(TGV pour Aix, dix heures du matin) Voiture 5 (fumeurs) !
Il y a un monde fou. Hier-soir, diné avec Sarah, dans une petit restaurant italien de la rue où se trouve La Boussole… On est passé devant, on a souri, mais pas un mot… Je me suis beaucoup ennuyé. Beaucoup.
« Je ramène tout à moi, c'est ça ? » Oui, pour emprunter un raccourci, c'est exactement ça, Sarah ; sortie du cercle intime, de l'hyper-intime, même, je me rends compte que tu deviens affreusement inintéressante, grossière et mesquine. Ton intelligence n'affleure dans la sphère de l'échange amical, de la conversation, que par une pigmentation extrêmement éparse, dégarnie, pauvre. « Ah, tu vois, ça, ça m'intéresse ! » me dit-elle quand j'essaie de lui dire, avec précaution, ce que je viens d'écrire. Va-t-elle enfin sortir de son igloo de clichés, va-t-elle déposer un instant son habit de lumière ? Las, elle s'engouffre avec une gourmandise désespérante dans une galerie des glaces, dans un tout petit bazar psychanalytique qui n'est pas si éloigné que ça des préoccupations des lofteurs. Elle me raconte une « matinée psy ». « On a fait des collages… » Je m'agrippe à mon verre, ça sent bon, nous sommes au jardin du Luxembourg. Un groupe de filles-femmes-mamans et deux psys… Sarah l'artiste avait voulu amener sa copine « encore vierge à 26 ans » (« tu me la présenteras ? »). « Mais on étouffe dans votre collage, il n'y a pas un espace vide, et cet arbre en l'air, là, ça ressemble à quoi, vous n'avez pas les pieds sur terre, vous, hein, d'ailleurs, voyez, Mesdames, ce nounours, et ces petites menottes de bébé, oui, les menottes, d'accord, font remonter un peu la note, et puis, artistiquement, c'est assez joli, faut r'connaître, m'enfin, vous avez besoin d'affection, mon chou, et un petit lavement ? Non ? Vraiment ? Bref, « c'était super-intéressant, tu vois ?! », oh, que oui, que oui, je vois comme si j'y étais, relaxez-vous, lâchez vos sphincters, la langue prend toute la place dans votre bouche, touchez votre ventre, soyez amies avec votre corps, aimez-vous, acceptez votre plaisir d'être là, laissez votre dos couler dans le sol, vos fesses prendre toute la place qu'elles veulent, votre nombril est en quête de lumière, votre vagin est une fleur qui sent bon, etc. Oh, Satan, tu as pris les traits d'une maman-d'aujourd'hui-bien-dans-sa-peau et de toute cette marmaille beuglante qui saccagent Paris à coup de trottinettes et de rollers. (« Oh, c'est hyper-sympa, la glisse ! ») Ta gueule ! Vos gueules ! Arrêtez cette diarrhée, laissez-nous respirer les dernières roses, laissez-nous DORMIR ! Elle se gratte les ailes du nez, elle se gratte la tête. Me pique une cigarette. « Qui suis-je pour toi ? » Merde. La question la plus con de la soirée ; qu'est-ce qui m'a pris ? Peut-être avais-je peur que mon ennui ne se voit trop ? « Tu es amoureux de moi ? » Je ne réponds pas mais je fais une tête qui ne peut que laisser penser que la réponse est positive. Je lui dis qu'on est en plein malentendu. Elle ne comprend pas de quoi je parle. « Ça te va si on partage le repas ? »
Je suis pressé de rentrer me coucher. Même pas envie de la baiser. Tout en sachant pourtant qu'il n'y aurait précisément que cela qui pourrait sauver la soirée. Mais je suis fatigué de l'écouter s'écouter. Je débranche mon sonotone et je prends mon air d'idiot, beaucoup ailleurs, déjà provincial. Du coup elle n'a plus envie de s'en aller, alors je ferme mon sac, je pense à la mère qui doit être en train de m'appeler, je souris, alors elle se lève, la bouche un peu serrée, mais pourtant soulagée, et peut-être déçue.
« Tu as des projets ? » Je réponds que mon projet est de ne pas en avoir. Elle croit que je plaisante.