Nous vivons à une époque où il est possible de lire, sous un portrait photographique de Picasso : « C'était un vrai con » sans que la personne ayant écrit une pareille chose se fasse agonir d'injures. Je ne nous donne pas cinq ans avant qu'on puisse lire et entendre que Mozart était un petit fumier ou Dante un gros salopard, Proust un ignoble sadique, et Beethoven un pauvre alcoolo frustré. Qui échappera aux procureurs de notre époque pourrie ? Sans doute personne. La Bêtise a pris ses quartiers en nos murs et n'entend pas laisser la place de sitôt — il faut dire qu'on lui fait un pont d'or. De toute part on l'encourage, on l'excite, on la justifie, et, dès qu'elle fait mine de faiblir un peu, on lui apporte de nouvelles munitions, sous les applaudissements hystériques de la foule persuadée d'œuvrer pour le bien commun.
Le ressentiment du médiocre a sans doute toujours existé, mais ce qui a changé, c'est qu'aujourd'hui il se donne libre cours, décomplexé par l'alibi moral, alors qu'il y a encore un demi-siècle, il ne faisait que se chuchoter à l'abri des regards. Il faudrait faire la liste de ces artistes qui par leur personnalité, leur vie privée ou leur œuvre, ou plus simplement les ragots revanchards qu'adore la post-modernité, donnent l'autorisation à des imbéciles de les juger à l'aune de leur moralité, mais il est à craindre que cette liste soit déjà devenue interminable, tant il est facile de trouver des poux sur la tête des génies, et tant cette occupation semble combler ceux qui s'y adonnent. Ils sont donc comme nous, les Jean-Sébastien Bach, les Flaubert, les Chateaubriand, les Debussy, les Rodin ? Je crois me rappeler que nous étions ainsi, à quinze ans, mais cette passion mauvaise nous a vite laissés tranquilles ; elle paraît tellement lointaine que nous avons beaucoup de mal à croire que nous avons pu si peu que ce soit être sensible à ses attraits.
Un autre slogan, fréquent sur les réseaux sociaux, dit une chose assez proche. « L'intelligence n'a rien avoir avec le niveau d'études. On peut avoir beaucoup de diplômes et être un parfait idiot. » En un premier degré, cette affirmation n'est évidemment pas fausse. Nous avons tous rencontré de superbes idiots diplômés (surtout depuis que les diplômes n'ont plus aucun sens). Mais ce que cette affirmation signifie, en un second degré, est exactement du même ordre. Vous avez des diplômes, vous avez fait des études, vous êtes cultivés, vous êtes peut-être même des érudits, mais vous ne valez pas mieux que nous. C'est la passion de l'égalité qui parle, ici, l'égalité de principe, l'égalité absolue, en quelque sorte. On ne se contente plus des égalités relatives, de celles qui peuvent éventuellement être constatées a posteriori, en certains cas, non, ce qu'on veut, ce qu'on exige, c'est l'égalité qui n'a ni fin ni commencement, c'est l'égalité de droit divin, c'est le postulat égalitaire. Rien ne doit dépasser, jamais. Et c'est exactement comme ça qu'on entre paisiblement dans les sociétés totalitaires qu'on voit s'imposer sans bruits autour de nous.