Ettie est morte. Je l'ai appris quelques minutes après avoir terminé les deux petits textes que je lui ai consacrés. J'ai trouvé une très belle page d'hommage sur la Toile et j'ai eu un peu honte d'avoir écrit ce que j'ai écrit. J'ai même pensé à effacer mes deux textes. Et puis non, il n'y a aucune raison. Je ne médis pas en racontant très exactement ce qui s'est passé entre nous, c'est même tout le contraire. Je lui garde beaucoup de tendresse, bien que je pense être passé complètement à côté de la femme qu'elle était. C'est l'histoire du malentendu qui m'a intéressé, le malentendu qui est à la base de toutes les histoires d'amour. Ici, il prend une tournure presque comique alors que dans d'autres situations il peut être terrible.
Valentine est morte avant-hier, une semaine exactement avant le 19 juillet, et dix jours avant son anniversaire. Il ne manquerait plus que j'apprenne la mort de Christine Loison, dont j'ai retrouvé les trois photos qu'elle m'avait envoyées de Cannes, au début de notre histoire d'amour. Au dos de chaque photographie (carrée), un « Je t'aime ! », au stylo, très affirmatif et très émouvant. Je croyais avoir jeté ces photos que j'ai miraculeusement retrouvées il y a quelques jours. En voilà une qui a complètement disparu de la surface de la Terre ! (Tout le monde n'est pas sur les réseaux sociaux, c'est rassurant.) Depuis le temps que je la cherche, sur le Net… Pas une trace. Elle ne se trouve pas non plus sur les photos de classe que j'ai pu voir ici ou là. Quelle tristesse ! Elle devait être comme moi qui à chaque fois me débrouillais pour éviter ces séances que je trouvais ridicules et humiliantes. S'il y a quelqu'un dont j'ai envie d'avoir des nouvelles, c'est bien Christine ! C'est avec elle que ma vie a commencé. C'est en tout cas le sentiment que j'ai aujourd'hui. Tout a commencé dans ses bras.
Quant Ettie était ici, elle m'a raconté la triste histoire de son mariage avec Tom Luckey (sic), sculpteur assez célèbre si je me souviens bien, qui était tombé par la fenêtre, en pleine nuit, alors qu'il était allé pisser, et qui s'est retrouvé complètement paralysé. Les choses se sont très mal passées pour Ettie, à partir de cet accident. Elle s'est occupée de son mari comme elle a pu, ce qui était une charge extrêmement lourde — je suis bien placé pour le savoir —, mais elle a eu très vite toute la belle-famille contre elle, qui a été odieuse (la soupçonnaient-ils d'être responsable de l'accident ?), et elle a finalement dû abandonner la partie, toute sa vie de femme mariée et tout ce qu'elle possédait. Je crois que même ses enfants sont devenus des ennemis. Quand je l'ai revue, il y avait peu de temps que ces sinistres événements s'étaient produits, et je n'ai pas du tout mesuré la violence du choc qu'elle avait subi, d'autant plus que peu de temps auparavant on lui avait annoncé qu'elle était atteinte d'un deuxième cancer.
« Maman est morte » m'a écrit M., vingt ans tout juste après que j'ai écrit et prononcé cette phrase. Mais sa mère est morte heureusement dans de bien meilleures conditions que la mienne, et plus âgée. Elle s'est « éteinte », comme on dit, et pour une fois je trouve que l'expression convient parfaitement. Quoi qu'il en soit, j'ai senti très nettement la grande ombre de la mort sur moi, durant ces quelques jours. Le mois de juillet est toujours un mois dangereux. Quand je demande à M. comment elle va, elle me répond qu'elle n'en sait rien, et je le comprends très bien. Je me rappelle juillet 2003, et cette chose incroyable qui nous dépossède de nous-mêmes. Nous sommes ici et nous n'y sommes pas du tout. Notre corps et nous, ça fait deux. Je me revois dans le couloir de l'hôpital de Rumilly, ce samedi matin du 19 juillet 2003, à onze heures : je voyais les autres arriver, je voyais leurs corps se mouvoir dans le couloir, avancer vers moi, émettre des sons, parler, ils étaient dans le présent, un drôle de présent auquel mon corps n'appartenait pas. Il y a une présence de la mort, très sensible, très concrète, qui agit comme un couteau dans la chair des heures. Quand la mort frappe près de nous, nous avons la sensation d'un immense coup de vent qui peut nous emporter si nous ne sommes pas bien arrimés au présent. Il y a de la place pour tous ceux qui ne croient plus être indispensablement eux-mêmes, la mort n'est pas à ça près.
Pour me protéger, j'écoute Cecil Taylor en solo, dans ce disque que j'adorais en 1976 : Silent Tongues. J'imagine que ce genre de musique est devenu complètement incompréhensible à la grande majorité des humains que je fréquente, mais moi je m'y accroche comme à une boussole. C'est mon corps, qui réclame ça : celui qui refuse le néant.
En lisant la page consacrée à Ettie, Ettie Aydlett, j'ai appris qu'elle avait étudié entre autre à Nice, chose que j'ignorais complètement, et qu'elle était née en 1954, alors que j'avais toujours cru que nous n'avions qu'une petite année d'écart. Elle était mon aînée… Avait-elle eu un petit ami avant moi ? Je ne le saurai jamais, mais j'ai tendance à croire que j'ai été sa première histoire d'amour.
Qu'est-ce que j'espère, en publiant ces photos de certains personnages de mon passé ? Sûrement pas le faire revivre, non. Je crois que je veux seulement trouver en eux un appui, quelque chose qui me permette de croire que j'ai vécu, que tout cela n'est pas une farce grotesque, ou une pure élucubration de mon esprit. Le temps est une drôle de chose. Plus on avance dans la vie et plus on éprouve son côté farceur. Il est capable de tout, et pour commencer de nous renverser cul par-dessus tête, nous faisant prendre des vestibules pour des lentilles et des récits pour des gangrènes. Ce qui me frappe, en revoyant ces visages aimés, c'est à quel point les hiérarchies que l'on croyait gravées dans le marbre vacillent et même se renversent. Telle fille que l'on avait cru aimer à la folie nous semble bien fade, à côté de ces vieux fantômes dont nous n'avons que quelques traces ténues. On change quand on croit être constant et l'on est d'une cohérence inébranlable alors qu'on pense se métamorphoser en profondeur. Une fois de plus se vérifie la terrible loi : nous ne comprenons pas ce que nous vivons, et quand nous le comprenons, il est trop tard : ça ne sert plus à rien. Nous n'avons pas su voir, c'est la seule clarté.
Ettie aurait peut-être voulu que je l'aime, mais je n'avais pas d'oreille pour elle, trop pudique pour insister. Elle n'était pas le genre de fille à se mettre entre le soleil et vous. Elle n'aveuglait pas les hommes de sa beauté. Quant à moi, il me fallait souffrir pour croire qu'il se passait quelque chose, le poison de la jalousie pour sentir que l'amour était autre chose qu'un agréable passe-temps estival. Christine avait tout ce qui manquait à Ettie : le désir et le regard des hommes avaient creusé des sillons en elle, des gouffres où il était bon de se laisser tomber. Elle savait d'instinct par qui elle était regardée, désirée, convoitée, et tout son corps était un instrument d'une folle précision. C'est ce qui nous fascine et nous attire tant, quand nous découvrons les femmes : ce sont des artistes, des géomètres et des savants, et nous sommes des ploucs qui ne comprenons rien à ce qui nous arrive. Hilary Hahn parlant de Menuhin dit qu'il « joue autour du pilier de son calme intérieur, même dans les passages difficiles ». Je crois que je n'ai jamais connu que des passages difficiles, avec les femmes, et mon pilier de calme intérieur était si profondément enfoui en moi que je n'en ai jamais soupçonné l'existence.