samedi 19 mai 2012

Culture



À la radio — France-Culture, chaîne nationale du "service public" français —, Laurent Goumarre, hier à sept heures du soir, nous apprit "la disparition de deux grands chanteurs". Il commença par parler de Warda (…) puis évoqua brièvement "Diétriche Ficheur Diésco [sic], le baryton".

Ou comment, dans une même phrase, et en un temps record, on comprend que nos chers amis hyper-branchés du Rendez-Vous n'ont aucune idée de qui est Dietrich Fischer-Dieskau. Non pas que nous en soyons surpris, évidemment, ni qu'ils le mettent sur le même plan qu'une "Warda", au moins dans la manière d'annoncer la "disparition" de ces deux "chanteurs", mais la prononciation, comme très souvent dans la langue telle qu'elle se parle, suffit à remettre les pendules à l'heure. Une des caractéristiques les plus saillantes de cette émission et de ses animateurs est de parler de la culture vue depuis le monde d'après. Et en effet, vue depuis le monde d'après, Warda est une figure aussi importante (sinon plus) que Diétriche Ficheur Diésco. Ces "journalistes" (Laurent Goumarre, Matthieu Conquet, Manou Farine, Benoît Lagane) sont très forts pour donner l'impression fascinante qu'ils connaissent tout sur tout, que pas un pan de ce qu'ils nomment "la culture" ne leur est étranger, ce qui est vrai, en un sens. Par leur aptitude sans égal à mettre sur le même plan, à aplanir le paysage artistique, à le rendre hyper-démocratique, conforme aux souhaits de la société hyper-festive, ils sont la pointe avancée du journalisme en cette époque où la culture est précisément ce qui est en train de tuer l'art, ou, en tout cas, de le rendre inoffensif, gentil, avenant, plaisant, pédagogique, moral, enfin, pour tout dire et pour employer leur adjectif favori : citoyen. Le grand talent de Laurent Goumarre et de ses amis, je l'ai déjà écrit maintes fois, est d'être capables d'inviter dans une même émission, disons par exemple Leif Ove Andsnes et un tagueur analphabète, et de mettre tout le monde en situation de sembler parler tout à fait naturellement le même langage, et plus fort encore, de parler de la même chose, de dire la même chose, avec cette belle fluidité et ce merveilleux effet d'ensemble qui caractérise les plus belles réalisations de Cordicopolis. Laurent Goumarre et ses amis sont des citoyens exemplaires qui, à ce titre, pourraient tout à fait prétendre, au train où vont les choses, à se retrouver bien vite dans l'un de ces nombreux ministères aux intitulés délicieusement orwelliens qui fleurissent aujourd'hui en France. Ministère de l'Horizontalité citoyenne, ministère du Conflit désamorcé, ministère de la Transparence infinie (avec son annexe, le secrétariat à l'Écran total), ministère du Réel reporté à une date ultérieure, ministère de l'Avenir de l'homme, ministère des Tâches ménagères équitablement réparties, ministère du Respect, ministère de l'Égalité des civilisations, ministère des Non-Races, ministère du Lien social, ministère du Genre choisi, ministère de la Transformation continue, ministère du Changement ininterrompu (ces deux-là ont quelques points communs, mais on nous assure que les personnels sont jalousement divers, bien qu'ils maintiennent une cohérence gouvernementale au-dessus de tout soupçon), ministère de la Créativité générale, ministère du Ressenti partagé (avec son secrétariat aux blogs), ministère du Commentaire encouragé, ministère de la Différence, ministère de l'Autre (un des plus importants, avec le ministère de l'Extérieur), ministère du Remords béat et de l'Outremer, ministère du Tourisme obligatoire, etc. L'"audiovisuel" mène à tout, surtout aux plus hautes fonctions, en régime post-culturel. (Quand je dis "post-culturel", il faut bien entendu comprendre que ce régime est le régime culturel par excellence, comme si la culture n'avait eu d'autre désir que de se "dépasser" elle-même, un peu comme la modernité. Le temps des ministères de la Culture correspond exactement au temps où celle-ci s'est retournée bathmologiquement en son exact contraire, comme ces cellules malignes qui prolifèrent pour mieux se détruire. Pas besoin de sortir de revolver : la Culture s'est elle-même suicidée, par un mouvement préventif d'une exquise politesse. On n'a pas assez remarqué, me semble-t-il, la chronologie significative qui a fait succéder André Malraux à Marthe Richard : l'aviatrice espionne a "fermé les maisons closes" (tout de même un exploit sémantique remarquable qui pourrait en remontrer aux enfoncements de portes ouvertes de l'art contemporain !) alors que le fumeur d'opium a ouvert des maisons dont le nom même allait contribuer à effacer durablement de la mémoire des Français ce dont elles étaient censées être les demeures. Dans l'un et l'autre cas (les dieux sont facétieux !), il y a comme un goût de magie noire et ironique : en voulant cacher les prostituées on les a exposées dans la rue, et en voulant montrer et démocratiser la culture on l'a reléguée dans les catacombes, à destination de quinze personnes.) Bref, Laurent Goumarre et Frédéric Martel sont les grands oubliés du gouvernement de Jean-Marc Ayrault, mais je ne me fais pas beaucoup de souci pour eux, les remaniements ne sont pas faits pour les chiens, et au jeu des chaises musicales, les radio-mutins de Panurge ne sont évidemment pas les plus mauvais.

J'ai un peu honte de le faire maintenant, après ce qui précède, mais j'ai tout de même envie de dire un mot de la mort du "baryton" de Laurent Goumarre. La nouvelle de son décès m'est parvenue alors que j'étais en voiture, hier, au début de l'après-midi. On se trouve toujours un peu ridicule en proclamant que la mort d'un grand artiste nous peine et atteint en nous quelque chose de profond, et j'ai personnellement toujours un peu de mal à le croire, quand j'entends autrui me faire part de ce genre de sentiments. Et pourtant. La mort de Fischer-Dieskau m'a angoissé, en plus de me toucher au cœur. J'ai physiquement senti le doigt de la mort (j'ai eu l'impression que je comprenais de quoi il était question). Il était un modèle pour moi, quelque chose comme un père lointain, un père qu'on s'est choisi, après mûre réflexion. (Je me souviens encore de ma colère, il y a plus de trente ans, quand j'avais lu son nom sous la plume de Roland Barthes. J'étais rentré à la maison scandalisé et j'avais lu le passage à mon amie, en lui disant que Barthes ferait mieux de se taire, et (je me souviens encore de ce trait) qu'il se conduisait comme tous les amateurs (je crains d'avoir employé des mots plus brutaux) qui ne comprennent pas de quoi il s'agit, quand ils parlent de musique. J'avoue qu'à l'époque je ne connaissais pas du tout Panzéra, et qu'il m'est arrivé plus d'une fois d'avoir honte, par la suite, en pensant à ma fureur d'alors. Pourtant, je continue de croire que Roland Barthes avait tort.) L'angoisse dont je parle vient peut-être du fait qu'un des derniers musiciens (au sens où j'entends ce mot) m'a quitté (je ne dis pas "nous" a quittés, car je me fiche éperduement qu'il ait quitté le reste du monde), je ne sais pas, mais le fait est que c'est comme si j'avais alors contracté une maladie incurable. Je me suis senti affaibli, fragilisé, vulnérable, je veux dire beaucoup plus vulnérable qu'auparavant, et j'ai failli garer la voiture sur le bord de la route, afin d'encaisser le coup. Pas réellement triste, mais vraiment atteint, et un peu en colère, comme lorsque les très proches nous font comprendre qu'ils ne tiennent plus vraiment à la vie, malgré qu'on soit là à les supplier de "rester pour nous". Je connais son Schwanengesang et son Winterreise par cœur (je parle de ceux qu'il a enregistrés avec Gérald Moore), et j'entends encore mon maître Alsina me demander d'imiter la voix de Fischer-Dieskau, dans tel ou tel passage de piano que je ne parvenais pas à rendre comme il le souhaitait. Ce musicien-là a été si important, pour ma génération, qu'on ne sait pas quoi en dire réellement, tellement il a innervé et nourri (tenu, à distance) notre travail de chaque jour. Il restera pour moi associé à Elisabeth Schwarzkopf ; c'était les deux modèles indépassables, ceux en tout cas qui m'auront fait comprendre, et sentir, que la musique est bien plus que du son, bien plus que du plaisir, et infiniment plus que la maîtrise d'un instrument, même s'ils étaient paradoxalement tout entiers du côté de la maîtrise instrumentale. Il faut l'avoir vu faire travailler sa femme, la magnifique Julia Varady, pour comprendre sa morale d'homme et de musicien, et pour savoir qu'avec lui, qu'avec eux (je parle de l'espèce de couple symbolique qu'il formait avec son aînée, Schwarzkopf) un monde a péri à jamais. À force, on ne se rend même plus compte qu'on est un étranger sur Terre et dans son propre pays, quand ruines et tombes sont devenues les seules choses réelles. L'Absence est devenue le mode d'être "par défaut", comme on dit sur Internet.

Schwarzkopf d'un côté, Warda de l'autre, et au milieu, un baryton disparu… Ce n'est pas de la nostalgie que je ressens aujourd'hui, c'est de l'effroi