lundi 15 novembre 2021

Sieste et lingots

Nous étions confiants. La parole et les gestes qui s'échangeaient là restaient parmi nous, dans la fosse où nous étions plongés et confits dans une sorte de marmite sous-marine sans lien avec la surface active du monde. Ça ne durait pas, bien sûr, mais alors nous nous mouvions dans un absolu indiscutable. Les quelques phrases qui se prononçaient remuaient lentement des tonnes d'eau lourde. Elles mettaient du temps à prendre forme. C'était d'abord des sons, des syllabes, des mots, qui remontaient à la surface de la réalité comme de grosses bulles pleines d'indifférence. Nous n'étions pas pressés de les comprendre. Nous nous agitions au ralenti.

De bagout je suis totalement dépourvu, comme Laura le faisait observer. Comme tous les estropiés du verbe, j'ai aimé fabriquer des phrases. C'est là que j'entasse mon bien. Depuis longtemps, je les amassais, les mots et les phrases, et je savais qu'un jour j'allais pouvoir les dépenser comme un nouveau riche incontinent. 

C'est curieux, tout de même. Il me semble que les lumbagos devraient frapper ceux qui possèdent des lingots. Ça leur pèse sur le dos, tout cet or planqué sous eux, ça leur tire sur les lombes. Or, des lingots, moi je n'en ai pas un seul, et j'ai quand-même mal au dos : c'est une des choses qui me font dire que je me suis mal débrouillé dans la vie. Il y en a qui entassent les œuvres d'art, les fourrures, la vaisselle fine et les voitures de luxe, moi j'ai entassé des paroles non dites, ravalées, couchées dans les mêmes draps que mes cauchemars, même pas pensées, la plupart du temps. Il arrive que je me réveille en sursaut la nuit, et que mes membres soient agités de secousses verbeuses. 

« Penser ne fait pas seulement appel à l'intelligence et à la profondeur, mais avant tout au courage ». Il y a du courage, oui, pour construire une phrase qui survit plus de deux heures, qui répond à plus de deux phrases écrites ou prononcées, et qui donne du sens à plus de deux vies humaines. Une phrase peut tirer sur les nerfs, mais elle peut aussi calmer une rage de dents. Le style est capable de débusquer le mal, là où il est silencieux, où il se roule vicieusement en tumeur. Les phrases, pure dépense, sont à couteaux tirés avec l'or amassé, la monnaie du discours combat l'amoncellement… Laura massée, trésor fumant, est à coup sûr tôt tirée, mais par quelle main invisible ? Ça commence à l'enfance, toujours ; il faut voir ça. 

Papa avait planqué son or en Suisse. René le savait, puisqu'il l'avait aidé à passer la frontière. René débonnaire mafieux jovial et sa R16 si authentiquement française, accompagné de sa Jeanne flamboyante et française, avait passé les frontières les doigts dans le nez avec son frère, sans doute, mon père. Imaginez les trois Français bien inspirés, sages, avec leurs mines de paysans conspirateurs. Et Maman le savait, ou le supputait, sans être sûre. On ne la mettait pas dans la confidence. René tirait sur sa Gitane en souriant, sur les départementales, la femme était à l'arrière. On regardait le paysage. On préparait l'avenir. 

Laura me gardait, silencieuse et maussade vigie qui ne s'entendait qu'avec Laïka, la chienne fauve, et durant mes siestes se servait un verre en douce. Emmanuel venait y mettre la main, descendu du galetas quand je faisais semblant de dormir. Laura était moins allongée que moi quand le frère, le plus grand, le plus artiste et le plus sournois, venait perdre ses longs doigts au plus près du buisson ardent, ayant un instant délaissé sa guitare pour des accords moins étudiés, remuant une poisseuse lumière dans la dorure des cuisses, tandis qu'elle, assise et rêveuse, le bras amolli, lasse et méprisante, portait lentement le petit verre à ses lèvres, une jambe trop largement découverte par-dessus le bras du fauteuil. Sa mollesse traumatisante m'a fait longtemps croire que les vraies femmes se reconnaissaient à cette souveraine absence de tenue. 

J'écoutais, affolé et dévot. Les sons étaient suspendus, moites, épais comme une glaire ondulée qui venait s'interposer entre le divan et mon visage. Les odeurs du drap me tournaient les sens autant que si j'avais eu mon museau entre ses seins. J'étais sonné, béat, plus immobile qu'un mort. « Cet enfant est-il passé ? » disait drôlement l'alanguie de sa voix traînante, sans obtenir la moindre réponse du virtuose aux doigts attendris. J'imagine qu'elle me regardait, quand il ne se laissait pas distraire par des questions aussi vaines. « Le petit est toujours silencieux. Il a perdu sa langue ? Il fait dodo, Jojo ? » Elle ne voyait que mon dos, mais elle savait bien, elle, de quelle vie perpendiculaire j'étais remué, tandis que l'après-midi avançait en nous. L'éternel présent poussait en notre trio sa longue pointe morne. On aurait pu durer mille ans.

Au jardin parlaient la mère et sa sœur. Elle se faisaient peu de confidences, mais l'aînée était venue de Paris avec des idées et des paroles pour remettre la cadette dans le droit chemin, dans la tranquillité de la vie partagée, dans ce qu'on est censé désirer, si l'on n'a pas le regard qui s'affole. (Une mère n'est pas seulement mère, ni épouse, et il arrive qu'elle perde le nord, par moments, à cause du sentiment d'irréalité qui la prend quand elle se met à voir sa vie avec les yeux de l'enfant qu'elle est encore.) Elle était pourtant solide, celle que le père appelait l'Hercynienne. C'est elle, bien sûr, qui tenait tout l'édifice. Hormis les sept siens, les hommes n'étaient que ces enfants qu'elle n'aurait jamais, qui avaient poussé par hasard dans un monde parallèle qui ne la concernait pas. Ce sont les autres femmes, par les miasmes purulents que toutes elles laissent derrière elles, qui avaient introduit cette irrégularité dans le regard que ma mère portait sur son office. Mais c'était affaire de quelques jours, et les choses rentreraient dans l'ordre, comme à chaque fois que la structure avait été troublée. 

(…)