Je suis le garçon, professeur de con. Je suis con, je suis cul, pas un saint. J'ai appris quelques chansons, des gestes et quelques caresses, ça n'a pas traîné. Dans le miroir, je vois un âne timide. Aplati. De grandes oreilles, un nez tragique, deux tristes yeux bien marrons, la peau assez jeune encore, peut-être trop pour l'âge. La bête se courbe mais n'a pas rompu. Si l'on regarde suffisamment on croit apercevoir l'ombre d'une joie, qui s'est enfuie comme la voleuse qu'elle était. Il y a des sons, aussi, dans cette figure. Je ne vous les ferai pas entendre. Pas tout de suite.
Si j'ai eu la frousse ? Et comment ! Toutes sortes de frousses. Des bien molles et des bien crevantes, des larges et des pointues, des retorses et des endormies. J'aime raconter des histoires mais je ne sais pas. Ça glisse sur moi, le récit, ça n'accroche pas. Je mets les pieds un peu partout, je salis le parquet, je me casse la figure dans les escaliers. Elles rient. Sans d'abord oser, puis très franchement. Je prends leurs seins dans mes mains, je mémorise pour le trépas. Il me faut des viatiques de chair ça au moins je l'ai su tout de suite. Je tourne les pages, ça me rafraîchit le visage. Je mesure, je goûte, j'enregistre, je pèse, je renifle beaucoup. Mon nez, c'est mon microscope. Jamais fini de faire mes gammes, même. Jusqu'au fond du couloir et retour, motifs, transpositions, anagrammes en perfusion, ponctuation suffoquée. Oxygène et odeurs, pestilence et regrets éternels. Je prends tout : l'instrument ne laisse pas de répit.
Si chère de loin et proche, dans le creux de ses aisselles, oh les doux mensonges, humides et clos. Sa tête si légère, qui ne dit pas non. Un baiser, vertige dans ma bouche et peut-être dans la sienne. Je puise dans une mémoire fine comme une pâte à strudel ; elle se déchire souvent, c'est une muqueuse, translucide et pâle, et qui bat comme un tympan affolé.
Voilà qu'elle me toise, le regard bien planté entre ses deux seins. C'est beau. Ses prunelles sont deux avions furtifs qui rasent le fond de la vallée — elle ira droit au but, c'est sûr. Je n'essaie même pas d'esquiver. Je suis la proie, c'est écrit. Nous écoutons Bill Evans. Les feuilles mortes. Je la ramasse à la pelle, elle se laisse porter, comme un péché. Son ventre a frémi, pourtant. Et peut-être pas en vain. Ils n'aiment pas mes images. C'est bien. Une honte de moins. Est-ce ? Ai-je ? Comment dire ? Dans ma poche, je sens des clefs, un mouchoir. Elle sort la tête du lit, comme d'une vague noire, m'attrape par la queue, et m'ordonne de rester là. J'ai à faire. Moi et moi. Nous avons à faire et à défaire. C'est du sérieux, avec la vie. La frousse et puis hop, j'oublie tout. On entrera dans l'éternité tout nu, la bite devant. C'est dit, Ma Vie. Elle me montre son triangle en regardant ailleurs. Je n'ai pas le cœur à me défiler. Je descends les Champs-Élysées sur les talons. La flamme derrière moi. Bouncin' With Bud. Comme ces après-midi d'été où je faisais du mur au tennis, près de la voie de chemin de fer. La balle revient toujours, si l'on sait s'y prendre. Avec qui joue-t-on, avec qui parle-t-on, avec qui dormons-nous ? Aimer, quel verbe ! Les symétries nous laissent muets et fiévreux. Nous découvrons, couillons, que les mots cachent d'autres mots, que les femmes cachent d'autres femmes. Vous n'avez rien appris parce que croyiez savoir. Vous avez préféré mordre dans les figues et vous éclabousser de leur jus. Ça ne pouvait pas durer, tout ce sucre. On se reverra, tu verras. Ton beau jardin est désert : c'est comme ça que je l'aime. Vous êtes sans indulgence, sans miséricorde, mais c'est dans son verger que poussent les fruits qui rachètent les instants et les gestes. La tristesse est si exaltante, quand elle a passé entre tes cuisses. Ceux qui n'en sortiront pas vivants auront été moins morts que les autres. Sourds et muets, comme des chiens abandonnés, je les regarde me montrer le chemin qu'il n'aurait pas fallu prendre. Leur regard en dit long. C'est le peuple des hommes, qui part, qui revient, depuis si longtemps. Trop c'est trop. La vérité, c'est que, riches ou pauvres, tous ont horreur de la solitude. Et de la beauté.
Mais encore… Mais encore dans la voix du matin, il aurait fallu être attentif et précis, noter et noter encore, parler bas quand les heures laissent entrer les petites joies si douces si calmes si paisibles, quand on sent la pulsation de la Terre, quand bat le cœur juste et bon, accordé à des phrases dépassant tout juste du silence, tièdes et palpitantes et qui ne s'imposent pas. « Soyons désobligeants pour les femmes et les éditeurs ! » me dit-il à l'oreille. Oui, bien sûr, mais comme il est dommage de devoir toujours aller à contre-sens, comme nous aimerions être simplement, simplement être, poser notre main sur son ventre et laisser le temps filer entre les précipices dans la paix de l'aube. Lassitude de devoir dire non encore une fois, une fois de trop. Revenir à Bach, en somme. L'aurore est éternelle. Les âmes endormies reposent, couchées auprès de leurs sœurs. Le péché veut les réveiller. Ne le laissons pas faire. Encore un instant de répit, avant le tumulte.
Prépare-toi, mon âme. Pour ton bien, tu seras abandonnée. Alors de ses yeux reviendront des amours qu'elle ne sait même pas, le temps du diable oublié, le sarcasme et la peur, et toutes les heures perdues éclateront comme des bulles de savon. Il y avait de la sainteté dans ces folies et tu ne le voyais pas. Un souffle puis un autre, une hésitation, la voix qui se brise, mais quand-même, c'était beau, le désir.