jeudi 24 mai 2012

Anagrammes



« Celui qui ne sait pas reconnaître le tempo à partir de l'écriture ferait mieux de laisser la musique. » C'est Jean-Sébastien Bach qui dit cela. On préfère se rassurer en parlant d'interprétation… Celui qui ne sait pas voir une femme ferait mieux de laisser l'amour. Si seulement…

Aucun idiot ne peut tout détruire. Malgré toute son idiotie, malgré toute son application, malgré tout son acharnement, il n'y parviendra pas. Dieu veille. Il y aura toujours un reste. Oui, sans doute, mais ce reste est si peu de chose, est si ténu, si réservé à quelques uns, qu'on peut l'ignorer sans crainte de faire vaciller le monde sur ses bases, je veux dire le monde du démon. 

Le monde anagrammatise le démon, comme la musique est la forme anagrammatique de l'amour. Tout est là, dès l'origine, il faut seulement mettre de l'ordre dans les sons, dans la sonorité. L'homme se déplace sur une échelle dont les barreaux sont absents, ou cassés, et qui lui rentrent dans le cœur même s'ils sont absents.

Le piano, le piano, le piano… On pourrait passer ce qu'il nous reste de vie à en dire du mal (et c'est nécessaire !), qu'on l'aimerait de plus en plus (en secret). Je pense à une symphonie sans piano. Elle serait écrite comme un concerto dans lequel le soliste – le piano – serait tellement présent, tellement intégré à l'écriture orchestrale qu'on n'aurait pas besoin de le faire entendre. La question éternelle : est-ce que le piano est un instrument à percussion ou un instrument cantabile, serait enfin réglée. 

La culture du superflu, comme disait Alfred Cortot, en des temps troublés où il côtoya Jérôme Carcopino, le « celui-là » du journal de Renaud Camus… Ces hommes-là avaient le tort d'avoir des idéaux trop élevés, et de vouloir autant pour les autres que pour eux-mêmes, de la même manière qu'un Lorin Maazel avec ses orchestres. Sauf à les suivre sur les pentes escarpées qu'ils aiment gravir, on ne peut que les haïr et les désigner aux crachats de ceux qui aiment le nécessaire. 

Si l'échelle est un pont entre le Ciel et la Terre, on sait que les anges l'ont autant montée que descendue. Sans répit, on se croise sous le regard de Jacob. Le funambule excite la jalousie de ceux qui n'osent pas tenter la traversée et qui se contentent de jouir de leur immobilité bavarde. Ils commentent, ils critiquent, ils arbitrent, attablés devant leurs apéros interminables. Il est admirable que depuis des siècles et des siècles des hommes aient réfléchi aux distances qui devaient séparer les degrés de l'échelle, que cela ait donné lieu à des querelles et à des discussions infinies, et je m'estime bienheureux de vivre en une époque où il est loisible de connaître (même si cette tâche est presqu'insurmontable, concrètement) de nombreux tempéraments, d'en éprouver les effets sur l'âme humaine et sur nos articulations. Cortot écrivait une vingtaine de lettres par jour, "en hâte", chaque lettre étant un petit bijou. J'entends déjà ceux qui ne manqueront pas de se demander "quels mails Cortot écrirait aujourd'hui", et s'il les commencerait par "Bonjour". Paradoxalement, notre époque, si soucieuse d'authenticité, est l'époque de la Traduction généralisée. Nous exigeons que tous les mystères du monde soient dits en notre langue et nous nous étonnons ensuite de n'y rien comprendre, ou, ce qui revient au même, que le mystère ait choisi d'aller voir ailleurs s'il y était. On a procédé ainsi pour le catholicisme et l'on a vu le beau résultat. La splendeur n'aime pas la traduction, et la vérité préfère aller nue plutôt qu'attifée comme l'as de pique.

Pourquoi se force-t-on ? On connaît tous ce besoin mystérieux : on n'aime pas spontanément, on s'ennuie, on a du mal, et pourtant, quelque chose nous pousse à nous forcer, à franchir le seuil. On insiste, on écoute encore, et encore, ce pianiste, ce compositeur, on relit pour la quatrième fois ces pages qui nous tombent des mains. Ce n'était pas à notre répertoire, ce n'était pas notre genre, mais, après coup, on comprend que le détour valait le coup, qu'on s'est agrandi, et comment ! Qu'on découvre, un peu par hasard dirait-on (mais je n'en crois rien), des œuvres et des auteurs, des corps et des âmes, des formes et des genres, n'a en soi rien d'étonnant, mais ce qui est proprement incompréhensible, à première vue, est ce besoin d'y aller voir tout de même, à notre corps défendant. Quel est le désir qui nous pousse là ? Répondre : la curiosité, ou le snobisme, ou le goût de la contradiction, serait un peu court. Il me semble que là encore la pulsion anagrammatique est la raison juste : on lit ces phrases, on écoute ces sons, on prend connaissance de ces idées, qui paraissent se présenter à nous dans un désordre rébarbatif, mais, sous ce désordre, quelque chose frémit, qui luit faiblement et nous somme de mieux chercher, parce que notre oreille perçoit tout de même le thème caché et renversé. Entre le nécessaire et le superflu, une échelle sans barreaux nous tend ses bras immenses qui n'embrassent que le vide : c'est fécond et dangereux. Sans ce ressort, nous sommes des pantins dont les fils sont tirés par d'autres que nous.

Dans les Principes rationnels de la technique pianistique, la méthode de piano qu'il a rédigée, et qui peut se lire comme un roman à clefs, pour qui connaît un peu le piano, on découvre un Cortot facétieux, drôle, profond, extrêmement exigeant (évidemment), et immensément généreux. Les grands poètes ne sont pas des idiots qui vont, le nez en l'air, au hasard d'heureuses rencontres, ce sont au contraire de très grands penseurs qui mènent l'occasion par le bout du nez.