vendredi 3 janvier 2014

Sur la route



« Tu sais, j'ai beaucoup réfléchi pendant ces vacances. » C'est en général par une phrase de ce type que l'homme, au volant de la voiture, à 138 sur l'autoroute de retour, annonce à sa femme ou compagne qu'il va la quitter. Elle est bien obligée d'écouter son laïus jusqu'au bout, elle ne peut pas le gifler, ce serait dangereux, elle ne peut pas descendre de la voiture, et il n'a pas à affronter son regard, puisque la route le requiert entièrement, surtout lorsque des enfants se trouvent à l'arrière en train de regarder un film sur l'écran incrusté dans les sièges du véhicule. Ce genre de situation, extrêmement répandue (on dirait un cas d'une étude sociologique), ne m'est jamais arrivée, et ne risque pas de m'arriver. Il y a des jours où j'ai envie, très envie, de connaître pareille scène, de la même manière qu'en regardant Urgences, il y a quelques années, j'étais pris d'une véritable nostalgie. Étrange nostalgie au demeurant, puisqu'elle consistait dans le fait de regretter quelque chose que je n'ai jamais connu, avoir un travail régulier, sûr, indéniablement utile (et ce fait est capital), une "carrière", pour appeler les choses par leurs noms, et ainsi fréquenter tous les jours les mêmes personnes, avoir avec elles ce qu'on nomme des relations, relations qui peuvent le cas échéant être des conflits, mais qui sont bel et bien des relations, un réseau de relations et de dépendances à l'intérieur duquel vous existez, au sein duquel chacun sait qui vous êtes, quitte à vous le rappeler un peu trop souvent parfois, mais c'est la rançon de cette sorte de sécurité sociale qui n'a pas de prix. (Raphaële est médecin.) Les médecins, sauf exceptions, assez rares, pensent qu'ils sont utiles aux autres, à la société, à l'homme, aux hommes, aux femmes, aux enfants, aux jeunes, aux vieux, aux chômeurs, aux ouvriers, aux artistes, aux cadres surmenés, aux mères, enfin à de très nombreuses catégories de la population, et pour ainsi dire à toutes. Même aux drogués, aux alcooliques, aux infirmes, aux fous, aux psychopathes, aux pervers, ils croient pouvoir leur être utiles, et parfois même indispensables. Ça crée des liens. Ça crée plus que des liens, ça crée tout un tas de choses étranges, troubles, parfois indicibles, parfois cocasses. Docteur Machin. T'as vu le docteur ? Le docteur il va t'arranger ça. Le docteur il a dit que. Merci Docteur. Au-revoir docteur. J'adore être aimable avec les médecins, j'adore les appeler "docteur". Ça ne se fait plus trop de nos jours, et il y en même, j'en connais, qui ne veulent pas qu'on les appelle "docteur". Appelez-moi monsieur Truc. Les cons. Tu vois, Nicole, j'ai vu le docteur hier, et il m'a expliqué que notre relation n'était pas saine. Il pense que je ne suis pas au top de mes possibilités, le docteur. Il voudrait nous voir tous les deux, en fait, mais bon, comme je savais que tu dirais non, j'ai pris les devants. Prendre les devants… Le type est au volant de sa Volvo, il surveille le GPS, et il articule : « Jessica, j'ai pris les derrières… Euh, merde, j'veux dire les devants, quoi ! » Là, Jessica lui en colle une bonne en travers de la tronche, et ils ont un accident à 135 pile, pas en faute le conducteur, mais enfin n'empêche, à l'arrivée, ils sont tous morts, même les gosses à l'arrière en train de regarder leur film sur l'écran qui fume, et le son qui continue, on entend des voix mal doublées en français, dans les klaxons hystériques (effet Doppler) des autres voitures qui les évitent de justesse. De la bouillie. Même la Volvo, pourtant solide à ce qu'il paraît, est un amas de tôles brûlantes et fumantes, sur lesquels on voit du sang et des bouts de cervelle. Personne n'est encore au courant de la tragédie, parmi leurs proches, proches qui parfois sont précisément en train de les maudire pour ce qu'ils ont fait ou pas fait, dit ou pas dit. Mais les docteurs, eux, sont déjà en route, ce sont de vrais professionnels, ils en ont vu d'autres. C'est con. Le type n'était pas au top de ses possibilités avec Jessica mais là il n'est même plus au niveau moyen, il n'est même plus dépressif, il n'a plus cet eczéma ultra pénible qui a commencé au début des vacances, et Jessica n'a plus mal à la tête, elle ne pense plus au coup de soleil qu'elle a attrapé juste le dernier jour, bêtement, parce qu'elle avait oublié la crème à l'hôtel et que Naomi, la fille aînée, a refusé d'aller la chercher, elle a même oublié d'un coup la formule qu'elle allait juste lui balancer après la torniole, Jessica, elle a le cou arraché, et le sang qui sort à gros bouillon. Plus de soucis. Plus de jambes, avec ses jolis orteils qu'elle avait vernis le matin même. C'est pas beau. Pas beau du tout. Elle était belle, Jessica, pourtant. Je crois même qu'elle était enceinte. Le stagiaire vomit sur la route. Sacrée entrée en matière… et c'est le cas de le dire, parce que de la matière humaine, il y en a un peu partout, qui ressemble parfois au vomi du stagiaire. Quand la matière humaine se répand, l'humain s'efface. Ça fait de la place pour les autres. Les voitures ralentissent, les gens regardent. Ne regardez pas les enfants ! Mais les enfants sont en train de jouer à un jeu vidéo, ils n'ont pas le temps de regarder, ils ne veulent pas perdre la partie en cours. Dommage, c'était une tranche de vie. Merde, on va rester coincés longtemps en plein soleil ? Maman, t'as vu, ça, c'est quoi ? Une jambe, chut, accélère, Jean-Mi ! Accélère ! T'es con, toi, tu veux que j'aille où, dans la voiture de devant ? Fermez les fenêtres, y a la clim qui marche ! Composer de la musique est évidemment totalement inutile. Et les accidents de voiture qui mettent en scène un compositeur sont beaucoup moins intéressants. En général, le type est seul au volant, il s'est endormi, ou alors il était au téléphone, ou bien il avait bu juste un peu trop, ou bien encore ce sont les bêta-bloquants, avec cette chaleur, parce qu'il n'a pas la clim, ni de Volvo. Le compositeur, de toute manière, n'a personne à larguer, puisqu'il vient toujours de se faire larguer. Les compositeurs ne dégainent pas assez vite, c'est connu. Mais surtout, et ne me demandez pas pourquoi, les femmes de compositeurs adorent larguer leurs maris ou compagnons. Ces femmes-là sont en général instables, intenables, ou en butte à de fréquentes crises de désirs impérieux qui les poussent la plupart du temps vers des abdominaux musclés ou des voitures avec climatisation et toit ouvrant. Les femmes de compositeurs ne s'appellent pas Jessica. Parfois Nicole, mais rarement. Souvent, elles partent en vacances seules, ou avec leurs enfants, ceux d'un premier lit. Elles sont parfois médecins, elles ont fait des études, de la danse, mais ne sont pas d'excellentes cuisinières. Elles sont souvent dépressives, arrivant à un âge où leur corps ne répond plus au doigt et à l'œil, et elles voient fréquemment des psys. On sent une inquiétude en elles, comme un insecte qu'elles auraient avalé et qui resterait en vie à l'intérieur de leur corps. On dirait parfois que cet insecte les pique, à l'intérieur. Elles ne peuvent pas en parler, mais elles font alors des gestes un peu étranges. Ça les contrarie. La femme de compositeur réfléchit elle aussi beaucoup pendant les vacances, et même le reste de l'année. Elle réfléchit sans arrêt. C'est ce qui la pousse à fuir. La femme de compositeur a une conscience du temps légèrement excessive. À quarante ans, c'est comme si elle en avait soixante : elle entend déjà la réexposition alors qu'elle pensait être en plein développement, ce qui peut la rendre maussade et inconséquente, mais ce n'est pas toujours le cas. La voiture de la femme du compositeur est extrêmement importante dans sa vie. Elle veut pouvoir partir sur un coup de tête, même en pleine nuit, et, à cet effet, le plein est fait régulièrement, ainsi que les niveaux d'huile et d'eau. Elle a d'ailleurs souvent un ami qui s'y connaît en mécanique, ce qui n'est pas le cas de son mari. Très souvent la femme du compositeur a un abonnement à l'opéra, où elle se rend seule, car l'époux déteste l'opéra, sauf Wozzeck. La femme du compositeur est assez sportive, elle ne se néglige pas même si elle se maquille peu. La femme du compositeur est brune, ou parfois blonde, plus rarement rousse, mais toujours soigneusement épilée sous les bras. Elle déteste les parfums bon marché et les hommes moustachus.

Les femmes de compositeur s'appellent parfois Alma. Elles boivent parfois. Veulent des chefs-dœuvre. Aiment les belles mains masculines. Ont trois ou quatre fers au feu. Aimeraient adorer leur père. Perdent leurs enfants. Attirent l'attention. Perdent la tête. Aiment danser, trop. Aiment conduire. Ont un sommeil agité, fragile. Se trouvent intelligentes.

Ah, les voyages, les voyages et la famille, les voyages, la famille et le sexe. L'insecte, toujours, à l'intérieur, même durant les vacances en famille, au plus calme d'une après-midi à l'ombre, comme c'est étrange, la vie, comme on est absent de sa propre vie, même durant les moments de bonheurs qu'on a toujours souhaité connaître. Comme c'est étrange, de vivre, quand on entend de la musique, dans la pièce voisine, le "Langsam, Ruhevoll, Empfunden", de la troisième symphonie de Mahler. Comme c'est étrange d'être une femme…