C'est d'une beauté à couper le souffle et du souffle il m'en faut pour arriver jusqu'à elle. Jamais je ne serai capable de décrire ce que je vois, et je ne sais pas dessiner. C'est en descente : au bout de cette descente*, se trouve normalement Rumilly, et ma mère. Mais il y a des heures que je vole. Je commence à fatiguer. Et puis je n'arrive pas à accélérer. Je pense aux cerises à l'eau de vie, je voudrais lui parler de ça, je veux lui dire à quel point ces cerises à l'eau de vie me crèvent le cœur. De temps à autre, je reconnais, je suis à Annecy (alors que j'espérais n'être qu'à quelques centaines de mètres de la maison), mais j'ai peur de reconnaître Paris, oui, c'est Paris, c'est la Seine, je suis encore plus loin que je ne l'imaginais.
(*) Cette descente, je la connais bien, mais je serais incapable de lui donner un nom. Elle n'existe pas et pourtant j'ai rêvé d'elle une vingtaine de fois au moins. C'est un mélange d'une descente parisienne (qui n'existe pas non plus, mais dont j'ai rêvé une centaine de fois déjà) et d'une descente annécienne (qui n'existe pas plus que l'autre). Deux cents fois j'ai rêvé que je les descendais en courant, ou en volant, que j'en admirais tous les détails architecturaux et "géologiques" (car elles présentent la caractéristique d'être à la fois très construites et très sauvages), que j'en éprouvais toutes les courbes, toutes les curiosités, toutes les aspérités, toutes les redondances, et toute l'extraordinaire beauté.
Mais cette nuit, ce matin, plutôt, c'était mille fois plus long et détaillé que d'habitude, du moins en ai-je l'impression maintenant que je suis éveillé. Je me suis réveillé au moins trois fois, et à chaque fois je me suis rendormi immédiatement parce que je voulais poursuivre le rêve, et, surtout, rejoindre ma mère qui m'attendait à Rumilly.
Il y avait cette porte fermée à clef qui obstruait une impasse, une porte brun-ocre que j'arrivais à ouvrir, mais qui donnait immédiatement sur une autre porte qui elle-même donnait sur un mur infranchissable. Deux fois je me suis heurté à cette même porte et j'ai dû rebrousser chemin, alors que j'étais déjà épuisé.
Dans ce rêve, je suis extrêmement conscient. Ce n'est pas un vrai rêve. J'essaie, par exemple, très consciemment, de fermer les yeux, pendant que je vole, pour que le paysage change, et que découvre en les rouvrant que je suis à Rumilly, que je n'ai plus que quelques centaines de mètres à faire en volant pour arriver à la maison, mais quand je rouvre les yeux, c'est encore pire que ce que j'imaginais, je suis encore plus loin (Paris, et pas Annecy). Mais je continue, je continue, mes bras me font mal à force de voler, j'essaie toutes sortes de stratégies, et puis il y a ces groupes d'humains, au-dessous de moi, qu'il faut éviter à tout prix.
Je suffoque. Je suis épuisé. J'ai tellement volé, depuis quatre ou cinq heures… Dans ce rêve le désespoir est intimement mêlé à l'admiration pour ce que je vois. La ville que je survole et donc que je vois comme personne ne la voit, est d'une beauté sublime. Mille détails retiennent mon attention et me font pousser des cris d'étonnement : je n'en reviens pas de tant de beauté. Je sais que demain ou après-demain, tout ça ou presque aura disparu, mais je sais aussi que ce rêve, je le continuerai une autre fois, comme je le continue depuis des années. Je connais ce monde, ce monde-double, ce monde parallèle, j'y suis souvent invité. Il m'(appartient).
Dans le rêve, il y avait aussi Babeth et Laura. Babeth était atteinte d'une très grave maladie qui la rendait méconnaissable (elle me cachait son visage). J'étais entré en voiture chez elles, à reculons, sans le faire exprès. Et nous nous sommes ensuite retrouvés dans leur cuisine, à parler, il y avait une troisième personne (une femme) que je n'ai pas identifiée. Elle était bègue et grosse, mais translucide. Elle parlait une langue que je ne connaissais pas mais que je comprenais très bien, en tout cas mieux que s'il s'était agi d'un langue connue de moi. En revanche, Laura l'écoutait avec colère, et semblait furieuse de ne pouvoir comprendre ce que cette grosse femme disait. Babeth me proposait de la soupe verte, mais je préférais boire le lait qui giclait de ses seins. Elle en mettait partout, c'était un peu du gâchis. La femme translucide se mit en colère et réclama aussi sa part de lait. Alors je renonçais à boire et m'enfuis en ricanant. Laura se mit à me courir après en me disant que jamais plus je ne trouverai un lait de cette qualité, mais elle me faisait pitié et je ne l'écoutais plus.
Sur le pas de la porte, qui ressemblait à celle d'une agence bancaire tchèque, je rencontrai Sergiu Celibidache, avec sous le bras un gros livre que je reconnus immédiatement. Il s'agissait des Maîtres Menteurs. Quand il m'aperçut, il fit un signe de croix en se mettant à crier : « Rossini est un génie, La Fuly ! Je vous aurai prévenu. » Je crois qu'il m'a pris pour Gustave Flaubert, le fait qu'il m'ait appelé La Fuly étant à l'évidence une ruse grossière.