Les yeux bleus ont un grand inconvénient : on s'arrête souvent à leur surface — leur beauté nous aveugle. Il faut du temps et de l'attention pour crever cette surface réfléchissante.
Je n'ai pas assez regardé tes yeux. J'ai regardé ton ventre (ah, ton ventre…), j'ai regardé tes pieds, j'ai regardé tes mains, j'ai regardé ta bouche, j'ai regardé ton sexe, j'ai regardé tes cuisses, j'ai regardé ton cul, avec attention, je crois, et amour, et désir, et timidité, et j'ai vu tes yeux regarder, et me regarder, mais je ne les ai pas assez regardés pour eux-mêmes.
Les yeux sont la première chose qu'on voit, du visage et du corps d'un être aimé, ils sont toujours là, toujours présents, toujours actifs, car ils nous regardent, mais nous ne les regardons pas assez pour eux-mêmes, parce qu'il est difficile de regarder quelque chose qui nous voit. Les yeux sont en avance sur le corps qui les porte, ils entrent en nous avant que les nôtres se portent à la rencontre de celui qui nous saisit. Qui voit le premier a l'avantage et éblouit l'autre : c'est comme d'avoir les blancs aux échecs. (Nous ne voyons le plus souvent dans les yeux de l'aimé que l'amour que nous cherchons en vain en nous-mêmes.)
Je les ai vus sans les regarder, ou je les ai regardés sans les voir. Je les ai vus me voir, ça oui, mais je n'ai pas vu ce qu'ils voyaient, je n'ai pas su déchirer le voile que mes yeux ont mis à tes yeux, et même si je les ai vus me voir, je n'ai pas compris ce qu'en moi ils venaient chercher. Tes yeux m'ont vu et ne m'ont pas vu, sans doute, mais je ne puis te le reprocher, moi qui n'ai pas su les voir.
Tes yeux sont une chaconne de feu. En eux passe et repasse une basse vibrante et obstinée que les heures se chargent de varier. Il faut du temps pour que leurs motifs se révèlent à nous sous la forme de contrepoints escarpés et sibyllins : tu donnes, tu reprends, tu évites, tu fuis, tu contournes, et le reste nous est donné comme un fulgurant hiéroglyphe.
Je n'oublierai pas ce premier soir où, depuis ta petite voiture bleue, tu avais jeté ton regard comme un harpon, sur moi, à travers le pare-brise et le portail de la maison. C'est le tout premier don que tu m'as fait, c'est la toute première entaille qui s'est faite en moi, qui s'est frayée un chemin jusqu'au plus profond de mes humeurs. Elle y est restée. Cela, tu ne pouvais pas le reprendre.