dimanche 6 juillet 2025

1h08, le pantographe

 


On ne m'ôtera pas de l'idée que les rêves sont la meilleure part d'une vie d'homme. La nuit a été riche en événements. Mais oh ! Calmons-nous un peu. La fin du monde est pour demain, ça nous laisse encore un peu de temps. Brouillards… Il y a toujours un moment où arrivent les quintes, chez Debussy. On les attend. 

Ce matin, les préludes, le deuxième cahier. La terrasse des audiences au clair de lune, un de mes préférés. Ce bruit inouï, à 1h08 du matin, qui me réveille en sursaut ! Que faire ? Lénine rêvait-il ? 

J'ai cassé ma lampe de chevet, la Maglite rouge que j'ai toujours près de moi dans la nuit ne fonctionne plus, j'ai dû aller chercher la noire, plus longue, en bas, celle que Guy avait réparée. 

La température est redescendue à 25° au salon (à 6h59), parce que j'avais ouvert en grand la porte-fenêtre à cinq heures. Je me suis rendormi ensuite. Je n'avais pas eu ma ration de rêves. Pas de plus grande frustration…

Je n'ai aucune imagination. Les fées sont d'exquises danseuses. Hier, je ne pouvais plus ouvrir le moindre de mes textes avec OpenOffice. Grok m'a dépanné. Avec compétence, patience, et même, dirais-je, gentillesse

Qu'on ne commence une lettre par « je », je le sais depuis l'enfance, mais j'y parviens toujours difficilement, à chaque fois je m'en étonne et souvent je néglige la règle. Je, je, et encore je. C'est pas joli joli, mais qu'y puis-je si je suis je, trop je, jusque dans mes rêves. Presque chaque nuit je rêve de Sarah, en ce moment. Camus dort dans les arbres. La machine à écrire de papa était verte. Le silence du dimanche matin me sauve.

J'ai enfin fait un modèle de page dans OpenOffice, ce qui m'évite d'avoir à refaire chaque fois les mêmes réglages (marges, saut de paragraphe, interlignage, police, etc.). J'ai trouvé la première phrase de mon livre : « J'ai eu raison de les aimer — toutes. » Jacques, aussi, est très présent, en ce moment, et Paco. « Ah oui ! », c'est ce qui revient le plus souvent dans mes soliloques. Ah oui, j'y pense ! Hier-soir, Vincent m'envoie And The Sun whose rays, et je ne sais même plus de quoi il s'agit, alors que j'adore cette petite merveille jouée (inventée) par Keith Jarrett.

Ce bruit ! Inouï, au sens propre, terrifiant ! Je suis resté longtemps immobile, assis au bord du lit, ne sachant pas quoi faire. Il est arrivé crescendo (mais un crescendo rapide, abrupt), est monté à un niveau de puissance incroyable, presque assourdissant, puis a disparu en queue de poisson. Je me suis levé, me suis approché de la fenêtre, effrayé, je n'ai rien vu. Je n'ai surtout rien compris. Je ne vois pas ce qui pourrait produire un bruit pareil. 

Tiens, j'avais toujours cru que Canope était « Canopes », au pluriel. 

Un bruit de feuilles mortes écrasées, broyées, oui, c'est assez proche de ça, mais jamais les quelques feuilles mortes qui se trouvent au jardin n'auraient pu produire un son d'une telle puissance. Néanmoins, j'ai longuement inspecté le jardin avec la Maglite. Rien. Je n'ai rien vu. Aucun animal, et de toute façon, il aurait fallu qu'il soit énorme. Au moins un sanglier, mais un sanglier ne serait pas resté sur place et aurait produit d'autres sons que ceux que j'ai entendus. Au début, quand la chose m'a réveillé, j'ai cru entendre le craquement sec de la foudre, oui, c'est la première idée qui m'est venue, j'ai regardé le ciel en pensant voir des éclairs, mais le ciel est resté muet, d'un noir obstiné. Il arrive en effet que la foudre qui claque le fasse un peu de cette manière, en un étagement de sons rythmés qui se superposent de façon géométrique, comme si les bruits suivaient le trajet en dent de scie de l'énergie électrique. Ç'aurait pu être ça, du point de vue de l'intensité sonore qui se libère très rapidement et de manière toujours surprenante (elle veut nous effrayer) ; j'aime beaucoup ces sons. Ce n'était pas ça. Ni feuilles mortes broyées par un animal ni foudre… Alors quoi ? J'hésite à téléphoner à mes voisins pour savoir s'ils ont entendu la même chose que moi. Je vais passer pour un fou. De toute façon ils dorment avec des boules Quiès et la fenêtre fermée. Ce qui était sidérant, dans ce son, c'est sa forme. Sa rapide montée en puissance, puis sa fin brusque. Quelque chose de très musical, de très beethovénien, qui remuait dans la nuit.

Que s'est-il passé dans le monde à 1h08 ? Si l'on pouvait savoir… Il y a forcément un lieu dans le vaste monde où il s'est passé quelque chose d'extraordinaire, au même moment — c'est ma conviction. Quelque chose d'inouï. Ces sons qui ne sont pas au catalogue m'impressionnent toujours beaucoup. En 95, lors du tremblement de terre, en Haute-Savoie, au milieu de la nuit, c'est ce qui m'avait le plus frappé, ce son et ce silence qui n'existaient pas, que je ne connaissais pas, qui n'appartenaient pas au monde. Anne-Sophie était montée me rejoindre dans la chambre du haut, tremblante, en petite culotte. Nous partions pour la Corse au matin. 5,5 sur l'échelle de Jacob, pardon, de Richter. 

Dans mes rêves, Sarah (avec un h, comme dirait Kundera à Sarah Knafo) est souvent en train de dormir dans des endroits improbables. C'est une squatteuse nocturne que je vais rejoindre avec un mélange de joie sexuelle et d'appréhension, car elle est toujours un peu étrange, un peu grunge, marginale et muette. Que pense-t-elle ? Elle n'a jamais son violoncelle avec elle.

Le début des tierces alternées, une improvisation, par groupes de quatre, comme se cherchant, puis le tapis soyeux et rapide qui se déroule comme dans un songe où l'on possède un corps subtil, souple, furtif. Debussy est un maître des rêves. 

Le bruit que j'ai entendu est l'écho d'une lointaine tragédie. Un grand pantographe l'a dessiné ici et maintenant. Il a traversé l'espace à la vitesse de la lumière, comme un renvoi, comme un signe, à l'échelle, il rétablit l'équilibre, sans doute. Feuilles mortes est le deuxième prélude du Deuxième cahier. Cet accord, l'accord initial, d'une matité géniale, que j'ai souvent employé dans mes pièces électroacoustiques, comme un punctum sans profondeur, comme la pointe du rêve qui vient ouvrir notre corps par le milieu, ouvrir un rêve dans le rêve, faire résonner un organe interne, le mettre en lumière, en exergue, le faire advenir à la conscience, ouvrir d'autres yeux en nous… Je ne peux imaginer la vie sans Debussy. Elle serait fanée, il lui manquerait une dimension, une dimension « à côté ». L'échelle de Richter et son homard. Les parapluies de Satie, not de Cherbourg. Les poignets de force de Czyffra. Les briquets précieux de maman, les boucles de cheveux de Jérôme. Autumn Leaves, ce standard que j'ai longtemps détesté et que j'aime aujourd'hui par-dessus tout. La trajectoire d'une vie passe par tant d'étapes qui semblent hasardeuses, par tant de sons et d'odeurs, de corps, de pages et de lits profonds, de grimaces, de revirements, de replis, d'élans brisés, de sarcasmes doux, de nécessaires oublis, de frayeurs : la somme de ces lieux communs nous aveugle souvent de trop d'évidence, alors nous la rejetons dans la marge infinie qui tapisse notre âme. C'est un feu d'artifice de sens, sans le son, qui s'imprime sous nos paupières collées par l'habitude. 

Le triton comme un empêcheur de rêver en rond. Le douzième prélude, avec ses pointes sèches (ré-la bémol) qui se détachent de la petite machinerie tourbillonnante en sextolets (notes blanches à la main gauche, notes noires à la main droite), virus excités par une ascèse méticuleuse, les mains se superposent, c'était le prélude favori de Carlos, qu'il jouait volontiers en bis. Zimerman le joue sans pédale (tout le contraire d'Arrau, qui patauge dans une flaque d'eau), ça crépite, ça va prendre feu : Feux d'artifices. Le glissando après la note la plus grave du piano, poisseux et foudroyant, qui ouvre une brèche dans la matière pour que le silence puisse revenir dans le noir du ciel. Si l'on écoute ce prélude tout bas, le début est un acouphène lancinant duquel se détachent des interjections : le piano est en train de nous faire une scène, ma parole ! C'est sa parole contre la nôtre. On grimpe à l'échelle à toute vitesse : que va-t-on trouver là-haut ? Un oiseau d'or et d'ébène pris dans une gaine d'aération. Tout le clavier est requis, de bas en haut et de haut en bas. Plus le temps de tergiverser. 

Il faut regarder les choses en face. Sans Debussy, sans Albeniz, nous n'avons pas de réalité, notre petit monde s'effondre à la vitesse d'un bruit nocturne. J'ai eu raison de les aimer, toutes. Oh oui, même les cinglées, même les inconsistantes, même les imbéciles, même les hystériques, même les ridicules. Elles sont encore là, dans nos fascias. Les fées sont d'exquises danseuses. Croyez-moi !

Qu'est-ce qui nous réveille ? Le bruit que fait le monde, ailleurs, et qui nous rejoint en traversant le temps et la matière, comme une ondine indifférente et fulgurante. Edward La Vine — eccentric — jouait du piano avec ses orteils (la partition est gravée en 1913). 

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