lundi 21 mai 2012

Brandebourgeois


Le weed-end prochain, je dois aller voir Barak. Il est question que Julie vienne avec moi : ça l'excite à mort de voir de près un président des États-Unis en fonctions. On me dit qu'il n'y a pas de souci, tant qu'elle est avec moi, c'est no problem. Hyper sympa, quand-même, le Barak. Ce qui me gonfle un peu tout de même c'est qu'il y aura aussi Christine Angot, qui a réussi à se faufiler dans l'armada. Va falloir encore se la taper, cette morue, et ça c'est pas de la tarte. Si elle ne nous fait pas la lecture dans l'avion, déjà, on peut dire que c'est cool. Heureusement que Marguerite Duras est morte, parce que sinon on y avait droit aussi. Mais la Duras et l'Angot dans le même avion, ce serait un peu comme d'avoir deux bombes à bord, c'est statistiquement assez improbable, c'est la poisse. Je l'ai pas dit à Julie, mais j'ai accepté surtout parce qu'il y a des chances que Sharon Stone soit là. Plusieurs fois que je la rate de peu, et je préfère de très loin ce type de bombe : rien que pour la voir baver sur mon épaule à son réveil, la bouche ouverte et les paupières collées, je serais prêt à réciter du Millet (Catherine) face à la Mecque, au son du quatrième Brandebourgeois. 

C'était au tout début des années 70, à Genève, un orchestre de très jeunes Américains en jeans et baskets jouait le cinquième Brandebourgeois, celui avec l'incroyable et interminable solo de clavecin (en nombre de notes à jouer à la minute, certainement un des records absolus de toute la musique). C'est Emmanuel qui m'avait amené au concert car je n'avais pas encore le permis. Dès ces années-là, la musique a été indissolublement liée à la sexualité et à l'érotisme. À chaque concert je tombais amoureux, ce qui finissait par faire beaucoup. Quelle liberté, alors ! Impossible, absolument impossible de faire comprendre cela à des jeunes gens d'aujourd'hui, sauf peut-être par le roman, et encore, je suis sceptique. Il est assez drôle de lire ici ou là (et plutôt ici et là, d'ailleurs…) que la France d'avant Giscard était un soi-disant cercueil de plomb où des silhouettes grises et pressées rasaient les murs en évitant de tomber sur un policier en civil, alors que bien sûr c'est tout le contraire, et que la liberté inouïe dont nous jouissions à ce moment-là n'est plus ni compréhensible ni dicible aujourd'hui. Même nous qui avons vécu cette période historique bénie, nous avons du mal parfois à nous rappeler qui nous étions alors, et à en croire nos propres souvenirs… J'exagère ? Mais non, je minimise, comme d'habitude, de peur qu'on ne me croie pas. Même en soustrayant beaucoup (pour ne pas effrayer ou désespérer le Billancourt contemporain), ça pense encore qu'on en rajoute, qu'on "idéalise le passé", etc. Que c'est drôle ! Il vaut mieux ne pas insister. 

La morale commune consiste depuis quelque temps à se battre la coulpe collectivement, mais par procuration : si on en est là aujourd'hui, c'est que ces cons d'aînés (nous) ont failli, mai 68, etc. Nous aurions été d'abominables égoïstes qui ne pensaient qu'à eux, et pas aux générations futures, etc. Parce que, bien entendu, les générations actuelles, elles, sont pétries de générosité, et ne pensent pas du tout à leur petit confort, à leurs retraites, à leurs écrans 16/9, à leurs vacances à l'autre bout du monde et à leurs placements en bourse. Pas assez solidaires et durables, les vieux cons des années 70… Pensaient qu'à tirer leur coup en tirant sur leur joint, les ordures… Ils vous ont enfilés grave, les salauds de babas, pas cools du tout, en fait, ah ah ah ah ! Mais démerdez-vous donc avec le monde qui vient, nous on a fait notre temps, on a eu nos soucis et nos bonheurs, on a eu l'Algérie, le Vietnam, Septembre noir, Woodstock et les Compagnies républicaines de sécurité, sans oublier que les filles d'alors n'avaient pas les gros seins qu'elles ont aujourd'hui, et puis surtout, il a fallu vous élevez, et rien que pour ça, on devrait nous foutre la paix et nous élever des monuments de reconnaissance éternelle. Ah, bon Dieu, que c'est bon de cracher dans la soupe, surtout quand on sait qui va la lamper, que c'est bon de se faire haïr de ces connards de blogueurs, qu'ils soient de droite ou de gauche, qui ne supportent pas qu'on les traite pour ce qu'ils sont. Cracher dans la soupe est tout un art. Je suis un grand expert dans ce domaine. L'esprit de famille, de clan, de groupe, le devoir de solidarité active, c'est pas trop mon truc on va dire. Quand je suis avec des musiciens, je ne peux pas ne pas voir que ce sont de mauvais musiciens, quand je suis avec des écrivains, je trouve qu'ils écrivent comme des manches, quand je suis en famille, je n'ai qu'une hâte c'est de fuir, quand je fréquente des peintres, il me paraît évident qu'ils devraient se mettre au football, et même les femmes, je veux dire la plupart des femmes, l'immense majorité des femmes, on voit trop bien qu'elles ont un long chemin à parcourir avant d'être femmes, chemin qu'elles n'ont aucune envie de faire, d'ailleurs, car elles se trouvent très bien dans leurs corps de femmes-mecs. À gauche, la connerie est sans limite, elle éclate à chaque phrase comme un furoncle géant et pathétique, mais à droite, sauf exception, c'est petit, c'est un peu minable, c'est laborieux, ça fait attention à sa grammaire et ça s'en vante, ça pose, ça veut faire grand écrivain la-langue-française-c'est-sacré, tout ça… malheur ! Quoi d'autre ? On n'a vraiment que ça à se mettre sous la dent ? S'il y a une chose qui dure, qui traverse toutes les époques sans prendre une ride, c'est bien cette médiocrité effroyable qui ne supporte pas qu'on lui dise sa taille. 

Une amie, au téléphone, me parle d'une fabuleuse machine : vous écrivez n'importe quoi, vous le mettez dans la machine, et, à l'autre bout, il en sort invariablement : "Longtemps je me suis couché de bonne heure (…)" ou quelque chose de ce niveau. C'est un Belge qui a inventé cette machine, ça ne m'étonne pas. "X, Y, Z, H, e, /, Y" = "Longtemps je me suis couché de bonheur (…)" ! Pourquoi n'y ai-je pas pensé ? Do, fa, la bémol, si bécarre, sol dièse = l'Art de la fugue ! Je veux la même à Noël. La bloge, c'est exactement la même chose, mais à l'envers. Vous mettez tout plein de bonnes idées, de belles phrases, des mots tout frais tout beaux, dans la machine, et il en sort à l'autre bout une bouillie infâme que même un crevant de faim n'en voudrait pas. Ça pue, ça boîte, ça clopine, ça éructe, mais surtout ça sue. La bloge n'est pas belge, on dirait. Bach, à mon avis, on lui avait offert, la Machine belge. Prenez les Brandebourgeois par exemple. C'est exactement ça, les Brandebourgeois. Alors qu'est-ce qu'on a, ce matin, Madame Angot ? Des cors, des hautbois, des bassons, des cordes ? C'est bon, ça, je prends. Il met ça dans sa machine, le Bach, et voyez ce qu'il en sort, à l'autre bout, deux heures après ! De la joie pure, de la liberté presqu'insupportable, fraîche, inouïe, qui donne envie de danser, d'embrasser toutes les jeunes filles qui passent à proximité, une énergie qui suffirait à nous faire escalader l'Annapurna avec notre fauteuil roulant, en rigolant, encore. Ah, les Brandebourgeois, merde alors, mon petit papa, rien que pour ça je te bénis chaque matin en me réveillant. Et encore, à l'époque, on n'avait à la maison que la version de Karajan, tandis qu'aujourd'hui, Alessandrini, Pinnock, l'Académie de musique ancienne de Berlin, et tant d'autres… c'est Byzance ! Les triolets des cors du premier ne cessent de m'étonner, encore aujourd'hui, et je crois bien que c'est depuis lors que j'aime autant le cor, que je le cherche immédiatement quand j'entends une symphonie, que j'imagine toujours plus ou moins qu'un compositeur écrivant une symphonie l'écrit en partant du cor, en ordonnant les autres instruments par rapport à lui par couches successives, en spirale, un peu de la même manière que les Japonais imaginent que le corps humain se développe à partir du nez… Le bois, le cuivre, le boyau, la peau, les orchestres sont de grandes forêts profondes où les corps circulent, les narines ouvertes en grand, à l'affût de la Connaissance. On entend le bruit des robes froissées, les pas de filles qui se cachent, ça sent la noisette, la terre, le vent sucré, on croit apercevoir la mort, mais non, c'est un vieil animal dont la noblesse nous fait venir les larmes aux yeux.

On ira chasser avec Barak, à Petite Plaisance, chez la Yourcenar, Julie sera la plus belle, on perdra Christine Angot dans les bois profonds, elle se fera prendre en otage par des vieux Indiens alcooliques convertis à l'islam, toute la presse française en parlera, chaque jour, à l'heure du dîner, quelques uns seront soulagés. Et quand elle rentrera en France, après un feuilleton de plusieurs mois (François Hollande déclarant à Laurence Ferrari, le regard humide, qu'il "ne laisserait jamais tomber notre meilleure écrivaine"), quelques uns iront jusqu'à l'accuser d'avoir tout manigancé (à la Jean Edern Hallier), parce que ses livres commençaient à moins se vendre et que son éditeur voulait la faire connaître aux USA.

Il paraît que Georges imagine que Goethe a toujours été Goethe, depuis le berceau, et qu'il sera toujours Goethe, de toute éternité, alors que, bien sûr, si Goethe naissait aujourd'hui, il serait blogueur. C'est ouf, ça ! Quel con ce Georges-pourtant-blogueur ! Les blogiens, eux, ils savent bien ce qui est vrai, on la leur fait pas, ils sont pas nés de la dernière pluie d'octets. Les blogueuses-zet-les-blogueurs, eux, ils savent bien que nous ne sommes que des produits de notre temps, et qu'ils sont tous des Goethe en puissance, ou des Yourcenar, ou plus sûrement des Angot, et d'ailleurs j'ai toujours su que j'étais un Bach en puissance, et puis de toute manière, si Bach naissait aujourd'hui, il serait bien évidemment rappeur pour le coup, ça va tellement de soi que je comprends même pas comment Suzon peut encore en douter. Vous ne connaissez pas Suzon ? Aucune importance. Suzon n'est ni Yourcenar ni Goethe ni une rappeuse bretonne, Suzon tient son blog comme des milliers de blogueurs français, entre la poire et le fromage, parce que c'est possible. Comme des milliers de ses consœurs-zet-confrères, elle-lit-des-livres, et va ensuite discuter chez les blogueurs amis ou ennemis, parce que c'est tout de même préférable que de se saouler la gueule et que, "si les salons littéraires avaient été inventés aujourd'hui…" Hein !

À pas un de ces couillons il ne vient à l'idée que "si Beethoven naissait aujourd'hui", eh bien, peut-être qu'il devrait s'abstenir de composer, tout simplement, "si Mozart naissait en France de nos jours", peut-être qu'il serait à l'asile psychiatrique, bourré de tranquillisants, ou qu'il aurait tiré dans le tas avec un Uzi, parce qu'il ne supporterait pas la musique des quinzaines commerciales, et qu'on en parlerait comme d'un fou dangereux dont il convient de se débarrasser au plus vite. En plus il paraît qu'il voulait "souffler dans le cul de sa cousine", non mais vous imaginez le monstre ! Et, tenez-vous bien, il paraît qu'il ne tenait pas de blog !!! On les a tellement perfusés au recyclage, au présent perpétuel, nos blogiens, à l'in-différence radicale, qu'ils ne peuvent pas imaginer autre chose, ils pensent — et ils sont de bonne foi, je vous jure (c'est même précisément cela qui est si inquiétant) – que leur manière de penser est la seule et l'unique (hors maladie) et ils prennent leur surdité radicale pour le fin du fin, pour l'acuité ultime de la pensée. Si Beethoven naissait aujourd'hui… je vais vous dire le fond de ma pensée : pour être Beethoven, il DEVRAIT ne pas composer une seule note. Et, de toute façon, s'il composait tout de même, sa musique serait parfaitement inaudible, et pas un blogueur n'en parlerait, parce que pas un blogueur ne l'entendrait. Mais comment qu'il le sait, Georges ? Et pour qui qu'y se prend, Georges ? N'est-il pas un blogueur comme les autres ? C'est un peu comme pour "la musique" : quand on ne fait pas la différence entre la musique et la musique… il n'y en a pas. Quand on est sourd, on n'est pas dérangé par le vacarme, quand on est aveugle, on n'est pas importuné par la laideur. C'est comme ça. Mais c'est insupportable à l'esprit démocratique moderne : Cela ne peut pas être ! Cela ne doit pas être ! C'est immoral ! Et l'on sait bien que les choses immorales, de nos jours, n'existent tout simplement pas. On a décidé, en haut lieu, qu'un certain nombre d'idées, de comportements, de textes, de musiques, de pensées, ne pouvaient tout simplement pas exister. On ne les interdit pas, non, pas du tout. On les sort du champ du réel, c'est plus simple et plus radical. Et pour que tout se passe convenablement, pour que personne n'ait la désagréable impression de vivre sous une dictature implacable dont les senteurs âcres incommoderaient les narines délicates de nos modernes concitoyens, on dispose d'une astuce imparable : le "on", c'est vous, c'est moi, c'est nous tous. En dehors de ce nous : RIEN. C'est pourtant simple ! Le "on" dont je parle, ce "on" qui est la totalité de la société, le seul "nous" qui ait encore droit de cité aujourd'hui, ce "nous" horizontal et à la prétention universelle, ce "on" se confond donc avec la bloge, puisque tout le monde blogue, d'une manière ou d'une autre. Un non-blogueur n'est qu'un blogueur en puissance ou un mort en sursis. Les écrivains, par exemple, sont en train de se retirer du système de l'édition traditionnelle, "les Madame de La Fayette d'aujourd'hui" vont ouvrir un blog, si ce n'est pas déjà fait, combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? Madame de La Fayette vend du poisson sur Internet, ce n'est pas Suzon qui nous démentira.

Bref, je vous raconterai la virée aux Amériques, la prochaine fois, et comment je n'ai pas écrit les concertos brandebourgeois. Tenir un blog, ça sert à dire le contraire de qu'on fait et à faire le contraire de qu'on dit. Et ce n'est pas Madame Angot qui me démentira.