(Jeudi 28 mars 2002, TGV pour Aix)
Ma voisine, fort jolie, qui chuchote au téléphone avec son petit ami (sa petite amie ?) en suçant son pouce. Le contrôleur arrive, lui demande son billet, et lui dit, en le lui rendant : « Vous avez de jolis yeux ! » « Merci » répond-elle en ayant l'air de trouver le compliment banal. Je lui dis en riant qu'à moi on n'a rien dit. Elle me répond : « Oui, j'ai remarqué. » Le contrôleur se retourne et rit avec nous.
Déjeuner avec Thérèse dans un restaurant de la rue Delambre. « Tu diras à Sarah qu'elle ne sait pas se maquiller. — Ah bon ? — Oui, tu n'as pas remarqué, là, sur les paupières, les emplâtres ? Ça fait très années 60. Elle le met avec les mains ou quoi ? Non, mais, je dis ça, mais elle reste tout de même très mignonne, hein, y a du reste… mais enfin, c'est dommage ! — Bon, c'est promis, j'y ferai plus attention. » Et c'est vrai : ce genre de détails m'intéressent prodigieusement, et je m'en veux beaucoup de ne pas y avoir prêté plus d'attention.
Thérèse a sûrement raison, Ça me paraît tout à fait possible, à cause du parfum de Sarah. En fait, elle a deux parfums. Allure, de Channel, qui lui va parfaitement, et un autre, qui n'est pas un parfum de marque, une chose écœurante et enfantine, à base de mûre, qu'elle aime beaucoup car elle pense qu'il est plus original, qu'il la figure mieux qu'Allure, un parfum aujourd'hui très porté. C'est en quelque sorte son “parfum intime”, « de moi à moi », dirait-elle, celui qu'elle utilise lorsqu'elle veut se sentir unique, au risque de déplaire. J'avais moi aussi cet état d'esprit, quand j'avais dix-sept ans : plutôt le mauvais goût qu'un goût qu'on aurait partagé avec autrui. On se choisit un uniforme, qu'il soit d'ordre vestimentaire, qu'il concerne la coupe de cheveux, le parfum, ou la démarche, et l'on ne peut plus sortir sans lui, sous peine de se sentir flotter dans une sorte de légèreté vertigineuse. On aime la lourdeur, l'être vissé au fond, aux semelles de plomb et à l'esprit borné de celui qui paraît, précédé de cette formidable aura tautologique : je suis celui que je suis et rien d'autre, et votre regard m'indiffère absolument.
À l'instant même où j'écris ces lignes, mon corps est traversé de frissons : la jolie noire qui se trouve à deux rangées de moi a ses fesses à vingt centimètres de mon nez car elle est obligée par le volume de sa valise de se reculer vers mon siège pour la descendre sur la banquette, et ce cul sublime délivre un feuilleté d'odeurs paradisiaques. Je sens — à la fois — l'odeur de son cul, l'odeur de sa chatte, l'odeur de ses sous-vêtements légèrement humides (il fait chaud, elle fait un effort), l'odeur du tissu fraîchement lavé (le coton et la lessive), et j'ai même l'impression de sentir l'odeur de sa petite culotte sous le fer à repasser brûlant. Ma voisine s'est endormie. Non seulement elle a « de beaux yeux », mais elle a surtout un très beau nez, avec une narine un peu ouverte, et un petit grain de beauté à droite. Elle sourit vaguement en dormant, ses paupières sont closes mais tout juste, sans qu'aucune pression ne se fasse sentir, elles reposent l'une sur l'autre de si légère manière que je crains à tout instant qu'elle ne surprenne mon regard. Se réveillerait-elle que je pourrais lui dire : « Ne vous en faites pas. Je vous regarde dormir sans vous désirer, je profite seulement de cette pose magnifique que vous me refuseriez si je vous la demandais. Je ne pense pas à votre sexe, même pas à vos fesses qui, par instant, touchent ma cuisse, je me contente de votre nez, de sa chute vers votre lèvre supérieure, légèrement moustachue, et des petites entailles qu'on y voit, et dont votre sommeil confiant accentue peut-être le relief. Vous faites partie de ces femmes dont la commissure des lèvres donnent irrésistiblement envie d'y glisser la langue, pour les ouvrir comme on ouvre un sac à main, en douce, pour y sentir les poudres, le tube de rouge à lèvres, la brosse à cheveux, les mouchoirs et les gants. »
« La vraie joie ne dure qu'un printemps. » (Li Po)