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dimanche 13 juillet 2025

Vivr'ensemble ou vivre ensemble, l'impossible solitude


 

« Avec chaque idée qui naît en nous, quelque chose en nous pourrit. »

Il y a de ces mots ou expressions qu'on invente pour célébrer la disparition de ce qu'ils voudraient signifier. Mais le vivre-ensemble, c'est pire que ça, c'est une idée d'une perversion inouïe, quand on y pense. Vous vous forcez à vivre avec celui qui vous martyrise, vous, dans votre vie privée, en pensant que ça va vous grandir ou vous donner une plus haute dimension humaine ? Non, bien sûr, vous laissez ça à votre voisin, qui vous supporte. C'est "mortification", le vrai nom de cette chose, mais sans le bénéfice spirituel que ce mot impliquait aux temps chrétiens. « Les gens sont portés à justifier les affronts dont ils ne se vengent pas » écrit Guy Debord dans son magnifique In girum imus nocte et consumimur igni. Ça nous rappelle quelque chose de récent…

Avec le recul que nous avons aujourd'hui, on sait qu'il s'agit d'une idée de garde-chiourme vicelard qui se réjouit en secret de la violence et du malheur qu'elle va inévitablement favoriser. Quand Roland Barthes employait cette expression, dans son cours au Collège de France en 76-77, elle avait par la force des choses un tout autre sens, puisque ce qui rend impossible cet heureux vivre ensemble aujourd'hui n'existait pas encore. Il use d'un terme intéressant, « idiorrythmie », mot emprunté au vocabulaire des monastères. Le mot sert de fil conducteur à l’exploitation systématique d’un désir (ou d'un fantasme) : le rêve d’une vie à la fois solitaire et collective, d’une mesure (au sens musical et moral) heureuse où s’harmonisent le rythme de l’individu et celui de la communauté — s'harmonisent ou du moins ne se contrarient pas, c'est déjà bien. Car le but ultime de la vie en société est bien de préserver la solitude de chacun ; tout “l'art social”, l'urbanité, cet urbanisme des corps, est dans la manière subtilement contradictoire et approximative qui permet cet équilibre forcément précaire. « La civilisation a été inventée pour que demeure possible la solitude » est l'une de ces phrases (Éloge du paraître) qui m'ont immédiatement rendu Renaud Camus indispensable. L'idiorrythmie, c'est la possibilité pour chacun d'aller à son propre rythme, même au sein d'un groupe, d'être garanti dans le degré de solitude qu'il s'est choisi. « Esthétique de la solitude ? Mais c'est un pléonasme » écrit le même Camus, dans le beau livre qui porte ce titre. L'esthétique ne résiste pas longtemps au collectif, on le sait, elle est même le caillou dans la chaussure qui le fait boiter, ou éructer. Il y a donc la Règle, d'un côté, et l'Exception, de l'autre, le Tempo (général) et le Rubato (singulier). La Règle doit permettre l'Exception, le Tempo général doit accueillir le Rubato, la Loi doit garantir la Liberté, ce qu'elle ne peut jamais tout à fait comprendre. Aujourd'hui, ce n'est plus d'idiorrythmie, qu'il s'agit, mais du rythme tyrannique de l'Idiot institutionnel (et international). À un moment de l'histoire (1876), Freud avait vingt ans, Nietzsche trente-deux ans, Mallarmé trente-quatre et Marx cinquante-six ans. Eux aussi ont vécu ensemble, dans une mesure temporelle, mais ils ne se sont pas gênés, car ils ont partagé un lieu inexistant, le genre de lieu qui fait du bien à la solitude et à la pensée. Ce qu'il faut, c'est savoir que les autres existent, pouvoir les lire, les écouter, les appeler au téléphone, éventuellement boire un verre en leur compagnie, pas forcément habiter le même appartement ni partager leur couche. Ce qu'il faut, c'est pouvoir couper la communication quand on le désire. Ce qu'il faut, c'est le retrait paisible, la retraite choisie. Une imposition minimale. Tout le contraire du contrat que nous n'avons jamais signé. La civilité française permettait la solitude et la compagnie, l'incivilité post-française impose à la fois la promiscuité et l'isolement délétère.

« C’est la culture, désormais, quand elle voit une œuvre d’art, qui sort son revolver et gueule Plus jamais ça ! » (Pascal Adam) Comme dirait Godard, l'Art c'est l'Exception et la Culture c'est la Règle. Pas étonnant qu'on n'ait plus que ce mot de « culture » à la bouche, de nos jours. Vous connaissez quelque chose qui n'est pas de la « culture », vous ? Même en allant faire vos courses au Carrefour Contact du bout de la rue, vous avez toutes les chances qu'il soit question de culture, à un moment ou à un autre, entre deux concombres et trois canettes de bière. La règle est partout, et vos voisins se chargeront de vous la faire respecter, si vous vous sentez une âme d'exception. Je pense à cette pauvre infirmière dénoncée par ses collègues, durant l'atroce période de la Covidiase. Sept ans de prison et 750 000 euros d'amende, qu'on lui a mis sous le nez, parce qu'elle avait fait des faux passes. Mise à pied sur le champ, quarante-huit heures de garde-à-vue. Ici, la justice ne rigole pas, et elle est même d'une rare célérité. Pas de tribunaux surchargés, pas de délais absurdes, sauf quand il s'est agi pour elle de faire appel, bien sûr. Le vivre-ensemble avec ces salopards, elle l'a vécu dans sa chair, cette pauvre mère de famille moins conne et plus courageuse que les autres. On ne te rate pas, dès que tu sors du troupeau, sois tranquille, tous les œilletons sont braqués sur toi et ne te lâchent plus : correspondance tracée, téléphone sur écoute, mails et messageries électroniques aussi, ça se connecte de partout, toutes les fripouilles très légales se régalent. 

« C'est porter atteinte à une idée que de l'approfondir : c'est lui ôter le charme, voire la vie... » Le vivre-ensemble était une belle idée qu'il aurait fallu laisser en paix ; toutes les idées ne sont pas faites pour passer de l'obscurité à la lumière. C'est ce qu'on a d'ailleurs fait aux temps où sa réalité se mesurait à l'absence de mots pour la dire. Toutes ces expressions vicieuses nous abordent avec le sourire de celui qui va nous entuber avec la bonne conscience du truand qui a revêtu l'aube blanche du débile de service. En des temps normaux, on l'aurait évité ou ridiculisé, on se serait moqué de lui ou on l'aurait roué de coups, mais aujourd'hui on lui colle une couronne de gloire sur le crâne et on en fait un exemple qu'on promène dans la cité sur un char fleuri. Nos prêchi-prêcheurs ont tous des diplômes de sociologues, et ces curetons avantagés par l'université et la télé sont nettement plus arrogants que les anciens car leur audience est multipliée par cent — ils ignorent les frontières et les classes. Ces fumiers ont une haine chevillée au corps de la solitude et du singulier, donc de l'art : il n'y a qu'à voir la manière dont un Jack Lang a célébré la musique, pour comprendre qu'il lui voue une haine imprescriptible. Ce malfaiteur endimanché a ridiculisé la musique pour un siècle, et il ne faudrait pas lui en vouloir ? (Je me lève, j'allume la radio, et je tombe sur le Parrain (comme l'appelle Philippe Muray) qui vante sa fête de la musique ! Et la journaliste d'en redemander, gourmande ! Si c'est pas de la synchronicité asymptomatique, ça…) 

Le Vivr'ensemble réel, pas l'idée, cette perpétuelle hésitation entre inondation et incendie.… Le vivr'ensemble a trucidé le vivre-ensemble, la musique (réelle) a éviscéré la musique, la culture (réelle) a suicidé la culture et conduit les gens cultivés aux cavernes et au silence, aux chuchotements inquiets de ceux qui savent que leur langue est proscrite, surveillée, qu'elle hèle les tourmenteurs, leur indique l'endroit où enfoncer la lame. 

Il y a du sang dans l'ensemble ; dès que s'ouvre une fenêtre sur le monde, on en goûte la saveur âcre. Ce vivre-en-sang semble vouloir notre peau, nos demeures et nos sens en alerte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C'est épuisant, surtout parce qu'il est interdit d'en faire état. Les évidences niées sont des substances toxiques qui nous empoisonnent à petit feu. Quand un corps ne peut évacuer ses excréments, il périt, empoisonné. Pour voir, il faut haïr, au moins un peu. 

dimanche 24 mars 2024

Ils nous laissent seuls

 

Il y a quelques jours, j'ai passé trois nuits en compagnie de Glenn Gould. J'avais découvert sur Internet des reportages et des documents que je ne connaissais pas, et je les ai regardés tel un assoiffé à qui l'on offre un verre de vin. Ce fut comme si j'ouvrais les yeux au sortir d'un très long sommeil. Comment avais-je pu rester toutes ces années sans lui ? Mystère. 

Je l'ai découvert au début des années 80, lorsque j'habitais seul dans une grande maison sise en un minuscule village austère de quatre-vingts âmes, en Bourgogne. Je n'étais pas tout à fait seul, puisque j'avais avec moi mon chat et mon piano, et quelques livres. En ce temps-là, je n'avais pas de télévision, à peine un téléphone dont je me servais très peu, et c'est ma ravissante voisine Anne qui était venue me chercher pour me prévenir que quelque chose d'extraordinaire se donnait à voir. J'ai passé plusieurs soirées, tard dans la nuit, seul dans son salon, car tout le monde dans cette maison était allé se coucher, devant ce pianiste dont je n'avais jamais entendu parler. Ce que j'ai vu alors m'a littéralement retourné le cerveau. C'est que je croyais connaître un peu la musique et le piano, moi… Mon univers était bien balisé, je savais où je mettais les pieds. Le piano, pour moi, c'était Dinu Lipatti, Yves Nat, Sviatoslav Richter, Kempff, Gieseking, Cortot, Arthur Rubinstein, Horowitz, Czyffra, Samson François, et plus récemment, Claudio Arrau, Emil Gilels, Maurizio Pollini, Daniel Barenboim ou Maria Joao Pires. Tous ces pianistes prestigieux formaient le terreau musical dans lequel j'évoluais depuis l'enfance, et, malgré leurs différences, malgré les générations, ils appartenaient à un même pays. J'avais avec eux des liens quasi familiaux. 

Glenn Gould fit voler en éclats ce monde-là. Tout d'abord je ne compris pas ce que j'avais sous les yeux. Tout ce qu'on m'avait appris était remis en question, et combien radicalement ! Soit ce type était fou, soit c'était un génie d'un ordre inconnu de moi. Dans les semaines et les mois qui suivirent ces quelques émissions, j'ai acheté et lu tout ce que je pouvais trouver de et sur Glenn Gould (par chance, il avait beaucoup écrit, et l'on avait beaucoup écrit à son propos). Vivre à cette hauteur-là, je ne voyais pas d'autre solution. J'avais découvert un air plus pur et plus riche que tout ce que je connaissais alors, plus radical. Il y avait les films, il y avait les livres, les compositions (ah, ce quatuor opus 1 !), les émissions de radio (la Trilogie de la Solitude), les disques, ce n'est pas la matière qui manquait. J'ai avalé tout ça comme un boulimique et j'ai développé en ces années-là une sorte de schizophrénie : j'ai dû me nourrir de tout cela en secret, car mon maître était très hostile à Gould, et personne, autour de moi, ne s'y intéressait. Plus personne évidemment ne se rappelle cette époque où la plupart des critiques étaient impitoyables avec ce qu'ils considéraient comme un pitre ou un dément ; parmi tous ceux qui aujourd'hui l'encensent, et qui en parlent comme s'il en avait toujours été ainsi, je reconnais beaucoup de ceux qui à l'époque n'avaient pas de mots assez durs pour le condamner ou s'en moquer. J'avais toutefois la chance d'avoir une petite amie qui partageait mon amour de Gould, et cette dilection quasi clandestine nous donnait des airs de conspirateurs hallucinés, mais il y avait une réelle souffrance à constater que personne ou presque ne voyait ce que nous voyions. Je me rappelle encore mes nombreuses tentatives auprès de mes confrères musiciens pour leur faire découvrir cet ovni, et leurs réactions embarrassées ou ironiques plus ou moins explicites. Ce n'était pas sérieux, d'aimer Gould. On ne pouvait l'aimer que parce qu'on était séduit par ses excentricités ou parce qu'on voulait se singulariser à bon compte. Je n'ai jamais oublié ce jour où j'ai eu l'inconscience de me confier à ce sujet à l'épouse de mon maître, elle qui avait eu la chance extraordinaire de le voir en récital à New-York. Son air d'absolu mépris (elle parlait de « son cinéma »), alors, m'a conforté dans l'idée qu'il fallait absolument taire cette passion si je ne voulais pas perdre tout crédit auprès de mes proches. 

Gould est mort en octobre 1982. Je me revois descendre du train, à Montbard, alors que je venais d'apprendre la nouvelle de son décès. Il faisait très beau, ce jour-là, et j'ai pris ma vieille Opel Rekord pour rejoindre mon domicile, à vingt kilomètres de là. Je rentrais de Paris où j'étais allé donner des cours au conservatoire. Est-ce dans le journal, que j'ai appris la nouvelle, c'est probable, dans Le Monde, ou dans Libé, je ne sais plus. Toujours est-il que je suis rentré chez moi dans un état second. À peine avais-je eu le temps de découvrir ce génie qu'il nous quittait déjà. Je n'ai pas ressenti le chagrin qui m'a étreint hier à l'annonce de la mort de Pollini, non, mais je me suis senti bien seul, seul en compagnie de mon secret. Gould, je ne l'ai jamais rencontré, à la différence du pianiste italien dont j'ai été le voisin durant quelques années, et surtout, je n'ai jamais assisté à ses concerts. Pourtant, j'ai le sentiment de mieux le connaître que Maurizio Pollini. Il m'a été plus proche, par bien des aspects, et il a influencé ma manière de jouer du piano d'une façon extrêmement profonde et durable. Mais il y aurait tant à dire sur le sujet… Durant ces quelques heures passées en sa compagnie, la semaine dernière, j'ai regardé à nouveau ce film de Monsaingeon que je connaissais très bien mais que je n'avais pas vu depuis une éternité, film dans lequel on le voit interpréter la quatrième partita de Bach, et j'ai été comme foudroyé. Moi qui croyais le connaître, j'ai pris une leçon de piano et une leçon de musique d'une intensité à couper le souffle. Je place ces quelques instants de musique au plus haut dans l'art de toucher un piano. Il faudrait vraiment que je me décide un jour à parler de ça, parce que je n'ai jamais rien lu à ce sujet qui m'ait convaincu. Personne ne parle jamais de ce qui fait que Gould est un pianiste à nul autre pareil, du moins à ma connaissance. Heureusement qu'il existe les films de Monsaingeon, car je suis convaincu que sans les images, on ne peut pas comprendre Glenn Gould. L'entendre sur disque ne suffit pas, et Gould le savait très bien. Encore faut-il qu'il soit bien filmé, et les quelques films que Monsaingeon lui a consacrés sont à cet égard remarquables. Il fallait un musicien véritable pour filmer ainsi ; ma reconnaissance lui est éternelle. L'œil nous aide, dans ce cas précis, à entendre ce qu'on ne pourrait entendre sans lui, alors que, très souvent, l'œil nous empêche d'entendre. Filmer la musique est un art bien plus exigeant qu'on ne l'imagine. 

Tout ce que les imbéciles considèrent comme des tics ou des manies de qui voudrait se singulariser ne sont en réalité que les conditions nécessaires qui rendent possible de produire et de transmettre ce que ce génie a dans l'oreille, et sa relation à la musique et aux compositeurs. Sans cette position très basse devant le clavier, par exemple, il serait impossible à Glenn Gould de jouer ainsi. Sans ce lien indissoluble entre la voix, le corps, la main et l'esprit, ce jeu si singulier ne peut exister. Il y a les pianistes qui font monter le son depuis le clavier — et les autres. Je crois que cela provient de la pratique de l'orgue. Il faut voir combien les doigts de Gould sont actifs, actifs jusqu'à l'extinction du son. Quand Gould tient une note au piano, il la fait exister comme le violoniste fait exister le son avec l'archet. Malgré ce que tout le monde remarque, son staccato, c'est dans le legato qu'il est le plus génial. Pour lui, le piano n'est jamais un instrument à percussion dont le son meurt inexorablement après qu'on a enfoncé la touche. Non, le son est vivant jusqu'à ce qu'il lâche la touche. C'est ce que montre très bien ce petit film. Jamais je n'ai vu de ma vie des doigts pareils à ceux-là, des doigts qui sont actifs tout au long du processus de production (et d'entretien) du son : il est toujours au plus près de la corde, alors que bien souvent le piano est une machine qui nous en éloigne, par son mécanisme incroyablement sophistiqué, auquel on fait trop confiance. On ne peut pas jouer ainsi si l'on a le visage loin du clavier, c'est impossible. Quand Gould joue du piano, il se dirige lui-même en train de jouer d'un instrument à cordes, ou d'un instrument à vent, ou de chanter : ses mains sont à la fois les instruments et celles de celui qui les guide et celles du compositeur. C'est ce qui donne à son jeu cette densité et cette intensité presque irréelles. Qu'il ait joué de l'orgue à l'église presque chaque dimanche durant son enfance ne peut pas être étranger à cela, qu'il ait cet instinct viscéral pour la musique contrapuntique et pour Jean-Sébastien Bach (mais aussi pour Orlando Gibbons) ne doit rien au hasard, qu'il soit contraint de chanter en même temps qu'il joue, non plus. Je me rappelle cette anecdote à la fois drôlatique et désolante : George Szell, avec qui Gould était en train de répéter, qui lui avait reproché de trop utiliser la pédale una corda, insinuant que cela rendait son jeu trop féminin (entendez un peu tapette, quoi), remarque qui avait profondément blessé le puritain Glenn Gould. Cette remarque me semble à moi parfaitement idiote, car jamais je n'ai entendu un jeu plus viril que celui de Gould ; c'est même l'une de ses très grandes qualités, quels que soient par ailleurs ses raffinements presque névrotiques. Mais je pardonne à George Szell, car c'est lui aussi qui a dit : « Ce type est complètement fou, mais c'est un génie. » 

Il m'aura fallu plus de quarante ans pour admettre que Gould est au-dessus de tous, même de ceux qui me sont les plus chers. Ce niveau d'exigence est presque inhumain, appliqué au piano. Et c'est bien ce que beaucoup ont senti à travers le monde, même confusément, même parmi ceux qui connaissent mal la musique. Il fait partie de ces êtres rares qui sont capables de nous amener au contact de ce qui nous dépasse complètement, presque malgré nous. Nous ne pouvons en concevoir qu'une infinie gratitude et un peu de terreur. J'ai pleuré en apprenant la mort de Pollini, hier, et ces larmes m'ont surpris moi-même. Jusqu'alors je trouvais ridicule de s'apitoyer ainsi sur la mort de qui l'on a pas connu intimement. Mais malgré mon chagrin bien réel, je n'ai pas le sentiment d'une perte aussi importante que celle que j'ai ressentie en octobre 1982 — Dieu sait pourtant que je place Pollini très haut dans mon panthéon musical intime. Ce n'est tout simplement pas du même ordre. La radicalité de Glenn Gould m'a changé complètement il y a quarante ans, et pas seulement d'un point de vue musical. C'est ce sentiment que j'ai retrouvé, presque miraculeusement, il y a quelques jours, et c'est ce sentiment que je m'étonne d'avoir oublié durant de longues années. Sans doute ai-je jugé que je n'étais pas en mesure de vivre à cette altitude. Mais même si je n'en suis pas capable, cette exigence est plus précieuse que tout, et je refuse de vivre dans le monde qui m'en prive ou m'en détourne. Les noms qui nous parviennent sans cesse, toute la journée, les nouvelles, les sons, les productions artistiques, les récits qui les accompagnent, la bêtise, la vulgarité, la rumeur de mon époque me paraissent ignobles, dès que je me retrouve en compagnie de Gould, et je m'en veux terriblement de leur accorder une minute de mon temps et de mon attention. L'enfer, c'est exactement ça, c'est avoir cédé sur son désir et sur l'exigence qui l'accompagne nécessairement. 

Pollini et Gould ont au moins un point commun qui ne me paraît pas du tout secondaire : ils sont beaux tous les deux. Ils sont beaux quand ils sont jeunes, ils sont encore plus beaux quand ils sont vieux. Leur beauté doit tout à l'intelligence et à l'exigence, à l'esprit qui a façonné le corps. L'un comme l'autre n'auront pas fait beaucoup de concessions, c'est le moins qu'on puisse dire. Plus je vieillis plus j'aime la radicalité. Il n'y a qu'en ses terres qu'on se sent vivant. L'art sans radicalité, ça ne vaut pas tripette. Il ne s'agit pas de divertir, et encore moins de tuer le temps, il s'agit de transformer l'être humain, ou de le restituer à sa véritable ambition, qui est de rendre le temps vivant, de trouver la vie à travers le temps, de ne pas mourir avant d'être mort. C'est ça, la grande leçon de l'art, et ce qui le différencie radicalement du divertissement qui a littéralement pourri nos existences. Mais nous sommes tous responsables, et moi le premier. Qui m'oblige à m'intéresser aux féministes vociférantes, à Aya Nakamura, au cinéma, à l'actualité, à Emmanuel Macron, à la maire de Paris, aux ridicules écrivains qui publient à tour de bras, à ces éternelles histoires de consentement, aux articles publiés dans Blablateur ou ailleurs, aux polémiques hebdomadaires, aux angoisses de mes contemporains, aux femmes cheffes d'orchestre, à la mode vestimentaire ou culinaire, aux vedettes qui passent à la télé, et même aux misères des princesses ? Personne. Personne n'est responsable, sinon moi-même. 

La musique est plus que la musique, et cela je le sais depuis toujours. Il n'y a pas de morale plus haute que la musique ; l'exigence est au commencement de tout, au même titre que l'amour. Il est même possible que ce soit une seule et même chose. Le Christ était à la fois l'amour et l'exigence incarnés. 

C'est dans la Solitude que le divin éclôt, et les artistes de ce calibre nous y attendent.

dimanche 21 janvier 2024

Encre de petite vertu



EntrezRegardezÉcoutez ! « Je suis l'essaim des bruits et la contagion. » 

Le monde a changé. Le téléphone était l'instrument érotique par excellence. Nous y passions des heures très longues. Mon record personnel est de neuf heures, entre Paris et Avignon, à la fin des années 80, de dix heures du soir à sept heures du matin, avec une femme. Sur la pointe de vos seins, Madame, un sforzando à béquilles, le visage fendu et la pourpre moite : il a dansé, le vieux fou, avant de disparaître dans vos forêts sombres, bassons et salades emmêlés. Les PTT m'avaient appelé pour savoir s'il ne s'agissait pas d'une erreur, et quand je leur avais confirmé que j'avais bien passé neuf heures au téléphone, ils m'avaient félicité en me disant qu'il s'agissait d'un record. « Il jetait l’encre au hasard en écrasant la plume d’oie qui grinçait et crachait en fusées. Puis il pétrissait, pour ainsi dire, la tache noire qui devenait burg, forêt, lac profond ou ciel d’orage ; il mouillait délicatement de ses lèvres la barbe de sa plume et en crevait un nuage d’où tombait la pluie sur le papier humide... »

Les gens de moins de quarante ans n'aiment pas le téléphone. Ils préfèrent texter. Le paradoxe est qu'aujourd'hui téléphoner est en quelque sorte gratuit, alors que ça coûtait extrêmement cher, avant 1990. Un autre paradoxe est que nous étions cloués sur place, rivés à l'appareil, qu'il était donc beaucoup plus contraignant de téléphoner. En revanche, la qualité était meilleure, en tout cas moins sujette à des sautes d'humeur exaspérantes et des coupures incessantes. « La contagion des mots vivants allant et venant d'âme en âme. » Ils préfèrent texter… Si au moins ça signifiait écrire ! Être rivé à l'appareil téléphonique était la marque de la liberté qui allait nous être bientôt ravie, mais nous ne le savions pas. Moins il y a de contraintes, moins nous sommes libres. 

Qu'est-ce donc qui leur fait peur, dans cet instrument merveilleux ? Est-ce tout simplement le fait qu'il y a là une vraie conversation, qu'on ne peut quitter sans y mettre fin, alors que les "dialogues" que nous avons sur Messenger, par exemple, sont entrecoupés de silences, de trous et de disparitions exaspérantes, et que la lenteur des réponses certaines fois nous amène au bord de la crise de nerf — sans même parler de la qualité de la langue écrite qui nous parvient, de sa forme ? Combien de fois la personne avec laquelle j'étais en train d'avoir une conversation a disparu brutalement, sans prévenir, sans un mot, et s'est même étonnée, par la suite, que je lui en fasse le reproche ! La notion même de conversation ne semble plus comprise. L'intermittence et le pointillé, la désinvolture, sont les nouvelles modalités des échanges humains. Les dialogues sur Messenger n'ont ni la beauté de la conversation orale, dans laquelle la voix a une si grande place (et donc le corps), ni celle de la correspondance, dans laquelle on soigne la graphie, en plus de la langue et du style. « Quand imagination et perception coïncident, l'âme prend feu. » Qui le sait ?

« J'aime encore mieux ceux qui rendent le vice aimable que ceux qui dégradent la vertu. » Je ne peux plus la supporter. Elle me fait honte. Depuis des semaines, elle se répand sur “le cas Depardieu”. Peu importe sa position, qui d'ailleurs est à peu près inintelligible, comme tout ce qui sort de son clavier, c'est le fait même qu'elle s'exprime à ce sujet, qu'elle croie devoir faire part de son opinion, qu'elle prenne la pose du moraliste, très-sage et nécessairement bien informé, qui veut apporter la lumière aux imbéciles qui l'entourent (sur ce dernier point, je ne la contredirai pas), qui est insupportable. On a envie de lui crier : « Mais arrête ton char, Abia, commence donc par apprendre à faire une phrase simple, sujet, verbe, complément, avec les bonnes prépositions aux bons endroits », ce qui, bien sûr, ne ferait qu'attiser son irrépressible besoin de créer des statuts facebook tous plus ineptes les uns que les autres. Je la vois casser des œufs à la douzaine, mais je ne vois jamais l'omelette. Naguère, j'avais tenté de lui dire un peu ce que je pensais de ses prises de position inutiles, confuses et inarticulées, mais j'avais vite compris qu'il était vain de vouloir lui faire entendre raison : elle n'écoute rien, ne comprend rien, toute discussion avec elle est impossible, j'en ai fait plusieurs fois les frais. Le pire est sans doute qu'elle ne cesse de me répéter que nous nous comprenons parfaitement, tous les deux ! Il est loin le temps où je lui disais en face ce que je pensais. Ce temps-là est passé définitivement, et par sa faute, puisqu'elle n'entend rien, ni au propre ni au figuré. Cette femme est autiste, mais d'un genre qui ne cesse de m'étonner, car je crois que les autistes sont en général assez intelligents. Pourquoi donc sont-ce toujours les moins aptes à l'élucidation du monde tel qu'il va qui estiment de leur devoir de nous éclairer sur les mystères de la vie ? 

J'en reviens toujours au même point, qui me paraît suffire à expliciter ce qui me la rend impossible. Depuis que je la connais, elle (m')écrit sans utiliser l'apostrophe, et cette absence, assumée et même revendiquée, est l'un de ces traits qui ont le don de me rendre fou. Elle n'en tient bien sûr aucun compte. La justification de ce défaut est, en soi, ce qui rend la chose insupportable, car ceux qui prennent prétexte de leur liberté et de leur confort personnels pour ne pas respecter les règles de la langue commune me sont depuis toujours odieux. J'ai l'impression de m'adresser à des enfants capricieux, et je déteste ça. Ils se comportent comme qui aurait de la morve au nez, mais qui prétendrait ne pas s'en soucier lorsqu'il va dans le monde. Ils ont bien entendu le droit de se balader avec de la morve au nez, mais nous avons aussi le droit de redouter — un peu — de les fréquenter. 

Pourtant elle est gentille, avec moi, et je souffre de penser ce que je pense. Suis-je méchant ? Je ne le crois pas, mais je ne suis pas assez fort pour ne pas penser ce que je pense. À bien y réfléchir, je crois que cette infirmité a ruiné toutes mes histoires d'amour, depuis que j'ai trente ans. J'ai même tenté de théoriser la chose pour la rendre acceptable, mais je dois convenir de mon échec. Je vois immédiatement, chez les femmes dont je tombe amoureux, les défauts (disons plus prudemment les particularités désagréables) qui vont rendre notre relation difficile, et peut-être impraticable, mais ça ne m'empêche pas d'être amoureux (ce serait trop simple). L'adage « l'amour rend aveugle » n'a aucune espèce de réalité, en ce qui me concerne, et j'envie ceux dont les yeux restent fermés, au moins durant quelque temps : ils connaissent l'innocence du sentiment amoureux, ce qui n'est plus mon cas depuis près de quarante ans. Je crois que ce travers vient paradoxalement d'une trop grande sensibilité à l'amour. Mais je m'exprime mal : C'est plutôt que l'amour est la chose la plus importante, pour moi, et que je le place si haut que je suis incapable de le priver si peu que ce soit de vérité. Je refuse obstinément qu'il soit abîmé, ou seulement déprécié, diminué, par la peur de voir ce que l'on voit. Le jeu est risqué, et peut-être voué à l'échec, mais je me préfère inaimé que de procéder autrement. L'érotisme tel que je le conçois ne peut exister sans une impitoyable lucidité — lucidité qui fait retraite d'elle-même à de certains moments, bien entendu. Les défauts d'un corps, par exemple, sont d'indispensables incitations à mon désir qui, sans ça, me semblerait de piètre qualité, ou banal — c'est sans doute une des raisons qui me font considérer la chirurgie prétendument esthétique comme un grand malheur, comme une déviance plutôt que comme une réparation. Modifier le cours des évolutions d'un corps me paraît une fausse bonne idée, mais je ne vais pas tenter ici de justifier cette affirmation ; ce sera peut-être pour une autre fois, car les quelques discussions que je vois régulièrement à ce sujet me semblent toujours d'une incroyable pauvreté. 

Les deux dernières femmes que j'ai aimées ont eu toutes les deux, à peu de choses près, la même crainte, quand nous nous sommes rencontrés, qu'elles ont exprimée ainsi : comment faire pour que ça dure ? Aux deux, j'ai fait la même réponse. Ouvrir les yeux, sans attendre, sur ce que nous sommes, et comprendre que l'amour n'est pas un sentiment. Ni l'une ni l'autre ne m'ont cru. Je pense que ma réponse les a inquiétées, ou déçues. Elles y ont sans doute vu la preuve que je n'étais pas un bon client… « Les hommes souvent veulent aimer, et ne sauraient y réussir : ils cherchent leur défaite sans pouvoir la rencontrer, et, si j'ose ainsi parler, ils sont contraints de demeurer libres. » On doit perpétuellement faire semblant d'être innocent, sous peine de disparaître aux yeux d'autrui. Il ne faut pas mettre la main dans la bouche d'ombre, on le sait, pourtant. Hugo disait : « J'appartiens sans retour à cette sombre nuit qu'on appelle l'amour », et aussi : « Je suis un homme qui pense à autre chose ». L'homme qui vit (dans les deux verbes, vivre et voir), plutôt que l'homme qui rit (c'est pourtant dans ce roman que j'ai compris qui était Victor Hugo)… Le Victor Hugo nu de Rodin n'est pas aimé (il faut entendre les commentaires presque méprisants des quelques spectateurs qu'on peut observer sur internet…) et ça se comprend. Il bande et il met la main dans l'encrier (il est noir d'encre) ! Il aime (et il désire) et il n'en a pas honte du tout. Il pense, et il pense avec son sexe et sa panse. Il va se répandre, et penser autre chose, dans « ce gouffre où le jour avec la nuit se fond ». Tiens, revoilà Depardieu, mais Depardieu n'a pas son Rodin, lui (il n'a que Moix)… Il n'aura que de minces voix criardes et insignifiantes qui lui mordront de loin « la poutre » qu'il a dans le caleçon, à quarante ans de distance s'il le faut. « Fuyons sous la spirale de l'escalier profond. » Le sens de l'infini semble à jamais perdu. Aimer ? Mais mon pauvre ami, vous êtes complètement dépassé, il leur faut du contrat et du consentement, de la sécurité et de la revanche ! L'amour, c'est autre chose, merde. L'érotisme, ou, si vous préférez, le désir, chez Hugo ? Il est partout ! Tout en sort et se répand entre les feuilles qu'il noircit d'encre. L'encre, il en badigeonne même les murs de ses demeures et ses femmes, et sa nuit de noce avec Adèle, l'épouse et la maîtresse de Sainte-Beuve (qu'Hugo appelait Sainte-Bave), a été très pénible, car il ne pouvait pas s'arrêter. Lui aussi avait une poutre dans le caleçon. Polyphème le bavard (et dont on parle beaucoup, même s'il n'est personne) n'a peut-être qu'un œil mais il voit, plus et mieux que ses contemporains, il entre même dans toutes les femmes qu'il voit, c'est un drame impérieux, cette vision. « Chez eux [les cyclopes], pas d'assemblée qui juge ou délibère ; mais au creux de sa caverne, chacun, sans s'occuper d'autrui, dicte sa loi à ses enfants et femmes. » Il a une conscience aiguë de la violence qui agit en nous à notre insu, bien au-delà de nos croyances, et qui, dans la sexualité est omniprésente, dès le premier regard. Hugo le dit explicitement : tout est là dès le premier regard. Le cliché ne contredit pas la vérité : « Il n'y avait rien, et il y avait tout. Ce fut un étrange éclair. » Le regard et le désir sont une même matière, une même force fulgurante et intransigeante. Personne ne juge ou délibère, ou bien si, justement, mais cela n'a aucun sens, quand le désir surgit de sa caverne. Quand un gouffre mystérieux s'entrouvre et se referme aussitôt, nous savons qu'il y a « un jour où toute jeune fille regarde ainsi », et tous les discours effarouchés n'y changeront jamais rien. Qu'on le dise ou non n'empêchera pas l'innocence d'être plus dangereuse que la raison : « c'est une vierge qui regarde comme une femme ». Cela pouvait se dire, alors. 

« Il n'existe pas d'être capable d'aimer un autre être tel qu'il est. On demande des modifications, car on n'aime jamais qu'un fantôme. Ce qui est réel ne peut être désiré, car il est réel. Je t'adore... mais ce nez, mais cet habit que vous avez... Peut-être le comble de l'amour partagé consiste dans la fureur de se transformer l'un l'autre, de s'embellir l'un l'autre dans un acte qui devient comparable à un acte artiste, – et comme celui-ci, qui excite je ne sais quelle source de l'infini personnel. » (C'est Valéry qui nous dégrise, et qui confirme la phrase de Paul Morand que j'aime tant : « L'amour n'est pas un sentiment. C'est un art ».)

Qui donc a crevé les yeux des pantins dévitalisés et immortels qui nous entourent ? « Personne », dirait Ulysse. Ces lourdauds n'ont pas eu besoin d'encouragements pour se crever les yeux, ils ont seulement suivi la pente médiocre de leur effroi. Songer à ses veines bleues ? Qui a encore de telles pensées ? Qui entre en une femme par la pensée, par les yeux, par l'odorat ? Ils se font livrer leur nourriture, ces pauvres gens, et tout est dit, et si leurs artères bouillonnent, ce n'est nullement l'imagination et le désir de transformer l'autre — de le posséder, oui oui oui — qui les échauffent mais une molécule ou un vaccin dont la vie en eux tente de se séparer, sans même qu'ils soient avertis du combat livré par leur corps. Ils sont torturés à l'insu de leur plein gré mais ont peur des caresses et des mots. Ils ne pourraient pas imaginer une Juliette Drouet, eux. « On ne peut pas vivre sans aimer. » On dit et on répète ces mots dans toutes les arrières-cours : lettres mortes. Juliette est une des plus belles femmes de Paris ; elle sera la femme totale. La nuit sans retour… « Spectres de la joie morte, fantômes de l'orgie éteinte »… C'est parmi eux que déambulent Juliette et Victor. Le jour naissait, il pleuvait à verse, et cela durera cinquante ans. « Ils étaient ivres, et moi aussi. Eux de vin et moi d'amour. À travers leurs hurlements, j'entendais un chant que j'avais dans le cœur. » Il ne voit qu'elle parce qu'il n'y a qu'elle. La nuit qu'ils ont passée ensemble (du 16 au 17 février 1833) continue et continuera en lui. Elle a ouvert la voie. Il plonge sa main dans l'encrier du désir. L'éblouissement, voilà la quête, celle qui va nourrir les mots d'un noir intense. Elle lui demande du plaisir — et lui en promet ! Qu'y a-t-il d'autre, je ne vous le demande pas. Oui, le plaisir peut être un devoir. Écrire ne sera qu'une immense célébration de la nuit vive qui en lui survit à tout. « Un lit nuptial a pour plafond tout le Ciel. (…) Aimer ou avoir aimé, cela suffit. Ne demandez rien ensuite. » La certitude d'être aimé, il l'aura connue. Il ne sera pas abandonné, ce diable d'homme. « Mon Victor, tu es tout pour moi, parent, ami, tout, ne l'oublie pas. Je t'aime. Tu es mon dieu, ma seule croyance. » Et, à la fin, alors qu'elle a soixante-treize ans et lui soixante-dix-sept : « Mon cœur est à toi ; mon cœur est avec toi. Je t'embrasse et je te baise, je te veux et je te possède. Tu es mon bonheur, tu es ma volonté, tu es ma passion, tu es ma vie et mon éternité. » Elle vit avec lui, chez lui, mais continue à lui écrire… La mort n'est pas, chez eux. Elle n'est qu'un des moyens qu'a le vivant de se continuer : « Tous ces atomes las, dont l’homme était le maître / Sont joyeux d’être mis en liberté dans l’être. » « La chair se dit : — Je vais être terre, et germer, / Et fleurir comme sève, et, comme fleur, aimer ! / Je vais me rajeunir dans la jeunesse énorme / Du buisson, de l’eau vive, et du chêne, et de l’orme, / Et me répandre aux lacs, aux flots, aux monts, aux prés, / Aux rochers, aux splendeurs des grands couchants pourprés, / Aux ravins, aux halliers, aux brises de la nue, / Aux murmures profonds de la vie inconnue ! » La vie inconnue (et à écrire), voilà la seule aventure. 

« Tu es la femme que je désire, l'âme que je divinise, la femme que je veux dans mon lit. » Pour une fois, il semblerait que le désir ait été équitablement partagé : exception qui confirme la règle. « Je sens que je meurs, et que je meurs d'une mort qui est la vie. » Mais cela ne l'a jamais fait renoncer à la chasse. Il y aura d'autres maîtresses, et Juliette Drouet souffrira de ce qu'elle appelle « la plaie vive de la femme » ; mais elle le comprend. La vie amoureuse inonde le monde mais ce chant qui court partout est plus silencieux que les péripéties ; plus tenace, aussi. « On eût pu se promener nu. (…) Il pénétra dans de l'inattendu. » L'amour est une voix très basse qui ne cesse de murmurer quand nous dormons et que nos sens sont occupés là d'où notre esprit s'absente. Son rythme est lent, si lent qu'on ne le reconnaît pas toujours, mais il est là, pourtant, bien établi et tranquille, qui nous ignore jusqu'au moment où nous en percevons la trace brûlante. 

« Josiane, c'était la chair. Rien de plus magnifique. » « Elle était grasse, fraîche, robuste, vermeille, avec énormément d'audace et d'esprit. Elle avait les yeux trop intelligibles. » « Josiane était toute la vertu possible, sans aucune innocence. » « Elle marchait sur les coeurs. » « Elle vivait dans on ne sait quelle attente d'un idéal lascif et suprême. » « Josiane s'ennuyait, cela va sans dire. » « On hait. Il faut bien faire quelque chose. » « C'est par là qu'elle se croyait forte et qu'elle était faible. » « Un soir il y eut quelqu'un. » « Il lui sembla que, pour la première fois de sa vie, il venait de voir une femme. » « Ce mystère, le sexe, venait de lui apparaître. » « “Tu es horrible, et je suis belle. Tu es histrion, et je suis duchesse. Je suis la première, et tu es le dernier. Je veux de toi. Je t'aime. Viens.” » Voilà ce dont il s'agit. Elle veut de nous. Elle veut, tout simplement. Elle s'ennuie. Un soir il y eut quelqu'un, et ce fut elle. La terre frémit, se soulève, la nuit vient et nous prend, sans retour. C'est toute la vertu possible qui fond sur nous alors que nous pénétrons dans l'Inattendu. « Une vieille loi tombe en désuétude comme une vieille femme. » La loi qui était en vigueur jusque là a cessé de nous maintenir sous sa coupe, nous en perdons jusqu'au souvenir, et l'autre loi peut prendre toute la place, comme s'il n'y en avait jamais eu d'autre. Gémissement vite étouffé auquel personne ne prend garde. Qu'elle s'appelle Josiane, Juliette, Adèle, Christine, c'est toujours la seule qui ait un nom. Stupéfaction : le nom prend toute la place, étend son ombre sur ce qui est et fait disparaître le nombre. Le malheur et le bonheur sont des frères jumeaux impossibles à distinguer. Obéissance : la loi s'impose. Il pénètre dans l'Inattendu. Viens ! « Nue à la lettre, non. Cette femme était vêtue. Et vêtue de la tête aux pieds. » « Elle dormait la tête renversée, un de ses pieds refoulant ses couvertures, comme la succube au-dessus de laquelle le rêve bat des ailes. » « C'était l'époque où une reine, songeant qu'elle serait damnée, se figurait l'enfer ainsi : un lit avec de gros draps. » « La femme, voilà ce qu'il voyait. » « La femme nue, c'est la femme armée. » « Toujours apparition. » « L'ivresse, c'est de vouloir une femme ; l'ivrognerie, c'est de vouloir la femme. » « Toutes les souplesses de l'eau, la femme les a. » « Elle tira à elle la robe de chambre et se jeta à bas du lit, nue et debout. » « Elle le vit. » « Puis, subitement, d'un bond violent, car cette chatte était une panthère, elle se jeta à son cou. » « “Il y a quelqu'un en haut, ou en bas, qui nous jette l'un à l'autre.” » « “Je me sens dégradée près de toi, quel bonheur !” » « Elle lui mit la main sur la bouche. » Tu me désennuies ! « “Veux−tu voir une femme folle? c'est moi.” » « “L'étonnement des imbéciles est doux.” » « “Ah ! je suis heureuse, me voilà tombée. Je voudrais que tout le monde pût savoir à quel point je suis abjecte.” » « “Insulte-moi. Bats-moi. Paye-moi. Traite-moi comme une créature. Je t'adore. » « Je t'aime !” Cria-t-elle. » « Et elle le mordit d'un baiser. » « Elle répéta : “Je t'aime !” » Juste avant de comprendre qu'il était son mari… Et certains de s'évanouir à la vue d'une main aux fesses !

Heureusement que ce texte n'avait aucun objet particulier, car je constate qu'il m'a entraîné très loin… De quoi, au juste ? Je l'ignore. De rien du tout, sans doute. De ce rien-du-tout qui souvent me permet d'écrire. Très loin de la solitude d'un 24 décembre ? Pourtant, j'y suis tellement habitué, à cette solitude… Je pense que sur les soixante-sept Noëls que j'ai traversés, près d'une trentaine ont dû être solitaires. Je n'en suis pas mort. C'est même le contraire qui, aujourd'hui, me semblerait difficile à imaginer, et peut-être à vivre. Autant dire que j'ai un peu de mal à participer aux vœux qu'on forme en ce moment, même si l'anniversaire de la naissance du Christ est en soi un événement qui me touche et si je comprends que cette célébration puisse procurer ferveur et joie. À propos de ferveur, ces quelques lignes, extraites toujours de L'Homme qui rit, me semblent extrêmement profondes, et disent très bien que l'érotisme est une connaissance, et peut-être la connaissance des connaissances.

« La beauté de la chair, c'est de n'être point marbre, c'est de palpiter, c'est de trembler, c'est de rougir, c'est de saigner ; c’est d’avoir la fermeté sans avoir la dureté ; c’est d’être blanche sans être froide ; c’est d’avoir ses tressaillements et ses infirmités ; c’est d’être la vie (…). La chair, à un certain degré de beauté, a presque le droit [et le devoir ?] de nudité ; elle se couvre d’éblouissement comme d’un voile. » La chair a droit de nudité mais sa nudité l'habille plus sûrement qu'un vêtement. Un vêtement s'enlève, quand la nudité est inexpugnable, le voile peut se retirer, quand le dévoilement est définitif. La chair palpite, tremble, rougit, saigne, tressaille, c'est comme ça qu'on l'aime, car c'est la vie qu'elle laisse voir, qu'on aime, la vie qu'on observe, incrédule, qu'on ne peut pas comprendre car on reste au bord, et le désir et le plaisir nous laissent penser un instant qu'il peut exister une intersection, un territoire commun où toute la vie s'est concentrée, où elle vit plus qu'ailleurs. 

« La Hollandaise : trois francs. » On en revient toujours là : on pénètre dans l'Inattendu, dans l'Incompréhensible. Josiane, c'était la chair. Mais qu'est-ce que la chair ? Force de liaison vertigineuse et force de répulsion inquiétante, les deux faces de ce même objet indissolublement liées tapissent l'esprit des hommes qui gravent leurs noms sur ces parois. Être / Estre. Âtre / Astre : Foyer de la Présence (qui n'est qu'une imagination rendue à la vie, à la lettre). Y demeurer !

Victor Hugo meurt le 22 mai 1885, à Paris (« Je vais fermer l'œil terrestre ; mais l'œil spirituel restera ouvert. »). Tiens, tiens, ça me rappelle quelque chose, ça… (« Je crois aux forces de l'esprit et je ne vous quitterai pas. ») Son cercueil est exposé une nuit sous l'arc de triomphe de l'Étoile, voilé de noir. Ses funérailles, le 1er juin, débutent avec vingt-et-une salves de canon tirées à dix heures et demie depuis les Invalides. Le cortège s'ébranle à midi et demie pour se terminer à six heures et demie du soir. Trois millions de personnes ont assisté à ces funérailles. Trois millions de personnes… Ce jour-là, les putains de Paris se donnent gratuitement à leurs clients ! Vous entendez ? Quel plus bel hommage littéraire un écrivain pourrait-il souhaiter ? Car « rien, chez Hugo, n'existe sans le corps. » « Il met la main dans l'encrier, il met la main dans la bouche d'ombre. » « Si les pages était plus larges, eh bien l'encre s'étendrait encore. » Il voulait avoir vue sur l'océan, c'est-à-dire sur l'infini et le désir. « Ce grand frisson vague qui est la réclamation vitale de l'infini. » Hugo c'est un œil, mais un œil inquiet. « De la voyelle esprit le corps est la consonne. » L'art de voir… La secousse du réel. Perpétuel retour au noir, parce qu'il ne sait jamais à quoi s'en tenir, et c'est ce qui est grand chez lui.

« Plieux, samedi 26 décembre 2020, minuit et demi. 

« J’étais fou d’enthousiasme pour le Quatre-Vingt-Treize de Victor Hugo, récemment. Je suis même allé jusqu’à dire, délirant, à Pierre-Guillaume de Roux, qu’on ne voyait pas trop pourquoi les Français avaient besoin d’aller chercher Guerre et Paix pour le porter aux nues quand ils avaient sous la main cela, en matière de grande fresque sur le destin des nations. Et de fait c’est un livre éblouissant à chaque page. On ne comprend pas comment un homme, à moins d’y consacrer sa vie entière et de n’écrire rien d’autre, peut acquérir et maîtriser tant de connaissances sur la navigation, la poliorcétique, l’histoire et le personnel de la Révolution, la reliure, la géographie de la Bretagne, la castellologie, la psychologie enfantine. On est confondu devant l’art de la scène à faire, la sûreté des répliques, l’apparente profondeur de la réflexion politique, l’enchaînement des morceaux de bravoure. Et puis, il faut l’avouer, une certaine lassitude se fait jour, un léger début d’écœurement. On est là comme devant un formidable virtuose, un pianiste du genre d’Horowitz, auquel on en vient à reprocher trop de facilité, trop d’art, un formidable excès de dons. Ne pourriez-vous jouer un peu moins bien, un moment ?

« J’en arrive à rejoindre après un long détour le sentiment dominant de la tradition critique française, sur Hugo : Victor Hugo, hélas. Bon, bon, bon, c’est notre plus grand poète, le plus doué de nos auteurs dramatiques, le plus fulgurant de nos grands romanciers. Il est génial, c’est une affaire entendue : mais est-ce que tout cela n’est pas un peu clinquant, tout de même ? Que pensaient les gens de goût, au temps de Quatre-Vingt-Treize ? Stendhal était mort depuis longtemps, Baudelaire non plus n’était plus de ce monde ; mais qu’a dit Flaubert, du roman ? Que dira Proust ?

« Peut-être un très grand artiste ne doit-il pas être trop doué. C’est la faiblesse d’un Richard Strauss, encore qu’elle ne me gêne pas chez lui, peut-être parce que son langage m’est moins familier que celui de Hugo, et que je suis sensible aux effets sans bien apercevoir les moyens. L’excès de dons, et donc la facilité, c’est la faiblesse d’un Winterhalter, d’un Boldini, d’un Van Dongen, pour passer à des animaux plus petits. C’est peut-être la faiblesse d’un Rubens, d’un Vivaldi, d’un Van Dyck, d’un Sargent, d’un Sorolla, d’un Hérédia (que j’adore) ; et certainement d’un Rostand. Ils sont éblouissants, eux aussi. Peut-être un très grand artiste ne doit-il pas être éblouissant. Toulet n’est pas éblouissant, Larbaud non plus, Tibulle encore moins. Cependant Turner l’est bien, et nul ne songerait à le lui reprocher. L’excès vient avec Ziem, Saint-Saëns, Grieg, ou Thomas Moran, ce Ziem des Rocheuses.

« Il y a un coté Thomas Moran, chez Hugo. Je dois me forcer un peu pour lui en faire grief, car j’aime beaucoup Thomas Moran (et je ne serais pas mécontent d’un Ziem, faute d’un Turner). Mais Hugo sent un peu trop le théâtre, toujours, les décors peints, les coulisses, le magasin d’accessoires, dans le roman. À cause de sa formidable puissance, on ne sent pas la résistance de la matière, face à lui ; et, par voie de conséquence, c’est la matière elle-même qui se dérobe, devenue sublime plafond à fresques, rocher, feuillage et fleuve embrasés d’opéra. Qu’il ne se refuse aucune scène à faire, on ne saurait lui en vouloir, c’est de bonne guerre (des Chouans) ; mais il ne se refuse non plus aucune phrase à faire. Il est le triomphe de la rhétorique. Sans doute n’y a-t-il pas d’auteur plus facile à pasticher. Il enfile inexorablement les antithèses, les balancements bien marqués, les symétries baroques, les énumérations pétaradantes. C’est beau, c’est très confortable, on ne s’ennuie pas une minute, c’est d’un luxe stylistique souvent grandiose, mais on a toujours envie d’appeler l’hôtelier à un peu plus de modération, de le prier d’enlever quelques coussins, et de dire gentiment à l’auteur, avec tout le respect et l’affection qui lui sont dus dû, oh, eh, repose-toi un peu, Totor : c’est bon, on t’admire.

« Peut-être Valéry se trompe-t-il — il faut des phrases qui ne travaillent pas, dans un roman : des phrases qui s’assoient le long du chemin, qui s’étirent doucement dans un fauteuil, qui caressent distraitement le chien et regardent par la fenêtre, sans rien voir. »

Quelle page admirable ! Je comprends la critique de Renaud Camus, je la comprends même trop bien, et pourtant Hugo était parfaitement conscient de ce travers. En tout cas, il le voyait clairement chez autrui. « Il faut s'y résigner, il n'y a pas d'œuvre de Victor Hugo pure de toute scorie. Ici encore, des enfantillages, des ridicules viennent nous faire trébucher au détour d'un chef-d'œuvre. Mais, on l'a déjà dit, c'est aussi la force de Hugo de charrier, sur son fleuve intarissable de mots, le pire avec le meilleur. » (Michel Braspart) « Et l’on sent l’harmonie / D’une naïveté complétant un génie » Pour Victor Hugo, le génie est impossible sans bêtise, sans manque, sans défaut. Pour lui, les poètes parfaits, ce sont les poètes de second rang. Racine a la perfection pour lui, c'est-à-dire qu'il lui manque l'infini. Ses œuvres sont des œuvres achevées, closes sur leur beauté. Il leur manque « la fiente d'aigle », la faute, la tache, le raté dans l'œuvre. L'œuvre géniale est marquée du sceau de l'imperfection. « Jetez dans l'art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, l'arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences à travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra le grand, et le mal deviendra le beau. » 

Il écrit dans tous les sens et dans toutes les dimensions, sur tous les supports avec tous les moyens et matériels. Au crayon, à l'encre (toujours avec la plume d'oie), en bas, en haut, il repasse par-dessus, sur du magnifique papier blanc, choisi avec soin, il garde tout, absolument tout. Copeaux et dessins, brouillons et déchets, feuilles arrachées, dessins et historiettes pour ses enfants, Toto et Pista, posés sur l'édredon quand ils dorment… Des têtes, des Chinois, des châteaux, des animaux, des chimères, des monstres, c'est vertigineux. Il repasse à l'encre sur le crayon, c'est un peu effrayant, tout est mélangé, il n'y a pas de hiérarchie. « Tout dans la création n'est pas humainement beau, le laid y existe à côté du beau, le difforme près du gracieux, le grotesque au revers du sublime, le mal avec le bien, l'ombre avec la lumière. » Il plie ses feuilles en deux. La marge est aussi importante que la page, et peut-être plus profonde, plus accueillante. Additions, remaniements, dessins, pensées, corrections, échappées, illustrations… La marge dialogue sans cesse avec le texte, parfois l'engloutit. Les carnets divaguent, extravaguent (comme il aime dire) — où il note ce qu'il voit, les cuisses entraperçues des femmes, leurs chevilles, leurs visages — nourrissent les romans ou les pamphlets, les petits textes et les grands, sortent l'écrivain de son sillon pour mieux l'y ramener. Tout cela se trame à l'intérieur de ce corps-là, de cette panse-là, qu'il va tremper chaque matin dans l'eau glacée. Cela peut se dire en vers, en phrases, en croquis, en dialogues, en pièces, en descriptions, en rêves, en taches noires, en cauchemars, et tout y revient perpétuellement, jusqu'au dernier souffle, jusqu'au désir ultime, jusqu'à la vie essoufflée. Il plonge la main dans l'encrier comme on plonge la main dans le sexe d'une femme, sans savoir ce qu'il va y trouver. N'opposons pas l'écriture et les dessins, le récit et la description, le roman et la philosophie, la politique et l'amour. Les dessins racontent et les textes montrent, c'est le même mouvement, la même vague, puissante et délirante. C'est la même encre. Les lapins côtoient les pieuvres, les enfants les monstres, l'amour la haine, les cathédrales les bouges, les villes l'océan. Tout sort du noir, de la nuit ; de la mer et de l'Infini. 

« Cet œil fixe ne ressemblait à rien de ce qu'on peut voir sur la terre. Dans cette prunelle tragique et calme il y avait de l'inexprimable. Ce regard contenait toute la quantité d'apaisement que laisse le rêve non réalisé ; c'était l'acceptation lugubre d'un autre accomplissement. Une fuite d'étoile doit être suivie par des regards pareils. (…) L'immense tranquillité de l'ombre montait dans l'œil profond de Gilliatt. » « Et je voyais au loin sur ma tête un point noir. / Comme on voit une mouche au plafond se mouvoir / Ce point allait, venait, et l'ombre était sublime. » L'ombre sublime, c'est tout le siècle qui est rendu à sa présence et à sa violence par l'homme qui vit.

La première fois que j'ai été mis au contact de Victor Hugo, je m'en souviens très bien, c'était à Paris, à la fin des années 70. J'étais allé voir Dieu, de Pierre Henry. Ils ont un peu la même tête, Pierre Henry et Hugo. Ce soir-là, c'est Jean-Paul Farré qui récitait le texte immense (Dieu, c'est approximativement six mille vers, écrits en 1855) sur la musique du compositeur, en éructant, en chuchotant, en chantant, en courant, en marchant, en dansant, en grimpant, en rampant dans « l'océan d'en haut ». À cette époque-là, je ne connaissais de l'écrivain que Les Misérables — et encore, pas en totalité — et quelques poésies apprises à l'école et qui ne m'excitaient guère, je dois l'avouer. Ma mère essayait bien de me convaincre qu'Hugo était le plus grand des poètes mais il m'était difficile de l'entendre. La trahison se parle à elle-même, par-delà l'abîme des années, je le sais bien. J'étais seul, ce soir-là, et je suis rentré à l'appartement de la rue Joseph de Maistre comme un dément à qui l'on a remis les clefs de l'asile. « Je voudrais, si Dieu me donnait quelque force, emporter la foule sur de certains sommets ; pourtant, je ne me dissimule point qu'il y a là peu d'air respirable pour elle. » J'aurais voulu convaincre le monde entier de ma liberté et de ma conscience multipliées par la profondeur vibrante de la nuit magnétique entrevue : La solitude essentielle m'avait ouvert les yeux (pour toujours ?), et il m'était impossible de l'exprimer. « Son art est fondé sur le contraste, sur le rapprochement inattendu de la Bêtise et de l'Intelligence divinatrice, des Monstres et des Anges. (…) Dieu non plus n'a pas choisi. Il a TOUT créé. (…) La poésie ne doit-elle pas, témérairement, vouloir recréer Dieu, le maître du langage ? (…) Entrez, Regardez, Écoutez… » (Michel Braspart) 

En ces années-là, nous passions nos journées et nos nuits au téléphone — science acousmatique — et nous découvrions le monde et l'amour comme personne avant nous. Parler était une loi, un impératif autant poétique que sexuel, autant moral qu'esthétique. C'était le moyen que nous connaissions pour être à la fois des anges et des monstres, pour mettre notre intelligence et notre bêtise sur la grande scène du Désir, pour les faire dialoguer et créer ainsi le monde que nous pensions préservé de l'ordinaire. Ils préfèrent texter… Refusent de mettre la main dans la bouche d'encre, de peur sans doute d'y croiser la pieuvre aux mille tentacules qu'il prétendent avoir abolie avec les mains aux fesses. Ils ont inventé les écrans, pour que l'encre jetée et répandue ne les aveugle pas et qu'ils restent innocents de toute la nuit qu'ils traversent sans la nommer. Quand il est question de langue, on voit bien qu'ils ne savent pas de quoi on parle. Cette épouvante (pour eux, pour nous)… Leur langage n'a pas de maître, ou plutôt, son maître est un marchand illettré et sans mémoire qui ne sait plus rien de ce qu'il a amassé en vain. L'Informe est leur dieu, ou leur forteresse, je ne sais pas trop ; Vocifération et Aphasie sont leurs marraines botoxées et grimaçantes. Ça ne fait guère envie. 

Plus j'y pense, plus je crois que c'est l'Érotique, qui fait défaut, aujourd'hui. En tout. Elle continue d'exister, bien sûr, parce que le monde est fondé sur cette brûlure partagée, mais elle doit se cacher pour survivre. L'Obscène l'a convaincu de s'exiler, c'est ce que je crois, c'est ce que j'entends. Quant à moi, je ne peux plus en parler avec quiconque, car je vois trop que le malentendu est radical. Hugo dit cela autrement, il parle de la triple face d'un unique problème : « l'Humanité, le Mal, l'Infini ». C'est bien à l'intersection de ces trois points cardinaux qu'Éros brûle en nous et nous somme d'en partager la flamme avec les âmes élues. « J'appartiens sans retour à cette sombre nuit qu'on appelle l'amour », le seul véritable paysage intérieur… « Tous les moyens lui sont bons, le fond d’une tasse de café versé sur une feuille de vieux papier vergé, le fond d’un encrier versé sur du papier à lettre, étendus avec le doigt, épongés, séchés, repris ensuite avec une grosse ou une fine plume, lavés par-dessus avec de la gouache ou du vermillon, rechampis de bleu, rehaussés d’or. Parfois l’encre de la Petite-Vertu traverse le papier à lettre : au revers, naît un second dessin vague. » Il faut abolir les mécanismes de la pensée consciente par tous les moyens, si l'on veut parvenir en ces contrées où l'Humanité, le Mal et l'Infini nous parlent à travers les signes que Dieu a imaginé pour nous, et il faut pour cela traverser les siècles et la feuille, la forme et l'informe, la voix et le silence, et même la vertu. « Ces barbes en plume d’oie font verser aux nuées des torrents de larmes. » Hugo était à l'origine de l'Automatisme, du Tachisme, de l'Abstraction lyrique, du Surréalisme. Buvard, miroir, poème, taches, chaosmose, larmes et encres, légendes, inconscient, la pensée échappe à l'intellect, revient par la marge, dissout les écrans et déborde de la page, se dissémine par contagion et surprise, enfance et songe, avant de se dissoudre dans l'infini de l'océan ou de la nuit. « improviser / Dans un livre, partout, en haut, en bas, des fresques, / Comme on en voit aux murs des alhambras moresques, / Des taches d’encre, ayant des aspects d’animaux, / Qui dévorent la phrase et qui rongent les mots, / Et, le texte mangé, viennent mordre les marges. » Dévorer la phrase et ronger les mots, quel mot d'ordre pour tous les apprentis écrivains contemporains !

« La contagion des mots vivants allant et venant d'âme en âme. » Extravaguer, c'est être à la fois sublime et ridicule, c'est revendiquer sa bêtise et la tisser au merveilleux, aller dans l'inconnu majuscule, mettre sa main dans toutes les bouches d'ombre, désirer ce qui nous menace peut-être, se laisser porter par la vague dont nous ne mesurons pas la force ni ne connaissons le but. « Mûrir, mourir, c'est presque le même mot », note Hugo dans l'un de ses carnets. 

L’encre de la Petite-Vertu traverse le papier à lettre… L'encre de Petite Vertu (inventée au XVIIe siècle), claire, devient très noire en séchant et résiste au temps. J'ai vu l'autre jour un film magnifique de Julien Duvivier, Et voici le temps des assassins, datant de 1956. André Châtelin (Jean Gabin), restaurateur aux Halles, fait la connaissance de la fille de sa première femme (Danièle Delorme), dont il est divorcé, venue à Paris après la prétendue mort de sa mère. Le film commence dans les bons sentiments et la gentillesse et se termine dans une noirceur absolue. Paris est d'une beauté à couper le souffle, dans les noirs huileux et sous la pluie. J'ai pensé en voyant ce film à un court-métrage de Maurice Pialat (lui aussi en noir et blanc) de quatre ans postérieur au film de Duvivier, L'amour existe, une des plus belles choses filmées qu'il m'ait été données de voir. Si le cinéma s'est déshonoré depuis longtemps, c'est parce qu'il a trahi les promesses merveilleuses qu'il portait en lui avant la débauche technique et bavarde qui l'a défiguré sans doute à jamais. Le 27 décembre 2018, croyant faire un bon mot, j'écrivais : « On ne naît pas cadavre, on le devient ! » Je ne suis pas sûr d'être d'accord avec moi. Je n'avais pas beaucoup réfléchi, avant d'écrire ça. Le cadavre, en nous, se transmet, de geste en geste et d'heure en heure, à travers la nuit et le frisson, et c'est ce cadavre immortel qui fait le fil de notre existence, plus sûrement que notre volonté et nos espoirs ; il n'y a pas de récit véritable qui ne doive composer avec lui. L'encre, en séchant, devient si noire que l'amour s'y engloutit tout entier. Les petites vertus laissent vite la place aux grandes noirceurs qui trouent le papier. L'amour existe, oui, à la condition de tout perdre, de se laisser dépouiller et de s'allonger sur la charogne encore tiède, de s'abandonner sans réserves à la macule qui nous couvre d’éblouissement comme d’un voile.

Le monde a changé. J'écoute (encore) les Études symphoniques de Schumann, j'entre dans une église, je marche dans la nuit, mais j'écris ces trois propositions sans espoir que le sens qu'elles revêtent pour moi soit transmissible. La signification de ces paroles ne sort pas de la pièce, elle renonce à voyager jusqu'à autrui, elle s'essouffle à peine sont-elles émises. Avons-nous encore des contemporains ? Rien n'est moins sûr. Notre temps intime reste collé à nous jusqu'à nous asphyxier, nous ne pouvons nous en défaire, nous le portons comme une coquille qui nous sépare de l'humanité. On peut parler des choses, de l'amour, de la musique et de la solitude, bien sûr, on peut écrire à leur propos, mais à quoi bon, si l'on sait qu'il sera impossible de se faire entendre ? Schumann ? Fait pas le poids, Schumann, à côté de Jordan Deluxe ! Même Finkielkraut va gentiment se prosterner devant les nouveaux maîtres… Il va s'expliquer… Comme on s'explique devant le contremaître ou les harpies qui donnent le la de la morale à chaque coin d'écran. Ça trépigne d'impatience ! La petite vertu dégouline de partout, y a qu'à voir la figure du nouveau Premier ministre. Même Napoléon-le-Petit, à côté, a l'air d'un aigle grandiose. « Les nations ne connaissent jamais toutes leurs richesses en fait de coquins. » Deluxe demande au vieil Académicien fatigué, parlant de la StarAc : « Mais c'est pas bien, une émission où l'on apprend à chanter ? » Qu'est-ce-tu-veux répondre à ça ? La fuite des galaxies est moins vertigineuse que ce genre de dialogues… « Alors les peuples s'émerveillent de ce qui sort de la poussière. C'est splendide à contempler. » Ils sont tellement cons qu'on les admire, qu'on ne peut que les admirer. Ils vont loin ! Apprendre à chanter… Vous voyez bien qu'il est devenu impossible de se comprendre ! Un peu plus tôt dans l'émission, on voyait le jeune Deluxe ne pas comprendre ce que disait Finkielkraut de sa détestation des vocables emblématiques de la gnangnantise généralisée, « maman » et « papa », et c'était très comique : Pour lui, ces mots sont tellement normaux (ce sont même les seuls qui existent) qu'il en était venu à penser que le philosophe détestait… les pères et les mères. Ce petit exemple qui pourrait sembler insignifiant me semble révéler au contraire le fossé incommensurable qui s'est creusé entre des peuples qui ne parlent plus la même langue, qui n'habitent plus le même monde. 

Je lisais ce matin la déclaration sensationnelle de Boualem Sansal : « Oui, l'avenir appartient à la science, et l'on voit bien qu'il n'y a plus rien à attendre des religions, de la Bible, du Coran ou des Veda. » C'est le genre d'affirmations qui donnent envie de se terrer encore plus et de se taire définitivement. À quoi bon argumenter ? Leur Science est notre tombeau. Il a raison, il n'y a plus rien à attendre de ce monde-là. Entre la Science, la Chanson, le Rire et la Morale, l'espace libre doit se mesurer en petits millimètres. Et c'est « le génie » Hanouna qui tient la règle (celle qui mesure et celle qui tape sur les doigts des contrevenants). Mon pays, lui, s'était pressé par millions aux funérailles d'un écrivain. Qui le croirait ? Est-il possible de le prouver, nous demanderont-ils. Le monde a changé, et un vertige nous prend à rester fidèle à la France de Pialat et de Duvivier, pour rester dans le siècle qui nous a vu naître. Ils nous cracheront dessus, ils ricaneront, mais il serait pire de se trahir, c'est-à-dire de vivre au pays où le vacarme des vivants étouffe la musique des morts, et de pactiser avec la tyrannie de l'Adolescence éternelle. Il faut se méfier de Shakespeare, il faut se méfier de Kafka, mais aussi d'Hemingway, de Richard Millet, de Victor Hugo, de tous les écrivains, et plus généralement de tout le monde, surtout des hommes. Ils en veulent à la grammaire, à leurs parents, à la nuance, aux lois, au sens même, c'est-à-dire à tout ce qui n'est pas eux, à tout ce qu'ils n'ont pas choisi ; il n'y a que la technologie qui les comble, car elle atrophie encore le peu qu'il leur restait de pensée, cette pensée qui leur pèse tant qu'on les voit s'en débarrasser précipitamment comme d'une affection honteuse. « Je suis l'essaim des bruits et la contagion. » Il est impossible de ne pas comprendre que le nœud du problème est la langue. De tous les désastres de notre temps, c'est au sein de celle-là, ou de ce qu'il en reste, que se nouent les périls les plus graves. Si l'on écoute ce qui se dit, si on lit ce qui s'écrit, ou qu'on est témoin d'un dialogue, quel qu'il soit, on est pris d'une véritable épouvante. C'est par là que tout a commencé, et c'est là que tout finira : les borborygmes sont l'avenir du genre humain. Il faudrait songer à condamner la bouche des hommes, on trouvera toujours d'autres moyens de les nourrir ! On se demande souvent pourquoi la littérature est désormais hors de propos, mais la réponse me semble pourtant évidente. Elle a besoin d'une langue, et si possible d'une langue commune, la littérature, c'est son terreau, c'est le terrain dans lequel elle va puiser ses ressources. Or le XXIe siècle est le siècle du démon ricanant qui a dispersé l'alphabet et la phrase aux quatre vents, qui les a déchiquetés de ses crocs pourris. Les trois millions de Français qui suivaient la dépouille du Père Hugo, même et peut-être surtout parmi les plus humbles, seraient épouvantés de l'état de la langue de France. Ça ne les ferait pas rire du tout. Il est absolument impossible qu'ils le comprennent, ou qu'ils l'admettent, j'en suis convaincu. 

« Il y a maintenant en Europe, au fond de toutes les intelligences, même à l’étranger, une stupeur profonde, et comme le sentiment d’un affront personnel. » Victor Hugo parle de Napoléon-le-Petit, mais on pourrait comprendre autre chose. L'affront personnel que je ressens, moi, en tout cas, c'est celui qui est fait partout, et quotidiennement, à la langue, à la langue de France, qui est sans doute notre patrimoine le plus précieux et le plus essentiel — mais on trouve plus de défenseurs des fromages au lait cru (dont je fais partie, faut-il le dire !) que du français. Une amie m'apprenait hier que l'adjectif « malaisant » était désormais dans le dictionnaire ! Je me suis amusé à rédiger une liste (certainement lacunaire) des mots et expressions que je ne supporte pas, qui, chaque fois que je les lis ou entends, me rendent hystérique. La voici :

Post, C'est-vrai-que, Info, Expo, Ce-midi, Bouquin, Point-barre, (les) Mamans, (les) Papas, À-l'international, En-interne, Perso, En-responsabilité, Épisode-neigeux, Envoyer-du-lourd, Mégenrer, Mettre-dans-la-boucle, Distanciation-sociale, Mes-équipes, Au-final, De-base, À-la-base, En-capacité-de, Sur-comment, Je-vous-partage, En-présentiel, En-vrai, Genre, Au-jour-d'aujourd'hui, Ça-passe-crème, Dinguerie, De-fou, De-ouf, Frérot, Répé [pour « répétition »), Du-coup, On-va-pas-se-mentir, Sympa, Impacter, Sur-(Paris, France, etc.), Région(s) [à la place de « province »], (les-)Territoires, Porter-un-projet, Dans-la-vraie-vie, Faire-sens, Que-du-bonheur, Résilience, Lâcher-prise, Celles-et-ceux, Capter, Décrypter, J'avoue, Crush, Franchement, Date [accent anglais], Checker, Conséquent [pour « important », « grand », « gros »], Bien-évidemment, Lunaire, (le-)Narratif, (l'-)Agenda, Décrypter, Grandir [dans « il faut grandir »], Scud, Se-sortir-les-doigts-du-cul, Goncourable, Haut-potentiel (HPI), Ordi, Ya-pas-de-sujet, Exactement, Comme-je-dis-toujours, Coach (Coacher), Déconnecté, Dissonance-cognitive, Disruptif, Challenger [le verbe], Plutôt-pas-mal, In/cro/yable, Top, Nickel(-Chrome), Belle(-journée), Douce(-nuit), En-PLS, Pépite, Se-la-Péter, Galérer, (c'est-)Mission-impossible, (c'est-)Plutôt-pas-mal, En [mairie, Creuse, terrasse, rue], Sur-zone, (le-)Game, En-mode, Pas-que, Derrière [pour « après »], Sécuritaire [pour « sûr »], Mature [pour « mûr »], Qualitatif, Gourmand, Qui-va-bien, Kiffer, (sortir de sa-)Zone-de-confort, Iconique, Mythique, Tsunami [dans le sens de « bouleversement », « tourmente », « chaos »], Malaisant, Ascenseur-émotionnel, Aller-venir [deux verbes parfaitement inutiles ajoutés au verbe effectif : « On va venir solliciter le muscle douloureux »], Aller-pouvoir [id., « on va pouvoir appuyer sur le tendon »], Laisser [encore un verbe inutile : « Je vous laisse choisir le vin »], Par-contre [« Je vous laisse choisir le vin, par contre »], Atypique, Hors-normes, (un égo-)Surdimensionné, De-Moi-à-moi, ProcessFun, Bosser, Tacler, Booster, Faire-le-job, On-s'en-bat-les-couilles, Pas-faux, (la-)Ref [« J'ai pas la ref »], Soupçonneux ou Suspicieux [pour « suspect »], De-suite [pour « tout de suite »], Courrier [pour « lettre »].

Elle donne une bonne idée du désastre en cours, mais elle ne suffit pas, bien sûr. Elle est même très insuffisante, car la catastrophe a atteint les couches les plus profondes du logos. Plus personne ne comprend plus personne. Dès qu'on se risque à parler, ou à écrire, ou à lire, on sait sans aucune hésitation possible qu'on va au-devant de graves problèmes. C'est devenu la trame incessante des jours, le leitmotiv qui nous rappelle à l'ordre vingt fois dans la journée. Voici ce que ça peut donner, au rayon charcuterie du supermarché dans lequel je fais mes courses : « Quatre tranches de poitrine fumée, d'1/2 cm d'épaisseur, s'il vous plaît. — Plutôt minces ou plutôt épaisses, les tranches ? — 1/2 cm d'épaisseur (je joins le geste à la parole). — Oui, mais plutôt minces, ou plutôt épaisses ? — … » Encore n'est-ce là qu'un exemple « soft » et à peu près dépourvu de conséquences. Syntaxe (au premier chef), vocabulaire, orthographe, grammaire, contresens, barbarismes, inconséquences logiques et formelles, méconnaissance de la signification des expressions traditionnelles, ignorance manifeste de la ponctuation, mépris de la forme, le constat est plus qu'accablant, il est désespérant, et il ne fait que confirmer le paysage désastreux (politique, historique, social, civilisationnel) qui s'impose à nous de tout côté ; il lui donne un aspect total, inéluctable et définitif. Aucune échappatoire en vue : la cohérence, intimidante, est bien trop grande ! Entre la langue et les mœurs, la langue et l'intelligence, la langue et l'urbanité, la langue et la logique, il y a plus qu'une analogie ou des affinités. La réplique est saisissante, on pourrait presque parler de mimétisme. Notre contemporain se regarde dans le miroir, et, à la place où naguère se trouvait sa bouche, il aperçoit des poings serrés. La seule certitude de nos temps incertains, c'est celle-là. Nous avons capitulé, nous avons abandonné le langage aux barbares, qui se repaissent de ses reliefs. Nous sommes passés du siècle de Victor Hugo à celui d'Aya Nakamura. C'est assez violent. 

Hugo parle de « l’encre, cette noirceur d’où sort la lumière », il parle de « l'essaim des bruits et la contagion », il est le champion de l'infini qui ne demande qu'à se répandre parmi nous, l'infini qui troue le papier, la voix, qui passe de main en main, qui habite la caresse et la terreur, le désir et la violence, les ténèbres et la tendresse, cet infini dont personne ne veut parce qu'il est une vérité aveuglante et désespérante, éternelle. Au réveil, ce matin, j'écoutais la célèbre chanson « Ton style ». Et tout à coup j'ai compris. Quand Léo Ferré dit « c'est ton cul », quand il prononce ces mots, à sa manière inimitable, on entend, j'entends le mot pour la première fois. C'est toujours la première fois que j'entends le mot « cul », depuis l'adolescence, quand nous écoutions cette chanson rue du Lac, avec Martine, Yves, Christine, et Sonia ou Nadia, et que nous étions amoureux les uns des autres, amoureux désespérés et frigorifiés, brûlants et absolus, amoureux divins et ridicules. Cinquante ans plus tard, ils ne disent toujours rien, mes compagnons, mes camarades stupéfiés, mes petites amies intrépides et naïves, impatientes et fiévreuses. Leur cul, elles l'ont donné, montré, caché, dérobé, repris, oublié parfois, quand l'infini parmi nous venait sangloter en ami très fidèle. C'était la solitude, que nous découvrions alors, mais nous ne comprenions pas ce que ce mot recouvrait — et c'était heureux. Le cul, la solitude et l'infini : ça sort du noir et de l'ennui. Quand je suis allongé dans ton lit, dans tes odeurs, les mots sont tous des mots que j'entends pour la première fois ; et toi tu n'as rien dit. Tu pleures seulement comme pleurent les bêtes. Nous marchions dans les rues froides, à la nuit tombée, en hiver, et nous ne disions rien, comme les étoiles, comme le dieu qui nous regarde sans nous maudire. L'incroyable, l'inattendu, la chaleur des filles, leur joie, parfois, la marée haute de leurs larmes, leurs silences si profonds et si doux, tout cela nous appartenait, et c'était notre solitude, la vraie, la contagieuse ; nous voyions à travers la nuit, à travers l'ennui et les corps blancs, à travers cette mémoire qui était en train de se composer silencieusement. Où êtes-vous, mes très-chéries ? Où es-tu ? Mon effroi est infini, il ne me quittera plus, maintenant que j'en suis revenu aux commencements et que mon esprit lentement s'en va rejoindre les fantômes. « Quand imagination et perception coïncident, l'âme prend feu. »

« L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement. L’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. » Nous n'avons que le choix de la solitude et de l'obscène, en passantC'est ta plaie, c'est mon sang. C'est la vérité. Mais sa lumière est illusoire, comme moi

samedi 6 mai 2023

Sollers

 


Il vient de mourir. Sollers, c'est d'abord un nom : tout entier art (rusé, habile). Sollers, c'est d'abord une gueule, une allure, une certaine désinvolture, et surtout une voix. Sollers, c'est d'abord une longue partie de ma vie. J'ai beaucoup aimé la voix de Sollers, que j'ai écouté à la radio avant même de connaître sa figure. Je me rappelle ses apparitions au Panorama de Jacques Duchâteau, que je guettais avidement. C'est Christine, je crois, qui me l'a fait connaître, quand j'avais un peu plus de vingt ans. Elle lisait Paradis, ce livre rouge, à plat ventre sur le divan de la maison en Bourgogne, le chat sur son dos, et comme elle était plus cultivée que moi, j'ai voulu savoir à quoi ressemblait ce livre au titre ahurissant. Ah non, je me trompe, c'est Paradis II, qui avait une couverture rouge. Paradis, lui, était encore publié aux éditions du Seuil. Et je me trompe encore, car elle me l'avait offert pour Noël, ce livre, que je viens de retrouver, et sa jolie écriture, en décembre 1982. « (…) vers l'aveugle-né valse freloutée lesbielle mumelle taffetics de torse s'engantant l'ouaté ça n'en finit pas pour elles de se redouter et de s'y complaire et de s'y soustraire et d'y ajouter leur pétale arqué (…) » Elle parle de ses mouillettes, Christine… Quelles mouillettes ? Sollers, c'était aussi et surtout un certain rapport à l'érotique. « Ici, on ponctue autrement, et plus que jamais, à la voix, au souffle, au chiffre, à l'oreille ; on étend le volume de l'éloquence lisible. » 

Pourquoi pas une histoire mais cent mille histoires ? Pourquoi pas ? Une histoire cent mille et freloutée… Ici-là-maintenant et pour toujours ailleurs. Pourquoi pas le paradis ? On l'a connu. J'avais la sale manie, quand j'étais jeune, de toujours ôter la jaquette des livres que j'achetais. Je voulais que les Gallimard soient tous pareils, nus dans leur principe, et j'ai jeté la jaquette rouge de Paradis II. J'aime énormément, j'en ignore la raison, les livres édités au Seuil, dans ces années-là, et spécialement ceux de la collection “Tel Quel”. Eux aussi étaient simples, presque arides. Fond blanc et bordure brune. Cette sobriété janséniste me séduisait infiniment. Tel Quel… Voilà ! C'est ça, le commencement. C'est bien Tel Quel. On voulait voir le monde tel qu'il était, et je me rappelle avoir lu, relu et relu, ce volume, format de poche, comment s'intitulait-il déjà, à l'intérieur duquel on trouvait des textes de Derrida, le premier Derrida, ah oui, c'est ça, Théorie d'ensemble, Michel Foucault, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet, Jean-Louis Baudry, Pierre Rottenberg, Jean-Joseph Goux, Jean Thibaudeau, Denis Roche, Jean Ricardou, Jacqueline Risset, Jean-Louis Houbedine, le texte de Derrida, La Différance, avec un a, m'avait donné du fil à retordre, et j'avais adoré retordre ce fil-là. La poésie doit avoir pour but… Ah, ce Marcellin Pleynet, comme il nous aura divertis, quand il passait à la radio. La poésie est inadmissible, et d'ailleurs elle n'existe pas, c'est Denis Roche qui parle. Tout était possible, en ces années-là, croyez-moi ! Possible et inadmissible. C'est ce qu'on ne peut plus faire comprendre aujourd'hui. J'ai été mot parmi les lettres… C'était un petit monde, si vous voulez, oui, mais de ce petit monde sortaient par moment des éclats d'intelligence et de lumière qui nous tenaient en haleine, des éclats arrachés à ces esprits et à ces corps. Nous avions le sentiment de vivre dans un printemps perpétuel : Éros et culture se tenaient par la barbichette et nous faisaient danser. Et puis le jazz, et puis cette sensation inoubliable d'un monde qui s'ouvre pour nous seuls. Tel quel ! La poésie quotidienne dont j'aimerais donner une idée s'écrivait en soulevant des liasses de prose et en les laissant retomber dans la poussière du soleil, comme des billets de banque. Et je faisais la même chose en musique, alors, sans trop me poser de questions. L'Espagne, l'Italie, la France, la lumière portée de New York et le corps des femmes nous chauffaient les sens et la pensée, nous étions branchés sur une même vague harmonique et atonale. En ce temps-là, je croyais encore qu'il fallait tout comprendre et tout connaître, et que j'avais le temps, que c'était une raison suffisante d'habiter le monde. C'est cette langue que nous parlions. Écoutez la Suite espagnole, d'Albeniz, écoutez Ionisation, d'Edgar Varèse, écoutez la Sinfonia de Luciano Berio, et son Larorintus II, écoutez le Michel Portal Unit des années 70, écoutez Steve Potts et Mingus, l'XTet et le New Phonic Art, écoutez Djamchid Chemirani et Nusrat Fateh Ali Khan, écoutez Cecil Taylor et le Brotherwood of Breath de Chris McGregor, Miles Davis bien sûr, et les Mantra de Stockhausen, et les préludes pour piano de Maurice Ohana, et voyez tout ce monde englouti qui remonte à la surface comme si c'était hier… On a le cœur qui déborde, ce matin ! C'était un monde sans frontières entre la littérature et la musique, sans pause entre la liberté et la joie, entre l'invention et la solitude, entre l'amour et le temps. Impossible à expliquer. 

Voilà. Pour moi, Sollers, c'est d'abord, surtout et toujours l'envie de lire (je ne dis pas le besoin). L'envie d'aller voir les écrivains. Pas leurs palais ni leurs chaumières, mais leurs liasses de papier, leurs brouillons, leurs stylos et leur machine à écrire, leur table et les fenêtres devant lesquelles ils se tiennent immobiles. Ce qui se trouve sous leurs textes. De nous tenir un instant près d'eux, dans leur chambre. J'ai envie de citer ce passage de Femmes :

« Je m’étonne toujours de constater à quel point ils ou elles ont peur d’être seuls… Alors que, pour moi, c’est depuis toujours le plaisir fondamental, les yeux ouverts du petit matin vide, la soirée qui n’en finit pas, la beauté insensée des murs… J’aime manger seul au restaurant ; j’aime rester seul trois jours sans adresser la parole à personne… J’aime sentir le temps passer pour rien, n’importe où, dormir, dépenser le temps, me sentir le temps lui-même courant à sa perte… Je suis là, encore un peu là, et un jour je ne serai plus là, je boucle doucement sur moi ma place dans la bande dessinée, la rapide atmosphère ambiante… Je me sens de passage, agréablement, simplement, je n’ai pas peur… Tout le malheur des hommes est l’impossibilité où ils sont de demeurer seuls dans une chambre ? Oui, avec Pascal sur la table de nuit, ça devrait suffire, cependant, pour la grande nuit du séjour parmi les hommes… Café très fort, whisky, tabac, radio… Et vogue la plage ! Et plane le temps ! De temps en temps, je loue une chambre d’hôtel, pas loin de chez moi… Je vois tout comme si j’étais en visite dans le coin où j’habite, j’ai l’impression de venir faire une étude après ma mort sur ma vie dans la région… » Et puis aussi, dans Carnet de nuit : « J'étais le dernier paragraphe, son ondulation, sa modulation. Surpris, navré, amusé de me retrouver quand même avec un corps, alors que j'étais passé de l'autre côté : dans l'air, entre les phrases. » Vous me dites que ce n'est pas de la grande littérature ? Je suis d'accord. Ce n'est pas de la grande littérature, mais ce “Carnet” m'a aidé à vivre, et j'en avais fait une sorte de bréviaire secret. Mozart n'est jamais loin. J'habitais à Paris dans un très bel appartement qui était devenu une sorte de tanière magique. J'avais beau être entouré, j'y ai beaucoup souffert de la solitude, et Sollers m'a parlé à l'oreille. Ça n'avait pas de prix. Je crois bien avoir inventé sa littérature autant que je l'ai lue, et peut-être plus. J'aurais toujours une dette envers lui. C'est comme ça. Je me souviens d'une fois où Sophie était venue me chercher au train, à la gare de Lyon, il faisait beau et nous avions décidé de marcher jusqu'à notre appartement de la rue Villehardouin. En chemin, près de l'Observatoire, j'ai aperçu Sollers en train de lire à la terrasse d'un café. Je l'ai indiqué discrètement de la tête à Sophie et elle m'a immédiatement dit : « Oh ! Allons le voir ! » Mais non ! Jamais de la vie ! Je ne voulais pas le déranger. Il était dans l'infini, et nous, nous étions seulement à Paris. Un peu plus tard, j'ai mieux compris pourquoi mon amie voulait aller le voir. Un soir que nous étions en train de regarder la télévision comme un vieux couple las, l'habile Bordelais se montrait dans la petite lucarne, et Sophie, sans me regarder, prononça ces mots stupéfiants : « J'ai envie qu'il me baise. » Je crois qu'elle ne lui aurait pas déplu. 

La solitude et Sollers, donc, la curieuse solitude qui peut aussi bien nous tuer que nous amener au paradis. C'est compliqué, une vie d'homme ! C'est très simple et très compliqué. Je m'en aperçois par exemple quand je reprends un de ses romans (Portrait du joueur) et qu'il me tombe littéralement des mains. Comment ai-je pu aimer ça ? Ça me semble inconcevable, et pourtant… Mais je sais bien que le même phénomène pourrait m'arriver avec d'autres et je ne suis pas pressé d'en tirer des conclusions. C'est moi qui ai changé, et je ne crois pas qu'il faille s'en désoler. Il y a des saisons pour certains livres, pour certains écrivains, et puis les saisons passent, et nous passerons aussi. Je préfère ne me rappeler que les bons souvenirs, et ce que Sollers a fait germer en moi. Il aimait Mozart, il aimait Bach, il aimait le jazz, il aimait Argerich et Bartoli, et Gould, c'est déjà bien. Je ne l'ai jamais rencontré et c'est très bien aussi ; je ne l'aurais peut-être pas aimé, il ne m'aurait peut-être pas aimé. La solitude et la musique, entre nous, c'est ce qu'il y avait de plus précieux. Ça laisse des traces indélébiles. Même si je me sens un peu orphelin, aujourd'hui, sa mort me fait paradoxalement du bien. J'ai rouvert des livres, moi qui depuis quelques semaines avais la littérature en horreur ; j'ai rouvert des livres et j'ai reconnu la joie qui accompagne ce geste comme on reconnaît un vieux compagnon qu'on a essayé d'oublier en vain. Ça me console de bien des choses. 

Du double mouvement de la ponctuation invisible et de l'illisible saturé, il a su se tirer habilement en se cachant comme personne. Tous ceux qui disent le connaître mentent, très naïvement. Je n'ai pas cette prétention, mais j'ai l'impression aujourd'hui d'avoir marché un temps en sa compagnie, sans mots, sans phrases, comme on suit silencieusement une belle fille dans la rue pour savoir où elle habite. Heureusement, il m'a semé en chemin. Restent le désir et le mystère. Merci, Sollers ! Tu as étendu le volume de l'éloquence lisible. J'ai été mot parmi les lettres, peu importe ce qu'il en restera.

samedi 22 avril 2023

Callada

 


Il n'y a pas de meilleur compagnon que Federico Mompou pour qui aime se promener solitairement, l'après-midi, dans la nature gardoise. Lui seul laisse assez d'espace à l'esprit pour vagabonder, sans heurts et sans attente définie — il marche du même pas que le musard, sans rien lui imposer. C'est dans le calme que Mompou improvise. Il ne développe pas, il n'insiste pas, il ne raconte pas. Il ne connaît pas plus sa destination que nous ; il songe à nos côtés, comme une ombre pensive et fraternelle. Nous passons, lui et moi, dans le temps qui coule en nous. J'avance en direction de l'Absence. 

C'est le calme qui préside à nos pas, aux siens et aux miens. Quelques fragments de mélodie, ça et là, quelques accords posés comme au hasard, chansons oubliées, danses esquissées, je marche dans ses traces, dans les parfums du printemps, près de la terre déjà sèche, sous les chênes. Je croise des chevaux, des moutons. Ce n'est pas une musique de boulevard, pas une musique d'avenue, ni d'autoroute, c'est une musique de chemins où l'on marche seul, sur des pierres dures et coupantes, où chaque sentier est un désir nouveau, un désir paisible et doux. Ses motifs, il ne les cache pas, il ne les compose pas, il n'a pas l'ambition ample des symphonistes, il chantonne près de nous. 

Ces promenades d'après-midi sont une joie exaltante, solitaire et triste. On dirait que ce sont les derniers instants de bonheurs qui nous sont confiés. Il faut être là. Nous nous souvenons de la vie, des amours, des plaisirs, des douleurs, du temps qui a passé, et les nuages au-dessus de notre tête forment des pays étranges, aussi instables que notre âme. J'existe à peine. 

Je me perds dans la garrigue, ma solitude me porte ; j'ai l'âme légère, presque trop. Mes pas me détachent de la Terre. Un oiseau triste et léger me suit du regard : lui non plus ne me comprend pas. Je devine ses appogiatures, ses traits et ses arpèges. Il compose dans le ciel une mélodie silencieuse et transparente et dans les feuilles sèches glissent des serpents rapides qui n'ont pas peur de moi. Le chemin et le calme sont des mots frères. Depuis ma tête le son du piano descend vers mes mains que je laisse libres et innocentes. Le bonheur impensable qui me traverse nettoie mon âme. La pensée s'éloigne doucement, je la vois me quitter, ne fais rien pour la retenir. Mon cœur bat, lentement, calmement… Il fallait être là.