samedi 1 juillet 2023

[Journal*] avril-mai 2003

 26 avril 2003 (Une heure et demie de l'après-midi, à l'hôpital de Rumilly, chambre 102)

Je suis à gauche du lit, assis sur une chaise verte. À ma gauche, la fenêtre devant laquelle se trouve une petite table beige à pieds métalliques. Il fait gris. Il n'y a aucun bruit, sauf celui de l'oxygène que Mère absorbe par les narines et celui de l'eau du chauffage. De temps à autre, quelques voix assourdies, une porte qui claque au fond du couloir. Le seul bruit qui retient mon attention est celui de sa respiration, qui est plus ou moins profonde, plus ou moins fluide. Parfois, des ronflements, ou des raclements liquides, comme si elle s'étouffait, et au même moment, son ventre (est-ce son ventre, ou ses poumons ?) fait un bruit sourd, rond et pourtant liquide, ou semi-liquide. J'écoute chacun de ces bruits, partition vitale. 

Parfois tout s'arrête, elle ne respire plus, elle ne remue plus du tout. Et puis elle tourne la tête vers moi, me tend la main gauche, qui réclame la mienne, muette, elle ouvre les yeux, me regarde, j'en suis certain, elle me voit, et me fait une esquisse de sourire, infime et gigantesque. Suis-je normal ? Il me semble que pour la douceur de moments tels que ceux-ci je pourrais donner ma vie. Son souffle est mon souffle. Son visage est mon visage. Je lui parle. Est-ce que je lui parle trop ? C'est possible ; il faut qu'elle se repose. Mais comment ne pas lui dire que je suis là, que je ne suis là que pour elle, que tout mon être et les quelques forces que je possède sont pour elle, uniquement pour elle. « Prends ma force, petite mère chérie, prends ce dont tu as besoin, je veux bien te donner ma vie s'il le faut absolument, pourvu que tu restes près de moi. » Je n'ai aucune hésitation. Malheureusement, je ne suis pas une force de la nature… Mais le peu que j'ai je te le donne volontiers. Qu'ai-je à faire de ces

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Mardi 29 avril, quatre heures de l'après-midi, hôpital, à droite de Mère. Elle a du mal à respirer. Je lui ai parlé. Lui ai lu le début du Cantique des Cantiques. Puis quelques vers de la Légende des siècles

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Mercredi 30 avril 2003, hôpital de Rumilly, quatre heures de l'après-midi. Elle est beaucoup mieux aujourd'hui. Elle réagit. Reste éveillée de très longs moments. Se fait comprendre. Me sourit. D'ailleurs l'infirmière brune qui sort d'ici m'a dit qu'elle lui avait souri aussi. Très fréquemment, elle tourne la tête à gauche pour vérifier que je suis là. Elle vient à l'instant même de le faire, et de me sourire. Elle voit que j'écris, je lui montre ce cahier. Elle sourit encore. Puis semble s'assoupir. Elle bouge ses jambes. Je la masse. Je soulève la jambe droite, celle qui est paralysée, par le genou, je fais des flexions, nombreuses. Bien sûr, elle ne s'en rend pas compte. Mon angine va mieux. Jean-Louis m'a donné un traitement de cheval (Vioxx, antibiotiques).

Je suis épuisé. Je m'endors… Il pleut, le tonnerre gronde.

Kundera : L'Ignorance, p. 127 : qui a raté ses adieux ne peut attendre grand-chose de ses retrouvailles. »

« (…) de sorte que la musique est devenue un simple bruit, un bruit parmi les bruits. » 

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Jeudi 1er mai 2003, hôpital, cinq heures de l'après-midi. Je lui apporté une branchette de lilas. Elle a souri, l'a prise et l'a portée à son nez pour en sentir le parfum. Plus tôt dans l'après-midi, je lui massais la jambe droite, quand j'ai senti tout à coup qu'elle la (me) repoussait avec beaucoup de force ! J'en ai parlé à Mangin au téléphone, mais je n'ai rien compris à ses explications.

Je suis fâché avec Valérie. Je la trouve vraiment culottée. Elle trouve le moyen, par trois ou quatre fois, de venir (ou de projeter de venir) à Rumilly, en mentant à son mari, à tout le monde, pour son plaisir, mais quand pour une fois je lui demande de venir pour m'aider à tenir le coup, elle refuse tout net, et pis que ça, elle me demande de ne pas le lui demander. 

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Vendredi 2 mai 2003. Hôpital de Rumilly, une heure moins le quart de l'après-midi. Je suis auprès d'elle depuis midi. Elle n'a pas montré beaucoup d'enthousiasme à me voir… Je lui ai fait respirer du lilas, mais elle n'a pas manifesté la joie que cela lui avait procuré hier. Elle est pessimiste et fataliste. Semble toujours dire : « À quoi bon ? » à tout ce que je lui dis ou montre. J'ai apporté un grand bloc de papier blanc et brillant et un gros feutre bleu. J'écris quelque chose sur le bloc, et je lui montre. Elle regarde attentivement, prend le bloc dans sa main, le fait tourner, regarde la page sous plusieurs angles… Mais c'est comme si elle déchiffrait une langue étrangère. Elle a l'air de faire un effort, de chercher à comprendre… puis elle paraît renoncer. Elle ne sourit plus comme hier mais elle a moins de mal à respirer. Sa main est sur la mienne. C'est toujours sa main, avec son alliance, ses ongles encore faits, je reconnais sa peau, sa douceur, je sens l'odeur de son corps, de son vieux corps malade, et cette odeur m'est précieuse. Le dessus de sa paupière gauche est jaune d'or. De temps en temps elle ouvre les yeux, les tourne vers moi et pousse un soupir en haussant les sourcils : « Tu es là, tu es toujours là. Mais à quoi rime tout ça ? » Quand je tousse, elle tourne la tête vers moi, l'air étonné et presque inquiet…

(Cinq heures du soir, hôpital)

Elle râle souvent, ne semble pas me reconnaître. Elle me regarde intensément, mais avec ce questionnement visible : « Qui es-tu ? » Qui es-tu, me demande ma mère ! Suis-je parti si loin, si longtemps, moi qui ne l'ai pas quittée depuis treize ans ? Suis-je parti sans m'en rendre compte ? Plus je la cherchais, cette mère chérie, plus je m'en séparais ? Depuis deux ans, je suis avec elle nuit et jour. Depuis ce printemps flamboyant, depuis Sarah, le premier hôpital, les urgences en pleine nuit, jusqu'à a deux heures du matin, le TGV qui casse son essieu, qui met neuf heures pour faire Paris Annecy. Sarah et moi dans la petite Opel Corsa, le violoncelle à l'arrière, sur l'autoroute, essayant de rattraper l'ambulance qui a pris un autre chemin. La nuit, les phares, quelques phrases, la main de Sarah sur la mienne. 

Depuis cette nuit-là, que s'est-il passé ? Pas grand-chose, en somme… Des journées entières près d'un lit. À gauche. À droite. Parlant. Lisant. Écrivant. Dormant. La plus belle part de ma vie dans ces lieux où l'odeur au début me soulevait le cœur. Il y a une semaine, à Annecy, pendant que j'attendais, debout près du lit, dans le couloir des urgences, j'ai pensé à cette odeur, de merde, de pisse, de corps vieux, fatiguée, suintant, pas très propre. Je respirais par petites goulées, juste ce qu'il faut pour ne pas vomir. Et puis, sans savoir pourquoi, j'ai laissé venir toutes ces odeurs en moi et ça m'a soulagé : j'ai aimé cette odeur écœurante mais douce, l'odeur du corps de ma mère. 

(19h20) Passage éclair (45 secondes) de Francette. « Elle a ouvert les yeux ? (…) Elle a froid ! » Etc. « Bon, j'y vais, puisque tu es là. » Sylvain a téléphoné il y a cinq minutes d'Annecy : « J'arrive. » On aimerait que ce soit vrai… 

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Samedi 3 mai 2003. Hôpital de Rumilly, une heure de l'après-midi. Je tiens sa main gauche de ma main gauche. Elle est sur le dos. Pas de réactions aujourd'hui (pour l'instant). Hier matin, j'ai appelé Brigitte au secours : « Tu peux venir me voir quelques jours ? » « Oui, je viendrai lundi. » Hier-soir, j'étais ici, elle me rappelle : « Jérôme, je ne viendrai pas… « Etc.

Rien. Personne. Je ne peux compter sur personne. Ni Valérie, ni Brigitte, ni Anne, ni mes frères et sœur, personne. Au pied du mur, ils se défilent tous. Jean-Louis est venu hier-soir, mais c'était avant tout pour que je lui apprenne à se servir de Pro-Tools. Soyons juste : Anne m'avait demandé, le premier jour, au téléphone : « Tu veux que je vienne ? » J'ai hésité, n'ai rien répondu. Elle n'a pas réitéré sa demande. Et j'aurais trop peur qu'elle se défile, elle aussi… La seule que je n'ai pas appelée, finalement, c'est Sarah. Ce n'est pas tout à fait vrai. J'ai appelé un jour, suis tombé sur son répondeur, et n'ai pas laissé de message. Elle n'a pas jugé bon de rappeler…

Luc a appelé ce matin. Il est très gentil, ce Luc, mais il est trop abstrait pour moi. Je ne crois ni à la philosophie, ni à la littérature, dans ces moments-là, juste au concret, aux actes. La présence, la parole incarnée, les gestes vrais. 

Le petit klaxon régulier des appels aux infirmières. Sa main sur la mienne. Le bruit du chauffage. (Raphaële vient d'entrer)

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Mercredi 7 mai 2003. Hôpital, 15h25, déjà !

Hier-soir, étrange moment, ici, avec Raphaële et Mère. Dans le noir. Jusqu'à neuf heures et demie…

Elle venait de m'envoyer ce texto étrange : « Attention danger… » Elle est arrivée, vers vers huit heures et quart. J'étais en train de pleurer, la tête dans le lit, désespéré. Elle a ouvert la porte, s'est glissée sans bruit jusqu'à moi, très vite (elle a souvent cette manière de glissement, elle frôle le sol…), m'a tendu son visage, que j'ai embrassé. Puis je crois qu'elle m'a tenu brièvement dans ses bras, pendant que je disais : « C'est trop dur, je n'en peux plus ! » en pleurant. Je revois bien son regard, elle était émue, tendue. Un bref instant, j'ai senti qu'il y avait une hésitation dans son corps : comment me toucher, comment me prendre dans ses bras ? Son visage presque dur trahissait ce désarroi, le déplacement de son être vis à vis de moi. Elle sentait que les deux corps que nous avions eus jusque là lors de nos rencontres étaient absents, faisaient défaut, dans cette pénombre, mais elle ne savait visiblement pas par quoi les remplacer. Je l'ai trouvée courageuse : elle m'affrontait sans filet. D'autant plus qu'il n'y avait eu aucun échange entre nous, ni verbal ni écrit, depuis le texto qui, plus j'y pense, ne peut s'interpréter que d'une seule manière. Quand j'ai écrit : « J'ai très envie de flancher… » elle a manifestement compris : « J'ai très envie de me laisser aller à tomber amoureux de vous. » Ce qui est, dans le contexte, à la fois assez surprenant et très naturel. 

Les aides-soignantes voulaient la changer de côté, alors qu'elle dort si bien : je m'y suis opposé, par deux fois, il faut dire avec l'aide et l'approbation d'Elisabeth, l'infirmière, qui, décidément, m'a pris un peu sous son aile. Quand nous sommes sortis d'ici, hier-soir, vers 21h30, elle quittait son service, et a discuté très gentiment avec nous, sur le parking. Elle a vu mon désarroi : « Vous partez en vacances après-demain ? » lui ai-je dit sur un ton catastrophé.