Les annonces et déclarations qui suivent la mort d'un personnage fortement médiatisé sont ce qui exprime le mieux — de manière tout à fait involontaire, bien sûr — l'importance et la signification de celui qui n'est plus. « Les stars du PAF saluent la mémoire de l'homme en noir » dit mieux que toutes les exégèses qu'on pourrait avoir envie de lui consacrer la vérité de Thierry Ardisson certes, mais avant tout de l'époque qui l'a adoré et détesté (car l'adoration et la détestation ne s'excluent pas, ici, au contraire). Il faut avant tout voir qui s'exprime, qui se sent obligé d'ajouter sa voix au concert de l'éloge ou du réquisitoire, qui se sent tenu d'entrer dans le cercle magique de la rumeur pafienne. Celui qui prend la parole en ces circonstances actionne deux leviers simultanément : il produit un discours (dont il espère une distinction (qu'on le remarque)) et il certifie son appartenance, renouvelle son contrat. On pourrait écrire qu'il est important (pour lui-même) de révéler son état et son degré de prêtrise : il est fidèle à sa qualité de célébrant, il ne peut se soustraire à la charge qui lui incombe sous peine d'être chassé de sa place. Ils le font à tour de rôle, et personne ne veut manquer (à) la cérémonie. (Même Hanouna-le-Mafieux, qui vouait une haine féroce au Grand Disparu (« quand tu sortiras de chez toi, tu seras couvert de mollards »), n'a pas dérogé à la liturgie.) Il ne faut pas se tromper, ces prêtres d'un soir sont des esclaves plus que des généraux. Ils ne choisissent pas le moment de l'action, ils sont rappelés à l'ordre par le grand ressort tantôt tendu tantôt lâche mais jamais négligent qui les garde en orbite autour du tabernacle spectaculaire.
« Stars du PAF », « mémoire », « homme en noir », « saluer », ce vocabulaire n'est pas chiche de grandiloquente franchise, et ces quelques formules déposent autour du néant centripète quatre éléments cardinaux qui délimitent un champ de signes se resserrant sur ce qu'il est possible de penser et de ressentir en pareille circonstance. Aucune liberté : il convient et il suffit de déposer sa lourde croix verbale dans les sarcophages prévus à cet effet. C'est un QCI (pour Choix Impossible), non un QCM, que ces analphabètes brûlés de lumière artificielle remplissent consciencieusement, fidèles jusqu'au bout à ce qu'ils auront été, de laborieux adorateurs du faux et des célébrants serviles du vide, de grossiers personnages qui essaient de se faire une place à la seule cène qu'ils connaissent, la scène médiatique. À cet égard, Ardisson est leur semblable, même s'il est loin de n'être que cela. Il les a précédés dans le service à l'autel..
« Les stars du PAF saluent la mémoire de l'homme en noir »… Je n'imagine pas de manière plus honnête, finalement, de formuler l'insignifiance de ce monde d'empafés. Chacun de ces mots serait à arracher à son piédouche de gloire pour lui restituer son sublime ridicule, mais ce serait vouloir rendre un semblant de vue à ceux qui ne le désirent pas. Les admirations et les grands hommes d'une époque en disent long sur elle. Si la mémoire est ici convoquée, fût-ce à titre privé, c'est peut-être parce qu'elle est ce que les stardupafes ont combattu (avec la culture et la discrimination) durant toute leur existence avec un professionnalisme admirable : il faut bien qu'ils aient quelques mérites. Celui de saper durablement ce qu'ils encensent à l'antenne n'est pas le moindre. Et pour cela, il n'est nul besoin d'être « cultivé, subversif ou insaisissable », comme l'affirme un crétin qui bave d'admiration devant son grand-homme. C'est tout le contraire, bien entendu : il faut être servile, illettré et tenu par le conformisme le plus poisseux — c'est-à-dire, depuis les années 70, un anticonformisme spectaculaire bien rodé qui n'impressionne que les naïfs et les crétins. Lomennoir est mal nommé : c'est un habit blanc qu'il aurait dû endosser, notre fort-en-gueule sensible jusqu'à la sensiblerie. Il aura continué jusqu'à la fin à se voir Rebelle alors qu'il a été le plus efficace promoteur de l'idéologie qui s'est diffusée après 68 sans aucune véritable objection.
« J'ai toujours voulu faire une interview comme si c'était la première que l'invité faisait. Je pars du principe que c'est la première fois que les gens voient la personne que j'interviewe. » Démarche complètement anti-culturelle, donc. Partir du principe que celui qui regarde ou qui écoute ne sait rien du tout, qu'il faut lui expliquer ce qu'a fait le peintre, le réalisateur, le musicien, l'écrivain, qui il est, en s'adressant à une feuille vierge, qui, par définition, n'a aucune culture ni aucune mémoire, c'est tout le contraire de la culture, qui est toujours un train qu'on prend en marche. Sa manière est exactement celle qui a prévalu à l'École et plus généralement partout où il y a de l'enseignement depuis cinquante ans et qui nous a conduits là où nous en sommes aujourd'hui, où, chaque fois qu'il est question d'un personnage historique ou artistique majeur, d'un écrivain, d'un savant, il faut ajouter en note son pedigree, puisqu'il est bien entendu qu'on s'adresse à des illettrés ou à des enfants nés la veille.
« Ardus Sonus » : fort en gueule. « En revanche, tu adores parler ! » lui dit cet imbécile de Franck Nicolas. (Franck Nicolas « entrepreneur, auteur best-seller et philanthrope », SIC) Il faut voir un peu qui est cet « ami » de Thierry Ardisson pour comprendre qui est Lomennoir… D'ailleurs, pour savoir qui est vraiment Lomennoir, il suffit de jeter un œil à ses amis. Tous sans exception, ce sont des médiocres qui lui renvoient l'image d'un homme exceptionnel — qu'il est, sans aucun doute, par rapport à eux. Mais l'important est surtout que ces gens-là « parlent fort », c'est à ça qu'on les repère. Le « parler haut » est le trait distinctif d'une race humaine que j'ai depuis toujours méprisée. Je tiens ça de ma mère qui détestait les gens qui parlent fort, dont la voix porte (trop loin), perce (les tympans et les cloisons), se distingue (ce verbe est extraordinaire, qui signifie deux choses complètement opposées), ce qui les assimile au vulgaire qui essaie de se montrer à toute force, au nouveau-riche, au parvenu, et qui en fait le contraire de ce qu'elle estimait distingué, justement : la distinction ne peut s'arracher de force. Les “grandes gueules” trahissent immédiatement leur origine.
Baffie avec sa casquette à l'église, Marc Lavoine avec des chaussures de sport blanches, des chaussettes rouges et un énorme et immonde sac blanc. « C’était merveilleux, c’était émouvant, c’était bouleversant. » Il suffit de regarder les « invités » aux obsèques, ce que je me suis astreint à faire, pour comprendre à quel monde nous avons affaire. De quel musée Grévin sortait Laurent Voulzy poussant devant lui son ventre comme on roule un ballon de plage, de quel cercueil climatisé Christian Louboutin, de quelle pyramide désaffectée Michel Drucker, de quelle attraction de foire Armande Altaï ou Yves Lecocq, de quel service des grands brûlés Marc-Olivier Fogiel, de quel souterrain dostoïevskien Jean-Michel Blanquer et Anna Cabana, de quelle jungle Florent Pagny, de quel Hiroshima Delphine Ernotte ? Quelle est cette odeur qui monte de l'asphalte, quand Gabriel Attal arrive, esseulé comme un Petit Poucet sur Mars, ne sachant pas quelle figure se composer mais tenu debout par son devoir et sa classe, enfin justifié quand arrive la « première dame », furtive et attentive à ne pas trébucher comme ce con d'Arthur qui manque se briser un tibia dans son ascension de la colline des douleurs. Où sont donc les Trois Petits Cochons et le Diable Vauvert en trouple ? Où sont les neiges d'antan et la rose de Mitterrand ? Où sont les trompettes de Jéricho et l'harmonium de Jean-Michel Jarre ? Ah, tout cela est bien mal organisé, malgré ce qui s'écrit sur les écrans et les fiches “formatées” de Lomennoir. Laurent Baffie fait devant le cercueil une dernière blague que tout le monde trouve géniale : « On ne bouge pas pendant le jingle ! ». La veuve, qui a prononcé un discours « bouleversant » applaudit avec la rue. Les flics font de sympas « personnels » de sécurité comme les autres, tout le monde a lu le pitch, ce n'était pas trop compliqué, il y avait cinq mots. La “créativité” n'est plus ce qu'elle était, quand c'est trop c'est trop nigaud. Mais quand-même c'était chié, comme aurait dit Jack Le Parrain s'il avait été invité à la dernière Cène. Vous allez trouver que j'en reviens toujours à Baffie, peut-être, mais c'est parce que même s'il avait été seul-en-scène à Saint-Roch, le tableau aurait eu exactement la même allure pénible, la même obscénité lasse et lassante. À lui seul, monsieur J'ai-inventé-un-métier dit tout, il exhibe les osselets avec lesquels il joue pendant que l'institutrice lit du Enid Blyton revu par ChatGPT. Il suffit de voir sa gueule et d'entendre sa voix pour ne rien ignorer de ce monde-là. Ne cherchez pas plus loin : plus loin, c'est la Grimace et le mur de la prison. « La cérémonie, minutieusement planifiée par Ardisson, s’est déroulée dans une ambiance solennelle avec une bande-son incluant des chansons choisies par l’animateur, comme “Voilà, c’est fini” de Jean-Louis Aubert, ou “Ne me quitte pas”, de Brel, et a été marquée par des hommages émouvants, y compris de la part des prêtres adoptant un ton subversif en son honneur. » Adoptant un ton subversif en son honneur… Les curés avec les pubards. Ite missa est. Ne manquait que Bruno Gaccio, qui en aurait forcément rajouté dans la subversion agenouillée et le rictus botoxé.
Il est tout de même fascinant de se dire qu'Ardisson dans sa boîte noire leur était encore mille fois supérieur, ça remet les choses en perspective. Quelle est cette France, au juste ? Comment s'est-elle composée petit à petit depuis les années 80 ? Quand on l'étudiera dans trois siècles, en plongeant de longs tubes dans ses entrailles stratifiées, on verra que les carottes ne ramènent à l'air libre que de la blague de Grandes Gueules un peu rustres et l'on s'étonnera que celles-là aient pu si longtemps tenir lieu de Figures.
Mes amis me parlent de « natures », et je comprends ce qu'ils veulent dire par là, car moi aussi j'y suis sensible. Et d'ailleurs, je ne sais plus si je l'ai déjà dit, mais je ne trouve pas Ardisson antipathique du tout (il était généreux et je crois qu'il était plutôt gentil, dans le fond) mais je pense qu'il avait conscience de sa médiocrité et qu'il a cherché par tous les moyens à ne pas la voir. Ses parents roulaient en Dauphine et il aurait voulu qu'ils possèdent une DS Pallas. On peut trouver ça ridicule, mais, comme j'ai un frère qui était un peu beaucoup comme ça, je vois très bien ce qu'un complexe de ce genre peut produire dans un esprit fragile. Les pauvres cathos se contentent de ce qu'ils ont, ricanait-il, mais je suis sûr que dans le fond il les enviait, ces pauvres couillons roulant en Dauphine. Au moins aura-t-il aimé vraiment, à la fin de sa vie, c'est déjà pas mal.
Lomennoir était plus sympathique que la plupart des animateurs télé qu'on connaît, plus cultivé, plus amusant, plus attachant, plus surprenant. Tout cela est très relatif, bien entendu. Mais je ne lui pardonnerai jamais la profonde malhonnêteté avec laquelle il avait traité Renaud Camus, en 2000, quand il l'a opposé à Ellie Semoun. Tout s'est joué au montage, où il lui a fait dire ce qu'il voulait, et pas du tout ce qu'avait dit et exprimé Renaud Camus, qui s'en est expliqué dans son journal (sans quoi je le ne saurais pas). Quand on se prétend écrivain et qu'on est capable de faire ça à un autre écrivain qui a déjà la tête sous l'eau, on est capable de tout. En revanche, je ne l'accablerai ni pour avoir « torturé » ses invités, ni pour avoir plagié quelques pages d'un roman de Georges Delamarre, Désordres à Pondichéry, dans son propre livre publié en 1994. Tous les écrivains font des emprunts plus ou moins substantiels à d'autres auteurs, à d'autres livres, c'est même comme ça que se fabrique la littérature, aucun texte n'est jamais sorti de l'esprit d'un écrivain pur et indemne de toute contamination, inavouée ou inconsciente. Peut-être a-t-il sciemment minimisé l'ampleur de l'emprunt, c'est possible, mais ce n'est certainement pas sur ce terrain-là que j'irais, si je voulais faire des reproches à Thierry Ardisson. Ce n'est d'ailleurs pas Thierry Ardisson, qui me révulse, c'est le monde qui se presse à sa suite (et qui se juge à sa jauge), que ce soit pour le glorifier ou pour le sacrifier. Il le dit à plusieurs reprises dans les entretiens que j'ai regardés, et en cela je suis parfaitement d'accord avec lui, le pire des péchés est l'anachronisme, ce qui ne va pas manquer d'arriver dans les jours qui viennent. Il est assez culotté, ridicule et même dangereux de juger d'une époque antérieure avec la morale de notre temps. Le nouvel ordre moral n'est pas supérieur à l'ancien, il est seulement autre, et lui aussi s'effacera devant le prochain. Il faut citer ici le célèbre mot du Grand-Père qui s'adresse à la mère du narrateur, chez Proust. « Rappelle-moi donc le vers que tu m’as appris et qui me soulage tant dans ces moments-là. Ah ! Oui : “Seigneur, que de vertus vous nous faites haïr !” Ah ! Comme c’est bien ! ». Notre vertu contemporaine a trop souvent le visage odieux de la Vertu majuscule et intemporelle, qui est invincible, statufiée, et juge de tout sans jamais imaginer qu'on puisse lui rendre la pareille. La vertu contemporaine est parfaitement haïssable parce que ses thuriféraires fanatiques et bornés ne connaissent qu'elle. On pourrait à l'endroit d'Ardisson renverser la formule : Seigneur, que de médiocrités vous nous faites aimer, en nous obligeant à comparer avec ce qui reste et qui s'étale complaisamment dans le sillage de Lomennoir. Pour un peu on ne pourrait même plus le critiquer…
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