samedi 28 juin 2014

Entre les lignes


Il y a un substantif qui ne s'emploie presque plus, de nos jours, je m'en avise à l'instant, et ce substantif c'est vivre — "le vivre" et "les vivres" —, sauf dans l'atroce expression consacrée des curetons laïques : le "vivre-ensemble". On disait couramment, dans ma jeunesse, "un colis de vivres", "un paquet de vivres", et ceux qui ont été pensionnaires (ou soldats) connaissent bien ces expressions. Qu'on tombe par hasard sur ce syntagme aujourd'hui, et l'œil aura vite fait (trop) de corriger en "colis de livres". J'aime beaucoup ces mots (et Dieu sait s'il y en a, en français !) dont une seule lettre fait glisser ailleurs le sens. Parfois cet ailleurs est ailleurs, et parfois il est étrangement proche, ou voisin, ou cousin, et l'on sent bien que la relation entre les deux mots n'est pas (seulement) fortuite, qu'il entre dans ce cousinage plus que du hasard, que le son vient à la rescousse du sens, comme souvent. Même lorsque les signifiés des signifiants séparés d'une lettre (séparés de, ou reliés par, c'est justement toute la question sans réponse) sont éloignés l'un de l'autre, il reste qu'on ne peut pas ne pas les entendre dans une sorte de proximité, ou en tout cas de relation. Les "proximots" jouent l'un par rapport à l'autre, l'un avec l'autre, l'un sur l'autre, l'un dans l'autre. Il y a une sexualité des proximots. Surtout dans le cas où cette variable est l'initiale du mot, on a affaire à une sorte d'altération, dans le sens musical du terme : "#ivre" ou "ivre bémol" (il faudrait l'écrire sur une portée, pour que la chose saute aux yeux), +ivre ou -ivre. Dans ce cas particulier,  "ivre bécarre" (=ivre) existe bel et bien, comme si dans les livres et dans les vivres, à leur racine, pourrait-on dire, se trouvait l'ivresse

Les nourritures spirituelles fermentent, elles aussi, et parfois nous montent à la tête ! Il arrive même qu'elles pourrissent, et c'est heureux. Les mots se contaminent les uns les autres, comme les phrases contaminent notre esprit, comme dans l'orchestre les différents pupitres s'altèrent les uns les autres. Ça déborde. Écouter une symphonie n'est pas écouter des violons plus des altos plus des violoncelles plus des contrebasses plus des flûtes plus des hautbois plus des clarinettes plus des bassons plus des cors plus des trompettes plus des trombones plus des tubas, sauf à mettre plus dans ce plus, et c'est précisément ce qui arrive, c'est un peu comme si ce signe + s'augmentait (ou se creusait) d'un signe x, -, /. La preuve en est qu'on écrit des traités d'orchestration. Mahler (mais aussi Mozart) en Allemagne, Berlioz (mais aussi Ravel) en France, les très grands compositeurs ont tous un sens inouï (c'est le cas de le dire puisque l'orchestration consiste à rendre possible l'inouï de la rencontre sonore) de la manière que les timbres (mais pas seulement les timbres) ont de jouer les uns sur (avec, contre, dans) les autres, pour créer un sens qui n'existait pas (ou seulement à l'état latent) dans la partition, ou dans la particelle. Lire un livre ne consiste pas dans l'accumulation de mots, de phrases, ou même d'idées, dans l'esprit d'un lecteur, mais de l'autocontamination de ce qui dans le texte survit au sens. Il faut que le texte fasse partition, qu'il se dégage de sa signification, qu'il la dépose, la transpose, l'entrepose, afin que le lecteur puisse arriver ailleurs que là où il espérait se (re)poser, se (re)trouver. Le sens n'est qu'un nécessaire pis aller, le premier barreau de l'échelle. La musique sera toujours infiniment supérieure à la littérature, et donc infiniment plus dangereuse, parce qu'elle est très peu gênée par le sens. Ou plutôt, c'est parce que la musique est gênée par le sens qui rôde alentour qu'elle trouve en son affranchissement une grâce si particulière et de si forte nature, une sorte de super-sens qui par-delà l'esprit s'adresse à l'âme. La musique est à la littérature ce que le vin est au jus de raisin. 

Partition est un mot plus complexe qu'on ne l'imagine. Il désigne à la fois ce qui sépare et ce qui rassemble, ce qui est désuni et ce qui est réuni. Les musiciens le savent bien qui, à chaque fois qu'ils disent "partition",  hésitent sur le sens donné à ce mot, qui est double. Ces deux sens ne sont pas seulement différents, ils sont contraires : partition d'orchestre ou partition de l'instrumentiste d'orchestre (ce qu'on appelle ordinairement d'un méchant pléonasme — pour éviter l'ambiguité, justement, mais c'est dommage — la "partie séparée"). On retrouve ces deux sens (ces deux directions, ces deux projets) dans les deux logiciels servant à écrire la musique aujourd'hui, quand on se sert de l'ordinateur pour ce faire. Dans FINALE, le plus employé sans doute, on écrit la partition d'orchestre, et le logiciel "sépare" les diverses parties (ce qui est un énorme travail, toujours très fastidieux). Dans SIBELIUS, on écrit directement les parties et le logiciel les rassemble, "composant" lui-même la partition d'orchestre. (Il va sans dire que la logique de SIBELIUS me paraît absolument contraire à celle du compositeur, mais peu importe. (Pauvre Sibélius, s'il savait à quoi son nom est donné, lui qui était sans nul doute l'un des plus grands symphonistes de tous les temps…)) Au-delà de la querelle méthodologique et des préférences de chacun, ce sont bien deux mondes, deux conceptions du monde, qui s'affrontent là. FINALE est le logiciel des compositeurs d'avant, SIBELIUS est celui des compositeurs d'après. Un compositeur n'est justement pas un "super-instrumentiste" qui déciderait un beau jour de "mettre ensemble" des lignes instrumentales conçues en tant que telles (pour voir ce que ça donne ???). FINALE est vertical, SIBELIUS en tient pour l'horizontalité, et l'on entend presque le slogan publicitaire qui pourrait en accompagner la promotion : Vous êtes instrumentiste ? Vous aussi, vous avez le droit de composer ! Vous avez une bande de potes instrumentistes ? Demandez-leur d'écrire leur propre partie, il savent le faire, et SIBELIUS se chargera du reste ! SIBELIUS, le logiciel qui fait d'une réunion d'amis une symphonie. SIBELIUS, le logiciel qui vous évite de lire Berlioz ! Avec SIBELIUS, prenez la baguette, ne vous prenez pas la tête !

Un roman est une partition de phrases qui fermentent, qui ont fermenté, et qui fermenteront. Ça grouille. Quand on referme un livre, on sait bien que les mots sur et dans les pages ne tiennent jamais en place, ne dorment jamais, ou seulement d'un œil. Même quand vous les quittez, pour une heure ou une semaine, ils continuent leur œuvre tacite, ils se montent dessus, rampent, s'exhibent, c'est une partouze généralisée. Phrases, paragraphes, ponctuation, pages, adjectifs, verbes, adverbes, syntaxe, incises, parenthèses, citations, dialogues, prépositions, propositions, se mettent et se démettent, se prennent et se déprennent, se pénètrent et s'interpénètrent, s'embrassent, se caressent, se fouettent… Ça branle en tous  sens (en tout sens) ! Quand vous rouvrez le livre et que vous reprenez là où vous en étiez, tout se remet en place, instantanément, mais on sent bien que quelque chose a bougé, pendant qu'on a interrompu sa lecture. C'est indéfinissable, mais c'est indéniable : la chose n'est pas restée inerte, et c'est nous qui sommes conviés à nous adapter, ce que nous faisons sans discuter et sans même nous en apercevoir pour que le fil du récit puisse ne pas rompre. Car nous y tenons, à ce fil : il est la seule garantie que nous existions, que nous soyons réels, et qu'en conséquence nous puissions sortir du labyrinthe.

La pourriture est un mode de cuisson parmi d'autres de la nourriture (comme le livre est un mode de transformation parmi d'autres du vivre (à moins que ce ne soit l'inverse)). Le passage du cru au cuit, du frais au pourri, du mouillé au brûlé, du séparé au mélangé, s'écrit, les livres sont pleins de ces passages, de ces fils tendus entre les différents états de ce que nous absorbons, donc de ce que nous sommes. Il faudrait régulièrement écouter du chant grégorien pour retrouver un peu le goût du cru, pour sentir à nouveau le goût des simples, dans la musique, pour être capable de sentir à la fois d'où elle vient et ce qui la maintient secrètement en vie. Comme le font les chiens avec les os, il faut enterrer la musique, le temps de quelques volées de cloches, et aller ensuite la déguster, comme si de rien n'était. Ce "comme si de rien n'était" est vertigineux : c'est toute l'épaisseur de la culture qui s'est déposée dans l'intervalle, tous les corps des morts qui reviennent dans les marges, toute la vie dans ce qu'elle contient de mort qui s'ajoute à la vie vécue sans y penser. Mais il faut y penser : je mets un quatuor de Haydn sur le tourne-disque et je quitte la pièce et je ferme la porte. Dans la pièce d'à côté, je compose, sans rien entendre du quatuor qui se joue à côté. Je n'entends pas le quatuor mais je sais qu'il est là, qu'il est là au présent, qu'il est vivant. C'est comme un feu qu'on entretient, même si l'on n'a pas froid. Parce qu'il faut savoir, et savoir est éprouver ce qu'on n'éprouve pas, voir ce qu'on ne voit pas, entendre ce qu'on n'entend pas. Simon Leys raconte l'histoire de ce vieil original chinois, Tao Yuanming, qui emportait partout avec lui une cithare sans cordes. « Comme on lui demandait à quoi pouvait bien servir un tel instrument, il répondit : "Je cherche seulement l'inspiration qui dort au cœur de la cithare. À quoi bon m'exténuer à faire du bruit sur les cordes ?" » C'est comme l'amour. Si l'on sait qu'il est là, dans la pièce d'à côté, on n'a pas besoin de s'exténuer à faire du raffut avec son cœur.

Les livres s'écrivent de gauche à droite, ligne à ligne, du haut vers le bas. Les partitions (d'orchestre) se lisent elles aussi de gauche à droite et du haut vers le bas. La différence est qu'il faut faire les deux à la fois, lire horizontalement et verticalement, sous peine de ne rien entendre, ou plutôt de n'entendre qu'une suite de sons, ce qui revient à ne rien entendre. Il faut écouter plusieurs lignes en même temps, pour entendre la musique. Il faut avoir plusieurs livres en tête pour en écrire un. Il faut avoir plusieurs vies en soi pour être vivant. Une phrase n'est rien, n'a aucune portée, si elle reste seule. Il faut des super-phrases, pour que le monde commence à prendre forme. Un thème musical n'est rien, sans la symphonie (ou la sonate) qui lui donne sa place dans le monde, en nous dans le monde et dans le monde en nous. Il faut toujours donner l'impression qu'on est en train de raconter un mythe, quand on joue, c'est-à-dire que l'histoire qu'on raconte a eu lieu il y a des milliers d'années, et qu'elle aura lieu encore des milliers d'années après nous, et qu'elle a lieu, là, sous nos yeux, pour nos oreilles, ici et maintenant, dans sa superbe uchronie, dans son splendide isolement d'avec la contingence. Elle a été, elle est et elle sera, tout cela simultanément, mais surtout, cette histoire ne peut se dire sans faire ressurgir tout ce qui n'est pas l'homme en lui et tout ce qui est humain dans le monde non-humain. On se demande souvent ce qui peut bien différencier la musique de la musique (je veux dire, pour parler de manière à me faire un peu comprendre, la musique "classique" de la musique "populaire", la musique savante de la musique analphabète), mais c'est très simple : même si Bach a composé ses Brandebourgeois de manière tout à fait empirique, en tenant très concrètement compte des contingences particulières de la vie qui était la sienne, de l'époque qui était la sienne, des instruments qui étaient à sa disposition, il a néanmoins composé une musique sans âge, une musique qui parle toutes les langues, une musique aussi savante que les équations d'Einstein, une musique aussi essentielle que le chant grégorien, une musique aussi "simple" que le geste qu'on produit quand on embrasse quelqu'un, qu'on le serre contre soi. Ce n'est pas pour rien qu'on a gravé un extrait des Variations Goldberg sur le CD qui est en route pour les confins de l'univers, depuis déjà quelques lustres. Si les extra-terrestres ne comprennent pas Bach, alors c'est qu'on a vraiment du souci à se faire. La musique occidentale ramasse le temps, à l'intérieur d'elle, le creuse et à la fois le dilate : il arrive parfois qu'on entende l'éternité résonner dans une seule mesure (et parfois dans une seule note), c'est une porte ouverte sur l'inconnu qui se trouve au fond de nous ("l'inspiration qui dort au cœur de la cithare").

Qu'y a-t-il entre les lignes ? Quelle est cette réalité qu'on écoute sans l'entendre, qu'on comprend sans l'ouïr ? C'est dans cette distance, ce jeu entre sensation et compréhension, entre appréhension et pressentiment, entre explicite et implicite, entre signes et sons, que la musique trouve sa source, sa justification, c'est de cette non-coïncidence qu'elle tire sa force, et en cela ressemble au Désir. Il n'y a pas concordance entre ce qu'on donne et ce qu'on attend, heureusement. À quoi correspond la partition, en quelle instance pourrait-elle trouver son équivalent dans les autres arts ? Le livre (je parle de l'objet livre) n'est pas une partition, il est l'interface entre l'auteur et le lecteur, alors que la partition ne l'est en aucune manière. La partition est une boîte noire, pour l'auditeur. Il sait qu'elle est là, prescription intermédiaire, médiation du médiateur (l'interprète), cartographie illisible, langue morte, détour supplémentaire, mais il ne peut pas en prendre connaissance, il n'a accès qu'à une traduction (et encore est-ce mentir que d'appeler cela ainsi). La partition est le livre opaque qui s'interpose entre le mélomane et l'auteur mais elle est aussi le convive muet qu'on n'attendait pas mais qui donne sens à la soirée. Le peintre montre son tableau, l'écrivain montre son livre, le dramaturge est en mesure de faire lire sa pièce, même si cela n'épuise pas le tout de son opus, le compositeur, lui, est empêché de montrer son œuvre, il doit la faire entendre, et pour cela s'absenter, céder la place. La partition est un sphinx, il faut savoir la questionner, et il faut que ce questionnement soit chanté, psalmodié, déclamé, il y faut un prêtre, il y faut une transe (même invisible). À la fois malédiction et chance, pour le compositeur, bien sûr, cette rupture de la chaîne médiatique qui le protège de la vulgarité du commentaire le renvoie aussi à une solitude ontologique radicale. On lui en voudra de ne pas parler la langue vernaculaire, mais pas plus qu'on en veut aux prêtres de parler latin. Quand l'officiant vous remet l'hostie contenant le corps du Christ, vous n'avez d'autre choix que de le croire sur parole. Il s'y trouve, puisqu'on le dit. C'est le "on" qui est essentiel, dans cette opération. Les concerts sont des eucharisties profanes. La lumière rouge est allumée, l'Esprit ne demande qu'à descendre en vous, à condition que vous sachiez écouter, c'est-à-dire vous tenir entre les lignes, à la croisée des temps, en situation d'entendre le "on" dont la partition propose, ici et maintenant, une occurrence singulière.

Oublier/Publier. La partition est la charnière entre ces deux opérations, entre ces deux portes. Il faut que l'interprète l'oublie suffisamment afin de pouvoir donner au public ce que ce public ne peut en aucun cas aller chercher par lui-même du côté du compositeur. On peut bien entendu jouer une œuvre apprise la veille, mais tous les interprètes sérieux savent que cela ne se fait pas. Le temps de l'oubli est le temps du travail véritable. Je crois que c'est la signification du fait que la plupart des solistes jouent sans partition, même si cette tradition est aujourd'hui remise partiellement en question.