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dimanche 21 janvier 2024

Encre de petite vertu



EntrezRegardezÉcoutez ! « Je suis l'essaim des bruits et la contagion. » 

Le monde a changé. Le téléphone était l'instrument érotique par excellence. Nous y passions des heures très longues. Mon record personnel est de neuf heures, entre Paris et Avignon, à la fin des années 80, de dix heures du soir à sept heures du matin, avec une femme. Sur la pointe de vos seins, Madame, un sforzando à béquilles, le visage fendu et la pourpre moite : il a dansé, le vieux fou, avant de disparaître dans vos forêts sombres, bassons et salades emmêlés. Les PTT m'avaient appelé pour savoir s'il ne s'agissait pas d'une erreur, et quand je leur avais confirmé que j'avais bien passé neuf heures au téléphone, ils m'avaient félicité en me disant qu'il s'agissait d'un record. « Il jetait l’encre au hasard en écrasant la plume d’oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait, pour ainsi dire, la tache noire qui devenait burg, forêt, lac profond ou ciel d’orage ; il mouillait délicatement de ses lèvres la barbe de sa plume et en crevait un nuage d’où tombait la pluie sur le papier humide... »

Les gens de moins de quarante ans n'aiment pas le téléphone. Ils préfèrent texter. Le paradoxe est qu'aujourd'hui téléphoner est en quelque sorte gratuit, alors que ça coûtait extrêmement cher, avant 1990. Un autre paradoxe est que nous étions cloués sur place, rivés à l'appareil, qu'il était donc beaucoup plus contraignant de téléphoner. En revanche, la qualité était meilleure, en tout cas moins sujette à des sautes d'humeur exaspérantes et des coupures incessantes. « La contagion des mots vivants allant et venant d'âme en âme. » Ils préfèrent texter… Si au moins ça signifiait écrire ! Être rivé à l'appareil téléphonique était la marque de la liberté qui allait nous être bientôt ravie, mais nous ne le savions pas. Moins il y a de contraintes, moins nous sommes libres. 

Qu'est-ce donc qui leur fait peur, dans cet instrument merveilleux ? Est-ce tout simplement le fait qu'il y a là une vraie conversation, qu'on ne peut quitter sans y mettre fin, alors que les "dialogues" que nous avons sur Messenger, par exemple, sont entrecoupés de silences, de trous et de disparitions exaspérantes, et que la lenteur des réponses certaines fois nous amène au bord de la crise de nerf — sans même parler de la qualité de la langue écrite qui nous parvient, de sa forme ? Combien de fois la personne avec laquelle j'étais en train d'avoir une conversation a disparu brutalement, sans prévenir, sans un mot, et s'est même étonnée, par la suite, que je lui en fasse le reproche ! La notion même de conversation ne semble plus comprise. L'intermittence et le pointillé, la désinvolture, sont les nouvelles modalités des échanges humains. Les dialogues sur Messenger n'ont ni la beauté de la conversation orale, dans laquelle la voix a une si grande place (et donc le corps), ni celle de la correspondance, dans laquelle on soigne la graphie, en plus de la langue et du style. « Quand imagination et perception coïncident, l'âme prend feu. » Qui le sait ?

« J'aime encore mieux ceux qui rendent le vice aimable que ceux qui dégradent la vertu. » Je ne peux plus la supporter. Elle me fait honte. Depuis des semaines, elle se répand sur “le cas Depardieu”. Peu importe sa position, qui d'ailleurs est à peu près inintelligible, comme tout ce qui sort de son clavier, c'est le fait même qu'elle s'exprime à ce sujet, qu'elle croie devoir faire part de son opinion, qu'elle prenne la pose du moraliste, très-sage et nécessairement bien informé, qui veut apporter la lumière aux imbéciles qui l'entourent (sur ce dernier point, je ne la contredirai pas), qui est insupportable. On a envie de lui crier : « Mais arrête ton char, Abia, commence donc par apprendre à faire une phrase simple, sujet, verbe, complément, avec les bonnes prépositions aux bons endroits », ce qui, bien sûr, ne ferait qu'attiser son irrépressible besoin de créer des statuts facebook tous plus ineptes les uns que les autres. Je la vois casser des œufs à la douzaine, mais je ne vois jamais l'omelette. Naguère, j'avais tenté de lui dire un peu ce que je pensais de ses prises de position inutiles, confuses et inarticulées, mais j'avais vite compris qu'il était vain de vouloir lui faire entendre raison : elle n'écoute rien, ne comprend rien, toute discussion avec elle est impossible, j'en ai fait plusieurs fois les frais. Le pire est sans doute qu'elle ne cesse de me répéter que nous nous comprenons parfaitement, tous les deux ! Il est loin le temps où je lui disais en face ce que je pensais. Ce temps-là est passé définitivement, et par sa faute, puisqu'elle n'entend rien, ni au propre ni au figuré. Cette femme est autiste, mais d'un genre qui ne cesse de m'étonner, car je crois que les autistes sont en général assez intelligents. Pourquoi donc sont-ce toujours les moins aptes à l'élucidation du monde tel qu'il va qui estiment de leur devoir de nous éclairer sur les mystères de la vie ? 

J'en reviens toujours au même point, qui me paraît suffire à expliciter ce qui me la rend impossible. Depuis que je la connais, elle (m')écrit sans utiliser l'apostrophe, et cette absence, assumée et même revendiquée, est l'un de ces traits qui ont le don de me rendre fou. Elle n'en tient bien sûr aucun compte. La justification de ce défaut est, en soi, ce qui rend la chose insupportable, car ceux qui prennent prétexte de leur liberté et de leur confort personnels pour ne pas respecter les règles de la langue commune me sont depuis toujours odieux. J'ai l'impression de m'adresser à des enfants capricieux, et je déteste ça. Ils se comportent comme qui aurait de la morve au nez, mais qui prétendrait ne pas s'en soucier lorsqu'il va dans le monde. Ils ont bien entendu le droit de se balader avec de la morve au nez, mais nous avons aussi le droit de redouter — un peu — de les fréquenter. 

Pourtant elle est gentille, avec moi, et je souffre de penser ce que je pense. Suis-je méchant ? Je ne le crois pas, mais je ne suis pas assez fort pour ne pas penser ce que je pense. À bien y réfléchir, je crois que cette infirmité a ruiné toutes mes histoires d'amour, depuis que j'ai trente ans. J'ai même tenté de théoriser la chose pour la rendre acceptable, mais je dois convenir de mon échec. Je vois immédiatement, chez les femmes dont je tombe amoureux, les défauts (disons plus prudemment les particularités désagréables) qui vont rendre notre relation difficile, et peut-être impraticable, mais ça ne m'empêche pas d'être amoureux (ce serait trop simple). L'adage « l'amour rend aveugle » n'a aucune espèce de réalité, en ce qui me concerne, et j'envie ceux dont les yeux restent fermés, au moins durant quelque temps : ils connaissent l'innocence du sentiment amoureux, ce qui n'est plus mon cas depuis près de quarante ans. Je crois que ce travers vient paradoxalement d'une trop grande sensibilité à l'amour. Mais je m'exprime mal : C'est plutôt que l'amour est la chose la plus importante, pour moi, et que je le place si haut que je suis incapable de le priver si peu que ce soit de vérité. Je refuse obstinément qu'il soit abîmé, ou seulement déprécié, diminué, par la peur de voir ce que l'on voit. Le jeu est risqué, et peut-être voué à l'échec, mais je me préfère inaimé que de procéder autrement. L'érotisme tel que je le conçois ne peut exister sans une impitoyable lucidité — lucidité qui fait retraite d'elle-même à de certains moments, bien entendu. Les défauts d'un corps, par exemple, sont d'indispensables incitations à mon désir qui, sans ça, me semblerait de piètre qualité, ou banal — c'est sans doute une des raisons qui me font considérer la chirurgie prétendument esthétique comme un grand malheur, comme une déviance plutôt que comme une réparation. Modifier le cours des évolutions d'un corps me paraît une fausse bonne idée, mais je ne vais pas tenter ici de justifier cette affirmation ; ce sera peut-être pour une autre fois, car les quelques discussions que je vois régulièrement à ce sujet me semblent toujours d'une incroyable pauvreté. 

Les deux dernières femmes que j'ai aimées ont eu toutes les deux, à peu de choses près, la même crainte, quand nous nous sommes rencontrés, qu'elles ont exprimée ainsi : comment faire pour que ça dure ? Aux deux, j'ai fait la même réponse. Ouvrir les yeux, sans attendre, sur ce que nous sommes, et comprendre que l'amour n'est pas un sentiment. Ni l'une ni l'autre ne m'ont cru. Je pense que ma réponse les a inquiétées, ou déçues. Elles y ont sans doute vu la preuve que je n'étais pas un bon client… « Les hommes souvent veulent aimer, et ne sauraient y réussir : ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer, et, si j'ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres. » On doit perpétuellement faire semblant d'être innocent, sous peine de disparaître aux yeux d'autrui. Il ne faut pas mettre la main dans la bouche d'ombre, on le sait, pourtant. Hugo disait : « J'appartiens sans retour à cette sombre nuit qu'on appelle l'amour », et aussi : « Je suis un homme qui pense à autre chose ». L'homme qui vit (dans les deux verbes, vivre et voir), plutôt que l'homme qui rit (c'est pourtant dans ce roman que j'ai compris qui était Victor Hugo)… Le Victor Hugo nu de Rodin n'est pas aimé (il faut entendre les commentaires presque méprisants des quelques spectateurs qu'on peut observer sur internet…) et ça se comprend. Il bande et il met la main dans l'encrier (il est noir d'encre) ! Il aime (et il désire) et il n'en a pas honte du tout. Il pense, et il pense avec son sexe et sa panse. Il va se répandre, et penser autre chose, dans « ce gouffre où le jour avec la nuit se fond ». Tiens, revoilà Depardieu, mais Depardieu n'a pas son Rodin, lui (il n'a que Moix)… Il n'aura que de minces voix criardes et insignifiantes qui lui mordront de loin « la poutre » qu'il a dans le caleçon, à quarante ans de distance s'il le faut. « Fuyons sous la spirale de l'escalier profond. » Le sens de l'infini semble à jamais perdu. Aimer ? Mais mon pauvre ami, vous êtes complètement dépassé, il leur faut du contrat et du consentement, de la sécurité et de la revanche ! L'amour, c'est autre chose, merde. L'érotisme, ou, si vous préférez, le désir, chez Hugo ? Il est partout ! Tout en sort et se répand entre les feuilles qu'il noircit d'encre. L'encre, il en badigeonne même les murs de ses demeures et ses femmes, et sa nuit de noce avec Adèle, l'épouse et la maîtresse de Sainte-Beuve (qu'Hugo appelait Sainte-Bave), a été très pénible, car il ne pouvait pas s'arrêter. Lui aussi avait une poutre dans le caleçon. Polyphème le bavard (et dont on parle beaucoup, même s'il n'est personne) n'a peut-être qu'un œil mais il voit, plus et mieux que ses contemporains, il entre même dans toutes les femmes qu'il voit, c'est un drame impérieux, cette vision. « Chez eux [les cyclopes], pas d'assemblée qui juge ou délibère ; mais au creux de sa caverne, chacun, sans s'occuper d'autrui, dicte sa loi à ses enfants et femmes. » Il a une conscience aiguë de la violence qui agit en nous à notre insu, bien au-delà de nos croyances, et qui, dans la sexualité est omniprésente, dès le premier regard. Hugo le dit explicitement : tout est là dès le premier regard. Le cliché ne contredit pas la vérité : « Il n'y avait rien, et il y avait tout. Ce fut un étrange éclair. » Le regard et le désir sont une même matière, une même force fulgurante et intransigeante. Personne ne juge ou délibère, ou bien si, justement, mais cela n'a aucun sens, quand le désir surgit de sa caverne. Quand un gouffre mystérieux s'entrouvre et se referme aussitôt, nous savons qu'il y a « un jour où toute jeune fille regarde ainsi », et tous les discours effarouchés n'y changeront jamais rien. Qu'on le dise ou non n'empêchera pas l'innocence d'être plus dangereuse que la raison : « c'est une vierge qui regarde comme une femme ». Cela pouvait se dire, alors. 

« Il n'existe pas d'être capable d'aimer un autre être tel qu'il est. On demande des modifications, car on n'aime jamais qu'un fantôme. Ce qui est réel ne peut être désiré, car il est réel. Je t'adore... mais ce nez, mais cet habit que vous avez... Peut-être le comble de l'amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l'un l'autre, de s'embellir l'un l'autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste, – et comme celui-ci, qui excite je ne sais quelle source de l'infini personnel. » (C'est Valéry qui nous dégrise, et qui confirme la phrase de Paul Morand que j'aime tant : « L'amour n'est pas un sentiment. C'est un art ».)

Qui donc a crevé les yeux des pantins dévitalisés et immortels qui nous entourent ? « Personne », dirait Ulysse. Ces lourdauds n'ont pas eu besoin d'encouragements pour se crever les yeux, ils ont seulement suivi la pente médiocre de leur effroi. Songer à ses veines bleues ? Qui a encore de telles pensées ? Qui entre en une femme par la pensée, par les yeux, par l'odorat ? Ils se font livrer leur nourriture, ces pauvres gens, et tout est dit, et si leurs artères bouillonnent, ce n'est nullement l'imagination et le désir de transformer l'autre — de le posséder, oui oui oui — qui les échauffent mais une molécule ou un vaccin dont la vie en eux tente de se séparer, sans même qu'ils soient avertis du combat livré par leur corps. Ils sont torturés à l'insu de leur plein gré mais ont peur des caresses et des mots. Ils ne pourraient pas imaginer une Juliette Drouet, eux. « On ne peut pas vivre sans aimer. » On dit et on répète ces mots dans toutes les arrières-cours : lettres mortes. Juliette est une des plus belles femmes de Paris ; elle sera la femme totale. La nuit sans retour… « Spectres de la joie morte, fantômes de l'orgie éteinte »… C'est parmi eux que déambulent Juliette et Victor. Le jour naissait, il pleuvait à verse, et cela durera cinquante ans. « Ils étaient ivres, et moi aussi. Eux de vin et moi d'amour. À travers leurs hurlements, j'entendais un chant que j'avais dans le cœur. » Il ne voit qu'elle parce qu'il n'y a qu'elle. La nuit qu'ils ont passée ensemble (du 16 au 17 février 1833) continue et continuera en lui. Elle a ouvert la voie. Il plonge sa main dans l'encrier du désir. L'éblouissement, voilà la quête, celle qui va nourrir les mots d'un noir intense. Elle lui demande du plaisir — et lui en promet ! Qu'y a-t-il d'autre, je ne vous le demande pas. Oui, le plaisir peut être un devoir. Écrire ne sera qu'une immense célébration de la nuit vive qui en lui survit à tout. « Un lit nuptial a pour plafond tout le Ciel. (…) Aimer ou avoir aimé, cela suffit. Ne demandez rien ensuite. » La certitude d'être aimé, il l'aura connue. Il ne sera pas abandonné, ce diable d'homme. « Mon Victor, tu es tout pour moi, parent, ami, tout, ne l'oublie pas. Je t'aime. Tu es mon dieu, ma seule croyance. » Et, à la fin, alors qu'elle a soixante-treize ans et lui soixante-dix-sept : « Mon cœur est à toi ; mon cœur est avec toi. Je t'embrasse et je te baise, je te veux et je te possède. Tu es mon bonheur, tu es ma volonté, tu es ma passion, tu es ma vie et mon éternité. » Elle vit avec lui, chez lui, mais continue à lui écrire… La mort n'est pas, chez eux. Elle n'est qu'un des moyens qu'a le vivant de se continuer : « Tous ces atomes las, dont l’homme était le maître / Sont joyeux d’être mis en liberté dans l’être. » « La chair se dit : — Je vais être terre, et germer, / Et fleurir comme sève, et, comme fleur, aimer ! / Je vais me rajeunir dans la jeunesse énorme / Du buisson, de l’eau vive, et du chêne, et de l’orme, / Et me répandre aux lacs, aux flots, aux monts, aux prés, / Aux rochers, aux splendeurs des grands couchants pourprés, / Aux ravins, aux halliers, aux brises de la nue, / Aux murmures profonds de la vie inconnue ! » La vie inconnue (et à écrire), voilà la seule aventure. 

« Tu es la femme que je désire, l'âme que je divinise, la femme que je veux dans mon lit. » Pour une fois, il semblerait que le désir ait été équitablement partagé : exception qui confirme la règle. « Je sens que je meurs, et que je meurs d'une mort qui est la vie. » Mais cela ne l'a jamais fait renoncer à la chasse. Il y aura d'autres maîtresses, et Juliette Drouet souffrira de ce qu'elle appelle « la plaie vive de la femme » ; mais elle le comprend. La vie amoureuse inonde le monde mais ce chant qui court partout est plus silencieux que les péripéties ; plus tenace, aussi. « On eût pu se promener nu. (…) Il pénétra dans de l'inattendu. » L'amour est une voix très basse qui ne cesse de murmurer quand nous dormons et que nos sens sont occupés là d'où notre esprit s'absente. Son rythme est lent, si lent qu'on ne le reconnaît pas toujours, mais il est là, pourtant, bien établi et tranquille, qui nous ignore jusqu'au moment où nous en percevons la trace brûlante. 

« Josiane, c'était la chair. Rien de plus magnifique. » « Elle était grasse, fraîche, robuste, vermeille, avec énormément d'audace et d'esprit. Elle avait les yeux trop intelligibles. » « Josiane était toute la vertu possible, sans aucune innocence. » « Elle marchait sur les coeurs. » « Elle vivait dans on ne sait quelle attente d'un idéal lascif et suprême. » « Josiane s'ennuyait, cela va sans dire. » « On hait. Il faut bien faire quelque chose. » « C'est par là qu'elle se croyait forte et qu'elle était faible. » « Un soir il y eut quelqu'un. » « Il lui sembla que, pour la première fois de sa vie, il venait de voir une femme. » « Ce mystère, le sexe, venait de lui apparaître. » « “Tu es horrible, et je suis belle. Tu es histrion, et je suis duchesse. Je suis la première, et tu es le dernier. Je veux de toi. Je t'aime. Viens.” » Voilà ce dont il s'agit. Elle veut de nous. Elle veut, tout simplement. Elle s'ennuie. Un soir il y eut quelqu'un, et ce fut elle. La terre frémit, se soulève, la nuit vient et nous prend, sans retour. C'est toute la vertu possible qui fond sur nous alors que nous pénétrons dans l'Inattendu. « Une vieille loi tombe en désuétude comme une vieille femme. » La loi qui était en vigueur jusque là a cessé de nous maintenir sous sa coupe, nous en perdons jusqu'au souvenir, et l'autre loi peut prendre toute la place, comme s'il n'y en avait jamais eu d'autre. Gémissement vite étouffé auquel personne ne prend garde. Qu'elle s'appelle Josiane, Juliette, Adèle, Christine, c'est toujours la seule qui ait un nom. Stupéfaction : le nom prend toute la place, étend son ombre sur ce qui est et fait disparaître le nombre. Le malheur et le bonheur sont des frères jumeaux impossibles à distinguer. Obéissance : la loi s'impose. Il pénètre dans l'Inattendu. Viens ! « Nue à la lettre, non. Cette femme était vêtue. Et vêtue de la tête aux pieds. » « Elle dormait la tête renversée, un de ses pieds refoulant ses couvertures, comme la succube au-dessus de laquelle le rêve bat des ailes. » « C'était l'époque où une reine, songeant qu'elle serait damnée, se figurait l'enfer ainsi : un lit avec de gros draps. » « La femme, voilà ce qu'il voyait. » « La femme nue, c'est la femme armée. » « Toujours apparition. » « L'ivresse, c'est de vouloir une femme ; l'ivrognerie, c'est de vouloir la femme. » « Toutes les souplesses de l'eau, la femme les a. » « Elle tira à elle la robe de chambre et se jeta à bas du lit, nue et debout. » « Elle le vit. » « Puis, subitement, d'un bond violent, car cette chatte était une panthère, elle se jeta à son cou. » « “Il y a quelqu'un en haut, ou en bas, qui nous jette l'un à l'autre.” » « “Je me sens dégradée près de toi, quel bonheur !” » « Elle lui mit la main sur la bouche. » Tu me désennuies ! « “Veux−tu voir une femme folle? c'est moi.” » « “L'étonnement des imbéciles est doux.” » « “Ah ! je suis heureuse, me voilà tombée. Je voudrais que tout le monde pût savoir à quel point je suis abjecte.” » « “Insulte-moi. Bats-moi. Paye-moi. Traite-moi comme une créature. Je t'adore. » « Je t'aime !” Cria-t-elle. » « Et elle le mordit d'un baiser. » « Elle répéta : “Je t'aime !” » Juste avant de comprendre qu'il était son mari… Et certains de s'évanouir à la vue d'une main aux fesses !

Heureusement que ce texte n'avait aucun objet particulier, car je constate qu'il m'a entraîné très loin… De quoi, au juste ? Je l'ignore. De rien du tout, sans doute. De ce rien-du-tout qui souvent me permet d'écrire. Très loin de la solitude d'un 24 décembre ? Pourtant, j'y suis tellement habitué, à cette solitude… Je pense que sur les soixante-sept Noëls que j'ai traversés, près d'une trentaine ont dû être solitaires. Je n'en suis pas mort. C'est même le contraire qui, aujourd'hui, me semblerait difficile à imaginer, et peut-être à vivre. Autant dire que j'ai un peu de mal à participer aux vœux qu'on forme en ce moment, même si l'anniversaire de la naissance du Christ est en soi un événement qui me touche et si je comprends que cette célébration puisse procurer ferveur et joie. À propos de ferveur, ces quelques lignes, extraites toujours de L'Homme qui rit, me semblent extrêmement profondes, et disent très bien que l'érotisme est une connaissance, et peut-être la connaissance des connaissances.

« La beauté de la chair, c'est de n'être point marbre, c'est de palpiter, c'est de trembler, c'est de rougir, c'est de saigner ; c’est d’avoir la fermeté sans avoir la dureté ; c’est d’être blanche sans être froide ; c’est d’avoir ses tressaillements et ses infirmités ; c’est d’être la vie (…). La chair, à un certain degré de beauté, a presque le droit [et le devoir ?] de nudité ; elle se couvre d’éblouissement comme d’un voile. » La chair a droit de nudité mais sa nudité l'habille plus sûrement qu'un vêtement. Un vêtement s'enlève, quand la nudité est inexpugnable, le voile peut se retirer, quand le dévoilement est définitif. La chair palpite, tremble, rougit, saigne, tressaille, c'est comme ça qu'on l'aime, car c'est la vie qu'elle laisse voir, qu'on aime, la vie qu'on observe, incrédule, qu'on ne peut pas comprendre car on reste au bord, et le désir et le plaisir nous laissent penser un instant qu'il peut exister une intersection, un territoire commun où toute la vie s'est concentrée, où elle vit plus qu'ailleurs. 

« La Hollandaise : trois francs. » On en revient toujours là : on pénètre dans l'Inattendu, dans l'Incompréhensible. Josiane, c'était la chair. Mais qu'est-ce que la chair ? Force de liaison vertigineuse et force de répulsion inquiétante, les deux faces de ce même objet indissolublement liées tapissent l'esprit des hommes qui gravent leurs noms sur ces parois. Être / Estre. Âtre / Astre : Foyer de la Présence (qui n'est qu'une imagination rendue à la vie, à la lettre). Y demeurer !

Victor Hugo meurt le 22 mai 1885, à Paris (« Je vais fermer l'œil terrestre ; mais l'œil spirituel restera ouvert. »). Tiens, tiens, ça me rappelle quelque chose, ça… (« Je crois aux forces de l'esprit et je ne vous quitterai pas. ») Son cercueil est exposé une nuit sous l'arc de triomphe de l'Étoile, voilé de noir. Ses funérailles, le 1er juin, débutent avec vingt-et-une salves de canon tirées à dix heures et demie depuis les Invalides. Le cortège s'ébranle à midi et demie pour se terminer à six heures et demie du soir. Trois millions de personnes ont assisté à ces funérailles. Trois millions de personnes… Ce jour-là, les putains de Paris se donnent gratuitement à leurs clients ! Vous entendez ? Quel plus bel hommage littéraire un écrivain pourrait-il souhaiter ? Car « rien, chez Hugo, n'existe sans le corps. » « Il met la main dans l'encrier, il met la main dans la bouche d'ombre. » « Si les pages était plus larges, eh bien l'encre s'étendrait encore. » Il voulait avoir vue sur l'océan, c'est-à-dire sur l'infini et le désir. « Ce grand frisson vague qui est la réclamation vitale de l'infini. » Hugo c'est un œil, mais un œil inquiet. « De la voyelle esprit le corps est la consonne. » L'art de voir… La secousse du réel. Perpétuel retour au noir, parce qu'il ne sait jamais à quoi s'en tenir, et c'est ce qui est grand chez lui.

« Plieux, samedi 26 décembre 2020, minuit et demi. 

« J’étais fou d’enthousiasme pour le Quatre-Vingt-Treize de Victor Hugo, récemment. Je suis même allé jusqu’à dire, délirant, à Pierre-Guillaume de Roux, qu’on ne voyait pas trop pourquoi les Français avaient besoin d’aller chercher Guerre et Paix pour le porter aux nues quand ils avaient sous la main cela, en matière de grande fresque sur le destin des nations. Et de fait c’est un livre éblouissant à chaque page. On ne comprend pas comment un homme, à moins d’y consacrer sa vie entière et de n’écrire rien d’autre, peut acquérir et maîtriser tant de connaissances sur la navigation, la poliorcétique, l’histoire et le personnel de la Révolution, la reliure, la géographie de la Bretagne, la castellologie, la psychologie enfantine. On est confondu devant l’art de la scène à faire, la sûreté des répliques, l’apparente profondeur de la réflexion politique, l’enchaînement des morceaux de bravoure. Et puis, il faut l’avouer, une certaine lassitude se fait jour, un léger début d’écœurement. On est là comme devant un formidable virtuose, un pianiste du genre d’Horowitz, auquel on en vient à reprocher trop de facilité, trop d’art, un formidable excès de dons. Ne pourriez-vous jouer un peu moins bien, un moment ?

« J’en arrive à rejoindre après un long détour le sentiment dominant de la tradition critique française, sur Hugo : Victor Hugo, hélas. Bon, bon, bon, c’est notre plus grand poète, le plus doué de nos auteurs dramatiques, le plus fulgurant de nos grands romanciers. Il est génial, c’est une affaire entendue : mais est-ce que tout cela n’est pas un peu clinquant, tout de même ? Que pensaient les gens de goût, au temps de Quatre-Vingt-Treize ? Stendhal était mort depuis longtemps, Baudelaire non plus n’était plus de ce monde ; mais qu’a dit Flaubert, du roman ? Que dira Proust ?

« Peut-être un très grand artiste ne doit-il pas être trop doué. C’est la faiblesse d’un Richard Strauss, encore qu’elle ne me gêne pas chez lui, peut-être parce que son langage m’est moins familier que celui de Hugo, et que je suis sensible aux effets sans bien apercevoir les moyens. L’excès de dons, et donc la facilité, c’est la faiblesse d’un Winterhalter, d’un Boldini, d’un Van Dongen, pour passer à des animaux plus petits. C’est peut-être la faiblesse d’un Rubens, d’un Vivaldi, d’un Van Dyck, d’un Sargent, d’un Sorolla, d’un Hérédia (que j’adore) ; et certainement d’un Rostand. Ils sont éblouissants, eux aussi. Peut-être un très grand artiste ne doit-il pas être éblouissant. Toulet n’est pas éblouissant, Larbaud non plus, Tibulle encore moins. Cependant Turner l’est bien, et nul ne songerait à le lui reprocher. L’excès vient avec Ziem, Saint-Saëns, Grieg, ou Thomas Moran, ce Ziem des Rocheuses.

« Il y a un coté Thomas Moran, chez Hugo. Je dois me forcer un peu pour lui en faire grief, car j’aime beaucoup Thomas Moran (et je ne serais pas mécontent d’un Ziem, faute d’un Turner). Mais Hugo sent un peu trop le théâtre, toujours, les décors peints, les coulisses, le magasin d’accessoires, dans le roman. À cause de sa formidable puissance, on ne sent pas la résistance de la matière, face à lui ; et, par voie de conséquence, c’est la matière elle-même qui se dérobe, devenue sublime plafond à fresques, rocher, feuillage et fleuve embrasés d’opéra. Qu’il ne se refuse aucune scène à faire, on ne saurait lui en vouloir, c’est de bonne guerre (des Chouans) ; mais il ne se refuse non plus aucune phrase à faire. Il est le triomphe de la rhétorique. Sans doute n’y a-t-il pas d’auteur plus facile à pasticher. Il enfile inexorablement les antithèses, les balancements bien marqués, les symétries baroques, les énumérations pétaradantes. C’est beau, c’est très confortable, on ne s’ennuie pas une minute, c’est d’un luxe stylistique souvent grandiose, mais on a toujours envie d’appeler l’hôtelier à un peu plus de modération, de le prier d’enlever quelques coussins, et de dire gentiment à l’auteur, avec tout le respect et l’affection qui lui sont dus dû, oh, eh, repose-toi un peu, Totor : c’est bon, on t’admire.

« Peut-être Valéry se trompe-t-il — il faut des phrases qui ne travaillent pas, dans un roman : des phrases qui s’assoient le long du chemin, qui s’étirent doucement dans un fauteuil, qui caressent distraitement le chien et regardent par la fenêtre, sans rien voir. »

Quelle page admirable ! Je comprends la critique de Renaud Camus, je la comprends même trop bien, et pourtant Hugo était parfaitement conscient de ce travers. En tout cas, il le voyait clairement chez autrui. « Il faut s'y résigner, il n'y a pas d'œuvre de Victor Hugo pure de toute scorie. Ici encore, des enfantillages, des ridicules viennent nous faire trébucher au détour d'un chef-d'œuvre. Mais, on l'a déjà dit, c'est aussi la force de Hugo de charrier, sur son fleuve intarissable de mots, le pire avec le meilleur. » (Michel Braspart) « Et l’on sent l’harmonie / D’une naïveté complétant un génie » Pour Victor Hugo, le génie est impossible sans bêtise, sans manque, sans défaut. Pour lui, les poètes parfaits, ce sont les poètes de second rang. Racine a la perfection pour lui, c'est-à-dire qu'il lui manque l'infini. Ses œuvres sont des œuvres achevées, closes sur leur beauté. Il leur manque « la fiente d'aigle », la faute, la tache, le raté dans l'œuvre. L'œuvre géniale est marquée du sceau de l'imperfection. « Jetez dans l'art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, l'arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences à travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra le grand, et le mal deviendra le beau. » 

Il écrit dans tous les sens et dans toutes les dimensions, sur tous les supports avec tous les moyens et matériels. Au crayon, à l'encre (toujours avec la plume d'oie), en bas, en haut, il repasse par-dessus, sur du magnifique papier blanc, choisi avec soin, il garde tout, absolument tout. Copeaux et dessins, brouillons et déchets, feuilles arrachées, dessins et historiettes pour ses enfants, Toto et Pista, posés sur l'édredon quand ils dorment… Des têtes, des Chinois, des châteaux, des animaux, des chimères, des monstres, c'est vertigineux. Il repasse à l'encre sur le crayon, c'est un peu effrayant, tout est mélangé, il n'y a pas de hiérarchie. « Tout dans la création n'est pas humainement beau, le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l'ombre avec la lumière. » Il plie ses feuilles en deux. La marge est aussi importante que la page, et peut-être plus profonde, plus accueillante. Additions, remaniements, dessins, pensées, corrections, échappées, illustrations… La marge dialogue sans cesse avec le texte, parfois l'engloutit. Les carnets divaguent, extravaguent (comme il aime dire) — où il note ce qu'il voit, les cuisses entraperçues des femmes, leurs chevilles, leurs visages — nourrissent les romans ou les pamphlets, les petits textes et les grands, sortent l'écrivain de son sillon pour mieux l'y ramener. Tout cela se trame à l'intérieur de ce corps-là, de cette panse-là, qu'il va tremper chaque matin dans l'eau glacée. Cela peut se dire en vers, en phrases, en croquis, en dialogues, en pièces, en descriptions, en rêves, en taches noires, en cauchemars, et tout y revient perpétuellement, jusqu'au dernier souffle, jusqu'au désir ultime, jusqu'à la vie essoufflée. Il plonge la main dans l'encrier comme on plonge la main dans le sexe d'une femme, sans savoir ce qu'il va y trouver. N'opposons pas l'écriture et les dessins, le récit et la description, le roman et la philosophie, la politique et l'amour. Les dessins racontent et les textes montrent, c'est le même mouvement, la même vague, puissante et délirante. C'est la même encre. Les lapins côtoient les pieuvres, les enfants les monstres, l'amour la haine, les cathédrales les bouges, les villes l'océan. Tout sort du noir, de la nuit ; de la mer et de l'Infini. 

« Cet œil fixe ne ressemblait à rien de ce qu'on peut voir sur la terre. Dans cette prunelle tragique et calme il y avait de l'inexprimable. Ce regard contenait toute la quantité d'apaisement que laisse le rêve non réalisé ; c'était l'acceptation lugubre d'un autre accomplissement. Une fuite d'étoile doit être suivie par des regards pareils. (…) L'immense tranquillité de l'ombre montait dans l'œil profond de Gilliatt. » « Et je voyais au loin sur ma tête un point noir. / Comme on voit une mouche au plafond se mouvoir / Ce point allait, venait, et l'ombre était sublime. » L'ombre sublime, c'est tout le siècle qui est rendu à sa présence et à sa violence par l'homme qui vit.

La première fois que j'ai été mis au contact de Victor Hugo, je m'en souviens très bien, c'était à Paris, à la fin des années 70. J'étais allé voir Dieu, de Pierre Henry. Ils ont un peu la même tête, Pierre Henry et Hugo. Ce soir-là, c'est Jean-Paul Farré qui récitait le texte immense (Dieu, c'est approximativement six mille vers, écrits en 1855) sur la musique du compositeur, en éructant, en chuchotant, en chantant, en courant, en marchant, en dansant, en grimpant, en rampant dans « l'océan d'en haut ». À cette époque-là, je ne connaissais de l'écrivain que Les Misérables — et encore, pas en totalité — et quelques poésies apprises à l'école et qui ne m'excitaient guère, je dois l'avouer. Ma mère essayait bien de me convaincre qu'Hugo était le plus grand des poètes mais il m'était difficile de l'entendre. La trahison se parle à elle-même, par-delà l'abîme des années, je le sais bien. J'étais seul, ce soir-là, et je suis rentré à l'appartement de la rue Joseph de Maistre comme un dément à qui l'on a remis les clefs de l'asile. « Je voudrais, si Dieu me donnait quelque force, emporter la foule sur de certains sommets ; pourtant, je ne me dissimule point qu'il y a là peu d'air respirable pour elle. » J'aurais voulu convaincre le monde entier de ma liberté et de ma conscience multipliées par la profondeur vibrante de la nuit magnétique entrevue : La solitude essentielle m'avait ouvert les yeux (pour toujours ?), et il m'était impossible de l'exprimer. « Son art est fondé sur le contraste, sur le rapprochement inattendu de la Bêtise et de l'Intelligence divinatrice, des Monstres et des Anges. (…) Dieu non plus n'a pas choisi. Il a TOUT créé. (…) La poésie ne doit-elle pas, témérairement, vouloir recréer Dieu, le maître du langage ? (…) Entrez, Regardez, Écoutez… » (Michel Braspart) 

En ces années-là, nous passions nos journées et nos nuits au téléphone — science acousmatique — et nous découvrions le monde et l'amour comme personne avant nous. Parler était une loi, un impératif autant poétique que sexuel, autant moral qu'esthétique. C'était le moyen que nous connaissions pour être à la fois des anges et des monstres, pour mettre notre intelligence et notre bêtise sur la grande scène du Désir, pour les faire dialoguer et créer ainsi le monde que nous pensions préservé de l'ordinaire. Ils préfèrent texter… Refusent de mettre la main dans la bouche d'encre, de peur sans doute d'y croiser la pieuvre aux mille tentacules qu'il prétendent avoir abolie avec les mains aux fesses. Ils ont inventé les écrans, pour que l'encre jetée et répandue ne les aveugle pas et qu'ils restent innocents de toute la nuit qu'ils traversent sans la nommer. Quand il est question de langue, on voit bien qu'ils ne savent pas de quoi on parle. Cette épouvante (pour eux, pour nous)… Leur langage n'a pas de maître, ou plutôt, son maître est un marchand illettré et sans mémoire qui ne sait plus rien de ce qu'il a amassé en vain. L'Informe est leur dieu, ou leur forteresse, je ne sais pas trop ; Vocifération et Aphasie sont leurs marraines botoxées et grimaçantes. Ça ne fait guère envie. 

Plus j'y pense, plus je crois que c'est l'Érotique, qui fait défaut, aujourd'hui. En tout. Elle continue d'exister, bien sûr, parce que le monde est fondé sur cette brûlure partagée, mais elle doit se cacher pour survivre. L'Obscène l'a convaincu de s'exiler, c'est ce que je crois, c'est ce que j'entends. Quant à moi, je ne peux plus en parler avec quiconque, car je vois trop que le malentendu est radical. Hugo dit cela autrement, il parle de la triple face d'un unique problème : « l'Humanité, le Mal, l'Infini ». C'est bien à l'intersection de ces trois points cardinaux qu'Éros brûle en nous et nous somme d'en partager la flamme avec les âmes élues. « J'appartiens sans retour à cette sombre nuit qu'on appelle l'amour », le seul véritable paysage intérieur… « Tous les moyens lui sont bons, le fond d’une tasse de café versé sur une feuille de vieux papier vergé, le fond d’un encrier versé sur du papier à lettre, étendus avec le doigt, épongés, séchés, repris ensuite avec une grosse ou une fine plume, lavés par-dessus avec de la gouache ou du vermillon, rechampis de bleu, rehaussés d’or. Parfois l’encre de la Petite-Vertu traverse le papier à lettre : au revers, naît un second dessin vague. » Il faut abolir les mécanismes de la pensée consciente par tous les moyens, si l'on veut parvenir en ces contrées où l'Humanité, le Mal et l'Infini nous parlent à travers les signes que Dieu a imaginé pour nous, et il faut pour cela traverser les siècles et la feuille, la forme et l'informe, la voix et le silence, et même la vertu. « Ces barbes en plume d’oie font verser aux nuées des torrents de larmes. » Hugo était à l'origine de l'Automatisme, du Tachisme, de l'Abstraction lyrique, du Surréalisme. Buvard, miroir, poème, taches, chaosmose, larmes et encres, légendes, inconscient, la pensée échappe à l'intellect, revient par la marge, dissout les écrans et déborde de la page, se dissémine par contagion et surprise, enfance et songe, avant de se dissoudre dans l'infini de l'océan ou de la nuit. « improviser / Dans un livre, partout, en haut, en bas, des fresques, / Comme on en voit aux murs des alhambras moresques, / Des taches d’encre, ayant des aspects d’animaux, / Qui dévorent la phrase et qui rongent les mots, / Et, le texte mangé, viennent mordre les marges. » Dévorer la phrase et ronger les mots, quel mot d'ordre pour tous les apprentis écrivains contemporains !

« La contagion des mots vivants allant et venant d'âme en âme. » Extravaguer, c'est être à la fois sublime et ridicule, c'est revendiquer sa bêtise et la tisser au merveilleux, aller dans l'inconnu majuscule, mettre sa main dans toutes les bouches d'ombre, désirer ce qui nous menace peut-être, se laisser porter par la vague dont nous ne mesurons pas la force ni ne connaissons le but. « Mûrir, mourir, c'est presque le même mot », note Hugo dans l'un de ses carnets. 

L’encre de la Petite-Vertu traverse le papier à lettre… L'encre de Petite Vertu (inventée au XVIIe siècle), claire, devient très noire en séchant et résiste au temps. J'ai vu l'autre jour un film magnifique de Julien Duvivier, Et voici le temps des assassins, datant de 1956. André Châtelin (Jean Gabin), restaurateur aux Halles, fait la connaissance de la fille de sa première femme (Danièle Delorme), dont il est divorcé, venue à Paris après la prétendue mort de sa mère. Le film commence dans les bons sentiments et la gentillesse et se termine dans une noirceur absolue. Paris est d'une beauté à couper le souffle, dans les noirs huileux et sous la pluie. J'ai pensé en voyant ce film à un court-métrage de Maurice Pialat (lui aussi en noir et blanc) de quatre ans postérieur au film de Duvivier, L'amour existe, une des plus belles choses filmées qu'il m'ait été données de voir. Si le cinéma s'est déshonoré depuis longtemps, c'est parce qu'il a trahi les promesses merveilleuses qu'il portait en lui avant la débauche technique et bavarde qui l'a défiguré sans doute à jamais. Le 27 décembre 2018, croyant faire un bon mot, j'écrivais : « On ne naît pas cadavre, on le devient ! » Je ne suis pas sûr d'être d'accord avec moi. Je n'avais pas beaucoup réfléchi, avant d'écrire ça. Le cadavre, en nous, se transmet, de geste en geste et d'heure en heure, à travers la nuit et le frisson, et c'est ce cadavre immortel qui fait le fil de notre existence, plus sûrement que notre volonté et nos espoirs ; il n'y a pas de récit véritable qui ne doive composer avec lui. L'encre, en séchant, devient si noire que l'amour s'y engloutit tout entier. Les petites vertus laissent vite la place aux grandes noirceurs qui trouent le papier. L'amour existe, oui, à la condition de tout perdre, de se laisser dépouiller et de s'allonger sur la charogne encore tiède, de s'abandonner sans réserves à la macule qui nous couvre d’éblouissement comme d’un voile.

Le monde a changé. J'écoute (encore) les Études symphoniques de Schumann, j'entre dans une église, je marche dans la nuit, mais j'écris ces trois propositions sans espoir que le sens qu'elles revêtent pour moi soit transmissible. La signification de ces paroles ne sort pas de la pièce, elle renonce à voyager jusqu'à autrui, elle s'essouffle à peine sont-elles émises. Avons-nous encore des contemporains ? Rien n'est moins sûr. Notre temps intime reste collé à nous jusqu'à nous asphyxier, nous ne pouvons nous en défaire, nous le portons comme une coquille qui nous sépare de l'humanité. On peut parler des choses, de l'amour, de la musique et de la solitude, bien sûr, on peut écrire à leur propos, mais à quoi bon, si l'on sait qu'il sera impossible de se faire entendre ? Schumann ? Fait pas le poids, Schumann, à côté de Jordan Deluxe ! Même Finkielkraut va gentiment se prosterner devant les nouveaux maîtres… Il va s'expliquer… Comme on s'explique devant le contremaître ou les harpies qui donnent le la de la morale à chaque coin d'écran. Ça trépigne d'impatience ! La petite vertu dégouline de partout, y a qu'à voir la figure du nouveau Premier ministre. Même Napoléon-le-Petit, à côté, a l'air d'un aigle grandiose. « Les nations ne connaissent jamais toutes leurs richesses en fait de coquins. » Deluxe demande au vieil Académicien fatigué, parlant de la StarAc : « Mais c'est pas bien, une émission où l'on apprend à chanter ? » Qu'est-ce-tu-veux répondre à ça ? La fuite des galaxies est moins vertigineuse que ce genre de dialogues… « Alors les peuples s'émerveillent de ce qui sort de la poussière. C'est splendide à contempler. » Ils sont tellement cons qu'on les admire, qu'on ne peut que les admirer. Ils vont loin ! Apprendre à chanter… Vous voyez bien qu'il est devenu impossible de se comprendre ! Un peu plus tôt dans l'émission, on voyait le jeune Deluxe ne pas comprendre ce que disait Finkielkraut de sa détestation des vocables emblématiques de la gnangnantise généralisée, « maman » et « papa », et c'était très comique : Pour lui, ces mots sont tellement normaux (ce sont même les seuls qui existent) qu'il en était venu à penser que le philosophe détestait… les pères et les mères. Ce petit exemple qui pourrait sembler insignifiant me semble révéler au contraire le fossé incommensurable qui s'est creusé entre des peuples qui ne parlent plus la même langue, qui n'habitent plus le même monde. 

Je lisais ce matin la déclaration sensationnelle de Boualem Sansal : « Oui, l'avenir appartient à la science, et l'on voit bien qu'il n'y a plus rien à attendre des religions, de la Bible, du Coran ou des Veda. » C'est le genre d'affirmations qui donnent envie de se terrer encore plus et de se taire définitivement. À quoi bon argumenter ? Leur Science est notre tombeau. Il a raison, il n'y a plus rien à attendre de ce monde-là. Entre la Science, la Chanson, le Rire et la Morale, l'espace libre doit se mesurer en petits millimètres. Et c'est « le génie » Hanouna qui tient la règle (celle qui mesure et celle qui tape sur les doigts des contrevenants). Mon pays, lui, s'était pressé par millions aux funérailles d'un écrivain. Qui le croirait ? Est-il possible de le prouver, nous demanderont-ils. Le monde a changé, et un vertige nous prend à rester fidèle à la France de Pialat et de Duvivier, pour rester dans le siècle qui nous a vu naître. Ils nous cracheront dessus, ils ricaneront, mais il serait pire de se trahir, c'est-à-dire de vivre au pays où le vacarme des vivants étouffe la musique des morts, et de pactiser avec la tyrannie de l'Adolescence éternelle. Il faut se méfier de Shakespeare, il faut se méfier de Kafka, mais aussi d'Hemingway, de Richard Millet, de Victor Hugo, de tous les écrivains, et plus généralement de tout le monde, surtout des hommes. Ils en veulent à la grammaire, à leurs parents, à la nuance, aux lois, au sens même, c'est-à-dire à tout ce qui n'est pas eux, à tout ce qu'ils n'ont pas choisi ; il n'y a que la technologie qui les comble, car elle atrophie encore le peu qu'il leur restait de pensée, cette pensée qui leur pèse tant qu'on les voit s'en débarrasser précipitamment comme d'une affection honteuse. « Je suis l'essaim des bruits et la contagion. » Il est impossible de ne pas comprendre que le nœud du problème est la langue. De tous les désastres de notre temps, c'est au sein de celle-là, ou de ce qu'il en reste, que se nouent les périls les plus graves. Si l'on écoute ce qui se dit, si on lit ce qui s'écrit, ou qu'on est témoin d'un dialogue, quel qu'il soit, on est pris d'une véritable épouvante. C'est par là que tout a commencé, et c'est là que tout finira : les borborygmes sont l'avenir du genre humain. Il faudrait songer à condamner la bouche des hommes, on trouvera toujours d'autres moyens de les nourrir ! On se demande souvent pourquoi la littérature est désormais hors de propos, mais la réponse me semble pourtant évidente. Elle a besoin d'une langue, et si possible d'une langue commune, la littérature, c'est son terreau, c'est le terrain dans lequel elle va puiser ses ressources. Or le XXIe siècle est le siècle du démon ricanant qui a dispersé l'alphabet et la phrase aux quatre vents, qui les a déchiquetés de ses crocs pourris. Les trois millions de Français qui suivaient la dépouille du Père Hugo, même et peut-être surtout parmi les plus humbles, seraient épouvantés de l'état de la langue de France. Ça ne les ferait pas rire du tout. Il est absolument impossible qu'ils le comprennent, ou qu'ils l'admettent, j'en suis convaincu. 

« Il y a maintenant en Europe, au fond de toutes les intelligences, même à l’étranger, une stupeur profonde, et comme le sentiment d’un affront personnel. » Victor Hugo parle de Napoléon-le-Petit, mais on pourrait comprendre autre chose. L'affront personnel que je ressens, moi, en tout cas, c'est celui qui est fait partout, et quotidiennement, à la langue, à la langue de France, qui est sans doute notre patrimoine le plus précieux et le plus essentiel — mais on trouve plus de défenseurs des fromages au lait cru (dont je fais partie, faut-il le dire !) que du français. Une amie m'apprenait hier que l'adjectif « malaisant » était désormais dans le dictionnaire ! Je me suis amusé à rédiger une liste (certainement lacunaire) des mots et expressions que je ne supporte pas, qui, chaque fois que je les lis ou entends, me rendent hystérique. La voici :

Post, C'est-vrai-que, Info, Expo, Ce-midi, Bouquin, Point-barre, (les) Mamans, (les) Papas, À-l'international, En-interne, Perso, En-responsabilité, Épisode-neigeux, Envoyer-du-lourd, Mégenrer, Mettre-dans-la-boucle, Distanciation-sociale, Mes-équipes, Au-final, De-base, À-la-base, En-capacité-de, Sur-comment, Je-vous-partage, En-présentiel, En-vrai, Genre, Au-jour-d'aujourd'hui, Ça-passe-crème, Dinguerie, De-fou, De-ouf, Frérot, Répé [pour « répétition »), Du-coup, On-va-pas-se-mentir, Sympa, Impacter, Sur-(Paris, France, etc.), Région(s) [à la place de « province »], (les-)Territoires, Porter-un-projet, Dans-la-vraie-vie, Faire-sens, Que-du-bonheur, Résilience, Lâcher-prise, Celles-et-ceux, Capter, Décrypter, J'avoue, Crush, Franchement, Date [accent anglais], Checker, Conséquent [pour « important », « grand », « gros »], Bien-évidemment, Lunaire, (le-)Narratif, (l'-)Agenda, Décrypter, Grandir [dans « il faut grandir »], Scud, Se-sortir-les-doigts-du-cul, Goncourable, Haut-potentiel (HPI), Ordi, Ya-pas-de-sujet, Exactement, Comme-je-dis-toujours, Coach (Coacher), Déconnecté, Dissonance-cognitive, Disruptif, Challenger [le verbe], Plutôt-pas-mal, In/cro/yable, Top, Nickel(-Chrome), Belle(-journée), Douce(-nuit), En-PLS, Pépite, Se-la-Péter, Galérer, (c'est-)Mission-impossible, (c'est-)Plutôt-pas-mal, En [mairie, Creuse, terrasse, rue], Sur-zone, (le-)Game, En-mode, Pas-que, Derrière [pour « après »], Sécuritaire [pour « sûr »], Mature [pour « mûr »], Qualitatif, Gourmand, Qui-va-bien, Kiffer, (sortir de sa-)Zone-de-confort, Iconique, Mythique, Tsunami [dans le sens de « bouleversement », « tourmente », « chaos »], Malaisant, Ascenseur-émotionnel, Aller-venir [deux verbes parfaitement inutiles ajoutés au verbe effectif : « On va venir solliciter le muscle douloureux »], Aller-pouvoir [id., « on va pouvoir appuyer sur le tendon »], Laisser [encore un verbe inutile : « Je vous laisse choisir le vin »], Par-contre [« Je vous laisse choisir le vin, par contre »], Atypique, Hors-normes, (un égo-)Surdimensionné, De-Moi-à-moi, ProcessFun, Bosser, Tacler, Booster, Faire-le-job, On-s'en-bat-les-couilles, Pas-faux, (la-)Ref [« J'ai pas la ref »], Soupçonneux ou Suspicieux [pour « suspect »], De-suite [pour « tout de suite »], Courrier [pour « lettre »].

Elle donne une bonne idée du désastre en cours, mais elle ne suffit pas, bien sûr. Elle est même très insuffisante, car la catastrophe a atteint les couches les plus profondes du logos. Plus personne ne comprend plus personne. Dès qu'on se risque à parler, ou à écrire, ou à lire, on sait sans aucune hésitation possible qu'on va au-devant de graves problèmes. C'est devenu la trame incessante des jours, le leitmotiv qui nous rappelle à l'ordre vingt fois dans la journée. Voici ce que ça peut donner, au rayon charcuterie du supermarché dans lequel je fais mes courses : « Quatre tranches de poitrine fumée, d'1/2 cm d'épaisseur, s'il vous plaît. — Plutôt minces ou plutôt épaisses, les tranches ? — 1/2 cm d'épaisseur (je joins le geste à la parole). — Oui, mais plutôt minces, ou plutôt épaisses ? — … » Encore n'est-ce là qu'un exemple « soft » et à peu près dépourvu de conséquences. Syntaxe (au premier chef), vocabulaire, orthographe, grammaire, contresens, barbarismes, inconséquences logiques et formelles, méconnaissance de la signification des expressions traditionnelles, ignorance manifeste de la ponctuation, mépris de la forme, le constat est plus qu'accablant, il est désespérant, et il ne fait que confirmer le paysage désastreux (politique, historique, social, civilisationnel) qui s'impose à nous de tout côté ; il lui donne un aspect total, inéluctable et définitif. Aucune échappatoire en vue : la cohérence, intimidante, est bien trop grande ! Entre la langue et les mœurs, la langue et l'intelligence, la langue et l'urbanité, la langue et la logique, il y a plus qu'une analogie ou des affinités. La réplique est saisissante, on pourrait presque parler de mimétisme. Notre contemporain se regarde dans le miroir, et, à la place où naguère se trouvait sa bouche, il aperçoit des poings serrés. La seule certitude de nos temps incertains, c'est celle-là. Nous avons capitulé, nous avons abandonné le langage aux barbares, qui se repaissent de ses reliefs. Nous sommes passés du siècle de Victor Hugo à celui d'Aya Nakamura. C'est assez violent. 

Hugo parle de « l’encre, cette noirceur d’où sort la lumière », il parle de « l'essaim des bruits et la contagion », il est le champion de l'infini qui ne demande qu'à se répandre parmi nous, l'infini qui troue le papier, la voix, qui passe de main en main, qui habite la caresse et la terreur, le désir et la violence, les ténèbres et la tendresse, cet infini dont personne ne veut parce qu'il est une vérité aveuglante et désespérante, éternelle. Au réveil, ce matin, j'écoutais la célèbre chanson « Ton style ». Et tout à coup j'ai compris. Quand Léo Ferré dit « c'est ton cul », quand il prononce ces mots, à sa manière inimitable, on entend, j'entends le mot pour la première fois. C'est toujours la première fois que j'entends le mot « cul », depuis l'adolescence, quand nous écoutions cette chanson rue du Lac, avec Martine, Yves, Christine, et Sonia ou Nadia, et que nous étions amoureux les uns des autres, amoureux désespérés et frigorifiés, brûlants et absolus, amoureux divins et ridicules. Cinquante ans plus tard, ils ne disent toujours rien, mes compagnons, mes camarades stupéfiés, mes petites amies intrépides et naïves, impatientes et fiévreuses. Leur cul, elles l'ont donné, montré, caché, dérobé, repris, oublié parfois, quand l'infini parmi nous venait sangloter en ami très fidèle. C'était la solitude, que nous découvrions alors, mais nous ne comprenions pas ce que ce mot recouvrait — et c'était heureux. Le cul, la solitude et l'infini : ça sort du noir et de l'ennui. Quand je suis allongé dans ton lit, dans tes odeurs, les mots sont tous des mots que j'entends pour la première fois ; et toi tu n'as rien dit. Tu pleures seulement comme pleurent les bêtes. Nous marchions dans les rues froides, à la nuit tombée, en hiver, et nous ne disions rien, comme les étoiles, comme le dieu qui nous regarde sans nous maudire. L'incroyable, l'inattendu, la chaleur des filles, leur joie, parfois, la marée haute de leurs larmes, leurs silences si profonds et si doux, tout cela nous appartenait, et c'était notre solitude, la vraie, la contagieuse ; nous voyions à travers la nuit, à travers l'ennui et les corps blancs, à travers cette mémoire qui était en train de se composer silencieusement. Où êtes-vous, mes très-chéries ? Où es-tu ? Mon effroi est infini, il ne me quittera plus, maintenant que j'en suis revenu aux commencements et que mon esprit lentement s'en va rejoindre les fantômes. « Quand imagination et perception coïncident, l'âme prend feu. »

« L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement. L’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. » Nous n'avons que le choix de la solitude et de l'obscène, en passantC'est ta plaie, c'est mon sang. C'est la vérité. Mais sa lumière est illusoire, comme moi

dimanche 12 mars 2023

Répétition



La journée commence. C'est le moment (il n'y en a pas d'autre). Tous les chemins s'ouvrent, comme la main. La vie peut advenir. 

À la fois terrifié et heureux. C'est l'enfance qui refuse de nous quitter. L'enfance de l'art, l'enfance de la vie, l'enfance de l'amour. Celle du monde. 

Les rêves sont encore là. Toscanini fait répéter l'orchestre, on l'entend crier, on jubile. Ildiko était chez elle, me recevait gentiment. J'étais celui que je devais être, avant l'éveil. Le journée est ouverte comme un sexe de femme, je sens la vie qui tressaille en moi. J'entends tout. Je jubile. 

On ne sait quel chemin prendre : tant de merveilleux possibles s'offrent à nous. Böhm, Karajan, Bernstein ? Tant de voix. J'ai rêvé de Jacques. J'ai entendu sa voix. Nous avons joué ensemble. 

Prendre une partition d'orchestre ? Mettre les mains sur le clavier ? Et la poésie, alors ? Et Joyce ? Et Freud ? Et le soleil au jardin ? Étendre la lessive. Et le café. Et les lettres en retard. Chanter. La première note doit être longue. On aime tellement les colères de Toscanini qu'on pourrait nous croire nostalgique. Bruno Walter parle à « Mr Bloom » : « Je vais vous dire ce qu'on va faire ». Je fais une césure. 

Tant de chemins qu'on laissera. Qu'on a laissés. Plus de violoncelles et basses. La journée commence, à nouveau, de nouveau. Mozart et Bach, comme toujours. Y a-t-il une autre vie ? Nous allons répéter

Nous allons reprendre. Nous allons parcourir l'alphabet, la gamme, les jours de la semaine, les mois et les heures, le cœur va battre plus vite, se calmer, le sang va se fluidifier ou s'épaissir, les humeurs vont circuler ou revenir à leur point de départ. Rossini le vif. L'Italie. « Vous pensez faire ça les doigts dans le nez ? Vous n'êtes pas à la hauteur. » Verdi. Il fait toutes les voix. C'est mieux qu'avec les chanteurs. Toute la musique est là, en un seul corps. Répéter encore.

Les amis, les amours, les stances et les après-midis. Composer. Réciter. Bénir le lieu et l'heure. Admirer. Pleurer. C'est tout un. Demander, demander encore, implorer, hurler, maudire et trépigner. L'Italie, toujours. « Si je me mets à parler, ça va être l'orage, l'orage terrible ! » Léger, plus léger ! Répéter encore. Reprendreencore. Revenir. Le temps se creuse. Nous sommes au cœur de la musique, les civilisations peuvent s'écrouler. Sans moi. Priez pour que je me taise !

La dévoyée. Toutes les femmes le sont. Tous les hommes les regardent sans comprendre. Ils ne peuvent que chanter, danser, pleurer, maudire et trépigner. Personne ne se comprend. Tout le monde parle à tort et à travers. Les paroles se croisent comme les corps et les humeurs. Quelle musique ! Drame madré. La ruse et la folie. Les heures troubles. Écrire, mais à qui ?

Tout recommence, chaque jour, chaque matin. Il faut faire comme si la vie nous avait attendus pour se déployer, pour s'ouvrir comme une rose de printemps. « Un dì, quando le veneri il tempo avrà fugate… » 

« Qual turbamento ! A chi scrivevi ? » À toi ! (Je fais une césure.)

J'avais besoin de larmes. Des masques viendront plus tard animer la fête. Tous les hommes sont dévoyés. Les femmes les regardent sans comprendre car elles oublient ce qu'elles sont à l'instant même où elles le sont. Tous ils oublient ce qu'ils sont et ce qu'ils ont été. C'est vrai ! C'est vrai !

Qui, de ton cœur, effaça la mémoire ? Pourquoi n'as-tu pas écrit au moment où il le fallait ? Pourquoi as-tu laissé passer l'heure ? Pourquoi as-tu oublié le soleil natal et les planètes qui te souriaient ? Pourquoi ces larmes emportent-elles tout, et même leurs traces ? « Avrem lieta di maschere la notte… » Dans la main de chacun nous lisons l'avenir. La journée peut commencer. Comme le premier mouvement de la Neuvième.

Dans la main de chacun se trouvent les heures à venir. Ouvre la main, sois un peu confiant. Mon ami est bohémien : il sait que mon soleil est un cheval fou. Je m'allonge et je laisse le ciel parcourir tous les chemins en moi, jusqu'au délire. J'avais besoin de plus de larmes encore. Pourquoi suis-je venu, imprudent ? Grand Dieu, ayez pitié de moi ! On jubile. Un son juteux… Prenez votre temps ! 

La journée commence. Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui va-t-il nous déchirer avec un coup d'aile ivre ? Un signe d'autrefois, une voix éteinte, un parfum vif et fruité qui remonte de la blanche agonie. La Messe de l'homme armé, mâle, en larmes. Prenez votre temps ! Le vôtre ! Pas celui du voisin. Tout recommence, chaque jour, chaque matin, un nouvel accord avec le monde, majeur, mineur, augmenté ou diminué. Le corps, le temps et le divin mêlés inextricablement : superposition de l'amour et de l'oubli. C'est la poésie des siècles. Tous les chemins sont ouverts. La vie peut advenir. Neuve. Encore et encore.

« Le jour viendra pourtant où tu sauras et tu reconnaîtras comme je t'aimais. Que Dieu te préserve alors des remords, moi, dans la tombe encore, je t'aimerai. »

Les écrivains sont ceux qui ne veulent pas laisser perdre ce qui les traverse. Il n'y a pas d'autres moyens que la note, le croquis, la fiche et la fidélité. Croquer. Inscrire. Écrire. Garder. Noter. Tenir ensemble. Ne jamais digérer. Un signe d'autrefois, un signe du moment, l'exil inutile, le chant qui sans espoir se délivre, transparent et profond comme la tombe. « Donne-moi un peu d'eau. Regarde s'il fait encore jour. » 

Au réveil, nous entendons les voix qui nous parviennent du bas de la maison. Le père, la mère, les frères, la sœur. La musique et les odeurs. La journée a commencé sans nous. Prélude. Nous avons dormi tranquillement. Tout est neuf. Lumineux. Va chercher mes cahiers, je veux écrire. Garder. Ne pas oublier. Dans le lit il fait toutes les voix. Il bat la mesure. Il se prend pour Toscanini. Chanter avec l'orchestre, quelle joie folle, quelle folie joyeuse ! Stringendo ! On presse, toutes les cordes et tous les cœurs vibrent à la fois. C'est la vie à son meilleur. Des notes courtes et légères ! Le lit est un vaisseau vaste et profond, la vie est à trois temps, le vent nous rafraîchit, nous délivre de l'effroi. Si tu veux nous nous aimerons avec tes lèvres sans le dire. Du sol monte toute la sève, les sopranos, les ténors, les barytons, les cordes sous le givre, les vents du lointain, le premier hautbois, je vais vous dire, je fais une césure, à qui écrivez-vous ? Vous êtes troublée ! Votre visage est si beau quand vous écoutez Mozart : vous pouvez jouer forte, mais seulement pendant une mesure ! Chantez ! Plus ! L'enfance ne vous quittera plus, voyez-vous. Ayez confiance. C'est à toi que j'écris

Le père debout, silencieux, au studio, regarde par la fenêtre. Il nous a entendu entrer mais ne se retourne pas. C'est la dernière fois que nous le voyons. C'est aussi la dernière fois que nous voyons la France, mais ça on l'ignore, à ce moment-là. « Plus fort, les percussions ! — Mais, Maître, nous n'avons rien à jouer, ici ! — Ah bon ? Alors faites-le plus fort ! »

Le basson comme du Bartok électrifié, comme si Eric Dolphy était assis au fond de la salle à écouter du Scriabine. Il fait toutes les voix en restant silencieux, c'est plus prudent. Le grand corps un peu cartonnier de Furtwängler qui agite ses bras longs comme les branches d'un saule. Vous n'êtes pas ensemble ? Mais c'est très bien ! C'est exactement ce qu'il faut. Oui, oui, c'est à vous que je parle, mais surtout n'écoutez pas ce que je dis. Imaginez seulement que vous faites l'amour à votre femme et tout ira bien. 

Je n'arrive pas à choisir. La journée qui commence, c'est le comble du réel qui m'ouvre en deux comme un livre trop souvent relu. Mes reliures craquent. Je me dissous, je m'égare, je m'éparpille, je m'affole, je m'arrête, au bord, je manque de m'évanouir quand le monde tombe sur moi et manque de m'étouffer. Mais c'est une joie pure et qui ne s'use pas. Ça va s'arrêter un jour ? C'est vrai ? Je ne vous crois pas. Impossible. Chaque jour qui commence c'est la vie qui recommence, et le temps, Amour et Mort indistincts, dans l'excès. J'ai tenté d'apprendre, mais je ne retiens pas, la vie me traverse et me fuit, je n'ai que quelques notes, quelques fragments disjoints et intraduisibles, toujours en train de se désagréger, de se contredire, de se maudire. Le dévoiement est ma seule loi, le dérèglement ma seule morale. C'est sans doute pourquoi j'aime tant écouter les répétitions d'orchestre : je vois un autre monde que le mien. Je vois l'accord, la construction, l'artisanat, la patience, le métier, le dialogue, quand je suis dans le da capo perpétuel et le soliloque, dans l'idiotie. Je bats la mesure, mais personne ne regarde mes gestes. J'ai un don pour ça, croyez-moi ; je devrais commencer à m'y faire. Ma joie, c'est l'idiotie. Je n'y peux rien. J'entends très bien ce que personne n'entend, mais je ne comprends rien à ce que vous entendez. Et c'est comme ça depuis l'enfance. Grand arpège de harpe… Phrase plaintive à l'alto… Mon vaisseau se brise contre un rocher invisible. Je sais qu'il est là mais je ne le vois pas. 

Nous ne sommes pas dans un scherzo mais ça y ressemble tellement ! Il suffit de si peu pour que le fantastique nous masque la réalité. La farce est constamment sur le point de percer l'épiderme, comme un bouton de fièvre. Les trompettes jouent faux et personne ne semble s'en apercevoir. Ils disent : « C'est joli ! » Oui, c'est joli, mais c'est faux. Quand on dit cela, de nos jours, on voit bien que plus personne n'en a cure. Chacun sa vérité, chacun sa variété, chacun sa musique. Le boucan l'emportera toujours au pays des épais. Une musique enlevée, légère comme de la dentelle, vive et élégante, ça leur écorche les oreilles. Entrata di Alfredo

C'est à toi que j'écris, à toi. Et tu ne me lis pas. On n'écrit jamais qu'à la seule personne qui n'a aucune intention de nous lire. La musique et les odeurs, elle s'en fiche pas mal ! 

Tout le monde connaît le mystérieux commencement de la neuvième symphonie de Beethoven. Je parle de l'introduction du premier mouvement : cette quinte à vide (la-mi) tenue pendant seize mesures, sur laquelle vient se poser le premier thème en ré mineur, un arpège fortissimo descendant par paliers (deux notes, toujours). Tonalité incertaine. Le thème sort du brouillard comme s'il se secouait et se libérait d'un songe, d'une autre vie ; il semble se débarrasser (en un grand crescendo) de la quinte (la et mi) qui appartient à une autre tonalité. Deux mondes glissent l'un sur l'autre, qui s'échangent leur peau et leurs parfums. C'est ça, le matin. Et la voix de Toscanini, et toutes les voix de mon enfance se pressent comme à une fête galante. Fièvre et allégresse. Dans une autre vie je serai italien (mais toujours homme). On ne se lasse pas de la douleur. 

J'ai mis mon cul au soleil et le soleil m'a dit : « Qui desiata giungi ! » Moi aussi, moi aussi, si vous saviez ! Je ne croyais plus cela possible. Je n'ai pas pu refuser votre charmante invitation ! Encore un peu et on se laisserait presque convaincre qu'on peut à nouveau tomber amoureux…

Répétons !

samedi 11 juillet 2020

La loi des contresignes


Lorsque les oiseaux lui avaient annoncé à l'aube que l'on disait contre lui une messe noire, il parfumait ses orteils de romarin et de sauge, et parcourait en tous sens la colline proche, qui dans le jour montant imitait mal le corps de la bien-aimée.

Pour une fois, on voit la mère qui meurt. Le monde de l'âme est en pleurs. Qui parle, ici, de derrière le rideau tombant comme une lame ? Est-ce toi, Yvonne ? Est-ce toi, Pauline ? Vos voix se confondent, là-bas, comme deux laits brûlés par le feu, qui montent et fument. Vous regrettez de lire mes dernières lettres : elles disent trop, pour ceux qui restent. 

Allongée sur le ventre, la tête redressée, elle fixe le chien qui la fixe. Il finit par baisser la tête, qu'il met entre ses deux pattes, et son regard doux n'est pas une défaite. 

Le verbe est court et sanguin, tranché de frais, on voit bien ses bords et ses entrailles. Posé sur la feuille, comme un osselet, il attend et palpite. On n'ose lui ajouter un sujet, qui serait le limiter. Choisir un timbre de voix 'est suffisant. La vérité ne se retient pas, quand le mouvement est donné. Elle est le prescripteur et le malade. 

Ce matin encore j'ai mangé deux croissants. Les cigales sont folles, et l'on ne peut rien leur reprocher. 

dimanche 23 février 2020

Élégances

 
    Avoir du goût, ou même seulement des goûts, ne pas s'en cacher, ni s'en excuser, expose à toutes sortes de critiques, la première d'entre elles étant d'être, ou plutôt de vouloir être, l'arbitre des élégances. Je devrais ajouter, pour être tout à fait honnête, que c'est de ne pas justifier ces appétences à l'aune de celles des autres, qui peut faire de vous un agent patibulaire de la maison Mépris & Morgue : on prétend les fréquenter pour elles-mêmes. Et c'est sans doute ce qui est insupportable à ceux qui ne conçoivent leurs dilections qu'en les adossant au commun. Il faudrait également parler de ce mot — "goût" — qui, quand il cesse d'être pluriel, en devient tout à fait antipathique. Nous y reviendrons sûrement. Pour le dire très vite et très banalement, il est mal vu de n'avoir pas les goûts de vos compagnons de vie, ou d'en avoir qui sont difficiles à justifier. Un goût se justifie par le nombre, par ses liens avec un milieu donné, par le sens qu'il porte (sens politique, social, générationnel, ethnique, religieux), par sa généalogie, et aussi par l'effet psychologique qu'il peut produire sur autrui. Un goût ne peut se concevoir sans le réseau des résonances qu'il suscite autour de lui. Un goût, c'est toujours trop ou pas assez : l'équilibre a été perdu à jamais dans l'esprit de l'homme. Un goût, ça fait peur. Si vous désirez être admis parmi les sympas, n'ayez pas de goût, vous serez tranquille et à l'abri des morsures. 

Si vous avez du goût et que vous ne vous sentez pas coupable, vous êtes méchant, orgueilleux, prétentieux, pédant, lourdaud, asocial, à plaindre, vous avez un besoin maladif de vous singulariser, vous avez eu des malheurs dans votre enfance, votre père a abusé de vous, vous êtes névrosé, inadapté, voire psychotique ou pervers. 

Tout cela est vrai. Un être sain s'en remet au groupe : qui est-il, pour "avoir du goût", et, surtout, qui est-il pour penser qu'il a du goût, des goûts propres ? Soit tout le monde a du goût, soit personne n'en a : voilà le bréviaire du jour. Oh, bien sûr, il est tout à fait loisible d'affirmer qu'on a tel ou tel goût, mais à la condition d'assortir cette assertion d'une définition implicite de la chose qui la renvoie à un sympathique caprice psychologique. Les goûts et les couleurs… 

En réalité, le goût entretient un rapport très étroit avec le ressentiment. Je dis "le goût", mais je pourrais dire aussi bien les opinions, les sentiments, les convictions. Il y a une certaine manière d'exprimer ses (des) convictions qui les rend tout à fait inoffensives, qui leur ôte la capacité de nuisance qu'elles portent en elles, puisque avoir un goût, une opinion, c'est affirmer qu'on est singulier, différent des autres, qu'on ne coïncide pas. Un goût, une conviction, c'est une petite agression narcissique qui agace le basane poli de l'être social. Avez-vous blessé quelqu'un, aujourd'hui ? Pour cela, il suffit de penser, je veux dire de penser vraiment : on pense à partir de ses goûts et de ses dégoûts — quand ils existent. 

Si vous voulez être tranquille, fermez la fenêtre, baissez le son, et ne participez jamais à une discussion sur la musique. Il n'y a rien de pire qu'une discussion sur la musique, quand on veut philosopher en rond, car la musique est une impénitente arracheuse de masques. Les images résistent aux reflets, pas les sons. Les hommes sont moins habiles à trouver une place dans le son, comme ils le sont dans l'image. Leurs demeures sont garnies de miroirs, en lesquels ils se reconnaissent quand par hasard ils arrêtent leur course. Nulle invention, quant au sonore, ne vient renvoyer leur voix et en dessiner la figure dans un cadre familier. Cette voix leur reste jusqu'à la fin étrange et étrangère.

    Le caquet filigrané de la poésie laisse peu de traces, dirait-on, il en laisse si peu qu'il ne parvient pas aux oreilles des rustres qui ne la distinguent qu'à grand renfort de signaux électriques envoyés aux cuisines du sentiment ; il faut marquer les temps et les accords et claquer du pied et soupirer dans les interstices, période au poing. Entre le sens et son absence, les sagouins ne voient rien, n'entendent que fichaises et sirops. Tout est là, pourtant. Ce qu'il y a, dans la musique, ce qu'il y a, dans la peinture, ce qu'il y a, dans la littérature, ce qu'il y a partout, en somme, c'est la poésie, absente ou présente. C'est la pointe du temps qui se grave en nous, ou qui se fige dans la mort. Il y a du son après le son, il y a du sens après le sens, l'image n'étant là que pour désigner et laisser croire qu'on peut fixer ce qui passe… La poésie est l'instant des instants, le bord de l'être-là. Figure peut-être mais surtout non-figure de la voix qui ne prend pas, qui n'adhère pas — car elle reste toujours une imparfaite inconnue.

J'ai longtemps reculé devant le mot poésie, trop gros et très minuscule, tellement il charrie de malentendus et de contresens. Je pensais qu'on pouvait et qu'on devait s'en passer, que la poésie s'était tellement compromise et ridiculisée que son discrédit salutaire ne pouvait que ramener un peu de décence dans la littérature. Dès qu'on prononçait son nom, on avait le sentiment d'être empoissé de bêtise, de singer ou d'agresser la Beauté, et un irrépressible ricanement nous venait aux lèvres. N'avait-elle pas convolé avec la chanson, cette idiote, et même avec la publicité, n'était-elle pas invoquée chaque jour par les piteux propagandistes du kitsch, qui nous dégoûtaient même de la plus simple des métaphores ou de la plus discrète des assonances ? Pleine lune en Provence, grondements du tonnerre… Arrêtez votre piano, je n'en peux plus ! Fermez la fenêtre… Laissons passer un peu de cette étrange lumière, qui est un cri d'alarme silencieux. Reprenons.

Quelle élégance y a-t-il quand la poésie s'absente ? Quelle distinction ? Comment celle-ci s'y prend-elle pour faire d'une belle musique une œuvre de génie ? Comme la flamme dans un verger par une nuit d'hiver. Les deux masses luttent l'une contre l'autre, lumière contre obscurité, couleur contre dessin, imprescriptible tendresse que rien ne laissait prévoir, bruit de l'eau courante dans l'aube, peau contre peau. On est là, dans l'odeur de vin et de café. Le givre à tes joues joue avec le livre posé à tes pieds, et cette poudre ne retombe qu'infinie parmi les mots. 

mercredi 29 novembre 2017

Brouille



Je venais de lire, dans les Illusions perdues : « Si quelqu’un venait le voir, il se laissait surprendre brouillant des papiers, cherchant une note égarée ou taillant sa plume ». Je ne sais pas pourquoi j'ai éprouvé le besoin d'aller regarder dans le dictionnaire ; je sais pourtant ce que signifie le verbe "brouiller". 

Quand j'ai cliqué sur « brouillant », dans la liseuse, celle-ci m'a proposé une définition que précisément je ne connais que trop : superposer à un signal un autre signal qui vient perturber le premier, le rendre sinon inaudible du moins difficile à entendre.

L'autre jour, un dimanche, je reçois un appel téléphonique sur mon portable. Je décroche. Immédiatement j'entends une affreuse cacophonie de voix, très puissante, dans le fortissimo. À travers les diverses voix j'en repère une, féminine, qui a l'air de s'adresser à moi. J'entends les mots "carte", "cours", "piano", "guitare" ; j'en déduis que l'appel concerne mes leçons de piano. Je dis à la personne que j'ai au bout du fil que je l'entends très mal. Celle-ci me répond quelque chose comme : « Oui, il y a des voix autour de moi. » Il n'y a pas « des voix autour d'elle », il y a trois ou quatre voix beaucoup plus puissantes que celle de mon interlocutrice, et celle-ci, qui arrive à peine à se frayer un chemin vers la surface de l'entendement, par instants. J'aurais dû raccrocher immédiatement. Cette personne m'appelle un dimanche, ce qui est déjà extrêmement impoli, quand on n'est pas un intime de celui qu'on appelle. Elle fait son appel au milieu d'une réunion d'amis, sans prendre la peine de s'en éloigner un peu par égard pour moi, et pour finir, l'objet de son appel est de me demander si je donne des cours de guitare, alors que bien entendu il est spécifié clairement sur mes cartes que l'instrument en question est le piano. 

Cet appel est vraiment un parfait exemple de toute la brutale stupidité de l'époque. Grossièreté, impolitesse, manque de savoir vivre, bêtise, vulgarité, tout y est, jusqu'au « bonne continuation musicale ! » que j'entends juste avant de raccrocher. Et bien sûr, et c'est sans doute le plus important, le son, la forme sonore de cet échange téléphonique, le ce qui est donné à entendre. L'appel a été très bref, peut-être une minute en tout et pour tout, mais il m'a ébranlé. J'aurais aimé comprendre… Comprendre comment on peut faire ça. Comment on peut oser faire ça, sans être poursuivi le reste de la journée par un sentiment de honte très profond, comment on peut déranger quelqu'un, un dimanche, pour lui infliger ça, une agression sonore de ce type. J'aurais aimé lui demander, à cette femme, comment elle pouvait imaginer prendre des cours de piano (ou de guitare, ou de cymbalum) avec moi, en étant qui elle est, en produisant ce type d'échange, comment elle pouvait imaginer faire de la musique en ayant en même temps ce type de comportements. Qu'on soit capable de l'envisager montre en quel mépris la musique est tenue, et comme personne ne sait plus du tout de quoi il s'agit. 

La voix de cette femme était brouillée. Elle était physiquement brouillée par les voix qui la recouvraient presque complètement. D'un autre côté, le brouillage en lui-même disait tout ce qu'il y avait à savoir de la personne qui avait cette voix. En ce sens, il n'était pas brouillage, mais modulation, comme on dit en acoustique qu'un son peut en moduler un autre. La synthèse FM (par modulation de fréquence) procède ainsi : un son en module un deuxième, pour en produire un troisième, beaucoup plus riche. Cette forme de synthèse sonore a été popularisée par le synthétiseur DX7 de marque Yamaha, dans les années 80 du XXe siècle. La modulation de fréquence fait interagir des porteurs et des modulateurs pour produire des sons très complexes, des sons inharmoniques (comme le sont les sons de cloches, par exemple). Les sons inharmoniques sont des sons qu'on pourrait qualifier de brouillés, s'opposant aux sons harmoniques par des harmoniques dont les fréquences n'ont pas de rapports numériques simples entre elles. 

La plupart des conversations que nous avons avec nos contemporains sont brouillées. Nous sommes avec eux dans un rapport inharmonique. Il y a des degrés dans la brouille, bien sûr. Sur une échelle de 1 à 7, je me situe malheureusement le plus souvent aux niveaux 5, 6, ou 7, très rarement aux niveaux 3 et 4, et quasiment jamais au niveau 2. Quant au niveau 1, je n'en parle même pas, car il appartient seulement au rêve et aux miracles — ou alors au malentendu. 

Perdre ses illusions est une entreprise de très longue haleine qui a commencé bien avant nous, mais ce n'est pas une raison pour ne pas continuer le travail.

Il y a cette scène extraordinaire, dans OSS 117, où Jean Dujardin dit au porte-parole du gouvernement égyptien, devant une fontaine : « J'aime le bruit blanc de l'eau » et paraît étonné lui-même de cette formule, si plate et si géniale à la fois, dont on ne sait si elle est extrêmement profonde ou extrêmement bête, comme s'il ne savait pas quoi en penser, dans le très long silence qui y fait suite. Le bruit blanc est un concentré de brouillage (là il n'est même plus question de sons inharmoniques, la complexité a franchi un nouveau seuil, puisqu'elle entend englober la totalité du sonore), puisqu'il contient toutes les fréquences du spectre sonore, mais, très paradoxalement, ce concentré de brouillage est lisse, neutre, et comme insipide, ce qui démontre que, passé un certain seuil, le complexe (re)devient simple. On connaît bien ça, dans la musique contemporaine. Trop de complexité tue la complexité, tout simplement parce que nous ne sommes pas capables d'appréhender cette complexité, ou ce désordre — et heureusement ! Passé un certain empilement de couleurs, c'est le blanc, ou le noir, ou pire, le maronnasse, qui advient. Ce « j'aime le bruit blanc de l'eau » est décidément une phrase merveilleuse car sa platitude ramasse en huit petits mots une somme immense de sens. Le silence mouillé qui la suit est une idée de génie. Que dire après qu'on a tout dit ? Surtout quand ce tout n'est rien de plus que l'évidence : il n'y a rien à dire. Laissons couler l'eau, c'est mieux…

Le brouillage politique du sens a atteint au troisième millénaire un stade qui s'approche de la perfection. On avait voulu interdire de parler (dictature), on avait voulu forcer à parler (fascisme), mais ces systèmes sentaient trop leur moyen-âge, et surtout il y avait toujours des entorses, des fuites, des dissidences, des cailloux dans la chaussure. Désormais, on brouille. C'est-à-dire que vous pouvez faire absolument ce que vous voulez. Vous voulez parler ? Vous le pouvez. Vous voulez vous taire ? Vous le pouvez aussi. Le Pouvoir est devenu plus intelligent, beaucoup plus intelligent, plus global. Il ne vous interdit rien, il ne vous force à rien, il se contente de superposer un autre signal à celui que vous émettez, une autre parole, une autre information, une autre histoire, une autre mémoire, une autre voix. Vous faites du bruit ? Ça ne le dérange pas du tout. Il superpose un autre bruit à votre bruit. Vous ne pouvez plus rien prouver. Votre preuve sera noyée dans un océan de preuves. Elle ne sera plus qu'une preuve parmi d'autres. C'est la raison pour laquelle la littérature est si attaquée, si dévalorisée, si désenseignée. L'information s'oppose absolument et très violemment à la littérature. Grâce à la littérature, on avait accès à un savoir autre, débarrassé du sens officiel (ou contre-officiel, ce qui est la même chose). Maintenant que plus personne ne sait de quoi il s'agit, il ne reste plus que l'information, les informations, les preuves et les contre-preuves, les discours et les contre-discours, les chiffres et les contre-chiffres, les statistiques, la sociologie, et les journalistes, qui sont les ennemis jurés de la littérature. Prenez la télévision, par exemple. Tous les imbéciles vous diront qu'il ne faut pas regarder la télévision, qu'elle ment, qu'elle fait de la propagande. Ils n'ont rien compris, ces idiots. La propagande s'est délocalisée, elle s'est diversifiée, elle s'est dissoute dans toutes les formes de parole, de discours, d'enseignement, de divertissement, d'art, de culture. La télévision est un épouvantail qui ne sert qu'à masquer cette formidable réussite. C'est un totem. Il est à peu près vide, mais il fascine. Il capte les regards des crétins qui vont répétant ce qu'on leur demande de répéter. Leur seule forme de liberté consiste à ventriloquer le pouvoir, et c'est précisément en cela que la machine fonctionne mieux que jamais, puisqu'elle s'auto-alimente. Ils ont inventé le mouvement idéologique perpétuel. Se soumettre n'était pas suffisant, ça c'était bon pour les totalitarismes à la papa, il faut encore que le peuple pense sincèrement qu'il aime son joug — et qu'il fasse même plus que le penser, qu'il l'aime réellement —, qu'il se reconnaisse complètement en lui et en redemande toujours plus, qu'il exige d'être débarrassé enfin de tout libre arbitre. 

« Si quelqu’un venait le voir, il se laissait surprendre brouillant des papiers, cherchant une note égarée ou taillant sa plume »… Tous nous brouillons nos petits papiers, cherchons nos notes égarées, et taillons notre plume. Le Numérique a achevé de brouiller les cartes, les pistes, et les esprits, et nous nous devons d'être dans ses petits papiers si nous voulons avoir un semblant d'existence. Nous sommes tous comme Astolphe de Saintot, remorqués par La Femme, celle qui a pris les rênes de nos existences, nous lisons longuement le journal, nous sculptons des bouchons avec notre canif, nous traçons des dessins fantastiques sur nos iPad, et nous feuilletons Cicéron pour y prendre à la volée une phrase ou des passages dont le sens pourrait s’appliquer aux événements du jour et nous permettre de briller en société. Si au moins nous étions capables d'écrire des articles sur le sucre et sur l'eau-de-vie dans un dictionnaire d'agriculture… 

Le XXIe siècle est le siècle du brouillage. Entre la brouille, le brouillage et la souillure, il y a étymologiquement assez peu. La désunion est par là-dessous, ça se défait, ça s'altère, ça s'abîme. Les infos modulent les infos, et ça crée un boucan infâme, un ramdam terrible. Les seuls morceaux solides qui surnagent pour un temps dans cette soupe ignoble sont les mots ramadan, islam, prophète, minaret, djihad, sourates, charia, respect, pudeur, femme. Autant dire que l'indigestion est dépassée depuis longtemps. Comme Lucien Chardon chez la Bargeton, nous sommes « le giaour dans la casba » et nous avons le teint brouillé. 

mardi 8 août 2017

Bénédiction



Souvent malade, et très heureux de l'être. Un romantisme des muqueuses. Hallucinations, terreurs, temps long, ennui, visions, le jardin, la chambre, les bruits de la maison. Les biscottes avec le miel. Les chats. Les livres. La neige sur les collines. Le bonheur est un péché vibrant. 

Les chambres. La chambre de la sœur. La chambre du pigeonnier. La chambre aux deux lits. (Chambre est un mot étrange. Ambre à laquelle s'ajoute le ch de "chut".) Et la chambre des parents, avec son balcon, la seule chambre qui donne directement sur la salle de bains. 

Le père est silencieux. C'est la mère qui parle. Il parle, mais ailleurs, avec ses amis, avec ses maîtresses. À la maison, il est là pour signifier la loi, c'est tout. Il est là pour corriger les fautes de français et pour imposer le silence. Ou mettre de la musique. 

Au milieu de la nuit, un ami de mes frères ainés est descendu se cacher dans le cellier. Mon père descend, ouvre la porte, prend quelque chose à boire, et, au moment d'éteindre la lumière et de refermer la porte, dit très tranquillement, presque à voix basse et sans le regarder : « Bonsoir, Lalo. » 

Dans sa famille, les garçons portent des prénoms qui commencent par un "R". René, Robert, Roger. Il joue du violon au théâtre, le soir, pour payer ses études. 

J'entends ma mère me dire : « Tu es le seul avec qui il parle. » et aussi : « Tu es le seul qu'il ait jamais pris dans ses bras. » 

À quinze ans, j'ai voulu reprendre le piano. À ce moment-là le regard du père a changé. Ricanement général dans le reste de la famille. Il fera comme nous

Comment s'appelait le type qui l'avait escroqué ? Ah oui, Metzger. « Un franc-maçon ! », avait lâché mon père, à table, avec un mépris formidable. Un million quand-même. Pour lui, la parole était sacrée. J'ai compris ce jour-là qu'il n'en allait pas de même pour tout le monde. 

Hors de Gaulle, il n'y avait rien (ça n'a pas changé). Ma mère était plutôt du côté de Pompidou. Normal.

Les adultes sont des enfants ratés. Malheur, souffrances, plaies, ça ressort toujours un jour ou l'autre. Quand elle se met à crier comme une folle, imaginez-la enfant, dans sa chambre… 

« Le génie c'est l'enfance retrouvée à volonté. » CRAC ! L'autre imbécile de Faurisson qui "analyse" Rimbaud… On croit rêver ! Et la mémoire, vous y croyez, M. Vallet ?

Isabelle trouve que je rhapsodise trop. Moi que ce n'est pas assez, jamais assez. 

Dans la chambre de la sœur, il y avait un placard en deux parties. La partie basse servait de penderie, et la partie haute de placard. Elle y cachait les livres licencieux

Vaut-il mieux être un enfant raté ou un enfant gâté ? 

Quand il me donne cette gifle, nous sommes sur le perron, devant la maison. Puis il me prend dans ses bras. L'odeur.

Chambres, penderies, placards, bijoux, cheveux, parfums, odeurs, présences-absences. Après-midi… La maison pour soi seul.

Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, 
vous êtes bénie entre toutes les femmes, et Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni. 
Sainte Marie, mère de Dieu, priez pour nous, pauvres pécheurs, maintenant et à l'heure de notre mort.

Madame Bovary, 1856, l'année de la mort de Robert Schumann. Le dogme de l'Immaculée Conception date de 1854, Ineffabilis Deus. Cette histoire impressionnait beaucoup Flaubert.

Expérience intérieure : l'amande de l'angoisse extatique. Comment comment ? Angoisse ou extase, faudrait savoir ! Eh bien non, l'angoisse de l'abandon est indissolublement liée à l'extase. 

Faire des phrases qui nous acheminent vers la Parole, parce que tout à coup notre solitude est à son apogée, n'est-ce pas un peu la même chose que de procréer ? Se continuer dans un autre corps que le sien, est-ce toujours et forcément lié à un acte sexuel ? Être l'enfant de Dieu, est-ce être divin ?

Dans cette maison-là, dans ces après-midi-là, dans ce temps-là, c'était divin. Tiroirs, lingerie, livres, poussière, photographies, heures longues, longues, silence… Les six autres avaient vidé les lieux, je restais seul en pleine possession du royaume et entrais en communication directe avec les parents absents. Nul obstacle. Je peux faire pivoter mon regard comme un périscope temporel, je revois parfaitement les coins et recoins du galetas, dans lequel je passais des heures. La salle de bains, avec son immense œil de bœuf, avait un plafond surélevé par rapport au reste de la maison, ce qui faisait par contrecoup dans le galetas comme une sorte d'estrade, comme un ring de boxe, ou comme une scène.

Le fruit de vos entrailles… La sonorité de ces cinq mots, leurs résonances, mais surtout ces entrailles, le bruit des entrailles, sonnailles, failles, semailles, grenailles, mailles, éventail, le cru et le recuit des entrailles,  quel mystère ! Bruits et frottements… L'amande, la figue, l'âme, le noyau, et le corps entier. Pleine de grâce

J'ai rencontré la grâce, elle avait quinze ans et demi. Mais la grâce humaine fuit, très vite, elle s'échappe par tous les orifices du corps et de l'esprit. À quoi bon ressusciter ? Il y en a qui posent cette question sérieusement ! Posez-vous la question des entrailles, imaginez, bon dieu, imaginez ! Vous êtes là, dans la mère, les bruits, les sensations, les voix, déjà… Le balancement… Extase… Enstase… Ça commence déjà là, la musique. La caresse et la musique. C'est décidé, je serai un enfant gâté.

Mais j'ai entendu sa voix, la voix du père, à travers les membranes, à travers les muqueuses, et la voix du père était le souffle de l'âme entre les jambes de la mère. Violon, piano, voix, immédiatement.

Je ne peux plus supporter les « On ne les oublie jamais » (les morts). Quel infect baratin ! Bien sûr qu'on oublie. On oublie tout, même le plus important, même le plus brûlant, même le plus dramatique, même ceux qu'on a aimés avec le plus d'intensité et de vérité, même ceux qui ont donné leur vie pour nous. Les hommes sont des oublieux doublés de menteurs, d'abjects baratineurs qui ne cessent de se décerner des certificats de bonne conduite et de pleurer sur eux-mêmes. Écoutez-les mentir en toute bonne foi, avec des trémolos d'émotion dans la voix, cette sale émotion répugnante qui n'est jamais dirigée que sur eux ! Misérables bouffons !

On oublie tout mais on peut, aussi, se rappeler tout. Non pas se souvenir, mais se rappeler.  Rappeler l'enfant. Rappeler la musique. Rappeler l'odeur. Se rappeler dans l'enfant, se rappeler dans la musique, se rappeler dans l'odeur. On ressuscite, à condition de le vouloir. Regardez autour de vous, plus ils sont de vieux enfants ratés, moins ils ressuscitent. Ils n'ont pas cherché la clé, elle leur pend autour du cou. Ils n'appellent pas. Ils ont oublié les noms, les sons, les corps, leurs corps. Pour être heureux il faut avoir un corps multiple.

L'ange est face à Marie, il la salue. C'est lui qui parle, au commencement de la prière. Puis c'est vous, c'est moi, nous. On peut basculer de l'ange à soi, comme ça, simplement ? Bien sûr ! Il voit le fruit de ses entrailles, il voit à travers elle, parce qu'il écoute. Son salut est plus qu'une annonce, il la prend avec lui. Il la com-prend. C'est la cordialité. C'est la sympathie. Elle va se continuer dans un autre corps que le sien, un corps qu'elle a à la fois engendré et laissé passer à travers elle. C'est ce qu'il lui dit. Elle va continuer à vibrer à travers d'autres corps, d'autres cordes, d'autres souffles. Du cœur aux cordes vocales, l'âme prend la forme du corps. Ça chante.

De quoi es-tu fait ? Terre, cire, souffle, poussière, atomes, ombres, proportions, nombres, regrets, fonctions, vibrations, cordes, masques, mouvement, cri, phrases, hasard ? Entassement d'odeurs qui ont engendré une forme ? Bruits d'étoiles ? Vide ? Ce ré qui revient périodiquement dans la nuit, durée pâle qui parle seule, dans le désert du village endormi, pour qui, pour quoi ?

« La voix ne sort pas du corps, le corps est tout entier dans la voix. » Je suis toujours à la recherche de la voix de mon père, de la voix de ma mère. C'est très compliqué, de retrouver ces choses-là. Pas le souvenir de la voix, mais la voix elle-même, de la voix vraie, présente, actuelle (qui est un acte de présence). Il ne faut pas avoir peur. Ce ne sont pas des fantômes. Ils sont toujours là. Il faut seulement se mettre en disposition de les entendre, se rendre présent à leur absence, trouver l'angle, la tonalité, l'ouverture. Il y a les oiseaux dans le jardin, le coq, les voitures un peu plus loin sur la route, la rumeur générale, le souffle du vent, et puis, comme une fente verticale dans cela, une amande qui est là, qui attend, des entrailles qui palpitent. Il faut tout écouter en même temps, comme un contrepoint. Si le corps est tout entier dans la voix, entendre la voix suffit. C'est le seuil. La grâce. Grâce à la voix on peut tout, ou presque.