dimanche 13 juillet 2025

Vivr'ensemble ou vivre ensemble, l'impossible solitude


 

« Avec chaque idée qui naît en nous, quelque chose en nous pourrit. »

Il y a de ces mots ou expressions qu'on invente pour célébrer la disparition de ce qu'ils voudraient signifier. Mais le vivre-ensemble, c'est pire que ça, c'est une idée d'une perversion inouïe, quand on y pense. Vous vous forcez à vivre avec celui qui vous martyrise, vous, dans votre vie privée, en pensant que ça va vous grandir ou vous donner une plus haute dimension humaine ? Non, bien sûr, vous laissez ça à votre voisin, qui vous supporte. C'est "mortification", le vrai nom de cette chose, mais sans le bénéfice spirituel que ce mot impliquait aux temps chrétiens. « Les gens sont portés à justifier les affronts dont ils ne se vengent pas » écrit Guy Debord dans son magnifique In girum imus nocte et consumimur igni. Ça nous rappelle quelque chose de récent…

Avec le recul que nous avons aujourd'hui, on sait qu'il s'agit d'une idée de garde-chiourme vicelard qui se réjouit en secret de la violence et du malheur qu'elle va inévitablement favoriser. Quand Roland Barthes employait cette expression, dans son cours au Collège de France en 76-77, elle avait par la force des choses un tout autre sens, puisque ce qui rend impossible cet heureux vivre ensemble aujourd'hui n'existait pas encore. Il use d'un terme intéressant, « idiorrythmie », mot emprunté au vocabulaire des monastères. Le mot sert de fil conducteur à l’exploitation systématique d’un désir (ou d'un fantasme) : le rêve d’une vie à la fois solitaire et collective, d’une mesure (au sens musical et moral) heureuse où s’harmonisent le rythme de l’individu et celui de la communauté — s'harmonisent ou du moins ne se contrarient pas, c'est déjà bien. Car le but ultime de la vie en société est bien de préserver la solitude de chacun ; tout “l'art social”, l'urbanité, cet urbanisme des corps, est dans la manière subtilement contradictoire et approximative qui permet cet équilibre forcément précaire. « La civilisation a été inventée pour que demeure possible la solitude » est l'une de ces phrases (Éloge du paraître) qui m'ont immédiatement rendu Renaud Camus indispensable. L'idiorrythmie, c'est la possibilité pour chacun d'aller à son propre rythme, même au sein d'un groupe, d'être garanti dans le degré de solitude qu'il s'est choisi. « Esthétique de la solitude ? Mais c'est un pléonasme » écrit le même Camus, dans le beau livre qui porte ce titre. L'esthétique ne résiste pas longtemps au collectif, on le sait, elle est même le caillou dans la chaussure qui le fait boiter, ou éructer. Il y a donc la Règle, d'un côté, et l'Exception, de l'autre, le Tempo (général) et le Rubato (singulier). La Règle doit permettre l'Exception, le Tempo général doit accueillir le Rubato, la Loi doit garantir la Liberté, ce qu'elle ne peut jamais tout à fait comprendre. Aujourd'hui, ce n'est plus d'idiorrythmie, qu'il s'agit, mais du rythme tyrannique de l'Idiot institutionnel (et international). À un moment de l'histoire (1876), Freud avait vingt ans, Nietzsche trente-deux ans, Mallarmé trente-quatre et Marx cinquante-six ans. Eux aussi ont vécu ensemble, dans une mesure temporelle, mais ils ne se sont pas gênés, car ils ont partagé un lieu inexistant, le genre de lieu qui fait du bien à la solitude et à la pensée. Ce qu'il faut, c'est savoir que les autres existent, pouvoir les lire, les écouter, les appeler au téléphone, éventuellement boire un verre en leur compagnie, pas forcément habiter le même appartement ni partager leur couche. Ce qu'il faut, c'est pouvoir couper la communication quand on le désire. Ce qu'il faut, c'est le retrait paisible, la retraite choisie. Une imposition minimale. Tout le contraire du contrat que nous n'avons jamais signé. La civilité française permettait la solitude et la compagnie, l'incivilité post-française impose à la fois la promiscuité et l'isolement délétère.

« C’est la culture, désormais, quand elle voit une œuvre d’art, qui sort son revolver et gueule Plus jamais ça ! » (Pascal Adam) Comme dirait Godard, l'Art c'est l'Exception et la Culture c'est la Règle. Pas étonnant qu'on n'ait plus que ce mot de « culture » à la bouche, de nos jours. Vous connaissez quelque chose qui n'est pas de la « culture », vous ? Même en allant faire vos courses au Carrefour Contact du bout de la rue, vous avez toutes les chances qu'il soit question de culture, à un moment ou à un autre, entre deux concombres et trois canettes de bière. La règle est partout, et vos voisins se chargeront de vous la faire respecter, si vous vous sentez une âme d'exception. Je pense à cette pauvre infirmière dénoncée par ses collègues, durant l'atroce période de la Covidiase. Sept ans de prison et 750 000 euros d'amende, qu'on lui a mis sous le nez, parce qu'elle avait fait des faux passes. Mise à pied sur le champ, quarante-huit heures de garde-à-vue. Ici, la justice ne rigole pas, et elle est même d'une rare célérité. Pas de tribunaux surchargés, pas de délais absurdes, sauf quand il s'est agi pour elle de faire appel, bien sûr. Le vivre-ensemble avec ces salopards, elle l'a vécu dans sa chair, cette pauvre mère de famille moins conne et plus courageuse que les autres. On ne te rate pas, dès que tu sors du troupeau, sois tranquille, tous les œilletons sont braqués sur toi et ne te lâchent plus : correspondance tracée, téléphone sur écoute, mails et messageries électroniques aussi, ça se connecte de partout, toutes les fripouilles très légales se régalent. 

« C'est porter atteinte à une idée que de l'approfondir : c'est lui ôter le charme, voire la vie... » Le vivre-ensemble était une belle idée qu'il aurait fallu laisser en paix ; toutes les idées ne sont pas faites pour passer de l'obscurité à la lumière. C'est ce qu'on a d'ailleurs fait aux temps où sa réalité se mesurait à l'absence de mots pour la dire. Toutes ces expressions vicieuses nous abordent avec le sourire de celui qui va nous entuber avec la bonne conscience du truand qui a revêtu l'aube blanche du débile de service. En des temps normaux, on l'aurait évité ou ridiculisé, on se serait moqué de lui ou on l'aurait roué de coups, mais aujourd'hui on lui colle une couronne de gloire sur le crâne et on en fait un exemple qu'on promène dans la cité sur un char fleuri. Nos prêchi-prêcheurs ont tous des diplômes de sociologues, et ces curetons avantagés par l'université et la télé sont nettement plus arrogants que les anciens car leur audience est multipliée par cent — ils ignorent les frontières et les classes. Ces fumiers ont une haine chevillée au corps de la solitude et du singulier, donc de l'art : il n'y a qu'à voir la manière dont un Jack Lang a célébré la musique, pour comprendre qu'il lui voue une haine imprescriptible. Ce malfaiteur endimanché a ridiculisé la musique pour un siècle, et il ne faudrait pas lui en vouloir ? (Je me lève, j'allume la radio, et je tombe sur le Parrain (comme l'appelle Philippe Muray) qui vante sa fête de la musique ! Et la journaliste d'en redemander, gourmande ! Si c'est pas de la synchronicité asymptomatique, ça…) 

Le Vivr'ensemble réel, pas l'idée, cette perpétuelle hésitation entre inondation et incendie.… Le vivr'ensemble a trucidé le vivre-ensemble, la musique (réelle) a éviscéré la musique, la culture (réelle) a suicidé la culture et conduit les gens cultivés aux cavernes et au silence, aux chuchotements inquiets de ceux qui savent que leur langue est proscrite, surveillée, qu'elle hèle les tourmenteurs, leur indique l'endroit où enfoncer la lame. 

Il y a du sang dans l'ensemble ; dès que s'ouvre une fenêtre sur le monde, on en goûte la saveur âcre. Ce vivre-en-sang semble vouloir notre peau, nos demeures et nos sens en alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C'est épuisant, surtout parce qu'il est interdit d'en faire état. Les évidences niées sont des substances toxiques qui nous empoisonnent à petit feu. Quand un corps ne peut évacuer ses excréments, il périt, empoisonné. Pour voir, il faut haïr, au moins un peu. 

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