lundi 14 mai 2012

Le rythme, l'amour, les noces, ou le silence des orgasmes


À V., j'ai écouté le concerto de Beethoven par Anne-Sophie Mutter et Karajan. Magnifique enregistrement de 1980 que je ne connaissais pas, je crois (ou que j'avais complètement oublié). Quand on parle de Karajan, on parle toujours du son, de la pâte orchestrale, du phrasé, du legato, de l'architecture, mais ce qui m'a frappé ce matin c'est le rythme de Karajan. On n'en parle jamais, me semble-t-il, mais Karajan possède un sens du rythme extraordinaire ! C'est peut-être très personnel mais je me sens toujours en accord avec le rythme de Karajan, j'ai l'impression de le comprendre très naturellement, je me sens chez moi, et il me semble qu'on oublie trop souvent cette dimension de l'écoute musicale : avant d'être au contact de tout le reste, le corps de l'auditeur passe d'abord par le crible de la compatibilité rythmique.* C'est le premier "sas". Il est très difficile d'écouter de la musique — d'écouter vraiment — si ce premier critère ne reçoit pas une réponse satisfaisante. Il faut que la clef s'adapte à la serrure. (Il existe une manière très simple de vérifier cette compatibilité rythmique : il faut diriger la musique qu'on écoute. Si la direction se fait naturellement, si l'on tombe juste à tous les coups, en souplesse, sans effroi, alors c'est que le rythme a cessé d'être un problème ou un amusement mathématique, qu'il n'est que la forme quasi physiologique que prend le discours pour se donner dans le temps.)

Pour comprendre ce que j'appelle le rythme chez Karajan (ou le rythme de Karajan), il faut écouter ses Noces de 1952, avec Kunz, Seefried, London, Schwarzkopf, Jurinac, et les Wiener Philharmoniker, et en premier lieu l'ouverture. Nulle part ailleurs je n'ai entendu pareille jubilation rythmique ! C'est une façon de traiter les accents, de les distribuer dans la vitesse, avec une science inouïe qui relève de la grâce, ce sont des corps dont la jeunesse sans âge traverse toutes les résistances psychologiques, toutes les lourdeurs, tous les nœuds morbides, toutes les fermentations. Quelle autre rencontre qu'avec Mozart pouvait permettre pareille Joie prouvée ? Désinvolture ? Oui, si vous voulez. Mozart pouvait être très désinvolte, lui, il pouvait se le permettre, car il jouait juste. Il me semble que Karajan est l'un des chefs du XXe siècle qui a le mieux compris cette leçon, en dépit de tout ce que les circonstances et la légende ont semblé ajouter par la suite à sa manière de travailler et d'être écouté. Quand on chante juste, naturellement, sans effort, quand la vue n'est pas brouillée, quand l'ouïe n'est pas troublée par toute l'acidité psychologique qu'on prête constamment aux autres et que les autres nous prêtent, il devient inutile de s'appesantir sur les êtres et sur les choses, et une grande fenêtre s'ouvre sur l'immortalité.


(*) C'est d'ailleurs la même chose avec les êtres humains. Peut-on marcher au pas d'une femme ?, cette question me paraît aussi fondamentale que le rapport olfactif qu'on entretient avec elle. La voix, le rythme, et l'odeur. Plus tard, en faisant l'amour avec elle, on ne fera que décliner et approfondir (pas toujours !) ces trois critères, comme si le rythme (c'est-à-dire les gestes et les intervalles qui les séparent et les délimitent, les angles qu'ils forment entre eux) était en quelque sorte la représentation idéelle et abstraite de données chimiques et sonores, le son et l'odeur. Dans le son, c'est évident (la parole), mais l'odeur, les odeurs, dégagées par un être humain, possèdent elles aussi une rythmique, elles nous atteignent par des points de contact, des accentuations, des "silences", qui sont distribués selon une économie rythmique, qui écrivent une sorte de partition propre à chaque rencontre. Ces "partitions rythmiques" sont autant de grilles, de cribles, qui nous permettent (ou au contraire nous interdisent) d'entrer en contact avec d'autres partitions, d'autres signaux, d'autres stimuli. On arrive à proximité de l'âme de quelqu'un quand toutes ces partitions jouent ensemble de manière harmonieuse, ce qui est évidemment fort rare. Mais il me semble qu'il existe aussi des cas où, de manière paradoxale, c'est la disharmonie même qui crée la fascination, ou qui entretient l'illusion que "derrière" ces membranes musicales et discursives se cache un je-ne-sais-quoi qui n'attendrait que nous pour enfin se révéler. Le sentiment amoureux n'est jamais aussi intense que dans ce cas de figure. Sans doute existe-t-il une âme positive et une âme négative en chacun d'entre nous, peut-être faut-il viser l'âme de type consonantique si l'on possède une âme de type vocalique, et inversement ?

(À Rodolphe H.)