samedi 5 août 2023

Bashiung



Ils m'ont pas raté, les salauds ! Aznavour, Gainsbourg, Claude François, et, pire que tout, bien pire, le pire du pire, Bashung. À côté de ça, mes purges à l'huile de ricin, c'est l'ambroisie. Je ne sais même pas si j'ai encore le droit d'écouter la Cavatine de l'opus 130, après ça. J'y vais mollo, le cataclysme menace. Les plombs vont sauter, un défunt atrabilaire va faire irruption dans la pièce et s'asseoir en face de moi, il va faire nuit en plein midi, la grêle va s'abattre sur mon lit. Au moins. Déjà, je sens que mon cœur n'est pas à sa place habituelle. Il faut faire avec, paraît-il… 

Pourquoi Bashung ? Je l'ignore. J'avais pas été si méchant, pourtant. Je crois pas. Ou alors je ne m'en suis pas aperçu. 

Il est difficile de comprendre qu'il puisse exister des degrés dans l'horreur. Ça ne va pas de soi, non. Les lecteurs ne comprennent rien au livre qu'ils sont en train de lire, en général, et c'est bien naturel, alors comment serions-nous en mesure de comprendre la vie, elle qui est encore plus complexe que le plus complexe des livres. Comment pourrions-nous seulement imaginer ce que nos goûts peuvent produire chez celui que nous voulons convertir, ou seulement interpeller ? C'est tout notre corps que nous lui opposons alors, tout notre être, qui lui signifient que nous sommes radicalement différents, qu'il n'y aura jamais de paix, seulement quelques brèves armistices, ou quelques capitulations provisoires. 

Mais d'où sortait-il, ce Bashung ? C'est que je ne l'ai pas vu venir du tout, moi ! Je connaissais à peine son nom et je peux affirmer sans crainte de mentir que je n'avais jamais entendu la moindre chanson de lui. Il y avait bien une raison au fait que la vie m'avait tenu éloigné de lui durant un demi-siècle. Était-ce pour le protéger de moi ou pour me préserver de lui, je ne sais, mais nos chemins auraient pu continuer de ne pas se croiser, sans l'intervention malicieuse d'Alfano & Quatremaille. Ces deux effrontées canailles n'ont pas hésité à brutaliser un vieillard sans défenses pour lui révéler le pot-au-rose : Bashung n'était pas seulement un patronyme jeté au hasard dans le pot médiatique par des angelots sourds et aveugles, non, ce nom recouvrait des chansons et même des tubes qu'une part non négligeable de la population reprenait sournoisement en chœur sans même que la Rouviérette en fût avertie. 

Les improvisateurs connaissent tous ces moments de panique, quand un peu tard ils comprennent qu'ils ont emprunté un chemin qu'ils ne vont pas pouvoir abandonner de sitôt, qu'il va falloir aller au bout de la route, avant de reprendre une voie vertueuse, ou seulement apaisée.

Depuis quelques heures, j'ai demandé l'asile politique à la Corée du nord. Il paraît que c'est le seul pays dans lequel je ne risque rien. Ma vie est placée sous le signe du commencement perpétuel ; rien ne finit jamais, et je devrai donc m'exiler, à mon âge !, car « les gens préfèrent encore supporter les aboiements de leur chien que ne pas les infliger à leurs voisins ». J'étais pas si méchant, pourtant… La seule chose qui m'inquiète un peu est que je sais pas si l'on trouve des spéculos bruxellois en Corée.

Je vais faire de la cohérence cardiaque. D'autant plus que mon clavier tente (avec quelque succès, il faut le reconnaître) de me rendre fou. Il a décidé de redoubler les voyelles que je tape, d'une manière aléatoire bien sûr, et me fait perdre un temps fou, d'autant plus qu'avec les i, il m'arrive de ne pas le voir immédiatement, à cause de mes mauvais yeux. Cette conspiration pour me dissuader d'écrire est vraiment scandaleuse. Je le sais, que je vous ennuie ! Est-ce une raison pour me faire écouter Gaby, oh, Gaby ?

Y a-t-il un rapport entre Bashung et Shining de Kubrick ? On serait tenté de répondre par la négative, évidemment, mais je me demande tout de même si le fait que ce film ne m'ait jamais impressionné (ni plu, alors que j'aime beaucoup le cinéma de Kubrick) est vraiment sans rapport avec ma stupéfaction à voir des gens intelligents, cultivés, fins (et ce ne sont pas seulement des gens intelligents, cultivés et fins, ce sont aussi mes amis !) se pâmer à l'écoute de Bashung. N'importe quel homme sensé en conclurait que la seule chose à faire est de l'écouter, ce Bashung, qu'il doit bien y avoir quelque chose qui lui échappe, et qu'un peu de pratique et de bienveillance devrait lui révéler ce qu'il n'a pas encore entendu. Après tout, je n'ai pas aimé la musique de Debussy (encore moins celle de Berlioz) du premier coup — naturellement, pourrait-on dire ! Mais rien que l'idée consistant à faire un parallèle entre Debussy et Bashung, si lâche que soit ce parallèle, me rend malade. Je ne veux pas m'assurer qu'il existe ou non quelque chose d'aimable ou d'intéressant dans cette musique, ce que je veux, c'est ne pas le savoir. Je refuse d'être bienveillant et patient et curieux. Mon a priori m'est si précieux qu'aucune révélation culturelle ne saurait entrer en concurrence avec lui ; la bonne nouvelle, c'est seulement l'ignorance. Je ne désire pas aimer Bashung : voilà toute ma religion. Autant il m'a semblé intéressant d'aimer Claude François, non, pas Claude François, mais une chanson de Claude François, Si j'avais un marteau, autant je continue d'écouter des musiques de seconde zone (ou même de troisième) avec plaisir, parce qu'elles sont liées d'une manière ou d'une autre à celui que je fus, que j'ai l'impression, les écoutant, de me comprendre un peu mieux moi-même, autant je refuse d'accorder de mon temps et de mon attention à la découverte d'un Bashung. Les chanteurs, c'est comme les visages : on sait immédiatement, d'instinct, que certains ne nous feront pas de bien, que ces figures ne nous conviennent pas, ne sont pas accordées à notre métabolisme, qu'elles vont déranger le fragile équilibre qui nous tient en vie. Plus je vieillis plus je crois qu'il ne faut pas aller contre ses antipathies naturelles, et les réseaux sociaux m'ont amplement démontré qu'il s'agissait d'une question vitale. Les phrases-les visages, il n'y a que ça. Les visages qui se dessinent à travers les phrases, les phrases qui figurent, qui sentent, qui bougent comme des corps, qui respirent et qui s'éveillent ou s'endorment ; les visages qui portent en eux des phrases mortes, des phrases creuses ou plates, des phrases à la syntaxe hystérique ou pétrifiée, des phrases sans verbes ou sans ponctuation, sans rythme et sans grâce, ces visages de cadavres gueulards nous heurtent la tripe. 

Charles Aznavour, Claude François, Gilbert Bécaud, Jean Ferrat, tout cela plonge dans l'enfance, même si très peu, et à des degrés différents. L'odeur n'est pas du tout la même que ces choses confectionnées après les années 70. Ce n'est pas une question de qualité,ce n'est pas une question de musique, ou de texte, c'est une question de matière et d'échos. De prénoms, aussi. Charles, Claude, Gilbert, Jean, ce n'est pas Serge, Michel, Salvatore, Daniel, Alain, Renaud, et encore moins Julien, Bernard, Maxime, Laurent, Florent, Étienne, Didier, Yves, Yannick, Charlélie, Dany, Francis, Guy, Jean-Luc, Marc, Richard, Roch. Durant la Nuit Bashung, Alfano nous vantait le célèbre geste de Gainsbourg mettant le feu à un billet de cinq cents francs, le plus beau geste jamais filmé à la télé. Ce geste, moi, m'avait littéralement horrifié, à l'époque. Le dégoût que j'éprouve encore aujourd'hui en revoyant ces images me surprend moi-même, bien que je comprenne ce qu'il a voulu montrer, et que j'admette les explications très convaincantes d'Alfano. Quoi qu'il en soit, jamais un Charles Aznavour n'aurait fait une chose pareille, et ne parlons pas de Trenet. Gainsbourg, en voilà un autre que la torture pourrait me faire aimer.

L'enfance est cette chose qu'arrivés à l'âge adulte nous lançons très loin de nous, le plus loin possible, de toute la force dont nous sommes capables. Mais il y a toujours un chien consciencieux, bien intentionné et diligent pour aller chercher le bâton et nous le rapporter joyeusement, surtout quand il est couvert de merde. Ce chien habite en nous : notre foi ou notre folie est sa niche. J'ai déjà assez de mal avec ce qui me vient de ce côté-là pour aller sciemment m'empoisonner d'une nourriture qui pue la charogne, et mon chien intérieur a encore un peu d'odorat. 

L'homme qui se noyait, c'était moi, durant la Nuit Bashung de l'été 2023, mais j'avais deux solides compagnons, charitables et intrépides, qui n'auraient pas permis que l'océan m'entre tout à fait dans les bronches. Ils voulaient voir comment je nageais dans la haute mer. Ils voulaient m'entendre chanter de désespoir, parce que je ne chante bien que dans les râles les plus rauques. Quatremaille et Alfano sont des savants qui aiment observer ce que personne ne voit. Leur intelligence et leur sensibilité sont leur microscope. N'était la bouteille de whisky qui nous ramenait un peu vers le trivial, nous nous serions crus enfermés tous les trois dans le cylindre d'une machine d'imagerie par résonance magnétique. « Que vais-je faire de ce que l'on a fait de moi ? », se demandait Sartre. C'est la question que pose sans cesse la chanson à ceux qui l'écoutent. 

Le jour où j'ai déposé sur Facebook un statut qui proclamait que j'aimais Suzanne, de Leonard Cohen, ce jour-là, j'ai pris un risque inconsidéré. Ils s'en sont souvenus, les bougres…