où elle vient et ce qui la maintient secrètement en vie. Comme le font les chiens avec les os, il faut enterrer la musique, le temps de quelques volées de cloches, et aller ensuite la déguster, comme si de rien n'était. Ce "comme si de rien n'était" est vertigineux : c'est toute l'épaisseur de la culture qui s'est déposée dans l'intervalle, tous les corps des morts qui reviennent dans les marges, toute la vie dans ce qu'elle contient de mort qui s'ajoute à la vie vécue sans y penser. Mais il faut y penser : je mets un quatuor de Haydn sur le tourne-disque et je quitte la pièce et je ferme la porte. Dans la pièce d'à côté, je compose, sans rien entendre du quatuor qui se joue à côté. Je n'entends pas le quatuor mais je sais qu'il est là, qu'il est là au présent, qu'il est vivant. C'est comme un feu qu'on entretient, même si l'on n'a pas froid. Parce qu'il faut savoir, et savoir est éprouver ce qu'on n'éprouve pas, voir ce qu'on ne voit pas, entendre ce qu'on n'entend pas. Simon Leys raconte l'histoire de ce vieil original chinois, Tao Yuanming, qui emportait partout avec lui une cithare sans cordes. « Comme on lui demandait à quoi pouvait bien servir un tel instrument, il répondit : "Je cherche seulement l'inspiration qui dort au cœur de la cithare. À quoi bon m'exténuer à faire du bruit sur les cordes ?" » C'est comme l'amour. Si l'on sait qu'il est là, dans la pièce d'à côté, on n'a pas besoin de s'exténuer à faire du raffut avec son cœur.

Les livres s'écrivent de gauche à droite, ligne à ligne, du haut vers le bas. Les partitions (d'orchestre) se lisent elles aussi de gauche à droite et du haut vers le bas. La différence est qu'il faut faire les deux à la fois, lire horizontalement et verticalement, sous peine de ne rien entendre, ou plutôt de n'entendre qu'une suite de sons, ce qui revient à ne rien entendre. Il faut écouter plusieurs lignes en même temps, pour entendre la musique. Il faut avoir plusieurs livres en tête pour en écrire un. Il faut avoir plusieurs vies en soi pour être vivant. Une phrase n'est rien, n'a aucune portée, si elle reste seule. Il faut des super-phrases, pour que le monde commence à prendre forme. Un thème musical n'est rien, sans la symphonie (ou la sonate) qui lui donne sa place dans le monde, en nous dans le monde et dans le monde en nous. Il faut toujours donner l'impression qu'on est en train de raconter un mythe, quand on joue, c'est-à-dire que l'histoire qu'on raconte a eu lieu il y a des milliers d'années, et qu'elle aura lieu encore des milliers d'années après nous, et qu'elle a lieu, là, sous nos yeux, pour nos oreilles, ici et maintenant, dans sa superbe uchronie, dans son splendide isolement d'avec la contingence. Elle a été, elle est et elle sera, tout cela simultanément, mais surtout, cette histoire ne peut se dire sans faire ressurgir tout ce qui n'est pas l'homme en lui et tout ce qui est humain dans le monde non-humain. On se demande souvent ce qui peut bien différencier la musique de la musique (je veux dire, pour parler de manière à me faire un peu comprendre, la musique "classique" de la musique "populaire", la musique savante de la musique analphabète), mais c'est très simple : même si Bach a composé ses Brandebourgeois de manière tout à fait empirique, en tenant très concrètement compte des contingences particulières de la vie qui était la sienne, de l'époque qui était la sienne, des instruments qui étaient à sa disposition, il a néanmoins composé une musique sans âge, une musique qui parle toutes les langues, une musique aussi savante que les équations d'Einstein, une musique aussi essentielle que le chant grégorien, une musique aussi "simple" que le geste qu'on produit quand on embrasse quelqu'un, qu'on le serre contre soi. Ce n'est pas pour rien qu'on a gravé un extrait des Variations Goldberg sur le CD qui est en route pour les confins de l'univers, depuis déjà quelques lustres. Si les extra-terrestres ne comprennent pas Bach, alors c'est qu'on a vraiment du souci à se faire. La musique occidentale ramasse le temps, à l'intérieur d'elle, le creuse et à la fois le dilate : il arrive parfois qu'on entende l'éternité résonner dans une seule mesure (et parfois dans une seule note), c'est une porte ouverte sur l'inconnu qui se trouve au fond de nous ("l'inspiration qui dort au cœur de la cithare").

Qu'y a-t-il entre les lignes ? Quelle est cette réalité qu'on écoute sans l'entendre, qu'on comprend sans l'ouïr ? C'est dans cette distance, ce jeu entre sensation et compréhension, entre appréhension et pressentiment, entre explicite et implicite, entre signes et sons, que la musique trouve sa source, sa justification, c'est de cette non-coïncidence qu'elle tire sa force, et en cela ressemble au Désir. Il n'y a pas concordance entre ce qu'on donne et ce qu'on attend, heureusement. À quoi correspond la partition, en quelle instance pourrait-elle trouver son équivalent dans les autres arts ? Le livre (je parle de l'objet livre) n'est pas une partition, il est l'interface entre l'auteur et le lecteur, alors que la partition ne l'est en aucune manière. La partition est une boîte noire, pour l'auditeur. Il sait qu'elle est là, prescription intermédiaire, médiation du médiateur (l'interprète), cartographie illisible, langue morte, détour supplémentaire, mais il ne peut pas en prendre connaissance, il n'a accès qu'à une traduction (et encore est-ce mentir que d'appeler cela ainsi). La partition est le livre opaque qui s'interpose entre le mélomane et l'auteur mais elle est aussi le convive muet qu'on n'attendait pas mais qui donne sens à la soirée. Le peintre montre son tableau, l'écrivain montre son livre, le dramaturge est en mesure de faire lire sa pièce, même si cela n'épuise pas le tout de son opus, le compositeur, lui, est empêché de montrer son œuvre, il doit la faire entendre, et pour cela s'absenter, céder la place. La partition est un sphinx, il faut savoir la questionner, et il faut que ce questionnement soit chanté, psalmodié, déclamé, il y faut un prêtre, il y faut une transe (même invisible). À la fois malédiction et chance, pour le compositeur, bien sûr, cette rupture de la chaîne médiatique qui le protège de la vulgarité du commentaire le renvoie aussi à une solitude ontologique radicale. On lui en voudra de ne pas parler la langue vernaculaire, mais pas plus qu'on en veut aux prêtres de parler latin. Quand l'officiant vous remet l'hostie contenant le corps du Christ, vous n'avez d'autre choix que de le croire sur parole. Il s'y trouve, puisqu'on le dit. C'est le "on" qui est essentiel, dans cette opération. Les concerts sont des eucharisties profanes. La lumière rouge est allumée, l'Esprit ne demande qu'à descendre en vous, à condition que vous sachiez écouter, c'est-à-dire vous tenir entre les lignes, à la croisée des temps, en situation d'entendre le "on" dont la partition propose, ici et maintenant, une occurrence singulière.

Oublier/Publier. La partition est la charnière entre ces deux opérations, entre ces deux portes. Il faut que l'interprète l'oublie suffisamment afin de pouvoir donner au public ce que ce public ne peut en aucun cas aller chercher par lui-même du côté du compositeur. On peut bien entendu jouer une œuvre apprise la veille, mais tous les interprètes sérieux savent que cela ne se fait pas. Le temps de l'oubli est le temps du travail véritable. Je crois que c'est la signification du fait que la plupart des solistes jouent sans partition, même si cette tradition est aujourd'hui remise partiellement en question. 

mardi 11 mars 2014

Pensons déjà à l'après fin du monde !



À l'UMP, Grand-Colon et Petit-Flipé sont d'accord pour ne pas être d'accord. C'est déjà immense. Depardieu je l'embrasse sur les deux joues. À cinquante et un pour cent d'impôt, si j'étais riche, je me tirerais de ce pays de tartuffes. De toute façon être français de nos jours devrait consister essentiellement à se barrer d'ici. J'hésite entre les USA et l'Albanie, mais en fait j'irais direct en Suisse, la Suisse qui est mon vrai pays. La Suisse allemande. Et je désapprendrai le français. Seul à la montagne, sans téléphone, sans Internet, avec une vache, un chien, une chèvre, et une vallée qui me sépare de mes plus proches voisins. Je ne peux pas croire que François Hollande finisse son mandat. Impossible. Ou alors c'est vraiment que les Français ont assassiné Dieu. J'avais déjà un vague soupçon… Les cons seraient certainement d'accord si on mettait son existence aux voix (je parle de Dieu, pas de l'autre à qui on a dit qu'il était président). Un peu comme ces abrutis qui se réveillent un beau matin, le cul encore fumeux, ou fumant, et, à peine assis sur leur matelas, se grattent la tête en s'exclamant : « Eureka ! Je sais : après la mort, rien n'existe, on est mort ! »  Ce matin, je rêvais que j'étais en compagnie d'une jeune fille très jeune, très belle, très intelligente, bandante comme je peux pas vous dire. On était dans un bar. Je me lève pour aller pisser, et, en arrivant aux chiottes, je me vois dans une glace : Merde, je ne me suis pas reconnu. Le look gothique, et vingt-cinq ans de moins, des cheveux longs, noirs, les sourcils teints. Quand je suis revenu à la table que je venais de quitter, c'était Laurence Parisot qui sirotait un lait-fraise en fumant des Pall Mall rouges. Ne plus jamais dire un mot en français, voilà mon rêve. Je lirais Proust en m'extasiant sur cette langue étrange, et barbare, mais quand-même pas Annie Ernaux ou Juan Asensio. Too much ! Je regarderais BHL à la télé, sans le comprendre, et je le trouverais gothique, lui aussi. Je n'ai jamais rien lu d'aussi drôle que : « Parce qu’il préfère le "ça" du bistrot au "cela" qu’aurait employé n’importe quelle plume de la NRF ou du Mercure de France, on croit que le reste est à l’avenant. Et donc qu’il a tout naturellement utilisé "commencé" plutôt que son synonyme "débuté", qui sans être pédant, est d’un registre un poil plus soutenu. » C'est Grégoire Leménager qui écrit ça dans le Nouvel Obs. Grégoire, écoute-moi, mon petit, écoute le vieux qui te parle avec compassion et désintéressement. Achète-toi un jeu video pour Noël mais laisse tomber la littérature. Elle ne t'en voudra même pas. De toute façon, toute flippée qu'elle est, elle ne s'en rendra pas compte. 

mercredi 8 janvier 2014

Le journal des fosses pituitaires


Nica regarde Blanche Neige et les sept Nains sur le magnétoscope Bétamax des cabinets. Elle est branchée de tous les côtés. Pression sanguine, pouls, taux de sodium, saturation sanguine, selle turcique aux rayons X, taux d'azote dans l'oreille interne, mesure ultra-précise de la pousse des ongles des pieds en temps réel, électrocardiogramme, etc. Depuis que nous l'avons transfusée au sang de cheval, elle n'est plus tout à fait la même. Il paraît que c'est normal. N'empêche, je préfère surveiller ça de près. Toutes les onze minutes, très précisément, elle fume une cigarette à l'eucalyptus et lit quelques lignes de Montaigne, ce qui remet les compteurs à zéro.

Pendant ce temps, je prépare un gâteau aux épluchures de pommes en écoutant Laurent Goumarre. Je ne rate jamais la chronique cinéma de Jean-Marc Lalanne. 

Il faudra pourtant que Nica s'interrompe, dans quelques instants, car Jacques Attali vient dîner ce soir à la maison, comme chaque mercredi. Nous avons prévu de parler du spiralisme, mais je suis certain que les agapes commenceront comme toujours avec sa célèbre blague du pantalon à une jambe. Impossible d'y couper, depuis six mois que nous le fréquentons, mais Nica en raffole littéralement. Quand nous sommes à table, tout se passe bien, en général. À l'exception du moment inévitable où elle se met à parler de Richard Millet qu'elle a soi-disant rencontré dans le RER, à Châtelet, à six heures du soir, ce qui a le don de mettre Jacques mal à l'aise, je peux attester de la sérénité parfaite qui émane de son visage quand elle porte à la bouche un morceau de galette de pommes de terre encore fumante. Je regarde Jacques Attali qui regarde Nica, et c'est dans des moments comme ceux-là que je sais que je suis heureux, pleinement heureux. À peine si ce bonheur tranquille est troublé, à intervalles réguliers, par les bips monotones de l'appareillage médical qui se trouve dans le couloir. 

J'aime bien Nica mais elle m'exaspère quand elle se croit obligée de porter la kipa à table. La prochaine fois qu'Attali viendra dîner, je dirai le bénédicité au début du repas, ça me défoulera.

(Ce billet est dédié aux blondes qui regardent Homeland)

vendredi 3 janvier 2014

Sur la route



« Tu sais, j'ai beaucoup réfléchi pendant ces vacances. » C'est en général par une phrase de ce type que l'homme, au volant de la voiture, à 138 sur l'autoroute de retour, annonce à sa femme ou compagne qu'il va la quitter. Elle est bien obligée d'écouter son laïus jusqu'au bout, elle ne peut pas le gifler, ce serait dangereux, elle ne peut pas descendre de la voiture, et il n'a pas à affronter son regard, puisque la route le requiert entièrement, surtout lorsque des enfants se trouvent à l'arrière en train de regarder un film sur l'écran incrusté dans les sièges du véhicule. Ce genre de situation, extrêmement répandue (on dirait un cas d'une étude sociologique), ne m'est jamais arrivée, et ne risque pas de m'arriver. Il y a des jours où j'ai envie, très envie, de connaître pareille scène, de la même manière qu'en regardant Urgences, il y a quelques années, j'étais pris d'une véritable nostalgie. Étrange nostalgie au demeurant, puisqu'elle consistait dans le fait de regretter quelque chose que je n'ai jamais connu, avoir un travail régulier, sûr, indéniablement utile (et ce fait est capital), une "carrière", pour appeler les choses par leurs noms, et ainsi fréquenter tous les jours les mêmes personnes, avoir avec elles ce qu'on nomme des relations, relations qui peuvent le cas échéant être des conflits, mais qui sont bel et bien des relations, un réseau de relations et de dépendances à l'intérieur duquel vous existez, au sein duquel chacun sait qui vous êtes, quitte à vous le rappeler un peu trop souvent parfois, mais c'est la rançon de cette sorte de sécurité sociale qui n'a pas de prix. (Raphaële est médecin.) Les médecins, sauf exceptions, assez rares, pensent qu'ils sont utiles aux autres, à la société, à l'homme, aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux jeunes, aux vieux, aux chômeurs, aux ouvriers, aux artistes, aux cadres surmenés, aux mères, enfin à de très nombreuses catégories de la population, et pour ainsi dire à toutes. Même aux drogués, aux alcooliques, aux infirmes, aux fous, aux psychopathes, aux pervers, ils croient pouvoir leur être utiles, et parfois même indispensables. Ça crée des liens. Ça crée plus que des liens, ça crée tout un tas de choses étranges, troubles, parfois indicibles, parfois cocasses. Docteur Machin. T'as vu le docteur ? Le docteur il va t'arranger ça. Le docteur il a dit que. Merci Docteur. Au-revoir docteur. J'adore être aimable avec les médecins, j'adore les appeler "docteur". Ça ne se fait plus trop de nos jours, et il y en même, j'en connais, qui ne veulent pas qu'on les appelle "docteur". Appelez-moi monsieur Truc. Les cons. Tu vois, Nicole, j'ai vu le docteur hier, et il m'a expliqué que notre relation n'était pas saine. Il pense que je ne suis pas au top de mes possibilités, le docteur. Il voudrait nous voir tous les deux, en fait, mais bon, comme je savais que tu dirais non, j'ai pris les devants. Prendre les devants… Le type est au volant de sa Volvo, il surveille le GPS, et il articule : « Jessica, j'ai pris les derrières… Euh, merde, j'veux dire les devants, quoi ! » Là, Jessica lui en colle une bonne en travers de la tronche, et ils ont un accident à 135 pile, pas en faute le conducteur, mais enfin n'empêche, à l'arrivée, ils sont tous morts, même les gosses à l'arrière en train de regarder leur film sur l'écran qui fume, et le son qui continue, on entend des voix mal doublées en français, dans les klaxons hystériques (effet Doppler) des autres voitures qui les évitent de justesse. De la bouillie. Même la Volvo, pourtant solide à ce qu'il paraît, est un amas de tôles brûlantes et fumantes, sur lesquels on voit du sang et des bouts de cervelle. Personne n'est encore au courant de la tragédie, parmi leurs proches, proches qui parfois sont précisément en train de les maudire pour ce qu'ils ont fait ou pas fait, dit ou pas dit. Mais les docteurs, eux, sont déjà en route, ce sont de vrais professionnels, ils en ont vu d'autres. C'est con. Le type n'était pas au top de ses possibilités avec Jessica mais là il n'est même plus au niveau moyen, il n'est même plus dépressif, il n'a plus cet eczéma ultra pénible qui a commencé au début des vacances, et Jessica n'a plus mal à la tête, elle ne pense plus au coup de soleil qu'elle a attrapé juste le dernier jour, bêtement, parce qu'elle avait oublié la crème à l'hôtel et que Naomi, la fille aînée, a refusé d'aller la chercher, elle a même oublié d'un coup la formule qu'elle allait juste lui balancer après la torniole, Jessica, elle a le cou arraché, et le sang qui sort à gros bouillon. Plus de soucis. Plus de jambes, avec ses jolis orteils qu'elle avait vernis le matin même. C'est pas beau. Pas beau du tout. Elle était belle, Jessica, pourtant. Je crois même qu'elle était enceinte. Le stagiaire vomit sur la route. Sacrée entrée en matière… et c'est le cas de le dire, parce que de la matière humaine, il y en a un peu partout, qui ressemble parfois au vomi du stagiaire. Quand la matière humaine se répand, l'humain s'efface. Ça fait de la place pour les autres. Les voitures ralentissent, les gens regardent. Ne regardez pas les enfants ! Mais les enfants sont en train de jouer à un jeu vidéo, ils n'ont pas le temps de regarder, ils ne veulent pas perdre la partie en cours. Dommage, c'était une tranche de vie. Merde, on va rester coincés longtemps en plein soleil ? Maman, t'as vu, ça, c'est quoi ? Une jambe, chut, accélère, Jean-Mi ! Accélère ! T'es con, toi, tu veux que j'aille où, dans la voiture de devant ? Fermez les fenêtres, y a la clim qui marche ! Composer de la musique est évidemment totalement inutile. Et les accidents de voiture qui mettent en scène un compositeur sont beaucoup moins intéressants. En général, le type est seul au volant, il s'est endormi, ou alors il était au téléphone, ou bien il avait bu juste un peu trop, ou bien encore ce sont les bêta-bloquants, avec cette chaleur, parce qu'il n'a pas la clim, ni de Volvo. Le compositeur, de toute manière, n'a personne à larguer, puisqu'il vient toujours de se faire larguer. Les compositeurs ne dégainent pas assez vite, c'est connu. Mais surtout, et ne me demandez pas pourquoi, les femmes de compositeurs adorent larguer leurs maris ou compagnons. Ces femmes-là sont en général instables, intenables, ou en butte à de fréquentes crises de désirs impérieux qui les poussent la plupart du temps vers des abdominaux musclés ou des voitures avec climatisation et toit ouvrant. Les femmes de compositeurs ne s'appellent pas Jessica. Parfois Nicole, mais rarement. Souvent, elles partent en vacances seules, ou avec leurs enfants, ceux d'un premier lit. Elles sont parfois médecins, elles ont fait des études, de la danse, mais ne sont pas d'excellentes cuisinières. Elles sont souvent dépressives, arrivant à un âge où leur corps ne répond plus au doigt et à l'œil, et elles voient fréquemment des psys. On sent une inquiétude en elles, comme un insecte qu'elles auraient avalé et qui resterait en vie à l'intérieur de leur corps. On dirait parfois que cet insecte les pique, à l'intérieur. Elles ne peuvent pas en parler, mais elles font alors des gestes un peu étranges. Ça les contrarie. La femme de compositeur réfléchit elle aussi beaucoup pendant les vacances, et même le reste de l'année. Elle réfléchit sans arrêt. C'est ce qui la pousse à fuir. La femme de compositeur a une conscience du temps légèrement excessive. À quarante ans, c'est comme si elle en avait soixante : elle entend déjà la réexposition alors qu'elle pensait être en plein développement, ce qui peut la rendre maussade et inconséquente, mais ce n'est pas toujours le cas. La voiture de la femme du compositeur est extrêmement importante dans sa vie. Elle veut pouvoir partir sur un coup de tête, même en pleine nuit, et, à cet effet, le plein est fait régulièrement, ainsi que les niveaux d'huile et d'eau. Elle a d'ailleurs souvent un ami qui s'y connaît en mécanique, ce qui n'est pas le cas de son mari. Très souvent la femme du compositeur a un abonnement à l'opéra, où elle se rend seule, car l'époux déteste l'opéra, sauf Wozzeck. La femme du compositeur est assez sportive, elle ne se néglige pas même si elle se maquille peu. La femme du compositeur est brune, ou parfois blonde, plus rarement rousse, mais toujours soigneusement épilée sous les bras. Elle déteste les parfums bon marché et les hommes moustachus.

Les femmes de compositeur s'appellent parfois Alma. Elles boivent parfois. Veulent des chefs-dœuvre. Aiment les belles mains masculines. Ont trois ou quatre fers au feu. Aimeraient adorer leur père. Perdent leurs enfants. Attirent l'attention. Perdent la tête. Aiment danser, trop. Aiment conduire. Ont un sommeil agité, fragile. Se trouvent intelligentes.

Ah, les voyages, les voyages et la famille, les voyages, la famille et le sexe. L'insecte, toujours, à l'intérieur, même durant les vacances en famille, au plus calme d'une après-midi à l'ombre, comme c'est étrange, la vie, comme on est absent de sa propre vie, même durant les moments de bonheurs qu'on a toujours souhaité connaître. Comme c'est étrange, de vivre, quand on entend de la musique, dans la pièce voisine, le "Langsam, Ruhevoll, Empfunden", de la troisième symphonie de Mahler. Comme c'est étrange d'être une femme…

samedi 14 décembre 2013

Rouge sang


« J'entends toujours si quelqu'un écoute quelqu'un d'autre. » « Moins fort, encore moins fort, non, moins fort, non, encore moins fort, moins fort ! C'est encore trop fort ! » Arrive un moment où les musiciens sont effrayés… Mais que se passe-t-il, de quoi nous parle-t-il ?

Il était situé sur le chemin que le son empruntait pour aller d'un musicien à l'autre, aussi ne pouvait-il pas faire autrement que d'aménager avec son corps une sorte de passage qui en facilitait le transport. Il était comme un convecteur ; le son lui arrivait, et il ne faisait que le rediriger vers la sortie, en lui imprimant au passage une sorte d'élan supplémentaire qui permettait à celui-ci de parvenir à destination sans perdre ni sa force ni sa couleur. C'est ce qu'il expliquait aux instrumentistes. En réalité, la musique lui arrivait en rêve, et il fallait tout de même la rendre palpable, audible, réelle, pour ceux qui la faisaient ou l'écoutaient. La mère avait posé une rose rouge sur le pupitre, comme le père l'avait fait de nombreuses années auparavant. Elle était là à toutes les représentations, à Stuttgart. À Edimbourg, il s'était enfermé à clef dans sa loge, il buvait du whisky en lisant un roman policier. Sa mère frappa à la porte, tous les amis essayèrent aussi, il n'ouvrit pas, et finalement refusa de diriger l'opéra. Il avait découvert durant la générale que la représentation serait retransmise, il avait vu les micros, et s'était imaginé les auditeurs tranquillement installés chez eux avec la partition sur les genoux, en train de souligner chaque fausse note d'un trait rouge, fausses notes qui seraient indéfectiblement associées à son nom, et cette vision lui était insupportable. Son père avait créé Wozzeck le 14 décembre 1925 au Staatsoper de Berlin. 

Son père est mort le 27 janvier 1956, à Zurich, deux cents ans jour pour jour après la naissance de Mozart. Karl Böhm a dirigé le concert, tranquillement, sans un mot pour Erich Kleiber. 

lundi 11 mars 2013

Mark Rothko



De quoi parlait-il avec son fils ? De musique. Mozart, Haydn, Beethoven, Schubert… Il n'allait pas au-delà. La musique est ce qui l'a le plus influencé. Ses enfants ont hérité de sa collection de disques. Sa peinture sourit à travers les larmes, comme on le dit de la musique de Mozart. La tristesse n'est jamais loin, mais les couleurs sont les plus belles couleurs qu'on ait vu sur de la toile ou du papier. Comme tous les plus grands artistes, il n'a jamais pensé se couper de la tradition, de l'art qui l'a précédé. C'est parce qu'il ne voulait pas mutiler la figure humaine qu'il a opté pour l'abstraction, mais aussi parce que seule l'abstraction lui permettait de philosopher en peinture




dimanche 24 février 2013

Art contemporain


Mucchielli vous en offre une deuxième paire si vous avalez la première

La sociologie à flux tendu, ça peut rapporter gros ! 

mercredi 13 février 2013

vendredi 25 janvier 2013

Yaka m'appeler Ygor !



On sait que la blogosphère regorge d'imbéciles, d'abrutis, de crétins, de débiles, d'attardés en tout genre et de précieuses ridicules dont il est très facile de se moquer. Georges a toujours préféré s'en prendre à ceux qui avaient réussi à prendre la posture des intelligents, ceux qui avaient un pédigrée, ceux qui tiennent des blogs ou des forums, auxquels les bitophiles bêlants s'abonnent aujourd'hui comme autrefois on allait à confesse. On en a connu des sacrés, des précieux, des hyperboliques, des sous-tendus, des pluridisciplinaires, des dilatés du foie, des flasques, des amphigouriques, des dorés sur branche, des hystériques et des flamboyants, des trombosés du logos,  des cataleptiques de l'induction, des nervurés de l'anamnèse, des perforés de la vergogne, des spasmodiques du colon, mais il me semble, je crois, j'en suis presque sûr, qu'il ne nous avait pas encore été donné d'atteindre à ces rivages, à ces sommets vierges, à ces altitudes où ne soufflent que des vents sublimes et la pensée la plus cristalline, où l'esprit peut se mettre à dériver sans crainte de toucher les bords du gouffre sans dimension et sans fin auquel il aspirait depuis l'origine de l'origine. Si improbable que cela semble, jamais nous n'avions été lire du Yanka dans le texte, sans doute secrètement affolés par la puissance de ce qui là est mis en branle*, et nous avions bien raison. "Bonheur de lecture", "être réceptif aux vibrations", "Ce qui doit être exceptionnel ou sublime, c'est le regard que l'écrivain porte sur les choses, non les choses en elles-mêmes.", "Écrire est toute une alchimie, un processus très complexe", "ce que vous lisez de ma plume sur mes blogs n'est que la crème fraîche de mon gâteau, la partie visible de mon iceberg", "ce n'est pas tant de moi que je parle que de ma sensibilité, de mon ressenti", "Question vocabulaire, je suis paré", … Le processus très complexe du ressenti des vibrations de l'iceberg… Parés pour le départ, Captain, Zoby Dick en vue ! 

Tout à l'heure, sans que rien ne laisse prévoir l'événement, nous nous sommes retrouvés ici. Si vous avez eu le toupet insensé de suivre le lien que je vous propose, vous êtes sans doute, comme nous le sommes, sonnés, interdits, pétrifiés, vidés, exténués par le rire ou terrassés par l'effroi, vous vous êtes peut-être précipités à l'église pour prier, aux toilettes pour vomir, à l'hôpital voisin pour vous faire examiner, toutes choses que personne ne songera à vous reprocher. Nous aussi nous sommes restés sans voix un petit moment, hésitants, titubants, perplexes, la rate en état de choc. Nous croyons pourtant avoir trouvé la solution pour supporter ce coup formidable et nous voudrions en partager avec vous le bénéfice, comme nous le ferions d'un remède contre une maladie infectieuse et contagieuse. Contrairement à ce que des racontars malveillants laissent entendre, Georges a toujours été empli de compassion pour ses semblables. 

Relisez tranquillement le texte (les textes) de Yanka, mais en les plaçant mentalement dans la bouche de Didier Bourdon, mais si, vous savez bien, Didier Bourdon, le premier des Inconnus, le plus drôle. Faites-le ventriloquer du Yanka, mettez-lui par exemple en bouche les phrases qui suivent : « Qu'entendons-nous d'abord par "écrivain" ? Qu'entends-je, moi, par "écrivain" ? Toute personne tenant une plume et publiant n'est pas forcément un écrivain. Je ne dissocie pas l'écriture et l'art. L'écrivain, pour moi, est d'abord un artiste, mais il n'est pas que cela. » Vous entendez ? Vous commencez à comprendre ? Encore un peu, si ce n'est pas tout à fait limpide : « Je n'ai tout de même pas vécu tant que ça de situations extrêmes. Je me méfie d'ailleurs de mes propres perceptions. Quand tout s'effondre autour de moi, c'est la plupart du temps une impression ou une interprétation dramatique. La vérité, c'est que tout s'effondre en moi, que je perds pied et coule — du fait, c'est vrai, d'événements extérieurs plus ou moins identifiés ou de malveillances émanées d'individus cherchant à m'éprouver, à me nuire, à me détruire. Deux choses. La première, c'est que je suis fragile par excès de sensibilité ; la seconde, c'est que je suis fort de ma fragilité. Par là je veux dire que je suis très lucide sur moi-même, que j'ai une conscience aiguë de ma fragilité et que j'ai appris à me protéger. (…) Tout m'abîme, rien ne me détruit. (…) Les coups que l'on me porte au moral sont durement ressentis, ils m'ébranlent, me font vaciller, mais je parviens à demeurer plus ou moins coi, à la fois par orgueil et volonté de ne pas montrer à l'adversaire à quel point je suis fichu déjà. » Vous voyez ? Ce talent, cet humour, la petite moue lipidique de celui qui se rengorge sur le divan de la belle famille, un verre à la main, ça y est, vous visualisez la scène, vous y êtes ? Il n'y a que Lui pour savoir faire une chose pareille. Didier Bourdon se faisant passer pour un blogueur qui pète les plombs, dont le slip craque sous la pression, avouez que c'est génial ! Depuis que j'ai compris, je chante à tue-tête la Grande Fugue, j'ai retrouvé l'appétit et je suis d'une bonne humeur que rien ne saurait dissiper, même Luna pouffe avec moi, on s'en étouffe de joie, ah, je vous jure, ça fait du bien. Quel talent, ce Bourdon ! Quand je pense que certains prétendent  que nos comiques n'ont plus d'humour (on apprend incidemment que l'auteur a mis "trente ans" à en arriver là, à écrire comme ça, et ce trait ultime (et définitif) nous semble le sommet absolu d'un art consommé de la drôlerie, dans ce qu'il peut avoir de plus… consommé) ! Je m'étais régalé jadis du Jeu des perles de verre, et je découvre sur le tard de ma vie qu'on peut jouer avec autant de bonheur en utilisant des crottes de nez, qui sont gratuites et disponibles à profusion sur Internet. Pour pauvre comme Job, et comme moi, il s'agit d'une nouvelle fort réjouissante.

Didier — si vous permettez que je vous appelle par votre prénom —, je vous serre dans mes bras, je vous embrasse, je vous bénis, je vous adore, vous êtes le Sauveur de la Bloge, vous êtes celui qui tend la main au pestiféré, celui dont la générosité sans bornes éclaire désormais nos journées, celui qui nous fait oublier nos peines, nos tracas, nos dettes, et la masse de papiers sur la table du salon. Cher Didier, Cher Ygor, Cher "Adrénaline 1431" (quelle trouvaille, quelle puissance, cet intitulé !), dès ce soir, j'irai vous allumer un cierge à la cathédrale d'Alès. Laissez-moi une fois encore vous remercier et vous embrasser de toute la force (forcément fragile) de ma gratitude sans limite.


(*) 1. ... il était seul et paraissait soucieux. Avant de stopper, il regarda son frère, et branla plusieurs fois la tête. R. Martin du Gard, Les Thibault, L'Été 1914, 1936, p. 334 

 2. Chacun d'eux mange en diable (...) Il faut voir leur vitesse À branler le menton. Leclair, Les Méditations d'un hussard, 1809, p. 56 

 Fam., forme interr. Qu'est-ce qu'il branle ? Que fait-il ? 

 7. Mais le vieux les terrorise. Ils n'osent pas branler devant lui. A. Arnoux, Roi d'un jour, 1956, p. 314 

Trivial. Masturber : 4. C'est là qu'il a rencontré la peintresse Jacquemin, qu'il n'a pas baisée, dit-il, mais qu'il a branlée... E. et J. de Goncourt, Journal, 1894, p. 603 

 5. L'opinion du mitan sur mon compte, avec la mentalité qui y régnait maintenant, je m'en branlais éperdument. A. Simonin, Touchez pas au grisbi, 1953, p. 77