La poorte s'ouvre. La poorte s'ouvre, et ce que je comprends me semble tout simplement impossible : Je suis derrière cette poorte alors que je ne l'ai pas encore franchie. J'étais de l'autre côté de la poorte et j'étais en train de m'observer l'ouvrant (la bouche, pas la porte). Je m'attendais, en quelque sorte. Le moi qui se trouvait au-delà attendait le moi qui se trouvait en-deçà et l'observait avec curiosité. Il ne semblait éprouver aucun sentiment à son égard. Il n'était ni bienveillant ni malveillant, mais en revanche il semblait curieux, comme on peut l'être à l'occasion d'une première rencontre avec un inconnu. Le moi qui se trouvait au-delà de la poorte était bien moi, cela ne faisait aucun doute, mais j'avais tout de même la certitude que ma pensée se trouvait dans le premier moi, celui qui se trouvait en-deçà. J'eus même très brièvement la tentation de refermer la poorte, mais je n'eus pas le courage de le faire, car je ne voulais pas faire de peine au moi au-delà. Je le regardais me regarder avec son regard plein de curiosité et j'aimais cette curiosité. J'en étais flatté. Elle me rendait joyeux. Pourtant, j'avais bien conscience de l'absurdité de la situation, car s'il était bien moi, il savait tout de moi, et cette curiosité était au mieux étrange, au pire inquiétante. Je note cela tout en précisant (c'est très important) que je n'avais pas le moindre doute quant à l'identité de celui que je voyais et qui m'observait. Jamais je ne m'étais vu aussi clairement, d'ailleurs. Aucun miroir n'avait jamais renvoyé une image de moi aussi fidèle, aussi précise, aussi nette. Ce n'était pas « un double », ce n'était pas « un autre moi-même », que je rencontrais, c'était moi-même… et même moi ! Son identité (notre identité) était une identité au carré, si je puis m'exprimer ainsi, mais je ne pouvais pas non plus affirmer qu'il était « plus moi-même que moi ». Alors, pourquoi cette curiosité ? J'étais troublé. Devais-je en avoir peur ? Oui et non serait sans doute la meilleure réponse.
Alors l'idée que sans doute je me connais mal me traverse l'esprit. S'il a ressenti le besoin de se manifester à moi, c'est peut-être qu'il veut me montrer — ou me démontrer, qui sait ? — celui que je suis réellement. Mais là encore, c'est idiot. Si je me connaissais mal et s'il était moi-même, il ne me connaissait pas mieux que je ne me connaissais. En outre, si cette idée me traversait l'esprit, elle devait logiquement traverser son esprit au même moment. Mais l'autre versant de cette même pensée était bien entendu que si j'étais lui je devais savoir aussi bien que lui ce qui lui traversait l'esprit. Avait-il des volontés distinctes des miennes ? La question paraissait saugrenue. À moins qu'il ne se la pose au même moment que moi, dans une parfaite synchronicité. Mais si nous avions des volontés distinctes tout en étant rigoureusement la même personne, cela ne pouvait signifier qu'une chose : qu'une part de moi-même (et de lui-même, donc) n'était pas sous mon contrôle. (Cela, je l'avais déjà pensé, en un temps qui me parut obsolète.)
Mais pourquoi la poorte s'était-elle ouverte ? Elle aurait pu rester fermée, et je n'aurais jamais aperçu ce moi-même au-delà. La première idée qui me vint fut que ce qui avait provoqué l'ouverture de la poorte était sa volonté à lui. Mais puisqu'il était moi, j'aurais dû éprouver cette même volonté. Or, il me semblait que cette poorte s'était ouverte spontanément, sans que j'y sois pour quoi que ce soit, ni même que je l'ai seulement désiré. Non, le plus probable était que la poorte s'était ouverte du fait de la volonté d'un tiers. Restait à savoir de quel tiers il s'agissait. J'espérais seulement que ce tiers n'était pas un troisième moi-même, même si, il faut le reconnaître, l'hypothèse me paraissait maintenant avoir avait quelques chances d'être fondée. C'est à ce moment-là que je remarquais que la poorte, contrairement à une porte, n'était pas incluse dans un mur. Je veux dire que de chaque côté de la poorte il n'y avait rien. C'est sans doute la raison qui fait qu'il s'agit d'une poorte et non d'une porte, me dis-je. Une poorte s'ouvre et se ferme, tout comme une porte, mais en revanche on peut parfaitement la contourner, ce qui lui ôte tout de même une bonne partie de son utilité (au moins de ce son utilité pratique). Une porte ouverte nous permet de passer d'une pièce à l'autre, et une porte fermée nous l'interdit, mais une poorte, qu'elle soit ouverte ou fermée, ne nous interdit pas du tout de circuler d'une pièce à l'autre, puisqu'il suffit de la contourner, dans le cas où elle est fermée. Je commençais à comprendre la raison de ces deux « o » (comme dans alcool), qui semblaient signifier qu'il existait simultanément deux manières de la considérer, ou de considérer sa raison d'être. La poorte, contrairement à la porte, semblait comporter une dose très importante de gratuité. Elle se fermait sans interdire. Son ouverture et sa fermeture semblaient ne pas se contredire, de la même manière que le moi-même au-delà ne me contredisait pas le moins du monde, alors qu'il était pourtant distinct de moi. Bien entendu, si j'avais été logique avec moi-même, je me serais demandé comment je pouvais imaginer qu'une poorte séparait effectivement deux pièces distinctes, puisqu'une poorte n'était entourée d'aucun mur. Mais je décidais d'un commun accord avec le moi-même au-delà de ne pas aller jusque là. J'étais déjà bien suffisamment avancé comme ça !
Il avait ouvert la poorte en ouvrant la bouche, c'est ce que j'ai compris avec un peu de retard. J'avais donc également ouvert la poorte en ouvrant la bouche. On pourrait dire aussi qu'ouvrir la bouche et ouvrir la poorte sont deux actions identiques, et donc, logiquement, que ce que j'appelle la poorte est synonyme de nos deux bouches ouvertes se faisant face et se complétant. Rien n'aurait pu être plus exact, je m'en apercevais maintenant. Et si nos deux bouches s'étaient ouvertes au même moment, c'était soit par étonnement de voir l'autre nous-même soit par la nécessité que nous avions, lui et moi, de parler, et de le faire simultanément. Ma vie avait besoin d'être restaurée, et cette restauration ne pouvait passer que par le double mouvement qui conduit simultanément de l'être au néant et du néant à l'être. Ce n'est pas la vie qui s'épuise, c'est la non-vie qui prend de plus en plus de place dans l'existence car l'être humain fait une place toujours plus grande au néant qui le fascine beaucoup plus que la vie. C'est parce qu'il oublie constamment qu'il est d'abord et à jamais un être-pour-la-mort, que l'homme aime en retour à se plonger dans le néant, et de plus en plus au fur et à mesure qu'il avance en âge.