mardi 30 mai 2023

Tacet ! [journal]



À Barcelone, ou à Carcassonne, je suis allongé sur le dos et je joue une délicieuse sonate de Mozart, dont le thème de la fugue est fait de gammes descendantes. Je tourne les pages de la partition en cliquant sur mes couilles, à un endroit très précis. Un peu plus loin, comme j'ai les deux mains occupées, mon élève (c'est la douce Thu Dung) se penche au dessus de moi et appuie du bout de ses doigts sur mes couilles (elle cherche et trouve le bon endroit). Je sens son parfum et je défaille. 

Ensuite j'ai enchaîné avec un autre rêve tout aussi délicieux et licencieux. Ça se passait chez Raphaële, je crois. En tout cas il y avait son mari, et sa fille. On se cachait beaucoup, dans ce rêve… Je me rappelle des empilements de corps sous les draps, mais dans la nature, ou plutôt dans un jardin. 

La Pentecôte, c'est un moment que j'aime bien. Demain, je vais subir une petite intervention à la clinique, à Alès. J'espère que je ne resterai pas paralysé (ils mentionnent cette éventualité dans le papier qu'ils m'ont demandé de signer). Le temps est très étrange, en ce moment. Il pleut parfois sans qu'il y ait de nuages dans le ciel. De la fake pluie ? Quoi qu'il en soit, après un mois d'avril merveilleux, et chaud, il pleut presque chaque jour, le soir surtout. Les langues sont mouillées mais le feu brûle doucement.

Je plonge dans les vieilles photos, très profond. Christine et Sarah, Papa, surtout… C'est fou comme j'aime les vieilles photographies. Christine et Sarah à poil à Capo di feno… Si je montrais, les hystériques du Net me traiteraient sans doute de pédophile, au moins.

Elle est complètement folle, la JLB ! Voici qu'elle déclare maintenant qu'« il n'y a aucune raison de voir des corps féminins nus sur les réseaux sociaux ». Mais qu'est-ce qu'elles ont toutes, ces cinglées ? C'est le prétendu dérèglement climatique qui les rend nerveuses ? Je n'ai pas osé répondre par la réplique de Françoise Lebrun, dans La Maman et la Putain, qui parle de Jean-Pierre Léaud à Bernadette Lafont : « Se faire un peu enculer ne lui ferait pas de mal ! » Je suis obligé de constater que je n'ai pas la même conception de la vulgarité ou de l'obscénité que la plupart des femmes qui nous offrent généreusement leur image sur Facebook. N'importe quelle vieille photo érotique ou même pornographique des années 60 ou 70 est mille fois moins indécente et répugnante que les selfies qui inondent les écrans aujourd'hui. Christine à poil sur mon piano, dans les forêts de Bourgogne, en hiver, ou qui lit Paradis de Sollers, le chat sur son dos, c'est joyeux, c'est beau, et c'est innocent. Qu'est-ce que j'ai aimé ses seins, à celle-là ! Et sa peau ! Et ses fesses ! J'ai retrouvé le cliché que j'avais pris d'elle, allongée nue sur la plage, en Corse, que j'aimais tant. Quand elle l'avait vu, elle m'avait dit : « Quelle horreur ! J'ai l'air d'un petit cochon. » Oui, mais moi j'aime bien les petits cochons… (Et j'aimais tes fesses à la folie.) 

Yohann me fait lire un texte issu de son journal où il s'en prend à une de ces mères Lavertue qui apparemment ont aujourd'hui le Sens de l'histoire pour elles mais qui réussissent ce tour de force de laisser penser qu'elles sont anticonformistes. Je n'ose pas me lancer sur le sujet parce que je serais cent fois plus violent. Et elles ne nous montrent même pas leurs seins, ces connasses… Qu'elles aillent se faire mettre en enfer.

J'aime la sécheresse harmonique d'Herbie Hancock. Je parle de l'Herbie Hancock des années 60 et 70, pas de celui qui est venu après. Ce son de piano mat, minéral (il y a du neutre, dans ce piano), convient parfaitement à mes oreilles, et je comprends très bien pourquoi Miles Davis l'a choisi comme pianiste en 1964. Il y avait chez ces musiciens une intrépidité et une placidité qui laissaient beaucoup de place à l'intelligence et au goût. Ni pisse-froid ni gangster, ni pute ni suiveur, ni peureux ni inconscient, ni langoureux ni méchant, mais précis, inventif, curieux, concentré. Je pourrais dire à peu près la même chose de Wayne Shorter. Tony Williams, lui, c'est autre chose : il mériterait un livre à lui tout seul. 

Dans une nouvelle de Nabokov intitulée Bruits, on trouve cette phrase : « Je t'interrompis par mon silence. » Et aussi : « Une tache de soleil glissa de ta jupe sur le sable : tu t'écartas légèrement. » Il n'y a pas que la musique, qu'on peut interrompre par le silence, il y a aussi le bruit que font les autres en parlant. Il faut leur coller des points d'orgue en pleine face. 

Un instant s'est écoulé… 

Et durant cet instant, mille choses, un million de choses, un milliard de choses, souvent terribles, sont arrivées dans le monde, sans que cela ne fasse le moindre bruit, ici, ce matin, sans que j'en perçoive le moindre écho, sans que la qualité de la lumière change, sans que les oiseaux cessent de chanter. Peut-être qu'à l'autre bout de monde une guerre « mondiale » vient de se déclarer. Le ciel reste bleu. Je n'entends pas les milliers de pianistes qui travaillent leur instrument de par le monde, heureusement. Jadis, on disait « le vaste monde », mais cette expression n'a plus de sens, aujourd'hui, les écrans qui ne nous protègent de rien nous font entendre un milliard de gammes jouées simultanément et des vieillards qui s'étouffent dans leur café au lait du matin. Chaque coupure Internet est une bénédiction. Raphaële m'a appelé, hier, depuis sa voiture. Je n'avais pas allumé mon portable de la journée. « Tu es difficile à joindre » dit-elle. Si seulement c'était vrai… Internet n'est ni net ni interne. Je préfère les nénettes. Rendez-nous les bruits et le silence et leurs odeurs et leurs rires et leurs joues rouges et leurs culottes de coton blanc. Peu de gens me tutoient. Elle en fait partie, et tant pis pour la syntaxe. Je n'ai plus l'habitude d'entendre le « tu ». Une tache de soleil glissa de tes fesses sur la table. Tu sais à quoi je pense ? Je voudrais retourner dans mon rêve, oui, et y rester la journée durant. « Something went wrong, but don’t fret — let’s give it another shot. » Un autre instant s'est écoulé, et ainsi de suite… 

Dans les boîtes, tous ces corps, les uns sur les autres. Papa, Maman, les frères et sœur, la tante, les oncles, les grands-parents, les amis, les cousins, Christine, Sarah, Sarah, Anne-Sophie, Céline, Isabelle, et moi, parmi eux, enfant, jeune, moins jeune, vieux, sage, ridicule, beau, moche, tendre, ridicule, allongé, rétréci, en couleur, en noir et blanc, Try Again, silencieux, triste, hilare, ridicule, sacrifié, retourné, cocu, avide, plein de vie, étrange, morose, gigantesque partouze horizontale qui ne fait aucun bruit, on sera bientôt tous morts, on aura passé, on restera encore un moment dans les boîtes, jusqu'au grand incendie final qui peut-être n'existe même pas. On va retourner au « on » dont on n'aurait jamais dû sortir, le « on » de la Terre qui respire sans nous et avec nous. Tu sais à quoi je pense ? Oui, j'y pense tout le temps. Mes doigts courent sur son corps. J'écoute Si le jour paraît, de Maurice Ohana, joué par Alberto Ponce, le disque historique. Octave est penché sur sa guitare. Il était secrètement amoureux de Michèle, ce grand escogriffe si singulier. C'était tellement bizarre ! Il écrivait toujours au crayon à papier. Je ne peux pas l'imaginer au temps d'Internet, lui, impossible, encore moins avec un smartphone dans la poche. Comment fait-il ? Il ne s'est pas suicidé, j'ai trouvé une photo de lui en concert, sur la Toile. Je suis un rescapé. Nous sommes des rescapés mais personne ne le sait, ne le dit, ne le pense. Tout a disparu mais on fait comme si de rien n'était. Et il faut jouer la comédie, faire semblant de prendre au sérieux leurs conneries de virus, d'art, de politique, il faut faire celui qui se tient au courant, qui comprend ce qu'on lui dit, de quoi ça parle, qui continue de s'intéresser aux minettes, à leur cul et à leurs humeurs, comme si on avait encore un rôle à jouer dans cette pièce merdique. Il faut parler « clic », « connexion », « réseau », « trolls », « smileys », « boomers », « tik-tok », il faut avoir un avis sur Jean-Louis Murat et sur Daft Punk, sur Ruby Nikara et sur les « uber ». Merde ! Fermez-là ! Je me cache, vous ne me voyez plus. Je n'y suis plus. Ça ne répond pas. Je suis « difficile à joindre », je suis déjà dans mon tombeau, avec la guitare d'Octave et les fesses de Christine. Point d'orgue ! Je suis à Barcelone, ou à Carcassonne, et je lis des poèmes de Paul-Jean Toulet, je me fous éperdument de la Palestine et de l'Ukraine, et de Macron et de « Brigitte », et même de Causeur, je parle en tiers de tons, n'essayez même pas de comprendre, ce n'est pas à vous que je m'adresse, je suis à Zicavo avec Jérôme et Rose, à Zicavo avec André et Françoise, à Paris avec Glyne et Yvonne, avec Françoise, avec Lakshmi, avec Brigitte, avec Elisabeth, avec France, avec Sarah, avec Edwige, avec Thérèse, à la Sainte-Baume avec Anne et Michèle, je suis à Valliguières et à Avignon avec Catherine, à Ajaccio avec Christine et Pauline et Sophie et Céline, à Maclamod avec Christine et Anne, à Planay avec Anne et Annie et Barbara et Christine, je suis partout et nulle part, je vous interromps par mon silence, je vous laisse avec vos tatouages et votre musique et votre mauvais goût à crever, je n'ai rien à vous dire, je retourne près de Bill Evans, près de Paul Motian, près de Scott LaFaro. Some Other Time… Point d'orgue, point d'arrêt, silence, pause, TACET ! À moi les fantômes ! Allez tous vous faire enculer ! 

Ah oui, j'oubliais : ne montrez surtout pas de corps féminins nus sur les réseaux sociaux ! Oubliez ! C'est pas pour vous, ces choses-là. Je vous parle d'un temps où l'homme et la femme existaient encore un peu.