mardi 27 juin 2023

[Journal*] lundi 24 juin 2002

 (Rumilly, 10h)

Il faut parfois regarder la saloperie en face.

(Deux heures moins vingt, hôpital de Rumilly)

Je suis à côté de Mère, qui ne peut s'arrêter de parler. Elle est perdue. Dès que je ne suis pas là, elle pleure, comme un enfant. Et — pour une fois — elle se plaint, la plainte lui arrive à la bouche, lui arrive trop, même, les mots se pressent, se bousculent, elle en bafouille, elle rit, elle pleure, elle me raconte trois ou quatre histoires à la fois. Elle me dit qu'elle veut dormir, mais ce qu'elle a sur le cœur est trop pressant, trop brûlant, il y a urgence, elle le sent, et je ne le sais que trop… 

Sylvain a appelé, sur ces entrefaites, vers une heure et demie, comme si de rien n'était (« j'ai beaucoup de travail », « enfin, j'aurais pu appeler », « mais elle est délirante ! »). Moi je réponds que non. Le délire, c'est qu'elle dise les choses qu'elle a sur le cœur, que ça sorte, ainsi, sans apprêt, sans précaution… Quoi, notre mère se mettrait-elle à parler ? Tout simplement PARLER ? Elle, la muette ? Celle qui garde ses douleurs enfouies au plus profond. Mais quelle horreur ! Quelle faute de goût ! Et parler de quoi, dites-vous ? D'argent, d'égards, d'abandon, de misère, de grossièreté, de parole sans cesse non respectée ?! Eh ben dis-donc ! C'est gratiné, votre histoire, là. Elle déblatère, en somme ! Hein, c'est bien comme ça qu'ils parlent, les chers fifils et fifille de la pauvre vieille ? Pas étonnant que sa maison soit mal tenue… Qui ne tient pas sa maison ne tient pas sa langue… Ferait mieux de nous léguer notre patrimoine ! Et puis ces histoires de textes sacrés, là, quelle barbe ! Job et Ezéchiel et Abraham et Sarah et Marie-Madeleine, et puis quoi encore ! Le Rolleiflex de Papa c'est qui qui l'a ? Ah, mais moi, quand elle sera plus là, je vais te faire un inventaire, je te dis que ça, ça va saigner, putain ! Je suis pas Job, moi ! Les traites de l'Audi, c'est toi qui va me les payer ? Quel bordel, ces Corses ! Y sont chiants, c'est pas croyable, avec leur Napoléon et leurs histoires de famille à n'en plus finir, quand on n'est même pas foutu d'avoir une villa au bord de la mer, tiens, d'ailleurs, j'ai voté Mamère, si, parce que c'est le seul qui a dit aux Corses qu'ils étaient des cons ! 

Mère manque de sodium donc c'est normal qu'elle déblatère… Remarque, hein, elle a toujours déblatéré ! Ça fait pas une grande différence, et puis elle n'aime pas ses petits enfants, tu te rends compte, déjà qu'elle oublie mon anniversaire et confond nos prénoms ! Et puis elle nous snobe avec son Proust et ses poésies qu'elle nous débite par cœur, et même des qu'on n'a jamais entendu parler, tu te rends compte, la prétention, elle voudrait nous faire honte qu'on n'a pas le bac, tu vois, en fait, elle est méchante. 

Ma mère, à côté de moi, allongée dans sa chemise de nuit blanche à pois roses, qui commence seulement à être un peu rassurée. « Tu es là, petit chéri. Reste un peu. » « Mais oui, je reste tant que tu veux, ne t'inquiète pas, je ne suis là que pour toi. » Elle sourit, et me dit, précipitamment, plusieurs fois, merci, merci, elle s'agite un peu, je l'embrasse sur le front, des larmes lui viennent aux yeux, elle les ferme et pousse un grand soupir. Je ne peux m'empêcher de lui glisser à l'oreille : « Je t'aime. » Elle agrippe mon bras et me répond : « Moi aussi, moi aussi je t'aime, petit agnelet. » Elle se tourne de l'autre côté, le ventilateur m'empêche d'entendre sa respiration, mais je peux voir son ventre bouger, irrégulièrement. Je l'entends qui murmure, les yeux fermés : « Nous sommes seuls. »

Il fait moins chaud, cette après-midi, le ciel est enfin gris, on respire un peu. Je regarde ses pieds nus ; je ne sais pas pourquoi je me mets à penser : les orteils recroquevillés sont le signe de ceux qui ont énormément de scrupules. 

Si Sarah lisait ça, elle serait probablement éberluée. « Pense à toi, ne te laisse pas bouffer, arrête de culpabiliser ! » C'est gentil mais totalement à côté de la plaque. 

Mais oui, le grand ménage commence à porter ses fruits, vous voyez encore des forêts, des montagnes, des mers, des églises, des vaches ? Oui, oui, oui, mais ne clignez pas de l'œil, vous risqueriez de faire apparaître le Grand Hôpital, un hôpital infini, sans bords ni clôture. De la fenêtre de la chambre 105, je vois une salle de classe, ce sont des enfants de huit à dix ans, apparemment, mais il n'y a aucune différence, ils sont déjà des pensionnaires du Grand Hôpital, mais ils ne le savent pas, ils ne le sauront jamais.