C'était il y a vingt ans exactement. C'était un samedi, un samedi matin. Il faisait très chaud. J'étais au téléphone avec Raphaële qui était en Grèce, je crois. J'ai déjà écrit ces mots. J'ai peut-être même déjà écrit exactement ces phrases. Je me répète. C'était à l'heure de Répliques, à France-Culture. J'étais dehors, sur le perron, sur la partie gauche du perron, celle qui est abritée, devant la porte-fenêtre du salon, sur la petite table verte en fer, près de l'endroit où se dressait le grand cèdre qu'on avait dû faire abattre en 1999, l'hiver de la Tempête. Je devais avoir une tasse de café, et sans doute mon journal, devant moi. Je répète. J'y retourne. Je me place dans l'alignement des jours. Je radote. J'étais au téléphone et je n'ai donc pas reçu l'appel de l'hôpital. C'est en voyant mon frère au portail de la Closerie que j'ai compris. C'est lui qu'on avait appelé. J'ai dû raccrocher le téléphone. Il m'a dit, je m'en souviens très bien : « Nous sommes orphelins. » Je me répète pour que des mots surgisse autre chose que des mots. Rien n'est garanti, en ce domaine, mais cela ne doit pas nous empêcher d'essayer, encore et encore. À vingt ans d'intervalle, la vérité, si elle n'est pas plus assurée qu'alors, a peut-être plus de prix aujourd'hui, car j'ai peur d'en perdre la trace, et même le goût.
Je suis plus vieux que mon père, aujourd'hui ; ce n'était pas le cas, alors. Mais je suis toujours plus jeune que ma mère, bien qu'elle soit morte il y a vingt ans. Je m'accumule, là, sur ma chaise, tas de viscères et souffle court. Au-delà, la lumière et le temps, tout proches et inatteignables. Je suffoque, mais moins qu'elle, dans cet hôpital sans climatisation, durant les jours les plus chauds de l'année 2003. Toutes les heures qui se sont amassées au fond de moi me crient que les mots vont m'asphyxier, que je vais périr par les envoûtements, dans les traces et les épingles des éructations débiles et obsessionnelles. Je divague, je délire, je me retiens aux rires avortés, les ombres froides me font cortège, mais mes phrases ne parviennent pas à ressusciter le feu de ce qui fut là, vivant ô combien et si proche de la mort. La langue m'aguiche tout en se refusant à moi et ma pauvre mémoire jette sur tout cela une lumière noire qui m'effraie et me scandalise. Cent fois que j'écoute cette mélodie, que j'attends en vain qu'elle délivre son secret, la vieille ville est défigurée — et je n'oserais même pas y retourner. Comment font-ils, ceux qui vivent là, sans savoir, sans rien regretter ? Ils arpentent ces mêmes rues, ces places, ces quartiers, ces maisons, mais rien de tout cela n'existe, je suis le seul à savoir, à souffrir : ils ne savent même pas que nous avons vécu. La tombe aime le silence : même cela nous est refusé. Il y a un nœud, un souffle qui ne sort pas, les murs se rapprochent, sa voix m'a quitté. On marche sur un fil tranchant qui à chaque pas menace de nous priver de la parole.
À la fin de sa vie, Iannis Xénakis n'avait plus toute sa tête et croyait être ingénieur (c'est ce qu'il répondait aux médecins qui l'interrogeaient sur sa profession). Sa femme Françoise lui racontait qu'il était compositeur. Pour corroborer cette thèse, elle lui avait apporté des cassettes où était enregistrée sa musique. Au début, durant une ou deux minutes, il avait eu l'air très intéressé par ce qu'il avait entendu, puis, soudain, s'était dressé devant sa femme et lui avait ordonné très fermement d'« arrêter ça » ! C'était une douleur intolérable. Elle ne sut jamais s'il s'était subitement rappelé que cette musique était la sienne, et que la douleur d'avoir oublié cette vie (cette puissance créatrice) l'avait fait réagir violemment, ou bien si, de manière bien plus cruelle encore, il avait réellement changé du tout au tout, et qu'il détestait ce qu'il avait composé sa vie durant — s'il détestait, donc, ce qu'il avait été. Quand elle lui avait raconté La Montagne des dieux grecs, un spectacle qu'il avait imaginé et composé à Mycènes, il avait eu l'air très intéressé, et heureux, mais quand elle avait dit : « Tu sais que c'est toi qui as monté et créé tout cela », il avait hoché la tête en signe de dénégation, et murmuré : « Oh non, moi je ne saurais jamais créer un spectacle pareil ! »
J'ai vécu une chose un peu similaire avec ma mère, à l'hôpital de Rumilly, le jour où j'ai voulu lui faire entendre une musique qu'elle aimait par-dessus tout, le larghetto du concerto de Mozart en ut mineur, le K. 491. Elle a d'abord écouté, les yeux fermés et les mains jointes, un sourire aux lèvres, puis, au bout d'une minute ou deux, elle a grimacé horriblement et m'a ordonné d'arrêter ça : « Ça grince ! » m'a-t-elle dit avec un visage tordu de douleur. Cette métamorphose soudaine et brutale m'a glacé le sang. C'est comme si elle était tombée, non pas d'un état dans l'autre, mais d'un être dans l'autre, en une fraction de seconde — son être d'avant tombé dans son être de maintenant, sans transition. Il y avait une barre entre les deux, qui ne communiquaient pas, qui se faisaient face et se regardaient en chiens de faïence. Je voyais, en temps réel, se manifester une fracture ontologique. En un même corps étaient réunis (ou plutôt désunis) deux êtres qui s'opposaient. En temps ordinaire, nous avons tous en nous de ces oppositions radicales, mais qui sont réversibles, temporaires, qui ne sont que des hypothèses. Je pense ceci, j'aime cela, je crois ceci, je ressens cela, mais cela pourrait être le contraire. Ce sont des fictions qui s'affrontent en notre esprit, c'est un jeu : nous choisissons d'emprunter telle voie tout en sachant que l'autre voie était peut-être la bonne. Mais c'est la vie… Il nous faut prendre un parti, et si possible nous y tenir, si nous voulons exister aux yeux des autres. La cohérence, ça vous pose un homme, ça le tient dressé, ça donne des repères aux autres et ça les rassure. La mémoire aussi. Nous sommes toujours décontenancés lorsque nous sommes face à quelqu'un qui n'a aucune mémoire, et pire que ça, nous nous sentons bafoués au plus profond de nous. Notre être ne résiste pas longtemps à un être qui se défait, ou, pire, qui nie la vérité de l'être. Si nous pouvons être une chose et son contraire, alors il n'existe plus rien à quoi se raccrocher. La loi de la pesanteur ne souffre aucune exception. Heureusement qu'existent l'art, la littérature et l'imagination pour nous permettre d'échapper de temps à autre à ce déterminisme désespérant, et nous permettre d'aller respirer un autre air que le nôtre. Mais la folie et la terreur ne sont jamais loin.
« Le langage ne nous suit pas... Il y a un frein, une bride, un nœud, un envoûtement dans les fibres... » J'entends cela dans les trilles, au piano. Cette hésitation entre deux notes, ce froissement d'être, cette perturbation de l'être-là, ce fourmillement des possibles : la fièvre du vif. Le langage ne nous suit pas aveuglément, il est trop intelligent pour cela, et surtout, ce n'est pas lui, qui ment, c'est nous, qui mentons. Nos envoûtements ne peuvent l'abuser, quelle que soit notre puissance imaginative, nos facéties et notre inspiration. Arrivés face au mur du sens, nous sommes bien obligés de capituler. Ce n'est pas nous qui forgeons les lois, ce n'est pas nous qui gouvernons, nous ne pouvons que nous en donner temporairement l'illusion. L'épreuve du labyrinthe, nous y sommes confrontés par nature.
La vie, ce n'est pas ce qu'on a vécu, mais ce dont on se souvient, dit Gabriel Garcia Marquez. Quand nous perdons la mémoire, est-ce que nous perdons tout ? Je refuse de répondre par l'affirmative, je ne peux m'y résoudre, mais je n'ai pas suffisamment de mémoire pour être sûr de ne jamais avoir affirmé le contraire. « Chaque phrase écrite semble signer la fin des récoltes sur une terre où plus rien ne poussera. On parvient à écrire dans les moments d’indifférence à ce phénomène. » C'est Castagno qui m'envoie ça, à l'instant, et c'est comme s'il avait lu dans mes pensées.
C'était il y a vingt ans exactement. J'avais l'impression que plus rien ne pousserait sur la terre. L'été est toujours, dans ma vie, le moment le plus dangereux. Je me trouve à l'étranger, bien que je puisse aimer cela à la folie. Je suis un être de l'hiver, même si cette saison me fait peur, aujourd'hui. Le mois de juillet est le plus éloigné de ma terre natale, c'est le mois de l'étouffement, celui du bruit, de la multitude et du suicide. J'ai mis beaucoup de temps à comprendre que la mort de mon frère avait déposé au cœur de l'été une béance (en ut mineur), une faille si profonde qu'on n'en voit pas le fond : tout ce qui tombe là disparaît sans aucun bruit, même notre moi est assourdi, absorbé, annulé. Aucun écho qui prouve que nous aurions existé. Là où rien ne pousse, là où les plus belles musiques se retournent contre nous avec des rires grimaçants, il n'y a aucune raison d'être fier d'avoir vécu. Mais le temps ne fait rien à l'affaire. Il ne fait que déposer une loupe grossissante sur la douleur tout en l'éloignant de nous.
Quelles sont les œuvres vues, lues ou entendues dans notre jeunesse qui laissent en nous une empreinte suffisamment profonde pour que leur influence se fasse vraiment sentir jusqu'à l'instant présent — et jusqu'à nos derniers jours —, pour qu'elle soit déterminante ? J'y pensais en écoutant les six pièces pour orchestre op. 6 d'Alban Berg, dirigées par Boulez durant une répétition avec le Philharmonique de Vienne.
Les choses et les êtres que l'on rencontre après l'adolescence n'ont plus la même puissance d'imprégnation. Elles peuvent nous séduire, nous aider à nous construire, nous pouvons les intégrer dans le cours de notre pensée générale, elles peuvent influencer notre développement intellectuel et sensible, bien entendu, mais je crois que contrairement à ce qu'on pense, elles peuvent disparaître aussi vite qu'elles sont apparu, et cela d'autant plus facilement que les années passent. C'est un constat cruel mais qui s'impose à nous.
La découverte, aux alentours de la vingtaine, de ce qu'on nomme la Seconde École de Vienne, Schoenberg, Berg et Webern, pour aller vite, fut pour moi marquante et déterminante, indubitablement. J'eus alors la sensation d'un nouveau monde, un monde d'une richesse et d'une profondeur que rien jusqu'alors ne m'avait préparé à appréhender. Sans cette musique, il manquerait une pièce essentielle à la création musicale occidentale, de cela je suis toujours convaincu. Elle me semblait provenir très directement de Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Brahms, Wagner, Bruckner, Mahler, et conduire, tout aussi naturellement, à la musique de mon temps. Pourtant « les grands noms font les grandes coupures ». Les trois cités ne firent pas exception, et c'est là tout le paradoxe. J'aurais juré, la tête sur le billot, il y a seulement dix ans, que cette musique m'accompagnerait jusqu'à la mort, que rien ne saurait m'en détourner. Je n'en suis plus aussi sûr aujourd'hui. Non pas que je ne l'aime plus, bien au contraire, mais il me semble reconnaître au fond de moi une distance qui n'existe pas avec d'autres musiques rencontrées plus tôt, plus fondamentalement inscrites en moi, sans doute, et qui, peut-être, doivent moins à la culture et à l'intelligence et plus à la con-naissance. Les musiques avec lesquelles nous sommes nés restent jusqu'à la mort, elles sont gravées dans la chair, quand les autres sont gravées dans l'esprit. J'ai demandé à un ami très cher ce qu'il entendait dans le larghetto du concerto en ut mineur. Il m'a répondu « naissance » ! Je ne l'ai même pas forcé ! Quoi qu'il en soit, l'expérience vécue auprès de ma mère m'a fait comprendre charnellement qu'il n'est rien qui ne résiste à un renversement de l'être, et que ces revirements ne sont jamais impossibles. Il suffit parfois d'un très léger déséquilibre bio-chimique, un peu moins de sodium dans le sang, par exemple. Voilà qui devrait nous rendre modestes. Le grand principe de la vie est l'homéostasie, le retour permanent à l'équilibre. Toutes les forces du corps humain tendent en permanence vers cet équilibre, par nature instable, toujours à (re)conquérir. Mozart avait une science innée de l'équilibre. Il savait résoudre les contraires, faire que les oppositions soient bénéfiques, qu'elles produisent une forme supérieure de bien-être, un bien-être passé au crible de l'esprit et de l'amour. C'est sans doute pour cette raison que sa musique fait tant de bien. « Je dors mais mon cœur veille » semble nous dire la musique de Mozart. La paix n'est pas hors d'atteinte (et la joie qui l'accompagne), à condition d'être attentif au silence. C'est cette attention au silence que nous entendons avant tout dans les musiques sublimes, celles dont nous sommes lestés. Nous y entendons la possibilité et le vertige de la disparition.
J'aimerais être indifférent à cette disparition qui mine de l'intérieur toutes nos énonciations, les rend si éphémères et si précaires, qui rend nos phrases si incertaines, si fragiles, mais son spectre revient sans cesse me déloger de moi-même, aux moments où je m'y attends le moins. Écrire à cette condition serait sans doute plus facile, mais cela n'aurait plus aucun intérêt.