jeudi 3 mai 2012

Andante cantabile


Écoutant ce matin l'andante de l'opus 60 de Brahms, je lui trouve en effet une parenté avec l'andante de Schumann, parenté qui ne m'avait pas frappé avant que vous ne m'en parliez. Celui de Schumann est pour moi lié indéfectiblement à une nouvelle de Maupassant, nouvelle dont j'ai oublié le titre, mais qui raconte une histoire infiniment troublante : un amateur de meubles anciens achète un secrétaire et y découvre, cachée dans un tiroir secret, la chevelure d'une femme, vous devez connaître cette nouvelle. Je crois qu'il finit par devenir fou. La folie de Schumann est peut-être une des raisons qui m'ont fait associer ces deux choses, je n'en sais rien, mais le fait est que ces deux musiciens (Brahms et Schumann) sont liés, eux, par une femme... 

Brahms a écrit de merveilleuses mélodies, évidemment, mais il me semble que ce qu'on entend dans l'opus 47 de Schumann est d'une tout autre nature. Peut-être que Brahms est un "meilleur" compositeur que Schumann, au sens où c'est un maître en composition, précisément, où il sait comme personne user des artifices de la composition pour parvenir à ses fins, mais il me semble que Schumann est plus "vrai", plus authentique, et plus profond. Quand il écrit la mélodie de l'andante cantabile, on sent bien que cette mélodie le dépasse, qu'elle est là avant lui, qu'il ne fait que l'entendre et la transcrire. Il s'agit d'autre chose que de composition au sens strict, me semble-t-il. À ces hauteurs-là, on ne se demande plus si c'est joli, réussi, on n'a rien à prouver, car il s'agit seulement de laisser la Douleur s'exprimer à travers soi (et la douleur n'est pas la souffrance).

Brahms est sans aucun doute un des compositeurs dont je me sens le plus proche, et depuis trente ans je me dis chaque jour que Dieu fait que j'ai tout à apprendre de lui, que ce soit dans la quatrième symphonie ou dans les Ballades opus 10, pour prendre des exemples radicalement opposés. D'un génie comme Schumann, on n'apprend finalement pas grand-chose. Oh si, bien sûr, on peut trouver ici ou là quelques enseignements profitables, cela va sans dire, mais le fond de l'affaire est ailleurs, et c'est bien le problème. Ces gens-là sont ailleurs (c'est la même chose avec Mozart), irrémédiablement et radicalement ailleurs, et c'est ce qu'ils nous ont offert de plus beau, de plus essentiel, cette possibilité (on hésite à écrire cela) d'entrer en contact avec des zones et des mystères de l'âme humaine qui sont à proprement parler inconnaissables. Écoutons Schumann lui-même : « En elles-mêmes, les idées de Kalkbrenner et celles de Beethoven se ressemblent. C'est leur contexte qui fait toute la différence. Disséquez une symphonie de Beethoven ; enlevez-lui jusqu'à ses plus belles idées et vous constatez qu'elle conserve encore toute sa signification ! » Il y a donc autre chose que la beauté des thèmes, que la richesse de l'harmonie, que la puissance du rythme et l'intelligence de la forme ! La signification, pour parler comme Schumann, est au-delà d'elle-même, il y a plus que le phénomène sonore et son organisation. Et même si personne jamais n'a réussi à dire ce dont il s'agissait, un écouteur attentif et honnête doit se rendre à l'évidence : c'est là. Cet au-delà, très concrètement, existe, il suffit de l'entendre. Quelques très rares compositeurs vont jusque là ; Schumann est l'un d'eux. 

(à un ami, qui se reconnaîtra)