mardi 29 juillet 2025

Tour de France


Quand il arriva sur le palier, Gérard entendit des éclats de voix dont il ne comprit d'abord pas la signification. Il est rare qu'on aille dans ces endroits pour regarder le sport à la télévision, et il n'avait pas remarqué que Franciane avait un poste dans la chambre. C'est une de ses collègues qui lui avait dit de monter, alors qu'il poireautait depuis un moment au bas de l'immeuble. Il frappa et une voix inconnue lui dit d'entrer. Il se trouvait là cinq personnes, dont France, deux autres filles et deux hommes, l'un étant le type qu'ils avaient croisé un peu plus tôt dans les escaliers. Ils étaient en train de regarder l'arrivée de la dernière étape du Tour de France et on voyait qu'il y avait quelques passionnés parmi eux. Il fut à la fois surpris et déçu. Le sport l'emmerdait royalement et il n'était pas venu ici pour tisser du lien social avec des putes et des maquereaux. Franciane le comprit et lui dit qu'il n'y en avait pas pour très longtemps. Elle lui présenta Claudie, Isa, Jacques et Franck. Je peux revenir un autre jour, c'est pas grave, dit-il, mais elle lui attrapa la main et le força à s'asseoir près d'elle sur le lit. Il s'installa donc comme il put sur le plumard, dans la chaleur du mois de juillet et du corps luisant de Franciane. La fenêtre était ouverte et l'on entendait la rumeur du boulevard qui faisait contrepoint aux commentaires du journaliste. Les deux filles, qui l'avaient dévisagé brièvement sans la moindre expression, reportèrent leur attention sur l'écran. Isa avait une glace à la main qu'elle lapait à petits coups de langue obscènes, Claudie avait une sucette en bouche, dont la tige blanche dépassait bêtement, et qui faisait une bosse à sa joue droite, Franck faisait des commentaires sur les cyclistes et Jacques s'était assoupi, le dos calé par un gros oreiller noir, un filet de bave coulant à la commissure de ses lèvres. 

Après le tour de France, il a regardé son tour de taille. La dernière étape sera difficile, a-t-il pensé. Mais il n'était pas venu pour refuser l'obstacle. Enfin, ce fut fini, et les quatre surnuméraires déguerpirent. Il lui revint cette phrase qu'il avait lue il y a peu : « On n’est pas ici-bas pour avoir des âmes en paix dans des corps propres. » Aussi, quand elle lui demanda ce qu'il souhaitait, des pensées bien sales lui traversèrent l'esprit, mais il se contenta de répondre qu'il voulait d'abord mettre son nez au creux de ses aisselles. Ça la fit rire. T'es barge, toi, t'as vu comme je transpire ! Il rit poliment et fit une demande plus ordinaire. Elle se leva, après avoir pris les billets qu'il lui tendait, alla les mettre dans son sac à main, et fit une rapide toilette, debout devant le lavabo. Toi aussi, fit-elle. Même s'il venait de prendre une douche, il savait qu'il était inutile de protester, et il se plia bien sagement au rite de purification qu'elle administra avec des gestes lents et las. 

France avait l'air d'une femme sérieuse, elle aurait facilement pu passer pour une secrétaire dans un cabinet médical, ou une institutrice des îles, n'étaient ses seins énormes et sa voix de petite fille, mais c'est sa naïveté, tout sauf feinte, qui lui donnait un attrait sexuel irrésistible. Gérard s'allongea dans ses puissantes odeurs, elle attrapa une capote sur la table de nuit, la mit dans sa bouche, et sans qu'il su comment elle s'y était prise, le morceau de latex enveloppa sa queue qui avait durci instantanément. Ce fut bref. 

Madame X

 


Martine Caduc est pharmacienne, petite et brune. Elle voulait être doctoresse, mais elle a rapidement compris que la pharmacie était plus lucrative que la médecine généraliste, et que le travail était beaucoup moins fatigant. Comme elle a toujours absorbé beaucoup de pilules, elle possède une sorte de compétence naturelle très appréciée des clients. Elle connaît sur le bout des doigts tous les médicaments courants et tous les compléments alimentaires à la mode, mais aussi les bonbons pour la gorge, les diverses vitamines et les principales huiles essentielles. Il n'y a guère que les préservatifs qu'elle n'essaie pas elle-même, mais il lui arrive d'en offrir aux amis volages de son mari qui peuvent ainsi lui détailler leur ressenti. Martine Caduc est une sorte de testeuse-née dans le domaine médical et paramédical, et comme elle a une bonne mémoire, ses conseils sont recherchés par la clientèle. D'ailleurs les visiteurs médicaux l'adorent. Elle roule en Tesla blanche et fait ses courses aux Halles Bio où elle a vite été reconnue comme une figure dynamique et chaleureuse de femme moderne et libérale, précise, rapide et attentive aux autres. Il est à noter qu'elle s'est donnée sans compter durant la terrible période du Covid pour vacciner jusque tard le soir les vieux et les moins vieux, du moins ceux qui étaient conscients du terrible danger qu'ils faisaient courir aux forces vives du village. Tout le monde a été responsable et solidaire, mais Martine Caduc a joué sa partition avec une maestria impeccable qui a achevé de la rendre incontournable au sein de l'Agglo. 

Adrien Declavart est son associé. Il a fait sa thèse sur les benzodiazépines et les benzo-like. Tous les deux, ils ont repris l'antique officine exiguë de Mme Guermantine, qu'ils ont agrandie, pour finalement faire construire une immense pharmacie ultra-moderne dans les locaux désaffectés de la vieille cave coopérative revue et corrigée pour en faire un centre médical adapté aux besoins de la population. Ils ont engagé cinq préparatrices mais ils ont gardé Mme X, que je connais depuis longtemps. Il est agréable d'être appelé par son nom, quand on va chercher des somnifères, des antalgiques ou des bêta-bloquants, et plus encore de constater qu'au moins une personne sur terre est au courant de nos malheurs. J'aime répondre aux questions de Mme X et elle s'arrange presque toujours pour me servir. Je me souviens avec émotion du temps où elle me regardait avec un mélange d'étonnement et d'attirance que j'oserais qualifier de sexuelle, ou peut-être sentimentale, allez savoir, mais cette époque est révolue. Elle a aujourd'hui le cheveu gris et court, a pris quinze kilos, et moi je ne suis plus en état de jouer au joli cœur, bien que mon poids ait connu une évolution inverse du sien depuis que mon épouse m'a abandonné pour aller folâtrer avec un écrivain maudit. 

Le soir du drame, j'avais très envie de rester tranquillement chez moi, devant ma série préférée, mais l'invitation qui m'avait été lancée par Monsieur le maire était trop personnalisée et insistante pour que j'aie le front de l'ignorer, et je n'ai pas voulu mentir et inventer une maladie diplomatique. Je me suis donc mis sur mon trente-et-un et me suis rendu à la salle polyvalente où se donnait un bal (je ne suis pas sûr que le mot convienne bien, mais j'ignore le terme juste) qu'animait un groupe de jeunes musiciens du pays. À peine arrivé sur les lieux, je remarquai que Mme X avait “mis le paquet”, comme aime dire Eulalie, ma femme de ménage. On la reconnaissait à peine tellement sa toilette et son maquillage étaient exubérants et peu accordés à sa maturité rondelette. L'ayant aperçue de loin, je restai sagement à ma place, entouré des anciens, comme on dit, et m'amusais un peu, je l'avoue, de la voir se trémousser comme si elle avait vingt ans. Persuadé qu'elle ne m'accorderait pas un regard, je fus très étonné quand elle vint m'inviter à danser ; encore plus quand elle m'appela par mon prénom, ce qui me mit dans une fâcheuse posture, puisque je ne connaissais ni son nom ni son prénom, du moins c'est ce que je croyais. Je tentais de lui expliquer que je ne savais pas danser, ce qui était l'exacte vérité, et qu'elle serait bien mieux accompagnée des élégants qui se pressaient autour de nous. Mais elle me fit comprendre qu'il ne me revenait pas de choisir et nous nous frayâmes un chemin entre les couples. J'étais très loin de deviner ce qui l'animait, comme je l'apprendrai peu de temps après. 

lundi 28 juillet 2025

Pause

 


Gérard Dores écoutait l'andantino de la vingtième sonate de Schubert en buvant un lait-orgeat, dans son fauteuil club de cuir rouge, quand elle vint se poster devant lui à poil. Comme il ne réagissait pas, elle s'assit dans le fauteuil qui lui faisait face et écarta les jambes. 

On était dans le grand crescendo central, avant les cascades de gammes descendantes. Jessica choisissait toujours mal son moment. Cela, il l'avait remarqué dès le départ. À quoi bon s'en offusquer, se dit-il, mais il avait perdu le fil, et ça le contraria. Il attrapa la télécommande et mit sur pause. Elle esquissa un geste pour se lever, tout sourire, mais il l'ignora en lui indiquant d'un geste de se rasseoir et se dirigea vers la cuisine. Il revint très vite et plongea le couteau à pain dans la nuque de Jessica, ce qui ne fut pas aussi simple qu'il le pensait (les vertèbres, sans doute). Comme il voyait bien qu'il avait légèrement raté son coup, il changea de stratégie et lui trancha la gorge. 

Il y eut beaucoup de sang, ce qui ajouta à sa contrariété. Il faudrait sûrement racheter un fauteuil. Il se rassit et reprit là où il avait interrompu le piano. Il pensa que les CD avaient un avantage énorme sur les disques noirs. On pouvait arrêter la musique et reprendre à l'endroit précis de l'interruption. La technologie avait du bon. Il alla jusqu'à la fin du mouvement, puis il arrêta à nouveau la musique car la pensée que le sang allait sécher et devenir plus difficile à nettoyer lui était venue. Il en avait pour une heure, au moins. Il calcula mentalement que cela lui laissait suffisamment de temps avant que Thomas rentre de l'école. Il se mit donc au travail sur le champ en pensant que cette version de Mitsuko Uchida était tout de même étrange. Étrange, oui, mais il n'aurait pas su dire pourquoi. En tout cas, il la préférait à celle de Zimerman, il n'y avait aucun doute là-dessus. 

Pas de bidet

 


Je lui donne des billets mais il m'en réclame d'autres. Je fouille dans mes poches et je ne trouve que des mouchoirs en papier et un trousseau de clefs. Alors je lui crache au visage et m'enfuis en courant. Quand je m'arrête pour reprendre mon souffle, il a disparu. Je marche sur le boulevard de Clichy en direction de la place Blanche. J'ai la vessie pleine. Une fille me hèle. Pourquoi pas, je pourrai sans doute pisser, dans la chambre, même si c'est dans le bidet.

J'ai complètement oublié que j'ai donné tout mon argent à ce salopard et je n'y pense qu'au moment où elle me demande « son petit cadeau ». Alors je fonds en larmes. Du coin de l'œil, je vois qu'elle hésite sur la conduite à tenir, mais contre toute attente, elle me prend dans ses bras et me demande ce qui ne va pas. Son parfum est puissant, mais il ne réussit pas à masquer une vague odeur de pisse. La chambre est minable et le couvre-lit m'inquiète un peu. Je n'ai pas envie d'attraper des cochonneries. Je lui dis que j'ai une envie pressante et elle me montre le lavabo. J'ai un peu de mal à lâcher prise devant elle mais je réussis quand-même à me soulager. Tout en me rinçant la queue à l'eau froide, je lui avoue que je n'ai pas d'argent. Alors tu dégages, me dit-elle très calmement, sans colère. En montant les escaliers, on a croisé un type assez impressionnant qui était posté entre deux étages en train de fumer une cigarette. Je comprends pourquoi elle n'est pas inquiète. Il est là pour veiller à ce que tout se passe bien. Les filles se mettent à plusieurs et louent des types comme ça, qui savent se battre et qui aiment ça, et qui ont souvent un couteau en poche. Je n'insiste pas et je remballe la marchandise. Sur le pas de la porte, je lui demande son nom, sans me faire d'illusions, elle va sans doute me donner un prénom bidon. Franciane, me répond-elle. Je reviens vers elle et lui fais la bise. Elle me dit : attends, je redescends avec toi. Mais avant ça, elle aussi en profite pour pisser. 

Quand elle a fini, elle s'asseoit sur le lit, se déchausse et masse ses pieds en soufflant. Je m'approche d'elle et prends le relai. Elle se laisse faire. C'est bon, qu'elle me fait, tu masses bien. Oh putain, qu'elle lâche en se laissant tomber en arrière, continue, ça fait un bien fou. Tu t'appelles vraiment Franciane, je lui demande. Je te raconte pas de bobards, je m'en fiche, que tu connaisses mon prénom. Mais ici on m'appelle France. J'insiste sur le gros orteil. Elle miaule doucement. J'ai pas tout perdu, je me dis, en reluquant un peu ses seins qui ont l'air énormes. Comme elle a fermé les yeux, je peux faire le tour de la question et je passe au talon. Bon, faut y aller, qu'elle me dit en se redressant. Cette fois-ci, c'est elle qui dépose un baiser sur ma joue et me gratifie d'un sourire. Elle n'est pas moche, quand elle sourit. Pendant qu'elle se rechausse, je lui demande si elle sera encore là dans trois heures. Oui, je viens de commencer. Alors, je reviendrai, et cette fois j'aurai de l'argent. Comme tu veux, mon chou. Je bouge pas. Si tu me vois pas en bas, attends-moi dans l'entrée, ce sera pas trop long. Et toi, tu t'appelles comment ? Gérard. 


dimanche 27 juillet 2025

Les Sincères



Je remarque que ceux qui n'aiment pas telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus, ou mieux, qui AVOUENT qu'« elle les ennuie ». « Les sincères ne se font pas prier pour dire qu’elles les ennuient » dit par exemple Guy Sacre des Variations Diabelli. J'aimerais qu'on me présente ces sincères-là ; ou plutôt je n'aimerais pas. Je pourrais écrire, peut-être avec plus de justesse, ou de justice : Je remarque que ceux qui ne parviennent pas à aimer telle musique supposément “difficile” trouvent toujours des « sincères » qui ne l'aiment pas non plus. Qui ne parviennent pas, oui, car les musiques difficiles demandent un effort à celui qui prétend les entendre. (Aimerais-je l'opus 106 de Beethoven, aimerais-je les Variations opus 27 de Webern ou les Klavierstücke opus 23 de Schoenberg, aimerais-je certaines pièces pour piano de Fauré, les symphonies de Haydn, et même les préludes de Debussy, aimerais-je Wagner, si je n'avais pas appris à les connaître et à les aimer ?) Et, dans ce parvenir à, j'entends encore autre chose, cette autre chose étant qu'ils ont essayé, d'aimer ces œuvres, qu'ils n'y sont pas parvenus et qu'ils en conçoivent un ressentiment — ou un complexe. Ils sont vexés. Et c'est depuis ce complexe qu'ils croient devoir affirmer (avec la plus grande sincérité, en effet) que les Variations Diabelli sont ennuyeuses. C'est-à-dire, pour parler simplement : si je n'aime pas cette œuvre, c'est parce qu'elle n'est pas aimable, si elle m'ennuie, c'est parce qu'elle est ennuyeuse. Il ne peut pas exister d'autres raisons. L'auditeur hyper-démocrate ne se pose jamais la question en sens inverse : est-ce que par hasard je ne serais pas dans l'incapacité, moi, d'aimer telle œuvre en raison de mes lacunes ? Ce serait l'humilier que de le laisser entendre. Je pourrais écrire : que les Sincères restent avec les Sincères, et que les autres jouissent tranquillement des Variations Diabelli et de la Sequenza pour piano de Berio (que personnellement j'enrage de ne pas voir jouée plus souvent) ou des Études de Debussy, mais ce serait un peu court. Ce n'est pas si simple, bien sûr. Vincent, à qui je fais part de mes questions, m'envoie cet extrait du journal de Rebatet :

« Hitler, avec son ostracisme et ses goûts de petit bourgeois, n'avait su que multiplier le chromo totalitaire. Mais sa notion de "l'art pourri" était juste, pour des raisons qui lui échappaient sans doute, qu'il avait ramenées trop uniment à son antisémitisme. La peinture abstraite était bien un produit de la dégénérescence démocratique, de son mythe progressiste, de son désordre stérilisant. La féodalité financière la plus insolente, la plus retranchée dans ses privilèges, la plus tyrannique était née de la démocratie financière et libérale, et continuait à en vivre. Par une contradiction non moins risible, c'était dans les pays démocratisés que l'art se séparait le plus catégoriquement du peuple, qu'il s'enfermait dans l'esthétisme le plus ésotérique et le plus abscons. Pour comble du grotesque, cet esthétisme proclamait son attachement au régime démocratique, et ses tenants affichaient des opinions d'autant plus populistes que leurs œuvres et leurs systèmes étaient plus incompréhensibles au peuple. » 

Quoi qu'il en soit de ces difficiles questions, j'éprouve toujours une insurmontable méfiance à l'égard des sincères de tous ordres. Sont-ils sincères, ceux qui pour moi ont un goût de chiottes ? Bien sûr, qu'ils le sont ! Je serais assez tenté d'ajouter que c'est même leur complète sincérité qui les a conduits à écouter de la merde. C'est bien au nom d'un juste combat contre le snobisme (ou contre l'inégalité, ou contre le hiérarchisme, ou contre les discriminations) qu'on en vient à aimer « toutes-les-musiques », ces touteslesmusiques qui bien entendu ne sont précisément pas toutes les musiques, puisque les gens qui vous disent aimer toutes-les-musiques n'aiment pas du tout la musique de Boulez ou de Berio, ni même celle de Brahms ou de Haydn. « Ah oui, mais ça, pour moi, c'est pas de la musique ! » Et ton pauvre machin de cul-de-jatte de l'audition, c'en est, de la musique ? Toutes les belles musiques sont difficiles. Si, si, même les plus simples. Même Mozart est difficile (« trop facile pour les enfants, trop difficile pour les adultes »). Tous ces cons qui prétendent aimer toutes-les-musiques-du-monde, on les inviterait aux concerts d'Ali Akbar Khan (qui durent en général trois ou quatre heures) qu'ils en crèveraient d'ennui, faut pas me raconter d'histoires ! 

Comme c'est amusant ! Toute cette « réflexion » est partie de la Sequenza pour harpe de Berio, sur laquelle je suis tombé au réveil, ce matin, et qui m'a immédiatement fait penser à ce qu'avait écrit Renaud Camus il y a quelques jours dans son journal. Je m'étais dit, alors, en lisant ces quelques lignes, que je serai obligé d'y répondre, et puis, comme souvent, comme presque toujours, j'ai complètement oublié. Mais il s'agit d'un sujet qui ne peut que revenir et revenir encore, c'est tout à fait normal. À quoi d'autre penser, je vous le demande. 

Je vais donc devoir citer ce passage qui date du 13 juillet dernier. 

« Ainsi on pourrait parfaitement soutenir, il me semble, hélas, que la musique au sens ancien est morte d’elle-même, qu’elle s’est écroulée de l’intérieur, qu’elle a été victime d’un étouffement par elle-même organisé, désiré et conçu. Cet étouffement peut prendre des formes superbes, et je n’incrimine pas la qualité des œuvres tardives qui marquent cet art du retrait, ce côté p.p.c. de la musique contemporaine, et même de la musique moderne, ou moderniste. J’ai une vraie passion, depuis toujours et qu’il existe, pour le quatuor de Nono, Fragmente-Stille, a Diotima : il est magnifique ; mais comment n’y pas entendre un adieu, une façon de se retirer sur la pointe des pieds, sans faire d’histoires et encore moins d’histoire ? On pourrait en dire autant de la musique de Mompou, et notamment bien sûr de la Musica callada : c’est un je dirais même moins perpétuel. Ce n’est certes pas vrai de celle de Boulez : mais n’observe-t-on pas là une autre façon de n’être pas là, ou plus exactement de n’être là pour personne ? Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. Elle a fait une croix sur le public. Dans les concerts et festivals de musique contemporaine, comme l’expose avec une drôlerie atterrée l’admirable journal de Gérard Pesson, on ne rencontre plus guère que des compositeurs, et ce que Pierre appelle comiquement, depuis certaine interrogation de Brevet des écoles (“Quel est le public de la Tragédie ?”), les familles des victimes. C’est une musique de spécialistes pour les spécialistes. »

J'ignore à quoi ressemble le public des concerts de musique contemporaine en 2025, puisque je ne vais plus au concert depuis vingt ans. Il est possible qu'il ait l'aspect dont parle drôlement Renaud Camus (les familles des victimes m'ont fait hurler de rire), oui, mais moi ça ne me dérange pas beaucoup, je l'avoue. « Quatre-vingt-dix pour cent de la musique contemporaine n’est plus audible que pour ceux qui la composent, ou qui pourraient la composer, ou qui comprennent et peuvent admirer la façon dont elle est composée. Elle est tout entière dans son intention. » Je ne suis pas d'accord avec ça. Je crois au contraire que la musique contemporaine, depuis trente ans, est beaucoup plus spectaculaire que de mon temps, qu'elle est beaucoup plus “directe”, qu'elle a envoyé promener, plutôt cavalièrement, une physionomie et une substance qui moi me plaisaient beaucoup, et qui rebutaient tant le public, en effet. Il n'est que de comparer le premier Boulez, celui du Marteau sans maître, par exemple, avec le Boulez des Notations pour orchestre. Mais même Répons est une œuvre très spectaculaire, très ravelienne, très “jolie”, même, pourrait-on dire. Je me souviens parfaitement de l'effet que cette musique avait fait sur moi, en 1982. J'étais presque déçu, car je ne reconnaissais plus le Boulez que j'avais aimé jusque là. Je n'irai pas jusqu'à parler de compromission, mais le mot a dû me passer par la tête, furtivement… Affirmer que la musique contemporaine est tout entière dans son intention ne me paraît pas juste. Elle l'était au temps des Structures, du même Boulez, oui, et il l'a lui-même reconnu, mais aujourd'hui, je ne vois plus du tout ça (je ne vois pas tout, certes). Il me semble que tous les compositeurs commencent par se poser la question du “son”. Comment ça va sonner, quel effet ça va faire ? Comment ma musique va-t-elle passer la rampe ? Ils veulent tous séduire, tous. Toutes préoccupations qui étaient complètement inconnues, dans les années 60. Et même ce fameux quatuor de Nono dont parle très bien Camus, il est séduisant, il use des sonorités des cordes avec une attention au son et à la couleur que je ne lui connaissais pas dans ses œuvres antérieures (il a sciemment réduit la voilure pour être plus efficace). Le sérialisme avait incontestablement emmené les compositeurs dans un désir autre. Ils découvraient un autre monde, alors, et la question de la réception ne les intéressait pas beaucoup. Était-ce une erreur ? Je ne me prononcerai pas. Vraiment, je n'en sais rien, mais qu'on ne compte pas sur moi pour regretter quoi que ce soit. J'ai aimé passionnément cette musique, jusque dans ses errements et ses impasses. Je pense qu'elle était nécessaire, qu'elle était une étape nécessaire qui a beaucoup appris à ceux qui sont passés par là. Elle a nettoyé le paysage, et, surtout, elle a permis l'éclosion de grands chefs-d'œuvre dont le visage et les traits me manqueraient, si quelques fous n'avaient pas osé aller jusque là. Contrairement à Rebatet, je ne sais pas ce que signifie « l'art pourri », à moins évidemment de considérer que ce que l'on nomme avec gourmandise « la scène musicale française » (par exemple) est de l'art. Mais, dans le fond, c'est peut-être lui qui a raison, et moi qui n'ai pas le recul suffisant ni la culture nécessaire pour en juger, je n'exclus pas du tout cette éventualité. Quoi que je fasse, je ne pourrai jamais m'abstraire du siècle dans lequel je suis venu au monde et le regarder avec les yeux froids du savant. Et surtout pas aujourd'hui où je le regrette tant. 

Hitler avait des goûts de petit-bourgeois, de cela je ne doute aucunement, mais il ne faudrait tout de même pas passer sous silence le fait que le goût petit-bourgeois a désormais conquis la planète entière, sinon on ne comprend rien à rien. C'est justement ça, qui est amusant. Que le monde qui a combattu avec tant de ferveur celui qui incarne le Mal au XXe siècle lui ressemble tant, soit de sa famille, en quelque sorte. Bon, évidemment, il faudrait aller un peu plus loin et se demander s'il y a du petit-bourgeois chez Boulez ou Stockhausen, mais je laisse ça à d'autres, mieux renseignés que moi. C'est tout autre chose que j'entends dans leur musique, et cette chose m'a fait du bien.

Pour revenir au point de départ de ce texte, je n'arrive pas à comprendre qu'on dise des Variations Diabelli ce qu'en écrit Guy Sacre. Qu'y a-t-il d'ennuyeux, dans ces 33 variations, je ne vois vraiment pas. Dès le départ on est emporté par cette valse pas si banale qu'on le dit (mais ce sont sans doute les variations qui la rendent séduisante, à rebours, car elle nous semble grosse de tous ces développements en germe, dans sa simplicité apparente, ce contraste étant en lui-même une source de plaisir), et chaque variation est une aventure toujours surprenante, au profil nettement dessiné, dont on se demande d'où elle vient et où elle va, mais qu'on ne peut faire autrement qu'accompagner. À chacune d'entre elles, on est ébahi de voir l'extraordinaire inventivité de Beethoven ; elles semblent trop courtes, on a envie de les entendre deux fois de suite. J'ai connu des ennuis plus efficaces… J'ai toujours pensé que Chopin, lorsqu'il a composé ses 24 études, avait en mémoire ce type de composition, dans laquelle chaque pièce est construite autour d'une seul noyau génératif poussé jusqu'en ses ultimes conséquences. Le tour de force de cette musique est de nous attacher à chaque variation jusqu'à ne plus vouloir qu'elle finisse autant qu'au désir pressant d'entendre la suivante et d'en goûter l'éloignement avec ce qui précède — que parfois elle va jusqu'à nier. On n'a pas le temps de s'installer dans le plaisir qu'il est sollicité ailleurs, d'une manière radicalement autre, et ainsi, de proche en proche, on avance, tantôt courant, tantôt rampant, dans cette étourdissante construction kaléidoscopique. On est ici très loin de la superficialité qui souvent entache la forme variation et en fait un exercice décoratif et un peu vain. Bref, j'enfonce des portes ouvertes et je défends une œuvre qui est sans doute l'une de celles qui en a le moins besoin. Je ne crois pas qu'elle soit extrêmement jouée en récital, et je le regrette, car je pense que ce parcours se doit d'être vécu en temps réel, au plus près du corps d'un pianiste qui, lui, doit maintenir le cap malgré la tempête qui le traverse. Je crois que c'est Boucourechlief qui parlait à leur propos de métamorphoses plus que de variations. C'est bien d'un exercice initiatique qu'il s'agit : traverser les cercles concentriques lâches ou très serrés qui se succèdent rapidement et arriver à bon port, dans la lumière, métamorphosé mais entier : forcément autre, débarrassé de tout le superflu, de tout le bavardage — et même des sentiments : il n'y a pas de sentiments, dans cette musique. On est fier d'avoir suivi Beethoven jusqu'au fond de son esprit. On sort de sa musique toujours grandi. Pas seulement heureux, mais augmenté, tenu par une morale supérieure. C'est ce que j'aimerai jusqu'à la fin. Savoir que je peux compter là-dessus. Tant pis pour les Sincères. 

Certes, le Fragmente-Stille de Nono est bien un adieu, je ne dirai pas le contraire. Comme le sont à leur manière les Métamorphoses de Strauss, justement, qui font explicitement référence… à Beethoven. Eh bien si la musique a quelque chose à nous dire, pourquoi ne serait-ce pas aussi que le monde est en train de nous quitter, lassé de notre arrogante surdité ? Les compositeurs contemporains sont sincères, eux aussi, du moins je l'espère pour eux, et s'ils se mettent le monde à dos, qu'ils composent pour eux-mêmes, peut-être n'est-ce pas tout à fait pour rien. Il n'y a pas de maladies, il n'y a que des symptômes. Comme les époques anhistoriques créent par réaction vitale des époques hyper-historiques (nous y sommes), la démocratie poussée à bout (nous y sommes) va créer un fascisme qui ne sera que trop compréhensible au peuple, même s'il ne ressemblera pas au cadavre bien propret qu'on nous ressort tous les samedi matin du placard aux farces-et-attrapes politiques. Je ne désire pas un art séparé du peuple, ce n'est pas ça, mais quand il l'est, c'est une mauvaise action de choisir le peuple contre l'art. 

Je puis avouer beaucoup de choses, à l'âge que j'ai, ce n'est pas très difficile. Je pourrais par exemple reconnaître que je ne suis pas sûr de tout ce que j'avance plus haut. Il n'y a de toute manière pas grand-chose dont je sois absolument certain. Mais je ne peux tout de même pas déclarer que les Variations Diabelli sont ennuyeuses, et me rendormir tranquillement, ce serait un peu forcer sur la corde tout de même. Et puis il faut bien que quelques vérités, très peu nombreuses, tiennent le coup, vaille que vaille, jusqu'à la fin, qu'on puisse se reconnaître dans le miroir, le matin. Il y a si peu de choses qui résistent au temps. Autant les célébrer sans honte. 

Il y a énormément de livres que je n'ai pas su aimer, que je n'ai pas été capable d'aimer comme il l'aurait fallu. Il n'y a pas un mois qui passe sans que je constate que mes goûts ont changé, et très souvent dans un sens imprévisible. Ces choses-là sont passionnantes à observer, même si elles peuvent inquiéter : Le goût a toujours été la grande affaire de ma vie. Cette question ne cesse de me hanter, et je vois bien qu'elle éclaire tout le reste, qu'elle fait ressortir des fantômes de leur tombe, des amours et des frayeurs, des instants de grâce et des périodes de disgrâce : pourquoi aime-t-on ? Elle, et pas elle, ça, et pas ça, cette musique, ce tableau, ces sons, ces odeurs, ces heures, cette forme, cette matière, ce goût, ce rêve, ce père qui nous effrayait, cette voix. La variation, justement, était une des formes qui, dans ma jeunesse, me semblait la moins intéressante, la plus facile, la plus perméable aux clichés, et j'ai découvert, dans le milieu de ma vie, qu'elle était aussi une forme d'une exigence extrême. Ce n'est pas pour rien que deux des chefs-d'œuvre les plus incontestables de la musique de tous les temps portent ce nom. Quoi qu'il en soit, elle est devenue, cette forme, presque malgré moi, quelque chose qui m'habite en permanence. Je ne sais pas réellement pourquoi, mais je sens qu'elle m'accompagne dans tout ce que je produis, depuis très longtemps. Intellectuellement, la forme sonate me plaît davantage, parce qu'elle s'affronte à la dualité, qu'elle est plus sexuelle, mais dans les faits, j'en suis plus éloigné. Quant à la fugue, elle me paraît extrêmement séduisante mais très difficile à manier hors du champ musical. Et puis il y a de la variation dans la sonate et dans la fugue, alors que l'inverse n'est pas vrai. Une vie d'homme n'est-elle pas une variation perpétuelle sur un chant donné ? 

Berio est l'un de mes compositeurs favoris, que je trouve extrêmement sous-évalué, en tout cas sous-exposé, aujourd'hui. Voilà quelqu'un qui avait avec la tradition un rapport captivant, tranquille et fécond, et qui possédait un art consommé de la citation. Qu'est-ce que citer autrui, sinon faire varier le sens des mots en fonction du contexte, ou, inversement, apporter un éclairage (ou une résonance) autre à ce qu'on est en train d'énoncer ? Beethoven cite Mozart, Bach cite des anonymes, ou lui-même, Berio cite tout le monde. Renaud Camus a montré, dans son Est-ce que tu me souviens ? qu'on pouvait écrire un livre entier sans en écrire un seul mot, et je trouve ça merveilleux. Loin de s'effacer derrière ces citations qui n'en sont plus, il s'y montre d'une manière paradoxale mais bien réelle. Comment montrer avec plus d'éclat la puissance de la littérature qui nous déborde de toute part, quoi qu'on fasse. Il est impossible d'écrire une seule phrase sans qu'elle soit prise par le jeu de l'intertextualité, c'est une des raisons pour lesquelles la question du plagiat me semble toujours mal posée. Quelle que soit la puissance d'invention de l'auteur, il n'écrit jamais sur une page complètement blanche. Dès qu'il pose la plume sur le papier, celui-ci se met à parler, et toutes les phrases que l'écrivain a lues ou entendues se pressent à l'horizon de son désir. C'est dans sa capacité à les écarter les unes après les autres (ou parfois à les accueillir et les varier) qu'il trouve une voie propre et une voix singulière. L'originalité est un long parcours en trois dimensions parsemé de croisements et de superpositions qui se dessine peu à peu sans que la volonté ait beaucoup d'importance. Plus on la cherche moins on la trouve. Entre fidélité et profanation, entre mémoire et oubli, on avance vers soi-même sans jamais atteindre ce but. Des pans de nous-même avancent à une certaine allure, quand d'autres stagnent, ou même reculent, c'est très perceptible dans les grandes musiques qui savent faire place à une multiplicité de tempos qui cohabitent harmonieusement, mais pour ressentir ce dont je parle, il faut une certaine ampleur, et seules les œuvres qui dépassent une certaine durée peuvent y prétendre. Il faut qu'elles aient suffisamment de temps pour donner la sensation de traverser divers paysages, divers états de l'être, diverses perpétuités. Les Variations Diabelli et les Variations Goldberg y réussissent à merveille. Elles ne sont “difficiles” que si l'on se perd en cours de route, et, pour ne pas se perdre, il faut une carte ou une boussole, c'est-à-dire un minimum de connaissance, et peut-être aussi un minimum de confiance dans la musique qui sait mieux que nous qui nous sommes. 

vendredi 25 juillet 2025

Écrit dans mon bain (1)

 




Raison garder


 

Il était cinq heures et demie quand je suis rentré du travail. En ouvrant la porte de l'appartement, j'ai senti une odeur inhabituelle. J'ai accroché ma veste à la patère de l'entrée, posé mon attaché case à terre et me suis dirigé vers la cuisine pour me servir un rafraichissement. Il y avait de la musique. J'ai reconnu Will You Still Be Mine ?, de Miles Davis, avec Oscar Pettiford, Red Garland et Philly Joe Jones. Ma femme aimait presque autant le jazz que moi, et tout particulièrement cette époque du milieu des années 50. Il faisait chaud, ce mardi soir. J'ai ouvert la porte-fenêtre de la cuisine qui donne sur le balcon, mon verre à la main, et j'ai contemplé le paysage, accoudé à la rambarde. Je n'étais pas très pressé de retrouver Cindy, puisque nous nous étions encore engueulés assez sévèrement ce matin. Elle savait que j'étais rentré, je n'avais aucun doute là-dessus, mais je faisais durer le suspense, et j'étais sûr qu'elle faisait de même. Ce serait à qui ferait le premier pas, comme d'habitude. Dans le court laps de temps qui séparait Will You Still Be Mine ? de I See Your Face Before Me, l'odeur que j'avais sentie en entrant dans l'appartement me revint aux narines et je la trouvai étrange et légèrement écœurante. Je n'avais que quelques pas à faire sur la droite pour apercevoir le salon par la baie vitrée, ouverte elle aussi, à en croire le son de la musique qui me parvenait sur le balcon — ce que je fis. 

Cindy était nue et recouverte de ses organes sanguinolents jusque sur le visage. Elle avait le ventre ouvert et une chaussure (verte) pendait à l'un de ses pieds (elle avait la jambe gauche posée sur la table basse dans une position étrange, naturelle si l'on veut, mais qui ne lui ressemblait pas). L'odeur que j'avais sentie était l'odeur du sang, du sang et de la merde, je le comprenais maintenant. Je fixai son corps quelques secondes, mon verre la main. Ce n'était pas beau à voir. Je fis quelques pas pour entrer dans le salon, posai mon verre sur la table basse et mis en route le grand ventilateur que nous avions acheté quelques jours plus tôt, espérant dissiper un peu l'odeur. J'allumai une cigarette et détournai mon regard du corps de Cindy. Je vis qu'il y avait du sang un peu partout, qu'un verre était brisé et que le tiroir aux CD était ouvert. Je repris mon verre sur la table basse et retournai sur le balcon. Pas beau à voir, non. Quand j'eus finis ma cigarette, je me rendis dans la chambre et m'allongeai sur le grand lit blanc cassé. Je pouvais entendre Night In Tunisia. Je pensais aux billets d'avion pour l'Île Maurice que j'avais achetés vendredi dernier. Allais-je pouvoir me les faire rembourser ? Rien n'était moins sûr. Je décidai de prendre une douche et de sortir acheter des sushis, car connaissant Cindy, j'étais certain qu'elle n'avait rien prévu pour le dîner. J'avais du travail, un travail urgent pour le boulot, et je ne pouvais pas me permettre de prendre du retard. J'irai voir la police demain matin, ou à l'heure du déjeuner. De toute façon, personne ne pouvait plus rien pour elle, il fallait raison garder. Le lecteur de CD jouait There Is No Greater Love



lundi 21 juillet 2025

Anonymat interdit

Je demande instamment à ceux qui désirent laisser un commentaire ici de ne pas le faire anonymement. Je déteste l'anonymat. Quand on dit quelque chose, on signe de son nom, sinon ça n'a aucune valeur. 

dimanche 20 juillet 2025

Service à l'autel du temps

 


Les annonces et déclarations qui suivent la mort d'un personnage fortement médiatisé sont ce qui exprime le mieux — de manière tout à fait involontaire, bien sûr — l'importance et la signification de celui qui n'est plus. « Les stars du PAF saluent la mémoire de l'homme en noir » dit mieux que toutes les exégèses qu'on pourrait avoir envie de lui consacrer la vérité de Thierry Ardisson certes, mais avant tout de l'époque qui l'a adoré et détesté (car l'adoration et la détestation ne s'excluent pas, ici, au contraire). Il faut avant tout voir qui s'exprime, qui se sent obligé d'ajouter sa voix au concert de l'éloge ou du réquisitoire, qui se sent tenu d'entrer dans le cercle magique de la rumeur pafienne. Celui qui prend la parole en ces circonstances actionne deux leviers simultanément : il produit un discours (dont il espère une distinction (qu'on le remarque)) et il certifie son appartenance, renouvelle son contrat. On pourrait écrire qu'il est important (pour lui-même) de révéler son état et son degré de prêtrise : il est fidèle à sa qualité de célébrant, il ne peut se soustraire à la charge qui lui incombe sous peine d'être chassé de sa place. Ils le font à tour de rôle, et personne ne veut manquer (à) la cérémonie. (Même Hanouna-le-Mafieux, qui vouait une haine féroce au Grand Disparu (« quand tu sortiras de chez toi, tu seras couvert de mollards »), n'a pas dérogé à la liturgie.) Il ne faut pas se tromper, ces prêtres d'un soir sont des esclaves plus que des généraux. Ils ne choisissent pas le moment de l'action, ils sont rappelés à l'ordre par le grand ressort tantôt tendu tantôt lâche mais jamais négligent qui les garde en orbite autour du tabernacle spectaculaire. 

« Stars du PAF », « mémoire », « homme en noir », « saluer », ce vocabulaire n'est pas chiche de grandiloquente franchise, et ces quelques formules déposent autour du néant centripète quatre éléments cardinaux qui délimitent un champ de signes se resserrant sur ce qu'il est possible de penser et de ressentir en pareille circonstance. Aucune liberté : il convient et il suffit de déposer sa lourde croix verbale dans les sarcophages prévus à cet effet. C'est un QCI (pour Choix Impossible), non un QCM, que ces analphabètes brûlés de lumière artificielle remplissent consciencieusement, fidèles jusqu'au bout à ce qu'ils auront été, de laborieux adorateurs du faux et des célébrants serviles du vide, de grossiers personnages qui essaient de se faire une place à la seule cène qu'ils connaissent, la scène médiatique. À cet égard, Ardisson est leur semblable, même s'il est loin de n'être que cela. Il les a précédés dans le service à l'autel..

« Les stars du PAF saluent la mémoire de l'homme en noir »… Je n'imagine pas de manière plus honnête, finalement, de formuler l'insignifiance de ce monde d'empafés. Chacun de ces mots serait à arracher à son piédouche de gloire pour lui restituer son sublime ridicule, mais ce serait vouloir rendre un semblant de vue à ceux qui ne le désirent pas. Les admirations et les grands hommes d'une époque en disent long sur elle. Si la mémoire est ici convoquée, fût-ce à titre privé, c'est peut-être parce qu'elle est ce que les stardupafes ont combattu (avec la culture et la discrimination) durant toute leur existence avec un professionnalisme admirable : il faut bien qu'ils aient quelques mérites. Celui de saper durablement ce qu'ils encensent à l'antenne n'est pas le moindre. Et pour cela, il n'est nul besoin d'être « cultivé, subversif ou insaisissable », comme l'affirme un crétin qui bave d'admiration devant son grand-homme. C'est tout le contraire, bien entendu : il faut être servile, illettré et tenu par le conformisme le plus poisseux — c'est-à-dire, depuis les années 70, un anticonformisme spectaculaire bien rodé qui n'impressionne que les naïfs et les crétins. Lomennoir est mal nommé : c'est un habit blanc qu'il aurait dû endosser, notre fort-en-gueule sensible jusqu'à la sensiblerie. Il aura continué jusqu'à la fin à se voir Rebelle alors qu'il a été le plus efficace promoteur de l'idéologie qui s'est diffusée après 68 sans aucune véritable objection. 

« J'ai toujours voulu faire une interview comme si c'était la première que l'invité faisait. Je pars du principe que c'est la première fois que les gens voient la personne que j'interviewe. » Démarche complètement anti-culturelle, donc. Partir du principe que celui qui regarde ou qui écoute ne sait rien du tout, qu'il faut lui expliquer ce qu'a fait le peintre, le réalisateur, le musicien, l'écrivain, qui il est, en s'adressant à une feuille vierge, qui, par définition, n'a aucune culture ni aucune mémoire, c'est tout le contraire de la culture, qui est toujours un train qu'on prend en marche. Sa manière est exactement celle qui a prévalu à l'École et plus généralement partout où il y a de l'enseignement depuis cinquante ans et qui nous a conduits là où nous en sommes aujourd'hui, où, chaque fois qu'il est question d'un personnage historique ou artistique majeur, d'un écrivain, d'un savant, il faut ajouter en note son pedigree, puisqu'il est bien entendu qu'on s'adresse à des illettrés ou à des enfants nés la veille.

« Ardus Sonus » : fort en gueule. « En revanche, tu adores parler ! » lui dit cet imbécile de Franck Nicolas. (Franck Nicolas « entrepreneur, auteur best-seller et philanthrope », SIC) Il faut voir un peu qui est cet « ami » de Thierry Ardisson pour comprendre qui est Lomennoir… D'ailleurs, pour savoir qui est vraiment Lomennoir, il suffit de jeter un œil à ses amis. Tous sans exception, ce sont des médiocres qui lui renvoient l'image d'un homme exceptionnel — qu'il est, sans aucun doute, par rapport à eux. Mais l'important est surtout que ces gens-là « parlent fort », c'est à ça qu'on les repère. Le « parler haut » est le trait distinctif d'une race humaine que j'ai depuis toujours méprisée. Je tiens ça de ma mère qui détestait les gens qui parlent fort, dont la voix porte (trop loin), perce (les tympans et les cloisons), se distingue (ce verbe est extraordinaire, qui signifie deux choses complètement opposées), ce qui les assimile au vulgaire qui essaie de se montrer à toute force, au nouveau-riche, au parvenu, et qui en fait le contraire de ce qu'elle estimait distingué, justement : la distinction ne peut s'arracher de force. Les “grandes gueules” trahissent immédiatement leur origine. 

Baffie avec sa casquette à l'église, Marc Lavoine avec des chaussures de sport blanches, des chaussettes rouges et un énorme et immonde sac blanc. « C’était merveilleux, c’était émouvant, c’était bouleversant. » Il suffit de regarder les « invités » aux obsèques, ce que je me suis astreint à faire, pour comprendre à quel monde nous avons affaire. De quel musée Grévin sortait Laurent Voulzy poussant devant lui son ventre comme on roule un ballon de plage, de quel cercueil climatisé Christian Louboutin, de quelle pyramide désaffectée Michel Drucker, de quelle attraction de foire Armande Altaï ou Yves Lecocq, de quel service des grands brûlés Marc-Olivier Fogiel, de quel souterrain dostoïevskien Jean-Michel Blanquer et Anna Cabana, de quelle jungle Florent Pagny, de quel Hiroshima Delphine Ernotte ? Quelle est cette odeur qui monte de l'asphalte, quand Gabriel Attal arrive, esseulé comme un Petit Poucet sur Mars, ne sachant pas quelle figure se composer mais tenu debout par son devoir et sa classe, enfin justifié quand arrive la « première dame », furtive et attentive à ne pas trébucher comme ce con d'Arthur qui manque se briser un tibia dans son ascension de la colline des douleurs. Où sont donc les Trois Petits Cochons et le Diable Vauvert en trouple ? Où sont les neiges d'antan et la rose de Mitterrand ? Où sont les trompettes de Jéricho et l'harmonium de Jean-Michel Jarre ? Ah, tout cela est bien mal organisé, malgré ce qui s'écrit sur les écrans et les fiches “formatées” de Lomennoir. Laurent Baffie fait devant le cercueil une dernière blague que tout le monde trouve géniale : « On ne bouge pas pendant le jingle ! ». La veuve, qui a prononcé un discours « bouleversant » applaudit avec la rue. Les flics font de sympas « personnels » de sécurité comme les autres, tout le monde a lu le pitch, ce n'était pas trop compliqué, il y avait cinq mots. La “créativité” n'est plus ce qu'elle était, quand c'est trop c'est trop nigaud. Mais quand-même c'était chié, comme aurait dit Jack Le Parrain s'il avait été invité à la dernière Cène. Vous allez trouver que j'en reviens toujours à Baffie, peut-être, mais c'est parce que même s'il avait été seul-en-scène à Saint-Roch, le tableau aurait eu exactement la même allure pénible, la même obscénité lasse et lassante. À lui seul, monsieur J'ai-inventé-un-métier dit tout, il exhibe les osselets avec lesquels il joue pendant que l'institutrice lit du Enid Blyton revu par ChatGPT. Il suffit de voir sa gueule et d'entendre sa voix pour ne rien ignorer de ce monde-là. Ne cherchez pas plus loin : plus loin, c'est la Grimace et le mur de la prison. « La cérémonie, minutieusement planifiée par Ardisson, s’est déroulée dans une ambiance solennelle avec une bande-son incluant des chansons choisies par l’animateur, comme “Voilà, c’est fini” de Jean-Louis Aubert, ou “Ne me quitte pas”, de Brel, et a été marquée par des hommages émouvants, y compris de la part des prêtres adoptant un ton subversif en son honneur. » Adoptant un ton subversif en son honneur… Les curés avec les pubards. Ite missa est. Ne manquait que Bruno Gaccio, qui en aurait forcément rajouté dans la subversion agenouillée et le rictus botoxé. 

Il est tout de même fascinant de se dire qu'Ardisson dans sa boîte noire leur était encore mille fois supérieur, ça remet les choses en perspective. Quelle est cette France, au juste ? Comment s'est-elle composée petit à petit depuis les années 80 ? Quand on l'étudiera dans trois siècles, en plongeant de longs tubes dans ses entrailles stratifiées, on verra que les carottes ne ramènent à l'air libre que de la blague de Grandes Gueules un peu rustres et l'on s'étonnera que celles-là aient pu si longtemps tenir lieu de Figures. 

Mes amis me parlent de « natures », et je comprends ce qu'ils veulent dire par là, car moi aussi j'y suis sensible. Et d'ailleurs, je ne sais plus si je l'ai déjà dit, mais je ne trouve pas Ardisson antipathique du tout (il était généreux et je crois qu'il était plutôt gentil, dans le fond) mais je pense qu'il avait conscience de sa médiocrité et qu'il a cherché par tous les moyens à ne pas la voir. Ses parents roulaient en Dauphine et il aurait voulu qu'ils possèdent une DS Pallas. On peut trouver ça ridicule, mais, comme j'ai un frère qui était un peu beaucoup comme ça, je vois très bien ce qu'un complexe de ce genre peut produire dans un esprit fragile. Les pauvres cathos se contentent de ce qu'ils ont, ricanait-il, mais je suis sûr que dans le fond il les enviait, ces pauvres couillons roulant en Dauphine. Au moins aura-t-il aimé vraiment, à la fin de sa vie, c'est déjà pas mal. 

Lomennoir était plus sympathique que la plupart des animateurs télé qu'on connaît, plus cultivé, plus amusant, plus attachant, plus surprenant. Tout cela est très relatif, bien entendu. Mais je ne lui pardonnerai jamais la profonde malhonnêteté avec laquelle il avait traité Renaud Camus, en 2000, quand il l'a opposé à Ellie Semoun. Tout s'est joué au montage, où il lui a fait dire ce qu'il voulait, et pas du tout ce qu'avait dit et exprimé Renaud Camus, qui s'en est expliqué dans son journal (sans quoi je le ne saurais pas). Quand on se prétend écrivain et qu'on est capable de faire ça à un autre écrivain qui a déjà la tête sous l'eau, on est capable de tout. En revanche, je ne l'accablerai ni pour avoir « torturé » ses invités, ni pour avoir plagié quelques pages d'un roman de Georges Delamarre, Désordres à Pondichéry, dans son propre livre publié en 1994. Tous les écrivains font des emprunts plus ou moins substantiels à d'autres auteurs, à d'autres livres, c'est même comme ça que se fabrique la littérature, aucun texte n'est jamais sorti de l'esprit d'un écrivain pur et indemne de toute contamination, inavouée ou inconsciente. Peut-être a-t-il sciemment minimisé l'ampleur de l'emprunt, c'est possible, mais ce n'est certainement pas sur ce terrain-là que j'irais, si je voulais faire des reproches à Thierry Ardisson. Ce n'est d'ailleurs pas Thierry Ardisson, qui me révulse, c'est le monde qui se presse à sa suite (et qui se juge à sa jauge), que ce soit pour le glorifier ou pour le sacrifier. Il le dit à plusieurs reprises dans les entretiens que j'ai regardés, et en cela je suis parfaitement d'accord avec lui, le pire des péchés est l'anachronisme, ce qui ne va pas manquer d'arriver dans les jours qui viennent. Il est assez culotté, ridicule et même dangereux de juger d'une époque antérieure avec la morale de notre temps. Le nouvel ordre moral n'est pas supérieur à l'ancien, il est seulement autre, et lui aussi s'effacera devant le prochain. Il faut citer ici le célèbre mot du Grand-Père qui s'adresse à la mère du narrateur, chez Proust. « Rappelle-moi donc le vers que tu m’as appris et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah ! Oui : “Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr !” Ah ! Comme c’est bien ! ». Notre vertu contemporaine a trop souvent le visage odieux de la Vertu majuscule et intemporelle, qui est invincible, statufiée, et juge de tout sans jamais imaginer qu'on puisse lui rendre la pareille. La vertu contemporaine est parfaitement haïssable parce que ses thuriféraires fanatiques et bornés ne connaissent qu'elle. On pourrait à l'endroit d'Ardisson renverser la formule : Seigneur, que de médiocrités vous nous faites aimer, en nous obligeant à comparer avec ce qui reste et qui s'étale complaisamment dans le sillage de Lomennoir. Pour un peu on ne pourrait même plus le critiquer… 

samedi 19 juillet 2025

Requiem



Quelque chose se lève, dans le Kyrie du requiem de Fauré, une vague d'une infinie tendresse qui monte du sol et nous enlace. Je m'effondre, je me laisse choir dans cette douceur : écouter ce requiem donne envie de mourir ; pas de désespoir, pas d'angoisse, mais de plaisir — la joie peut être le négatif heureux de la joie. La volupté de la mort est tellement perceptible ici qu'on se demande pourquoi les gens ne se suicident pas en masse en écoutant cette musique. Fauré ne cherche pas à faire peur, c'est le moins qu'on puisse dire. Moi qui crains la mort comme on craint l'inconnu, mes frayeurs se dissolvent dans un liquide amniotique quand j'écoute ces quelques pages On a le temps. On est le temps. Ce n'est plus l'adversaire. Sa matière nous pénètre entièrement, se répand en nous jusqu'au fond de notre sang, plus loin encore. La volupté et la mort sont une seule et même chose. Le Requiem de Fauré, c'est un orgasme lent, infiniment lent, immobile, et tout est dit dans les deux premiers morceaux, l'Introït et le Kyrie. Le reste est presque du décor, illustration et commentaire de cette vérité qui est entrée en nous comme un gaz que rien n'aurait pu arrêter, aucun accident, aucune péripétie, aucune pensée. On voit sans crainte les grandes portes s'ouvrir lentement. On est sur le seuil. On va avancer…


dimanche 13 juillet 2025

Vivr'ensemble ou vivre ensemble, l'impossible solitude


 

« Avec chaque idée qui naît en nous, quelque chose en nous pourrit. »

Il y a de ces mots ou expressions qu'on invente pour célébrer la disparition de ce qu'ils voudraient signifier. Mais le vivre-ensemble, c'est pire que ça, c'est une idée d'une perversion inouïe, quand on y pense. Vous vous forcez à vivre avec celui qui vous martyrise, vous, dans votre vie privée, en pensant que ça va vous grandir ou vous donner une plus haute dimension humaine ? Non, bien sûr, vous laissez ça à votre voisin, qui vous supporte. C'est "mortification", le vrai nom de cette chose, mais sans le bénéfice spirituel que ce mot impliquait aux temps chrétiens. « Les gens sont portés à justifier les affronts dont ils ne se vengent pas » écrit Guy Debord dans son magnifique In girum imus nocte et consumimur igni. Ça nous rappelle quelque chose de récent…

Avec le recul que nous avons aujourd'hui, on sait qu'il s'agit d'une idée de garde-chiourme vicelard qui se réjouit en secret de la violence et du malheur qu'elle va inévitablement favoriser. Quand Roland Barthes employait cette expression, dans son cours au Collège de France en 76-77, elle avait par la force des choses un tout autre sens, puisque ce qui rend impossible cet heureux vivre ensemble aujourd'hui n'existait pas encore. Il use d'un terme intéressant, « idiorrythmie », mot emprunté au vocabulaire des monastères. Le mot sert de fil conducteur à l’exploitation systématique d’un désir (ou d'un fantasme) : le rêve d’une vie à la fois solitaire et collective, d’une mesure (au sens musical et moral) heureuse où s’harmonisent le rythme de l’individu et celui de la communauté — s'harmonisent ou du moins ne se contrarient pas, c'est déjà bien. Car le but ultime de la vie en société est bien de préserver la solitude de chacun ; tout “l'art social”, l'urbanité, cet urbanisme des corps, est dans la manière subtilement contradictoire et approximative qui permet cet équilibre forcément précaire. « La civilisation a été inventée pour que demeure possible la solitude » est l'une de ces phrases (Éloge du paraître) qui m'ont immédiatement rendu Renaud Camus indispensable. L'idiorrythmie, c'est la possibilité pour chacun d'aller à son propre rythme, même au sein d'un groupe, d'être garanti dans le degré de solitude qu'il s'est choisi. « Esthétique de la solitude ? Mais c'est un pléonasme » écrit le même Camus, dans le beau livre qui porte ce titre. L'esthétique ne résiste pas longtemps au collectif, on le sait, elle est même le caillou dans la chaussure qui le fait boiter, ou éructer. Il y a donc la Règle, d'un côté, et l'Exception, de l'autre, le Tempo (général) et le Rubato (singulier). La Règle doit permettre l'Exception, le Tempo général doit accueillir le Rubato, la Loi doit garantir la Liberté, ce qu'elle ne peut jamais tout à fait comprendre. Aujourd'hui, ce n'est plus d'idiorrythmie, qu'il s'agit, mais du rythme tyrannique de l'Idiot institutionnel (et international). À un moment de l'histoire (1876), Freud avait vingt ans, Nietzsche trente-deux ans, Mallarmé trente-quatre et Marx cinquante-six ans. Eux aussi ont vécu ensemble, dans une mesure temporelle, mais ils ne se sont pas gênés, car ils ont partagé un lieu inexistant, le genre de lieu qui fait du bien à la solitude et à la pensée. Ce qu'il faut, c'est savoir que les autres existent, pouvoir les lire, les écouter, les appeler au téléphone, éventuellement boire un verre en leur compagnie, pas forcément habiter le même appartement ni partager leur couche. Ce qu'il faut, c'est pouvoir couper la communication quand on le désire. Ce qu'il faut, c'est le retrait paisible, la retraite choisie. Une imposition minimale. Tout le contraire du contrat que nous n'avons jamais signé. La civilité française permettait la solitude et la compagnie, l'incivilité post-française impose à la fois la promiscuité et l'isolement délétère.

« C’est la culture, désormais, quand elle voit une œuvre d’art, qui sort son revolver et gueule Plus jamais ça ! » (Pascal Adam) Comme dirait Godard, l'Art c'est l'Exception et la Culture c'est la Règle. Pas étonnant qu'on n'ait plus que ce mot de « culture » à la bouche, de nos jours. Vous connaissez quelque chose qui n'est pas de la « culture », vous ? Même en allant faire vos courses au Carrefour Contact du bout de la rue, vous avez toutes les chances qu'il soit question de culture, à un moment ou à un autre, entre deux concombres et trois canettes de bière. La règle est partout, et vos voisins se chargeront de vous la faire respecter, si vous vous sentez une âme d'exception. Je pense à cette pauvre infirmière dénoncée par ses collègues, durant l'atroce période de la Covidiase. Sept ans de prison et 750 000 euros d'amende, qu'on lui a mis sous le nez, parce qu'elle avait fait des faux passes. Mise à pied sur le champ, quarante-huit heures de garde-à-vue. Ici, la justice ne rigole pas, et elle est même d'une rare célérité. Pas de tribunaux surchargés, pas de délais absurdes, sauf quand il s'est agi pour elle de faire appel, bien sûr. Le vivre-ensemble avec ces salopards, elle l'a vécu dans sa chair, cette pauvre mère de famille moins conne et plus courageuse que les autres. On ne te rate pas, dès que tu sors du troupeau, sois tranquille, tous les œilletons sont braqués sur toi et ne te lâchent plus : correspondance tracée, téléphone sur écoute, mails et messageries électroniques aussi, ça se connecte de partout, toutes les fripouilles très légales se régalent. 

« C'est porter atteinte à une idée que de l'approfondir : c'est lui ôter le charme, voire la vie... » Le vivre-ensemble était une belle idée qu'il aurait fallu laisser en paix ; toutes les idées ne sont pas faites pour passer de l'obscurité à la lumière. C'est ce qu'on a d'ailleurs fait aux temps où sa réalité se mesurait à l'absence de mots pour la dire. Toutes ces expressions vicieuses nous abordent avec le sourire de celui qui va nous entuber avec la bonne conscience du truand qui a revêtu l'aube blanche du débile de service. En des temps normaux, on l'aurait évité ou ridiculisé, on se serait moqué de lui ou on l'aurait roué de coups, mais aujourd'hui on lui colle une couronne de gloire sur le crâne et on en fait un exemple qu'on promène dans la cité sur un char fleuri. Nos prêchi-prêcheurs ont tous des diplômes de sociologues, et ces curetons avantagés par l'université et la télé sont nettement plus arrogants que les anciens car leur audience est multipliée par cent — ils ignorent les frontières et les classes. Ces fumiers ont une haine chevillée au corps de la solitude et du singulier, donc de l'art : il n'y a qu'à voir la manière dont un Jack Lang a célébré la musique, pour comprendre qu'il lui voue une haine imprescriptible. Ce malfaiteur endimanché a ridiculisé la musique pour un siècle, et il ne faudrait pas lui en vouloir ? (Je me lève, j'allume la radio, et je tombe sur le Parrain (comme l'appelle Philippe Muray) qui vante sa fête de la musique ! Et la journaliste d'en redemander, gourmande ! Si c'est pas de la synchronicité asymptomatique, ça…) 

Le Vivr'ensemble réel, pas l'idée, cette perpétuelle hésitation entre inondation et incendie.… Le vivr'ensemble a trucidé le vivre-ensemble, la musique (réelle) a éviscéré la musique, la culture (réelle) a suicidé la culture et conduit les gens cultivés aux cavernes et au silence, aux chuchotements inquiets de ceux qui savent que leur langue est proscrite, surveillée, qu'elle hèle les tourmenteurs, leur indique l'endroit où enfoncer la lame. 

Il y a du sang dans l'ensemble ; dès que s'ouvre une fenêtre sur le monde, on en goûte la saveur âcre. Ce vivre-en-sang semble vouloir notre peau, nos demeures et nos sens en alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C'est épuisant, surtout parce qu'il est interdit d'en faire état. Les évidences niées sont des substances toxiques qui nous empoisonnent à petit feu. Quand un corps ne peut évacuer ses excréments, il périt, empoisonné. Pour voir, il faut haïr, au moins un peu. 

Madame pète (tout est dans le titre)

 


À M. Vincent Castagno, pourvoyeur


Neuf-cent-soixante-quinze mots, temps de lecture 5 minutes et trente secondes. 

La Vita Nova n'attend pas ! Dès ses débuts, Blaise Cendrars annonçait « trente-trois volumes en préparation ». Plus modeste que Cendrars — et le nombre 33, après tout, n'est qu'un multiple très-catholique de 11 — il me serait possible d'en annoncer le tiers ; je crois que je ne serais pas très loin de la vérité. La vraie question est plutôt de savoir quel livre est impossible. À cela je répondrai : celui qu'on me demande. (C'est bien ce qui m'inquiète, mais il ne faut pas en parler, du moins pas ici.) « Je pourrais donner des titres. À quoi bon, j’en oublie et j’en invente tous les jours, de même que tous les jours je mène un roman à bout et en amorce mille autres qui m’obsèdent durant des années et prolifèrent dans tous les sens ou se dégonflent et crèvent sur le coup et se vident de toute substance. » Le titre des livres pourrait suffire. Une fois qu'on a trouvé le titre, on a le sentiment que la messe est dite. Développer ? Quelle barbe ! C'est une concession insupportable faite au lecteur, qui a toujours besoin qu'on lui explique, qu'on montre et démontre, qu'on insiste — en un mot, qu'on l'attende, alors qu'on est déjà ailleurs depuis longtemps. Si un lecteur existe, c'est qu'il croit. S'il ne croit pas, il ne lit pas. Et s'il croit, il est donc inutile d'écrire ; cela ne fera qu'ajouter un poids inutile à sa foi, la dévaluera, la fragilisera et la rendra prosaïque, indexée sur une matière forcément décevante. Qui a besoin de preuves ? Les livres désirés, ébauchés, avortés, oubliés, même, ne sont-ils pas nécessairement supérieurs en qualité à la plate énonciation qui répond à la demande, aux pages ajoutées aux pages parce qu'il faudrait dire quelque chose ? Donnons un exemple, pour que les sceptiques voient qu'on ne plaisante pas. “Madame pète” est l'un de ces livres qu'il a fallu ne pas écrire, dont le titre suffit, et qui, si j'en avais rédigé les cent-onze pages, aurait immanquablement déçu. Je me rappelle les années 90, où je fréquentais beaucoup les sites informatiques dans l'espoir de comprendre un peu les techniques dont je pensais avoir besoin pour des choses qui aujourd'hui n'intéressent plus personne. Nous posions énormément de questions. Il n'y avait même que ça, des questions. Très souvent, le sous-titre du message était « tout est dans le titre », ce qui n'empêchait nullement le questionneur de développer abondamment, et très souvent d'une manière qui rendait la question incompréhensible. Nous avions pitié de ces questionneurs bavards et confus, mais il ne fallait pas le montrer, il fallait répondre en laissant croire que nous avions compris la question, que nous étions en mesure de lui apporter une solution. Imaginez le temps gagné, l'énergie économisée, la paix intérieure et la clarté mentale épargnées, s'il s'était cantonné au titre de sa question ! D'où les multiples « C'est trop long ! » indignés qui répondent à nos pauvres textes dont 99% des mots sont en effet superflus. Mon royaume pour un titre ! « Cet acide borique est alors titré par la soude et la phénolphtaléine comme indicateur en présence de polyalcools comme le glycérol ou le mannitol. » Le titre est tout. Es ist genug. Ne dit-on pas : à quel titre désirez-vous me voir ? Le titre est le royaume. Ils veulent à tout prix une recette pour obturer l’angoisse de notre trop fréquente inefficacité thérapeutique, car, oui, nous sommes inefficaces, il faut le reconnaître : ce qu'ils attendent de nous est impossible ; nous ne les guérirons pas. Emmanuel Macron l'a bien montré : l'essentiel est d'avoir un projet et des croyants. Le reste suivra. Quel qu'en soit le prix. 

Il est regrettable que l'assassinat soit interdit. Je pense qu'il réglerait beaucoup de problèmes artistiques et littéraires insolubles d'une manière élégante mais il faut faire avec cet interdit. L'Œuvre est toujours à venir. Nihil nisi propositum. Et si l'œuvre est toujours à venir, c'est que nous n'atteindrons jamais le lieu où elle est pleinement réalisée. J'ai de grands desseins, mais elle a de très beaux seins. Entre les deux, mon cœur ne balance pas. Il y en a qui disent : « Je serai Chateaubriand ou rien », quand d'autres comprennent que rien contient tout, depuis toujours, y compris Chateaubriand et Roland Barthes. Ma femme est inconnue, soit, (mais) il est inutile que je vous le prouve : elle est plus que Chateaubriand et Roland Barthes réunis. Elle seule peut susciter des titres parfaits, qui disent tout sans le dire. Le désir d'écrire est bien plus précieux que les pages écrites. Mon cœur est immobile. Les romans se dégonflent et se vident de toute substance, c'est à cela que j'assiste, médusé, dans une impuissance jouissive. J'avais non-écrit, dans le temps, un petit roman intitulé « Tais-toi, je t'en prie », titre adorable que j'avais volé à Raymond Carver. Il ne l'a jamais su et personne ne l'a jamais lu. C'était au temps où je fréquentais V. J'avais tout le temps envie de la faire taire, par tous les moyens, y compris le meurtre. Je lui dois beaucoup, c'est maintenant que je m'en aperçois, car cette injonction, c'est désormais à moi que je la formule, par un curieux retournement du désir. Faire l'amour à une femme, n'est-ce pas la manière élégante et détournée que l'homme a trouvée pour la faire taire au moins quelques instants ? Le livre impossible est comme la femme, il faut soit le tuer, soit le faire taire en le baisant. Il va crier, certes, mais ce cri ne ressemble pas à sa parole, il en est même l'exact contraire, et c'est tout ce qu'on lui demande. Le cri d'un livre, c'est son titre. Quant à la prolifération…

mercredi 9 juillet 2025

Égaliser ou harmoniser (variations sur l'égalité)



Il y a un mois environ, j'ai décidé de rouvrir les commentaires sur ce blog. Curieusement (ou non), personne jusque là ne s'y risquait. Le premier à ouvrir le bal, sous un texte publié récemment ("Les rêves Dupont") fut cette andouille de "Fredi Maque", un blogueur laborieusement insignifiant (c'est un exploit, je sais) qui naguère barbotait piteusement dans les eaux de Didier Goux. Voici de quelle manière l'Auguste vint se signaler à notre admiration.

Évidemment, ça n'incite guère à renouveler l'expérience. Mais dans le fond, c'est surtout une confirmation éclatante et assez comique de mon intuition de toujours : les "commentaires", sur un blog (qui en sont très rarement, il faut bien le dire) sont essentiellement un dépotoir où ceux qui passent par là s'autorisent à venir déposer leurs crachats dans l'urne réservée à cet usage. Il est très rare qu'elle serve à autre chose, qu'ils disent autre chose. Moins les bavardpassants ont quelque chose à dire, plus ils tiennent à l'exprimer haut et fort, c'est une loi qui ne souffre pas d'exception. L'égalité de principe qui prévaut partout de nos jours les assure de ce droit qu'ils jugent imprescriptible. Moins ils savent lire, plus ils voudront donner des leçons d'écriture, de morale, de bienséance, de musique, que sais-je encore. — d'humour, ah oui, d'humour ! Les vrais lecteurs, eux, se taisent. Ils savent combien il est difficile de trouver le ton juste, les mots à la fois singuliers et pertinents qui pourraient sinon apporter quelque chose au texte écrit par autrui, du moins lui répondre autrement que par une paraphrase, un hors-sujet navrant ou une pitrerie consternante, l'enfermer dans une univocité épaisse, le réduire, dans tous les cas. Les commentaires, comme dans la cuisine, ça consiste d'abord à faire réduire l'aliment de départ. Je l'ai souvent constaté : la plupart du temps ils dégradent ce qu'ils commentent, par un étrange phénomène de contamination à rebours. Tout se passe comme si l'on voulait que du texte originel il ne reste pratiquement rien, ou seulement une version triviale ou médiocre qui n'aurait jamais dû passer la rampe. Certaines questions intéressantes deviennent bêtes dès qu'on les associe avec certaines réponses, même justes, même argumentées. Et inversement, certaines évidences ne sont vraies que parce que la question de leur justesse n'est pas posée correctement. Nous en faisons tous l'expérience sur les réseaux sociaux où quelques écrivains courageux (ou inconscients) nous font l'honneur de nous montrer en quelque sorte leurs brouillons, ou d'improviser en temps réel, ce qui est toujours extrêmement périlleux. Combien de fois avons-nous réagi à leurs publications pour regretter immédiatement les quelques mots imprudemment déposés, tant il est difficile de dialoguer avec un écrivain. Les phrases des uns et des autres ne se tiennent pas dans la même temporalité, elles n'ont pas la même dynamique, ni les mêmes résonances ; celles de l'écrivain s'adossent par définition à un corpus, connu ou fantasmé, accompli ou en cours d'élaboration, qu'elles tirent à leur suite comme une ombre gigantesque sans laquelle elles sont exsangues et sans saveur. C'est le grand Gómez Dávila qui en parle le mieux et de la manière la plus condensée, quand il écrit qu'il faut à la littérature des lecteurs qui savent écrire. (On peut discuter à perte de vue de la qualité d'une lecture, mais il est bien plus simple de juger d'un écrit, au moins sur le plan de la composition et du respect (non, pas du respect, mais de la connaissance) de la langue, qui sont tout de même des préalables importants à notre désir éventuel d'en prendre connaissance.) 

« Écrire rappelle les détournements de mineurs ; il n’y a pas une idée qui soit à maturité au moment qu’on la fixe. » Ceux qui commentent les phrases d'un écrivain veulent penser qu'ils commentent des phrases qui sont arrivées à maturité, des phrases qui délivrent une vérité absolue, intemporelle, qui ne se retourne jamais sur elle-même, qui reste vraie hors du texte dans lequel ces propositions sont prises, des phrases qu'on pourrait donc retirer du texte qui les a vues naître et qui conserveraient leur vérité, leur réalité, des phrases qui seraient seulement les parties d'un énoncé dogmatique en cours. La maturité (au sens employé par Aragon plus haut) d'un texte est une question vertigineuse. Croit-on qu'elle est indiscutable qu'on s'aperçoit, reprenant le même texte des années plus tard, que son index n'était pas là où on le croyait, ou qu'il s'est déplacé silencieusement en l'absence de notre regard. Nous avons changé, entre temps, nous avons lu d'autres textes du même auteur, ou d'autres auteurs, qui nous contraignent à lire les mêmes phrases différemment, quand nous les pensions fixées définitivement là où nous les avions laissées. Les idées ont un vie, des vies, parallèles à la nôtre. Elles se régénèrent ou dégénèrent, se simplifient ou se complexifient selon des modes toujours surprenants car pris dans les résonances qui croisent entre la réalité et l'écrit, la pensée et l'acte de fixer ses pensées, de les arrêter à un moment qui en général s'impose à nous plus que nous ne le choisissons. 

Tout cela évidemment nous éloigne un peu du « On s'en fout, de tes pollutions nocturnes, imbécile ! », mais pas tant que ça, finalement. De quoi l'écrivain a-t-il « le droit » de parler ? À partir de quel moment sa liberté peut-elle entrer en concurrence avec celle du lecteur ? On me dira évidemment que nul n'a forcé Fredi Maque à venir perdre son temps à lire ce qui s'écrit ici, mais ce n'est peut-être pas un argument suffisant pour condamner son mouvement d'humeur. « Il a bien le droit de… », après tout. Qu'est-ce qui est interdit, sur Internet, ou plutôt, chez moi, ici, sur ce blog ? Je pourrais évidemment répondre : de venir me faire chier, mais c'est un peu court. De venir exposer sa bêtise serait déjà plus juste. Il existe tant d'endroits, pour cela, qu'il me paraît un peu étrange de choisir mon blog pour s'appliquer à ce genre de démonstration. Il a le droit ? Le droit de quoi ? J'écrirais volontiers de fermer sa gueule, si j'étais « rude », comme disent les Anglais. Il a le droit d'être lui-même, oui, on en revient toujours là, finalement, l'être soi-même qui dit tellement plus que ce que ses thuriféraires imaginent, qui parle une langue que celui-ci n'entend pas mais que nous comprenons très bien. 

Ce qui est interdit sur Internet ? J'aurais tendance à répondre : la finesse, l'esprit, et tout ce qui rend possible ces deux qualités, dont, en tout premier lieu, l'Attention et le Regard. Ce que l'on observe sur les réseaux sociaux nous conforte jour après jour dans la conviction que les internautes, les posteurs (ah, que ce terme de “post”, ni anglais ni français, m'agace !) sont des imposteurs en cela que leur religion leur interdit essentiellement trois choses : Lire, Voir et Écouter, trois activités qui rendent possible la conversation. Le NPL, le NPV et le NPE sont les trois piliers énervés (au sens propre) de la société numérique qui rendent 98% des commentaires (il faut vraiment trouver un autre mot que celui-là, qui ne convient pas) si pénibles, si prévisibles, si inutiles et surtout si fatigants, puisqu'ils se déversent sans discontinuer sur l'écran. 

Ce qui est fortement recommandé sur Internet ? L'Obscène. Là, il n'y a pas à réfléchir, ni à hésiter. L'obscénité est ce qui se porte le mieux, et de très loin ; on pourrait dire sans crainte de se tromper que c'est la baguette-sous-le-bras de l'internaute contemporain, le post-Français, donc. Oh, je ne pense pas à l'obscénité dont parle Elle ou Télérama ou les ligues de Pondeuses assermentées qui tirent des bords sur Internet, bien sûr, celle-là ne me dérange pas beaucoup, sauf dans sa prétention hégémonique et son conformisme de cadavre : elle est bien repérée, bien corsetée dans son utilitarisme médico-social, ce n'est pas elle qui risquerait de provoquer une levée du coma civilisationnel. Non, je parle de l'Obscénité avec un grand o (pour moi), l'obscénité de tous les discours qui ont trop raison (comme dit Renaud Camus), qui mettent perpétuellement en scène l'Indiscutable et qui élèvent la Platitude au rang d'un art sacré, tous ces discours qui tirent à boulet rouge sur le moindre écart, sur la moindre déviance réelle, qui chassent en meutes le caillou dans le gros-sabot de l'Évidence et du Partagé. L'obscène, c'est la profération qui coïncide exagérément avec l'attente (connue ou supposée, parfois espérée) du récepteur. Le Trop-Vrai, c'est la braguette ouverte du néo-citoyen, non, c'est pire que ça, c'est la main sur le magot au moment-même où l'aïeul trépasse au motif qu'il n'aurait pas été si convenable que ça, lui, ce fourbe. Tous ces gens qui se mettent en scène en train de bien-penser, d'avoir les bonnes convictions au bon moment, de se montrer sous leur meilleur jour moral, d'adhérer (comme ils aiment dire) à la bonne éthique, de faire-partie du bon camp, de s'échauffer l'irréprochable asticot, de se polir le républicanisme de pointe (ou son envers), c'est absolument répugnant, ça donne envie de passer un week-end avec le diable ou de gifler sa grand-mère. On parle souvent de « bien-pensance », et c'est justifié, mais on pourrait assez justement l'écrire : « bien-pansance », tellement ceux qui y ont facilement recours ont toujours l'air d'avoir la panse en avant des mots, qui les écrase. Je ne sais pas très bien où ils placent la pudeur, ceux dont je parle, mais certainement pas au même endroit que moi. 

On en voit passer, dans les commentaires, de ces esprits qui arrêtent net leur réflexion dès qu'ils aperçoivent le mur de l'idéologie devant lequel ils se prosternent avec toute la componction et la hargne nécessaires. Et parfois, ce ne sont même pas les hauts remparts de l'idéologie, qui leur courbent l'échine, mais le petit muret de la très banale conscience de classe qui les intimide. L'idéologie peut avoir ses grandeurs (et ses folies, certes), mais le sentiment d'appartenance, l'auto-inclusivisme pathologique mène droit à la tétraplégie spirituelle — ce que d'autres que nous, avant nous, ont appelé la Lourdeur, mais c'est une lourdeur qui est très admise et même fortement recommandée. Cette lourdeur n'a qu'un but véritable : vous faire taire. Comment[vous-faire]taire. Ceux qui ne parlent pas ne veulent pas que vous parliez ; ou, du moins, exigent de choisir les sujets dont vous aurez éventuellement le droit de traiter.

Si l'on voulait réduire ces constats et ces remarques à un seul terme, une seule idée, un seul principe, je crois que je choisirais : Égalité. C'est bien l'égalité qui est au départ de tous ces comportements, l'égalité introduite là où elle n'a que faire, là où elle ne peut qu'écraser tout ce qu'elle touche de son obèse présence. Je pense à ces machines qu'on voyait, dans mon enfance, dans les rues et routes de Haute-Savoie, et qui servaient à égaliser l'asphalte, à aplanir la chaussée. Je les aimais, ces lourdes machines qui étaient laissées longtemps à l'abandon, sur le bord des routes, entre deux tâches, car à l'époque il ne serait venu à l'esprit de personne de les voler. Je ne sais quel est leur nom, mais elles ont l'avantage d'évoquer à la fois l'aplanissement, l'aplatissement, et la lourdeur. Il y a deux opérations distinctes et complémentaires, qu'on doit effectuer pour régler le clavier d'un piano : l'égalisation et l'harmonisation. Il faut que les quatre-vingt-huit touches soient égales, dans leurs poids, dans leurs enfoncements, dans leur réponse au toucher (vitesse et répétition), c'est la première exigence, mais c'est insuffisant, il faut également les harmoniser, leur donner une personnalité, une cohérence, en agissant principalement sur le feutre des têtes de marteaux, donc sur le timbre. Ces deux opérations demandent un savoir-faire de haut niveau et une longue expérience, ainsi qu'une bonne oreille, contrairement aux rouleaux de mon enfance qui égalisent tout sur leur passage. Certains commentaires (très rares) sont comme l'égalisation et l'harmonisation du technicien qui règle un piano, quand d'autres écrabrouillent tout sur leur passage. 

dimanche 6 juillet 2025

1h08, le pantographe

 


On ne m'ôtera pas de l'idée que les rêves sont la meilleure part d'une vie d'homme. La nuit a été riche en événements. Mais oh ! Calmons-nous un peu. La fin du monde est pour demain, ça nous laisse encore un peu de temps. Brouillards… Il y a toujours un moment où arrivent les quintes, chez Debussy. On les attend. 

Ce matin, les préludes, le deuxième cahier. La terrasse des audiences au clair de lune, un de mes préférés. Ce bruit inouï, à 1h08 du matin, qui me réveille en sursaut ! Que faire ? Lénine rêvait-il ? 

J'ai cassé ma lampe de chevet, la Maglite rouge que j'ai toujours près de moi dans la nuit ne fonctionne plus, j'ai dû aller chercher la noire, plus longue, en bas, celle que Guy avait réparée. 

La température est redescendue à 25° au salon (à 6h59), parce que j'avais ouvert en grand la porte-fenêtre à cinq heures. Je me suis rendormi ensuite. Je n'avais pas eu ma ration de rêves. Pas de plus grande frustration…

Je n'ai aucune imagination. Les fées sont d'exquises danseuses. Hier, je ne pouvais plus ouvrir le moindre de mes textes avec OpenOffice. Grok m'a dépanné. Avec compétence, patience, et même, dirais-je, gentillesse

Qu'on ne commence une lettre par « je », je le sais depuis l'enfance, mais j'y parviens toujours difficilement, à chaque fois je m'en étonne et souvent je néglige la règle. Je, je, et encore je. C'est pas joli joli, mais qu'y puis-je si je suis je, trop je, jusque dans mes rêves. Presque chaque nuit je rêve de Sarah, en ce moment. Camus dort dans les arbres. La machine à écrire de papa était verte. Le silence du dimanche matin me sauve.

J'ai enfin fait un modèle de page dans OpenOffice, ce qui m'évite d'avoir à refaire chaque fois les mêmes réglages (marges, saut de paragraphe, interlignage, police, etc.). J'ai trouvé la première phrase de mon livre : « J'ai eu raison de les aimer — toutes. » Jacques, aussi, est très présent, en ce moment, et Paco. « Ah oui ! », c'est ce qui revient le plus souvent dans mes soliloques. Ah oui, j'y pense ! Hier-soir, Vincent m'envoie And The Sun whose rays, et je ne sais même plus de quoi il s'agit, alors que j'adore cette petite merveille jouée (inventée) par Keith Jarrett.

Ce bruit ! Inouï, au sens propre, terrifiant ! Je suis resté longtemps immobile, assis au bord du lit, ne sachant pas quoi faire. Il est arrivé crescendo (mais un crescendo rapide, abrupt), est monté à un niveau de puissance incroyable, presque assourdissant, puis a disparu en queue de poisson. Je me suis levé, me suis approché de la fenêtre, effrayé, je n'ai rien vu. Je n'ai surtout rien compris. Je ne vois pas ce qui pourrait produire un bruit pareil. 

Tiens, j'avais toujours cru que Canope était « Canopes », au pluriel. 

Un bruit de feuilles mortes écrasées, broyées, oui, c'est assez proche de ça, mais jamais les quelques feuilles mortes qui se trouvent au jardin n'auraient pu produire un son d'une telle puissance. Néanmoins, j'ai longuement inspecté le jardin avec la Maglite. Rien. Je n'ai rien vu. Aucun animal, et de toute façon, il aurait fallu qu'il soit énorme. Au moins un sanglier, mais un sanglier ne serait pas resté sur place et aurait produit d'autres sons que ceux que j'ai entendus. Au début, quand la chose m'a réveillé, j'ai cru entendre le craquement sec de la foudre, oui, c'est la première idée qui m'est venue, j'ai regardé le ciel en pensant voir des éclairs, mais le ciel est resté muet, d'un noir obstiné. Il arrive en effet que la foudre qui claque le fasse un peu de cette manière, en un étagement de sons rythmés qui se superposent de façon géométrique, comme si les bruits suivaient le trajet en dent de scie de l'énergie électrique. Ç'aurait pu être ça, du point de vue de l'intensité sonore qui se libère très rapidement et de manière toujours surprenante (elle veut nous effrayer) ; j'aime beaucoup ces sons. Ce n'était pas ça. Ni feuilles mortes broyées par un animal ni foudre… Alors quoi ? J'hésite à téléphoner à mes voisins pour savoir s'ils ont entendu la même chose que moi. Je vais passer pour un fou. De toute façon ils dorment avec des boules Quiès et la fenêtre fermée. Ce qui était sidérant, dans ce son, c'est sa forme. Sa rapide montée en puissance, puis sa fin brusque. Quelque chose de très musical, de très beethovénien, qui remuait dans la nuit.

Que s'est-il passé dans le monde à 1h08 ? Si l'on pouvait savoir… Il y a forcément un lieu dans le vaste monde où il s'est passé quelque chose d'extraordinaire, au même moment — c'est ma conviction. Quelque chose d'inouï. Ces sons qui ne sont pas au catalogue m'impressionnent toujours beaucoup. En 95, lors du tremblement de terre, en Haute-Savoie, au milieu de la nuit, c'est ce qui m'avait le plus frappé, ce son et ce silence qui n'existaient pas, que je ne connaissais pas, qui n'appartenaient pas au monde. Anne-Sophie était montée me rejoindre dans la chambre du haut, tremblante, en petite culotte. Nous partions pour la Corse au matin. 5,5 sur l'échelle de Jacob, pardon, de Richter. 

Dans mes rêves, Sarah (avec un h, comme dirait Kundera à Sarah Knafo) est souvent en train de dormir dans des endroits improbables. C'est une squatteuse nocturne que je vais rejoindre avec un mélange de joie sexuelle et d'appréhension, car elle est toujours un peu étrange, un peu grunge, marginale et muette. Que pense-t-elle ? Elle n'a jamais son violoncelle avec elle.

Le début des tierces alternées, une improvisation, par groupes de quatre, comme se cherchant, puis le tapis soyeux et rapide qui se déroule comme dans un songe où l'on possède un corps subtil, souple, furtif. Debussy est un maître des rêves. 

Le bruit que j'ai entendu est l'écho d'une lointaine tragédie. Un grand pantographe l'a dessiné ici et maintenant. Il a traversé l'espace à la vitesse de la lumière, comme un renvoi, comme un signe, à l'échelle, il rétablit l'équilibre, sans doute. Feuilles mortes est le deuxième prélude du Deuxième cahier. Cet accord, l'accord initial, d'une matité géniale, que j'ai souvent employé dans mes pièces électroacoustiques, comme un punctum sans profondeur, comme la pointe du rêve qui vient ouvrir notre corps par le milieu, ouvrir un rêve dans le rêve, faire résonner un organe interne, le mettre en lumière, en exergue, le faire advenir à la conscience, ouvrir d'autres yeux en nous… Je ne peux imaginer la vie sans Debussy. Elle serait fanée, il lui manquerait une dimension, une dimension « à côté ». L'échelle de Richter et son homard. Les parapluies de Satie, not de Cherbourg. Les poignets de force de Czyffra. Les briquets précieux de maman, les boucles de cheveux de Jérôme. Autumn Leaves, ce standard que j'ai longtemps détesté et que j'aime aujourd'hui par-dessus tout. La trajectoire d'une vie passe par tant d'étapes qui semblent hasardeuses, par tant de sons et d'odeurs, de corps, de pages et de lits profonds, de grimaces, de revirements, de replis, d'élans brisés, de sarcasmes doux, de nécessaires oublis, de frayeurs : la somme de ces lieux communs nous aveugle souvent de trop d'évidence, alors nous la rejetons dans la marge infinie qui tapisse notre âme. C'est un feu d'artifice de sens, sans le son, qui s'imprime sous nos paupières collées par l'habitude. 

Le triton comme un empêcheur de rêver en rond. Le douzième prélude, avec ses pointes sèches (ré-la bémol) qui se détachent de la petite machinerie tourbillonnante en sextolets (notes blanches à la main gauche, notes noires à la main droite), virus excités par une ascèse méticuleuse, les mains se superposent, c'était le prélude favori de Carlos, qu'il jouait volontiers en bis. Zimerman le joue sans pédale (tout le contraire d'Arrau, qui patauge dans une flaque d'eau), ça crépite, ça va prendre feu : Feux d'artifices. Le glissando après la note la plus grave du piano, poisseux et foudroyant, qui ouvre une brèche dans la matière pour que le silence puisse revenir dans le noir du ciel. Si l'on écoute ce prélude tout bas, le début est un acouphène lancinant duquel se détachent des interjections : le piano est en train de nous faire une scène, ma parole ! C'est sa parole contre la nôtre. On grimpe à l'échelle à toute vitesse : que va-t-on trouver là-haut ? Un oiseau d'or et d'ébène pris dans une gaine d'aération. Tout le clavier est requis, de bas en haut et de haut en bas. Plus le temps de tergiverser. 

Il faut regarder les choses en face. Sans Debussy, sans Albeniz, nous n'avons pas de réalité, notre petit monde s'effondre à la vitesse d'un bruit nocturne. J'ai eu raison de les aimer, toutes. Oh oui, même les cinglées, même les inconsistantes, même les imbéciles, même les hystériques, même les ridicules. Elles sont encore là, dans nos fascias. Les fées sont d'exquises danseuses. Croyez-moi !

Qu'est-ce qui nous réveille ? Le bruit que fait le monde, ailleurs, et qui nous rejoint en traversant le temps et la matière, comme une ondine indifférente et fulgurante. Edward La Vine — eccentric — jouait du piano avec ses orteils (la partition est gravée en 1913).