samedi 14 décembre 2013

Rouge sang


« J'entends toujours si quelqu'un écoute quelqu'un d'autre. » « Moins fort, encore moins fort, non, moins fort, non, encore moins fort, moins fort ! C'est encore trop fort ! » Arrive un moment où les musiciens sont effrayés… Mais que se passe-t-il, de quoi nous parle-t-il ?

Il était situé sur le chemin que le son empruntait pour aller d'un musicien à l'autre, aussi ne pouvait-il pas faire autrement que d'aménager avec son corps une sorte de passage qui en facilitait le transport. Il était comme un convecteur ; le son lui arrivait, et il ne faisait que le rediriger vers la sortie, en lui imprimant au passage une sorte d'élan supplémentaire qui permettait à celui-ci de parvenir à destination sans perdre ni sa force ni sa couleur. C'est ce qu'il expliquait aux instrumentistes. En réalité, la musique lui arrivait en rêve, et il fallait tout de même la rendre palpable, audible, réelle, pour ceux qui la faisaient ou l'écoutaient. La mère avait posé une rose rouge sur le pupitre, comme le père l'avait fait de nombreuses années auparavant. Elle était là à toutes les représentations, à Stuttgart. À Edimbourg, il s'était enfermé à clef dans sa loge, il buvait du whisky en lisant un roman policier. Sa mère frappa à la porte, tous les amis essayèrent aussi, il n'ouvrit pas, et finalement refusa de diriger l'opéra. Il avait découvert durant la générale que la représentation serait retransmise, il avait vu les micros, et s'était imaginé les auditeurs tranquillement installés chez eux avec la partition sur les genoux, en train de souligner chaque fausse note d'un trait rouge, fausses notes qui seraient indéfectiblement associées à son nom, et cette vision lui était insupportable. Son père avait créé Wozzeck le 14 décembre 1925 au Staatsoper de Berlin. 

Son père est mort le 27 janvier 1956, à Zurich, deux cents ans jour pour jour après la naissance de Mozart. Karl Böhm a dirigé le concert, tranquillement, sans un mot pour Erich Kleiber.