dimanche 16 juillet 2023

Nous étions heureux



« Les meilleurs vins, une table splendide, le jeu, 

la danse, les courses à cheval, rien n'y manquait. »


Nous étions heureux. 

Est-ce que vous osez encore contempler le visage de la France ? Pour ma part, je n'y parviens plus. Je préfère regarder ailleurs.

Je suis lâche, sans doute, mais je sais qu'il ne me reste que peu d'années à vivre, et le paradis des images me tend les bras. 

Ils se débrouillent très bien sans nous, les nouveaux-venus. On ne veut pas les déranger. Et puis on a essayé, de leur parler, on a essayé, de se faire comprendre d'eux, et l'on a dû se rendre à l'évidence. C'est impossible. Le monde qui s'avance et qui s'impose ne laisse aucune place au doute : il proclame notre défaite en hurlant, et nos paroles n'ont aucune chance d'être entendues. Les livres se sont refermés sur nous.

Nous étions heureux. Ça n'aurait dû déranger personne, pourtant. Nous habitions une petite niche calme et propre, qui nous semblait inoffensive. Paisible. 

Je revois le grand verger, au bout du jardin, qui nous séparait du monde. Je revois le grand pré, de l'autre côté, avec les vaches, avec les noyers. Un jour, ils furent vendus, et depuis, le monde s'est jeté sur nous. Il n'y avait plus rien entre lui et nous. Nous avons senti son souffle chaud et son haleine fétide.

Mes parents avaient acheté cette villa, qui se nommait « La Closerie ». Pour eux, pour nous, c'était le paradis. On n'y plantait pas des arbres « contre le racisme et l'antisémitisme ». Depuis mes deux ans jusqu'à mes cinquante ans, j'ai vu le paradis se défaire, petit à petit. Ce qui arrive à la France, je l'ai déjà vécu. Nous étions heureux et on nous l'a reproché. 

À la maison, on parlait de Cervantès, de Beethoven, du goût du lait frais et des amours d'été. Cela ne heurtait personne. Nous avions nos saints et nos femmes, nos rituels et nos névroses. Le temps était propice. On pouvait y disparaître comme on se baigne dans une eau fraîche. 

Il n'y avait guère que le Tour de France, qui nous donnait des nouvelles du reste du monde, si l'on excepte la lune et les combats de boxe. 

Avez-vous déjà mangé des noix fraîches ? Celles dont on enlève la peau qui est un peu amère ? Je ne connais rien de meilleur. Il faut les ramasser sous l'arbre, il faut les manger immédiatement, ça ne s'achète pas. 

Le visage de la France est tuméfié. Il a pris tellement de coups qu'on ne le reconnaît pas plus que les paysages. Où que se pose le regard, il ne voit plus que des hématomes et des plaies, des champs éventrés, des rivières saccagées, des bâtisses défigurées et des peintures de guerre. On voit bien que quelqu'un s'est acharné contre lui avec une brutalité qui étonne. Pourquoi ? On l'a torturé dans une cave sombre ? Non, cela s'est fait en plein jour, sous une joie mauvaise. Nos tortionnaires ont les dents blanches et le jarret musclé.

Nous sommes encore quelques uns dont la mémoire n'a pas été complètement effacée. Tout notre malheur vient de là. Nous étions heureux. La réinitialisation n'a pas fonctionné, pas vraiment. Nous portons nos derniers souvenirs comme on porte une croix de fonte. Elle nous signale de loin aux déracinés, c'est une odeur qui nous colle à la peau, c'est un stigmate, un chiffre indélébile. 

Entendez-vous le bruit des livres qui se referment sur vous ? Nous y sommes, à l'abri des regards, entre les pages, dans les phrases, dans les parenthèses, à la marge du monde des gueulards, de ceux qui plantent des arbres contre le racisme et qui sont prêts à tout pour abolir le Mal. Le vent de l'Histoire nous a épargnés mais il a fait de nous des naufragés inconsolables.

J'ai cru un temps que la musique allait me sauver. Elle m'a au contraire précipité dans l'œil du cyclone. Elle m'a tant appris que je suis devenu trop intelligent pour me comprendre, trop fidèle pour les aventures d'un soir. 

La Haute-Savoie n'était pas complètement française, et pourtant elle l'était plus que tout. Nos montagnes et notre patois nous rappelaient à l'ordre, inlassablement, quand nous prenions des airs. La République, c'était nos instituteurs et nos curés, les gendarmes à vélo, et la voix du général de Gaulle. Pour le reste, nous avions mille ans de retard — ou d'avance. Nous étions heureux. 

Nous n'avions pas soif d'une épée, mais d'un jardin, de caresses, de baisers, de geste flous et de parfums. Nous n'avions pas tellement besoin de poésie, puisqu'elle était là, entre deux portes, entre deux corps, entre deux lectures. Les nuits d'été ne nous apportaient pas la rumeur du monde, elles restaient des conquêtes simples et aimables, privées, elles nous arrangeaient comme on s'arrange entre amis, dans un jeu aux règles souples et changeantes. Nos jolis dévergondages étaient ingouvernables, aux yeux des Planétaires. Il y avait trop de sérénité, pour eux, de désinvolture. Leurs principales victimes ? L'érotisme, qui est une grammaire heureuse de la connaissance et de la délicatesse, et le silence, qui permet à la langue de se faufiler entre les jambes de la soldatesque espérantique. 

Les pas légers dans les couloirs déserts, la nuit, le chuchotement de nos maîtresses, leurs jambes lisses, leurs croupes blanches et moites, les hésitations, les abandons, les interruptions, mais surtout la patience dolente qui compose heureusement les heures, même dans les moments de chagrin, tout cela nous était favorable, offert, et nous semblait naturel. J'entends encore ces voix, ces accords suaves, ces respirations et la pluie d'été. Quand nous allions au piano, c'était avec une confiance que rien ne justifiait : nos corps s'ennuyaient très tranquillement et ne connaissaient pas le vertige de l'imposture. Nos instruments et nos maîtresses étaient nos maîtres et nos amis ; on les confondaient souvent. 

Pourquoi avons-nous choisi le malheur ? D'où vient ce vice qui prend le masque de la vertu ? La vie semble nous avoir désertés, comme si elle se tenait tout entière dans nos mémoires, ces mémoires qui nous font honte, ces phrases que l'on saccage, ces pages que l'on arrache, l'histoire méprisée et toutes les limites que la vie avait sagement disposées à l'intérieur de nos récits. Nous étions heureux ; est-ce honteux ? Nos blessures et nos folies étaient si douces, si on les compare à la Vertu sans grâce qui partout confond l'infâme et l'homme et les écrase de son triomphe obscène.