dimanche 4 septembre 2011

Allez ouste, du balai !


Tous les directeurs de salles, d'orchestres, d'opéras, le savent : malgré leurs actions, leurs opérations, leurs promotions en faveur des jeunes, leur public vieillit. Encore une génération à ce régime, et les salles seront vides. Déjà, l'élite est coupée de la musique. On peut être PDG, ministre, universitaire, directeur de journal, et ne pas savoir ce qu'est un allegro de sonate. «Autrefois, dit Daniel Barenboïm, les gens qui connaissaient la peinture de Picasso connaissaient aussi la musique de Stravinsky. Ce temps est révolu.»

Déjà, on est obligé de préciser : musique classique, jusques et y compris sur les ondes de Radio-Classique, comme si c'était un genre à part, et que musique tout court évoquerait plutôt la Star Ac. Déjà France-Musique est obligée de découper les concerts qu'elle diffuse pour intercaler des oeuvres qui détendent l'atmosphère : une heure et demie de quatuor à cordes, quelle horreur, passons un air d'opéra ! Déjà, les émissions de musique ont disparu des grandes chaînes de télévision, et France-Inter se contente de la petite heure de Frédéric Lodéon, qui ne diffuse que des bouts d'oeuvres, parfois des fragments de mouvements, parfois des fins de finales, pour que cela ait l'air gai, et dont le commentaire se résume à quelques anecdotes rebattues.

Bientôt les amateurs de musique auront leurs sites internet, leurs salles, leurs programmes, leurs journaux, comme les latinistes ou les amateurs de jazz. Et cela malgré le voeu du chef d'orchestre Jean-Claude Casadesus, qui veut rendre la musique à ceux qui disent «ce n'est pas pour moi», parce que le tissu français n'en est plus imbibé. Il est complètement sec. On a tout fait pour «amener les gens à aimer les grandes oeuvres», pour leur «ouvrir des portes». Ils ont passé la porte, et sont ressortis.

Bien entendu, les amateurs ne disparaîtront pas; mais ils vivront dans les catacombes de l'art, entre eux, bien cachés, et sûrs de leur dérisoire supériorité. Car la vie musicale française commence à ressembler à ces paysages siciliens entièrement pourris d'immondices, d'immeubles crasseux, de publicités, de béton sale : prenez la troisième à droite, roulez dix minutes, vous verrez le temple grec de Sélinonte, dans sa bulle de verdure. Ou là-haut le théâtre de Taormine, que vous atteindrez en vous bouchant le nez, à cause de la pollution. Il n'y a plus personne pour habiter vraiment les palais baroques de Syracuse, personne pour les admirer, si ce n'est la masse des touristes qui lèvent la patte dessus. En France, la musique était attaquée par les bords, le centre, le dessous, elle commence à l'être par le dessus : dis-moi avec qui ton président fricote, je te dirai qui tu es.

Elle a déserté ses deux terrains de prédilection : l'église et l'école. La liturgie s'est appauvrie jusqu'au grotesque : guitare, flûte à bec et cantiques atroces; les rares curés s'en fichent, et la masse des «fidèles» n'est plus une masse, mais un petit groupe clairsemé, qui fond à chaque décès. Quant à l'école, la dégringolade de l'enseignement musical est à pleurer. Les cours, s'ils n'ont pas totalement disparu, sont devenus de véritables caricatures. S'il reste ici et là un professeur compétent, fort et dynamique, un saint, la majorité des enseignants tente de sauver les meubles. On «enseigne» donc la chanson et le rap.

«Je pars de ce qu'ils connaissent, dit une jeune agrégée. Leur tomber dessus avec une symphonie de Brahms ? Ils décrocheraient tout de suite. Donc on étudie une chanson qu'ils ont entendue, et de là je peux m'écarter un peu, leur faire entendre un lied de Schubert, leur expliquer ce qu'est un rythme binaire ou ternaire, et petit à petit on avance.» On se demande ce qui se passerait en mathématiques si le professeur partait «de ce qu'ils connaissent». Il n'irait pas loin. Pour le professeur de musique, l'élève doit être apprivoisé (comme une bête sauvage), ménagé (comme un malfaiteur), courtisé (comme un client). Ce n'est plus de la pédagogie : c'est de la trouille. En sorte qu'au bout de quatre malheureuses années de collège, à raison d'une heure de cours par semaine, l'élève est rendu à son ignorance originelle, vierge de tout viol intellectuel. Les 37 heures annuelles qu'il aurait pu consacrer à la musique sont dilapidées. La seule chance de survivre, pour le professeur lambda, c'est le plaisir facile. Or la musique procure un grand plaisir, mais difficile, dans l'écoute comme dans la pratique, et qui ne se gagne qu'à force d'attention, d'exigence et de travail. En les abandonnant à «ce qu'ils connaissent», nous laissons les enfants en proie à l'ennui, au ricanement, au désespoir.

Après trente ans de travail dans la région de Lille, Jean-Claude Casadesus constate que la musique fait cesser la violence dans les écoles où elle est pratiquée, et insiste : «Nous n'en avons pas encore épuisé toutes les vertus thérapeutiques. Nous touchons quinze mille enfants par an; lorsque nous en plaçons à côté des musiciens en répétition, ils comprennent que nous recommençons jusqu'à ce que cela soit bien. C'est d'abord un hommage que nous rendons à leur dignité, et ils le sentent, et ensuite ils comprennent que l'accomplissement d'un désir passe par la discipline et la rigueur. Il y en a que la musique a sauvés.» Autrement dit, avec le plaisir facile, on ne les sauve pas, on les condamne.

Les ventes de disques sont un bon indice. Si la part du classique a fait un petit bondelet de 0,8% en 2006 par rapport à 2005, grâce aux intégrales a 99 euros, il se traîne tout de même à 6,5% du total, ce qui n'est pas grand-chose, surtout si l'on tient compte du téléchargement massif de variétés pratiqué par 2,3 millions de foyers français, lequel dope l'écoute mais ralentit les ventes, qui ont baissé globalement de 18%.
Pour une grosse compagnie comme Harmonia Mundi, dont le chiffre d'affaires a augmenté de 72% en dix ans, mais qui le réalise surtout dans la distribution de labels extérieurs (la production maison ne représente plus que 30% de son activité), la mise en place d'un nouveau CD, c'est-à-dire le nombre d'exemplaires achetés par les disquaires, a baissé de 30% en dix ans; pour une petite maison, comme il en a fleuri beaucoup, et d'excellentes, dans les années 1990, on tombe à une mise en place de 300 ou 500 exemplaires.

Jean-Paul Combet, patron d'Alpha, explique dans «Diapason» qu'il n'a mis en place que 1500 exemplaires d'un CD Bach, qui n'est pas le dernier des ploucs, dirigé par Gustav Leonhardt, qui n'est pas le dernier des manchots. A présent, un CD a du succès lorsqu'il s'en vend 1500 exemplaires hier c'était 3 000. Sylvie Brély, qui dirige Zig-Zag, avoue à sa suite : «Pour prendre un minimum de risques, les disquaires nous demandent des investissements promotionnels dans les magazines, à la radio. Au prix du papier dans la presse française, c'est une arithmétique périlleuse.» Pour survivre, ces petits labels ont dû «s'adosser à une nouvelle structure financière» (Alpha), ou «s'ouvrir à des associés supplémentaires» (Zig-Zag) .

Bien sûr, les écoles de musique et les conservatoires sont pleins. Bien sûr, il faut faire la queue toute la nuit pour inscrire un enfant dans un conservatoire parisien; et s'il n'y a plus de place en piano ou en flûte, on le mettra en tuba ou en basson. Mais c'est qu'ils sont très petits, ces conservatoires, et qu'il y a très peu de classes. Ils sont très pauvres - quoique rares et chers. Il est d'ailleurs aussi difficile d'y enseigner que d'y apprendre : la voie est bouchée des deux côtés. Et la résignation gagne du terrain; à la question «êtes-vous plus heureux de vos élèves qu'il y a vingt ans ?», un professeur du Conservatoire de Paris répond : «Je suis plus heureux parce que je suis moins exigeant. Quant à eux, ils ont pris conscience de ce qui les attend; ils seront profs...» Les professeurs de conservatoires municipaux («à rayonnement municipal», doit-on dire aujourd'hui), qui commencent à 15 euros l'heure (15 euros !), acceptent des cours particuliers, payés le double, et passent leur temps dans leur voiture ou dans le métro : «Ce n'est pas le pire, dit l'une. Le pire, c'est qu'après sept heures de cours on n'a plus d'énergie pour rien, pour travailler son instrument ou pour aller au concert. Dans certaines boîtes, il faut faire des concerts de professeurs, de la paperasse, jouer avec les élèves aux examens, parfois à l'autre bout du département, on est bon pour tout, on est des esclaves. Je ne vois plus mon fils, j'aime encore la musique, mais c'est un miracle.»

La relève viendra d'Asie. Les musiciens coréens, japonais, chinois raflent tous les prix internationaux. Leur formation est féroce, ils ont un niveau technique ahurissant, ne serait-ce qu'en Chine, où il y a 50 millions de pianistes... Une musicienne française qui revient de Taiwan : «Ils vous accueillent à bras ouverts, là-bas, les élèves se précipitent à vos cours, mais les messieurs qui vous signent des contrats vous font des petits sourires entendus. La musique est un marché comme les autres, et ils comptent bien l'emporter.» Actuellement, un étudiant sur quatre en classe de violon au Conservatoire de Paris est asiatique, un sur trois en piano.

Bien sûr, des manifestations comme la Folle Journée de Nantes ou certains festivals ont du succès. Mais ce sont des feux de paille : les onze mois suivants sont à peu près vides. A Nantes, on achète les billets au poids. Vous n'avez plus de «Truite» de Schubert ? Donnez-moi ce que vous avez, une «Belle Meunière», ha ! ha ! «Tout ce marketing qu'on fait autour de la musique, dit Daniel Barenboïm, repose sur une idée : vous n'avez pas besoin de la connaître, vous n'avez qu'à venir et prendre votre pied. Comme si l'auditeur n'avait rien à faire, ni à être concentré, ni à être préparé. Comme s'il lui suffisait de s'asseoir et de laisser agir la magie de la musique. C'est faux, c'est faux !»

Bien sûr, Jean-François Zygel remplit ses théâtres, investit la radio, la télévision et fait la une de «Télérama». Mais n'est-il pas la preuve que nous vivons dans un état de pauvreté musicale qui touche à l'indigence ?
Si l'école faisait son métier, tout le monde saurait par coeur ce qu'il raconte.

Bien sûr, l'audience de Radio-Classique monte lentement mais régulièrement (1,7% contre 1,6% à France-Musique, pour les derniers mois de 2007). Mais Radio-Classique ne diffuse que des petits bouts d'oeuvres, et seulement des tubes, présentés par des personnalités aussi proches de la musique que Johnny Hallyday l'est de Blaise Pascal, ainsi Nelson Monfort ou Carole Bouquet...

Bien sûr, il est difficile d'avoir des places à l'Opéra. Mais pour y voir quoi ? Et dans quel but ? Les maisons d'art lyrique, dont Boulez disait qu'il fallait «les brûler», ont toujours fasciné les classes moyennes : les costumes (sur scène et dans la salle), les stars, les balcons, d'où l'on se zieute... La satisfaction de pouvoir dire : j'y étais... Et de pouvoir se dire : j'en suis. Cela dit, les opéras de province sont menacés de baisses de subventions.

Restent les stars, qui remorquaient le grand public. Mais les vedettes n'existent plus dans le classique : il y a bien une Hélène Grimaud, qui va jusqu'à poser pour des pubs de bijoux parce qu'elle est elle- même une parure, mais il n'y a plus de Menuhin, de Karajan, de Horowitz, qui réunissent sur leur nom à la fois le succès public et l'estime des connaisseurs. Bien sûr, les chanteurs d'opéra ont un nom qui dit quelque chose au grand public, Cecilia Bartoli, Roberto Alagna, mais à côté de Callas ou de Fischer-Dieskau... Non, le monde du classique n'est plus capable de produire ses vedettes. Un Kissin, un Sokolov remplissent les salles, mais combien de Français seraient capables de dire s'ils jouent du piano, du violon ou du cornet à pistons ? D'ailleurs, Alagna est-il ténor, baryton ou basse ?

Jacques Drillon
Le Nouvel Observateur, 14 février 2008

Est-on triste, dépité, déprimé, abattu ? Ah non, alors, on est joyeux, et comment ! Qu'on en finisse une bonne fois pour toutes avec cette vieille histoire. Ça n'a que trop duré. La "musique classique" ? À mort ! Au bûcher, la musique classique, aux poubelles de l'histoire ! La musique se meurt ? Mais tant mieux ! Qu'elle crève, cette charogne ! Qu'on l'achève, qu'on lui tire une balle dans la tête ; elle ne va pas en plus nous imposer son agonie obscène, cette sale bête ! Franchement, qui s'en affligera ? Elle passerait là, devant vous, que vous ne le reconnaîtriez pas, ne faites donc pas semblant de vous tordre les mains. Alagna, c'est joli, comme nom pour des glaces, ou des pâtes. Bartoli, je vois une ligne de sous-vêtements, pour les femmes qui ont des formes (qui mangent des pâtes). Et pour ce qui est de l'affaire Callas, il me semblait qu'elle était réglée depuis longtemps, mais il est vrai que j'ai cessé de lire les journaux.

De toute façon, si un Jean-François Zygel est désormais le Maître des maîtres, concernant la musique, c'est que tout cela ne valait pas la peine de lever un poil d'oreille.

Sacré


Aux jeunes postulants qu'on lui amenait pour entrer dans sa classe du conservatoire de Saint-Petersbourg, le grand maître Leopold Auer demandait toujours : "Est-ce toi qui veux faire du violon, ou ta mère ?" Si l'enfant répondait : "C'est moi." Auer ne le prenait pas. S'il répondait que c'était sa mère, il était accepté dans la classe du pédagogue. Les motivations des enfants changent souvent, mais le désir d'une mère est inflexible, appliqué à son enfant.

(à Jacques Le Trocquer)

samedi 3 septembre 2011

La Dramaturgie en jean


« Lorsqu'elle traversera vos chambres avec des couteaux de boucher, vous saurez la vérité. » (Heiner Muller)

« Le festival de Cannes sera mauvais. » (Guy Debord) Ce qui était vrai dans les années 50 est encore plus vrai aujourd'hui. Le festival de Cannes est, par définition et par destin, mauvais, et il le sera toujours. Un festival qui accueille si généreusement les Sami Naceri de tous bords, et qui sans doute ferait un triomphe à Yannick Noah, s'il lui venait à l'idée de s'intituler acteur, comme il s'est intitulé chanteur et homme de bien, est forcément un festival de la connerie et de la laideur. La connerie monte les marches, chaque année, comme un seul homme. Dommage que l'ascenseur social soit en panne, ce moment grotesque et d'une coruscante vulgarité serait plus vite passé si ces tristes bouffons pouvaient s'envoyer en l'air en appuyant sur un bouton, au lieu de traîner en route et d'encombrer le passage. Je suis absolument pour les mines anti-personnel dans tous les festivals de Cannes. Autant nous avons envie de susurrer à l'oreille de nos "jeunes" qu'ils n'ont qu'à prendre l'escalier, pour arriver, autant ces merdeux décorés nous semblent bons pour un monte-charge collectif et rapide, du genre de ceux que Sarah Winchester aurait pu imaginer dans sa maison aux esprits. Qu'on les attire là-bas une bonne fois pour toutes, qu'on les fasse monter, monter, et encore monter, qu'ils crèvent le plafond de leur palais, qu'on les envoie dans le Grand Nuage de Magellan, avec une caisse de champagne et des petits fours de chez Fauchon, ils ne se rendront même pas compte qu'ils ne sont plus sur Terre, puisqu'ils n'y sont jamais réellement.

« Être à Cannes »… Dans ces trois mots se résume à peu près toute la vulgarité de l'après Société du Spectacle. Quand on pense qu'il y en a que ça fait rêver… Ces heures de boucan, de parfums mélangés, de bagnoles m'as-tu-vu et de décolletés désespérants seraient donc le rêve de milliers de Français ? Je pense à toutes les épilations précipitées, à toutes les ruptures, à toutes les scènes de ménage, à toutes les crises de nerf, à tous les désespoirs, à toutes les larmes et les rires nerveux que ce petit voyage de Paris à Cannes aura suscités, et je m'en réjouis énormément. Le festival de Cannes, c'est un peu notre tout-à-l'égoût social, mais un tout-à-l'égoût à ciel ouvert, un tous à l'égoût qui coule au milieu de la cité, comme au Moyen Âge. Nul ne doit en ignorer, chacun doit en sentir les effluves dans son salon, c'est cela la démocratie qui gagne, non pas que chacun puisse espérer le meilleur pour lui, mais que le pire soit partagé par tous, sans possibilité de s'en préserver. Odeur de merde pour tous, ou bien rien ! Internet, c'est tout à fait ça : vous vous croyez à l'abri derrière vos murs, vos frontières, vous croyez avoir fermé vos volets, vous pensez qu'une fois venu le soir, vous pouvez tirer un trait sur le monde et avoir la paix ? Le monde vient à vous, jusque dans la chambre des enfants, il palpite, il clapote, il déborde, il suinte. Les yeux et les oreilles ouvertes en permanence, voilà le beau cadeau que nous a fait la merveilleuse technologie. Un bruit ininterrompu, lancinant, indifférent, la théorie infinie des bits s'est installé dans votre intimité exactement comme la merde courait dans les rues du Moyen Âge. Il faut faire avec. Le mari veut tirer un coup ? Impossible, maman est sur son blog. Même les scènes de ménage ont du plomb dans l'aile : on continue à s'engueuler, parce qu'il faut bien se raccrocher à de vieux schémas, mais on sent bien que le cœur n'y est plus. La web-cam pourrait reproduire la chose dès le lendemain en Corée ou en Estonie, le fiston pourrait nous faire un procès… La barbe !

« Être à Cannes », aller au Carnaval de Rio, écouter les Tambours du Bronx, faire du Vélib, traîner sur Facebook, se faire incinérer, se faire une toile entre potes, courir voir la dernière expo au Grand Palais, tweeter, tchatter, texter, respecter l'afemme-et-les-minorités, éclectiser, bloguer, se mobiliser, investir, on voit bien que nos contemporains aiment marcher en groupe, faire les mêmes choses au même moment, aimer les mêmes choses, détester les mêmes choses. Ils n'ont jamais été aussi conformistes, aussi soumis à l'ordre, grégaires et moutonniers, que dans ces temps où chacun pense se conformer absolument à son propre désir. C'est ça qui est très fort. C'est là qu'on s'aperçoit que la Technique a permis quelque chose que les plus terribles des régimes politiques du XXe siècle n'arrivaient pas à obtenir : la soumission volontaire. C'est de gaieté de cœur (semble-t-il) que nos "mutins de Panurge" empoignent la techno-cravache qui les fait ressembler aux pénitents chrétiens des vieux siècles dont ils aiment tant à se gausser. Ils leurs ressemblent fort, la laideur et la veulerie en plus, mais ils ont cassé tous les miroirs qui leur permettraient de le savoir ; leurs miroirs à eux n'ont plus qu'une seule fonction, celle qui consiste à se trouver très beaux en toute circonstance. Leurs maîtres, s'ils existent, n'en reviennent sans doute pas de tant d'empressement à se soumettre au licol. Quelle drôlerie, quand y pense : nous avons "fait la révolution", en 1968, pour obtenir toutes les libertés, et ce qui vient en droite ligne de cette révolution est une époque où la soumission atteint à une sorte de perfection. "Plutôt rouges que morts", disait-on alors, et le résultat est : rouges, morts, serviles, prosternés (prostrés), dociles, binaires. Comment des jeunes gens assoiffés de liberté ont-ils pu se muer en spectateurs-du-festival-de-Cannes ? Sans doute parce qu'ils n'aimaient pas la liberté autant qu'on voulait bien le penser. Comment peut-on donner à penser qu'on aime la liberté quand on aime le rock, la pop music, le reggae, et pour finir, la techno et le rap ? On pourrait évidemment essayer de croire que le festival de Cannes s'est transformé, qu'on est passé du festival de Cannes au festival des Connes, ces mêmes connes avec lesquelles on s'entretient tout à fait sérieusement, comme si elles avaient eu une fois dans leur pauvre vie la moindre, je ne dis même pas importance, mais la moindre utilité. (Que les quelques féministes égarées (mais c'est un pléonasme, une féministe étant par définition "égarée") ici ne s'offusquent pas trop vite : je dis connes en englobant les mâles, qui sont aussi des connes, et peut-être même les connes par excellence.) Mais non, le festival de Cannes ne s'est pas dégradé en un potage de vermicelles pour minets dégénérés, il l'a toujours été, et il est l'un des axes selon lesquels se meuvent les troupeaux affolés de nos déjà toujours vieux Festivus. Je crois qu'il s'agit d'une des artères principales de la circulation petite-bourgeoise.


Il existe désormais à la radio une émission quotidienne que je trouve merveilleusement emblématique de la situation — qu'on hésite à appeler "culturelle". Elle s'appelle Le Rendez-vous, et c'est Laurent Goumarre qui la présente, le soir à sept heures. Ces gens-là sont les enfants du Festival de Cannes. Ils font partie de ce monde qui consacre forcément deux semaines d'antenne à parler d'une manière exhaustive du festival de Cannes. Le contraire leur paraîtrait inconcevable. Mon ami Laurent Dramaturgie Goumarre a du talent, et son émission, je n'hésite pas à le dire, a du talent. Je l'écoute régulièrement, elle me fascine. Elle me fascine parce que tout dans cette émission nous dit : « Votre monde est caduc, votre monde est (du) passé, il est derrière nous, nous qui sommes le monde d'après. » Ces jeunes gens ont si bien couru (ce ne sont pas eux qui ont couru, bien sûr, mais leurs parents) qu'ils ont laissé le vieux monde derrière eux, qui n'essaie même pas de se rattraper lui-même. En cela ils sont bien les héritiers de 68, ces jeunes gens aux mains dans les poches. Soir après soir, Mathieu Conquet, je crois, le "spécialiste-musique" de l'émission, convoque là de très grands pianistes "classiques", des chanteuses de ce qui ne s'appelle plus "variété" (mais qui en est, et qui est même de l'avariété), des sopranos, des barytons, des rappeurs, des groupes de rock, de post-rock, de néo-rock, de reggae, de salsa, de tango, de fado, de hip-hop, de funk, de "métal", de métal décadent, de turbo-funk, etc. C'est fascinant. C'est fascinant parce qu'il s'adresse, ce Mathieu Conquet, à tous ces gens, ô combien dissemblables, pense-t-on, de la même manière. Qu'il reçoive Anne-Sofie von Otter ou Cindy CyberCrotte, il leur parle le même langage, il a la même déférence, la même bienveillance, et surtout, la même connaissance de "leur travail", de leur carrière, de leur vie, de "leurs problématiques vocales", de leurs problèmes existentiels, de leurs "philosophies". Ils sont, ces nouveaux "producteurs", extraordinairement renseignés. J'imagine que chacun de ces "artistes" doit se sentir très bien reçu, et il l'est, la plupart du temps, pris séparément, il n'y a pas grand-chose à lui reprocher, à ce brave Mathieu Conquet (ah si, un piano déplorablement enregistré, qui sonne comme une épouvantable casserole ! Les pauvres pianistes, s'ils s'écoutent, après coup, doivent être bien dégrisés*…). C'est l'impression d'ensemble qui est sidérante, terrifiante. Ces gens-là, les animateurs de l'émission, ont parfaitement réussi leur coup, il faut leur reconnaître ce talent : avec eux, nous sommes de plain-pied dans le monde d'Après, ce monde où les hiérarchies, les frontières, ont été définitivement abolies, à tel point abolies qu'on a peine à se rappeler qu'elles ont existé un jour. Ils réussissent tout simplement parce que pour eux tout cela ne fait aucun doute, aucun pli. On a donné un grand coup de fer à repasser sur la nappe de l'art, du temps, de l'histoire : tout est propre, droit, lisse, sans solutions de continuité, d'une seule pièce, d'un seul tenant. Ils ne portent pas les blouses blanches qu'on aurait pu imaginer de la part de pareils équarrisseurs, mais c'est seulement parce que le Jean en tient lieu. Ils sont les enfants réussis du 1984 d'Orwell. Nous avons rendez-vous avec la Lune, avec ce monde lunaire, ce monde que tout en nous voulait éviter, qui est pire que la mort, puisqu'il est une mort dans la vie, une mort paisible, cool, propre, sympa, une mort couchée, grise, une mort qui jamais, jamais, ne pourra aimer un Beethoven, un Schumann, quoi qu'elle en dise. Le résultat de cette mort sympathique est qu'il est devenu impossible de faire une différence réelle entre Anne-Sofie von Otter et Cindy CyberCrotte. On les confond presque, et même tout à fait, certains jours. Les jeunes gens qui animent l'émission s'y entendent pour les faire parler de la même manière, pour leur faire proférer à peu près les mêmes discours, l'effet est garanti, ce sont des virtuoses. Un autre résultat, plus inquiétant encore, celui-ci, est l'apparition d'une nouvelle race d'artistes, qu'ils contribuent à fabriquer très efficacement. Si les mélomanes avaient déjà muté, et depuis quelques années, nous avions encore, jusqu'à présent, des pianistes "classiques" qui écoutaient (au moins principalement) de la musique "classique". J'avais déjà connu, il y a quelques années, de ces jeunes musiciens "classiques", parfois très bons, qui écoutaient beaucoup de "musique" (c'est-à-dire tout ce qui n'en est pas), et qui d'ailleurs en étaient très fiers, mais ils étaient relativement exceptionnels. Mais nous n'en sommes plus là, dorénavant, Laurent Dramaturgie Goumarre et ses amis nous présentent des pianistes "classiques" qui jouent aussi (autant, sinon plus, que Beethoven ou Debussy) de "la musique électro" ou d'autres choses du même acabit. Tout cela, apparemment, cohabiterait sans heurts sous les nouveaux crânes de ces néo-humains. Il s'agit bien de mutation, et nous ne faisons qu'entrevoir où celle-ci va nous conduire. J'imagine Arrau, Cortot, et même Pollini, à qui l'on demanderait si, en bis, ils ne pourraient pas nous jouer le dernier tube techno à la mode. Mais bien sûr, on ne leur demandera jamais, et pas seulement parce que les deux premiers sont morts. J'en déduis que Pollini est en sursis, en coma dépassé, comme nous. Ce qui passionne Laurent Goumarre, par exemple, lorsque Leif Ove Andsnes se présente face à lui, est "quelle est la dramaturgie qui pour autant a présidé à la composition de [son] programme". Et tous, journalistes comme pianistes, de sembler parfaitement à l'aise avec les trente deux sonates de Beethoven ou avec l'opus 25 d'Arnold Schönberg : pour un peu, on croirait vraiment qu'ils les écoutent tous les jours, et qu'ils sont incollables sur la musique spectrale… Le communisme avait pour ambition de dépasser la société de classes, et je crois bien qu'il a réussi, contrairement à ce qu'on nous soutient tous les jours, seulement ce ne sont pas seulement les classes sociales qui ont été "dépassées", transcendées, laissées dernière nous, mais toutes les catégories de l'ancien monde, y compris le sexe, comme on le voit depuis peu. Quand un monde a perdu ses antagonismes, ses (vraies) différences, sa (vraie) diversité, donc ses lignes de force, il convient de "réactualiser" le tout par un artifice, et c'est que Laurent Goumarre appelle la dramaturgie, je crois, et c'est ce qu'il réussit magnifiquement à mettre en scène, sur-le-fil-de-l'actualité, chaque soir, sur "France-Culture".

Bien que tout le monde s'en réjouisse, je n'en doute pas une seconde, je frémis en pensant à ces "nouveaux musiciens" qui continueront pourtant à nous interpréter l'opus 111, comme si de rien n'était… Et l'opus 111 nous aurons bien, en effet. Personne ne verra la différence…


(*) Dans ce petit détail du piano enregistré avec un son "pop", même quand le musicien joue les Kreisleriana, réside peut-être le dernier indice qui trahit leur véritable culture. Mais je suis certain que ce léger "défaut" (ultime scorie du réel qui tente de s'incruster…) sera bien vite corrigé, car le mal dont je parle à propos des mélomanes et des musiciens, on ne voit pas pourquoi les ingénieurs du son (ou les metteurs en onde) n'en seraient pas eux aussi victimes, et les victimes très consentantes, on s'en doute.

vendredi 2 septembre 2011

Nuits d'été



Klavierstück 3 opus 8 de Carlos Roque Alsina (1965)


En ce temps-là (…), nous n'avions pas de mots assez durs pour la musique rock, pop, enfin toute la lie binaire qui nous semblait être le comble de la bassesse et de la bêtise sonore, sans savoir que ce n'était rien, mais alors rien du tout, en comparaison ce qui allait venir, la techno, le rap, etc.

Imaginez un peu : Luciano Berio écrivait en 1968 une des œuvres majeures de la musique, sa Sinfonia. Qui s'en souvient, aujourd'hui ? Qui écoute encore sa merveilleuse Sequenza pour piano (1966) ? Pesson, Greif, Hersant, Schnittke, Reverdy, Dusapin, Dutilleux… Quand les Camusiens parlent de musique contemporaine, voilà les noms qui leur viennent à l'esprit. On ne parle qu'en tordant la bouche du "vieux Boulez", et l'on affirme sans états d'âme que "personne n'écoute Stockhausen ou Webern [et même Schoenberg !] pour le plaisir" ! Duteurtre est passé par là, bien sûr, mais il y a bien chez Renaud Camus (et donc chez ses épigones) ce goût pour l'antimodernité à l'œuvre dans la modernité. Plutôt Chostakovitch que Stravinski, plutôt Poulenc que Baraqué. L'on n'hésite même pas à opposer Berg à son maître et à son condisciple ; seul il aurait fait de la musique, quand les deux autres n'auraient fait que des équations… J'ai même lu dans le dernier tome du Journal que « les Enigma Variations sont (…) à mettre sur le même plan que les Métamorphoses de Strauss ou la Sommernacht de Schoeck. » Les bras m'en tombent ! Elgar est sans conteste un excellent compositeur, et ses Enigma certainement une œuvre magnifique, l'un des sommets de son œuvre avec les Sea Pictures, mais enfin, le "mettre sur le même plan que Strauss" (ou au moins le Strauss de cette œuvre-là) me paraît à peine croyable. Et je ne parle même pas de Schoeck et de sa très jolie Sommernacht. "Jolie" est bien le mot qui convient à cette pièce inspirée et bien écrite, certes, pleine de poésie et qui comprend de très beaux moments, mais qui est vraiment à mille lieues d'une page comme les Métamorphoses. J'ai vraiment du mal à croire qu'on puisse ne pas entendre le colossal abîme qui sépare Strauss des deux autres compositeurs. Debussy, Schönberg (celui de la Nuit, justement), Dvorak, et bien sûr Strauss, s'entendent trop dans cette Sommernacht, pour qu'on en puisse juger avec les critères qui nous permettent d'aborder les grands chefs-d'œuvre du répertoire. Si les Métamorphoses sont l'Himalaya de cette époque-là (et ça ne fait aucun doute pour moi), la Sommernacht me fait plus penser au Mont Ventoux. Snobisme ? Intellectualisme exacerbé ? Oui, sans doute, un peu, mais aussi et surtout peut-être, goût de l'histoire, de ce qui fait le "fond de sauce" du temps, ce qui permet justement aux génies d'éclore dans une époque donnée. J'ai mis très longtemps à comprendre qu'il était important de connaître les petits maîtres afin de mieux entendre les grands, qu'on ne perdait rien, au contraire, à observer et à détailler les contreforts d'une montagne, que celle-là ne s'en détachait ensuite que mieux, et qu'il devenait possible d'en suivre certaines arêtes jusqu'en leurs justifications et résonances profondes. Cela n'empêche pas qu'il me paraît tout à fait symptomatique de notre époque de ne plus savoir distinguer les dénivelés, en art comme ailleurs (à l'instar des dates, en histoire, pour les étudiants d'aujourd'hui, qui ont cessé d'être les points de repères qu'elles étaient naturellement pour nous). J'ai toujours essayé de penser que "tout se tenait", et j'y réussis de mieux en mieux. Quelques pages plus loin, dans le même livre de Renaud Camus, je lis qu'il n'aime pas Haydn, que les symphonies de Mozart l'ennuient, et qu'il lui « arrive de [se] demander si les deux quatuors de Janacek ne sont pas les plus beaux de tous les quatuors. » ! Je ne parviendrai jamais à m'entendre tout à fait avec quelqu'un que « les symphonies de Mozart ennuient », et qui n'aime pas Haydn. Comment aimer la musique si l'on n'aime pas Haydn ? C'est sans doute possible, mais quelle tâche ardue et quasiment contre-nature ! Haydn est presqu'aussi important que Bach, pour la musique qui a suivi, et je ne vois décidément pas comment faire sans lui (mais il est vrai que de nos jours on aime beaucoup traverser la Manche à la nage quand on est amputé des deux bras)… Et s'il y a bien un domaine (le quatuor) où les (vrais) chefs-d'œuvre se comptent par dizaines, c'est bien celui où Mozart, Haydn, Beethoven, Debussy, Ravel, Dvorak, Schubert, etc., ont eu quelques unes de leurs plus éclatantes réussites. Il n'y a rien qui m'irrite plus que ces gens qui vous parlent à l'envi des "derniers quatuors de Beethoven", qui font des gorges chaudes du 14e quatuor (par exemple), et qui semblent tout à fait ignorer les fabuleux quatuors de l'opus 59 ou l'opus 95, ou même ceux du début, je ne parviens pas à croire ceux qui prétendent aimer la Cavatine mais ne parlent jamais de l'adagio du Razoumovsky en fa majeur. On va me dire évidemment que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, et que Renaud Camus a bien le droit d'avoir les goûts qu'il a, ce qui est l'exacte vérité. Le problème (assez mince, j'en conviens) est que Renaud Camus a des lecteurs, et que ces lecteurs (sans même parler de mon copain Sansano qui voulait se shooter au Berwald, tout juste sorti de Moustaki) vont croire qu'écouter les quatuors de Janacek en boucle va les amener directement au paradis des in-nocents, au Nirvana des mélomanes. J'ai toujours dit que Renaud Camus avait une excellente oreille, je n'ai pas changé d'avis, et c'est bien pourquoi je ne comprends pas ces myopies étranges et qui me troublent. Cela fait partie de ces choses qui arrivent parfois à vous faire douter… Et si tout cela n'était que du flan ? Conviendrait-il, à cette lumière-là, de remettre en question tout le reste ? Bien entendu, la réponse est non… vingt-trois heures sur vingt-quatre. Au-delà du camusisme, le problème est infiniment plus aigu, j'oserais dire douloureux. C'est tous les jours, et avec la Terre entière, et plusieurs fois par jour, que je le constate. Tel qui, sur Facebook, ou sur son blog, ou ailleurs, vous parle volontiers de Flaubert, Montherlant, Proust, Pascal, Homère, Tolstoï, Nietzsche, Platon, Barthes, Cioran, peut parfaitement (et quand je dis qu'il peut, c'est une figure de style, car il le fait quatre-vingt dix-huit fois sur cent) vous expliquer que pour lui la "musique" c'est les Rolling Stones ou Georges Brassens ou Barbara ou Sting. En général il ajoute Gorecki ou Pärt, et Mozart (ou Janacek (ou Ligeti)), parce qu'il est malin (ou au contraire très bête), mais ça ne change rien à l'affaire. Peut-on faire confiance (même sur ses lectures, précisément sur ses lectures) à quelqu'un pour qui "la musique" c'est Sting ou les Beatles ? Pourquoi la musique est-elle l'art le plus mal loti à notre époque ? Pourquoi est-elle, et de très loin, l'art le plus méconnu, et finalement le plus méprisé ? Comment les choses ont-elles pu se transformer si rapidement ? Je suis assez âgé maintenant pour me souvenir des années 60, et même 70, où le pourcentage de ceux qui auraient fait ce genre de réponses aurait été le même (98%), mais dans l'autre sens. Pour tous ceux qui lisaient Saint-Simon et Balzac et Stendhal, "la musique", c'était Mozart, Bach, Beethoven, Schumann, Schubert, et quelques autres. Bien sûr que mon père écoutait "de la chanson", bien sûr que ma mère raffolait de Carlos Gardel, mais, précisément, ça n'a rien à voir, ça n'avait rien à voir ! Quand on parlait "de musique", on savait de quoi l'on parlait, et si l'on parlait de "musique classique", il était bien question de Haydn ou de Mozart, pas de Mahler. Comment la vie pourrait-elle être la même, comment cette vie pourrait-elle avoir ce qu'on nomme bêtement "les mêmes valeurs" quand plus personne ne sait ce que c'est que "La Kreutzer", quand plus personne n'en a "la morale" en tête ? Car il s'agit bien de cela. Il y a une morale de la musique, et tout particulièrement, je le crois, de la musique classique (celle qui va, donc, en très gros, de Bach à Beethoven). Tout, dans la musique, dans la vraie musique, dit la construction de l'Homme, sa tenue, sa posture, sa philosophie, et son horizon. C'est la raison pour laquelle il faudrait toujours se méfier d'un philosophe sourd. La musique nous tenait debout. Plus que l'instruction civique, et sans doute autant que le catholicisme. Et il n'est aucun hasard dans le fait que le catholicisme se soit défait au même moment de sa liturgie, et de sa musique, sa très grande musique. Il avait mis des siècles à passer d'une musique horizontale (le Grégorien) à une musique verticale, et l'horizontalité (mais d'un autre genre) a tout emporté en quatre décennies, le jour où les mots ont perdu leur sens, et le jour où les musiques extra-européennes (en plus du rock) sont arrivées chez nous. Était-ce inéluctable ? Je n'en sais rien, mais, comme toujours, la musique a dit la vérité, bien avant tout le monde, bien avant les sociologues et les philosophes. Le trop fameux métissage, terreau de la décivilisation dont nous voyons les effets aujourd'hui, a commencé dans ces années-là, dans la musique, et nous y avons tous activement participé. Durant trente ou quarante ans, tout le monde était très excité par ce vent soi disant frais venu soi disant d'ailleurs, parce que les vieilles structures mentales, historiques, esthétiques, psychologiques, étaient suffisamment et profondément ancrées en nous pour que le désastre passe inaperçu. Le cerveau est toujours en retard sur le corps. Étranges années, où nous ne percevions que les échos favorables de la catastrophe en cours… Il faudra un jour que des courageux nous expliquent comment l'on est passé de Grotowski à Pascal Rambert, de Pierre Schaeffer à Jean-Michel Jarre, par exemple, en très peu de temps, et avec cette chose inouïe qu'on a eu l'impression que la même substance ne faisait que changer de flacon. Qu'est-ce qui "a fait masque", qu'est-ce qui a déguisé la réalité, qu'est-ce qui s'est interposé entre elle et nous ? Je crois que nous avions acquis une certaine forme de vitesse — vitesse industrielle, vitesse historique, vitesse sociale, vitesse artistique, surtout, vitesses qui nous venaient peut-être paradoxalement des deux guerres passées — qui nous a interdit de nous arrêter, de nous retourner, d'observer, d'écouter. Nous étions grisés par une certaine forme de puissance et c'est à l'ombre de cette puissance que notre faiblesse a grandi silencieusement en proportion.

La boulézite qui, de 1950 à 1980, a emporté toutes les énergies et toutes les subventions l'a bien un peu cherché, c'est vrai, mais on peut dire que le retour de manivelle est violent, et guère moins totalitaire. Ce que permet, ce que devrait permettre la distance acquise d'avec les périodes héroïques de ce qu'on nomme la musique contemporaine est un peu plus de sérénité dans le jugement. Je me souviens parfaitement de ces années 70, où il était inconcevable (inconcevable pour nous, je veux dire) d'écouter autre chose que la musique qui se faisait à Darmstadt ou Donaueschingen, celle qui venait en droite ligne (ou à peu près, car ce n'est pas si simple), ou en tout cas le proclamait, des trois Viennois cités plus haut. Prononcer le nom de Marcel Landowski, et même ceux de Jolivet, Ohana, Dutilleux, était risqué, et vous exposait à des sanctions, au minimum à des sarcasmes. Je me rappelle avoir programmé un trio de Schnittke en 1995 et m'être alors attiré la commisération apitoyée d'un ami compositeur : « Quelle drôle d'idée ! » Dès qu'on décelait dans la musique une onde, même ténue, de tonalité, on devait détourner pudiquement les oreilles. Même chose pour la pulsation qui devait être impossible à repérer, sous quelque forme que ce soit — ce qui ne manque pas de piquant, car qui n'a jamais constaté que la plus grande complexité rythmique ressemble parfois, et même assez souvent, à la plus plate simplicité, à l'oreille. Philippe Hersant était mon voisin, rue Joseph de Maistre, à Paris, et je me rappelle avec honte avoir eu légèrement pitié de ce compositeur décadent, tout juste "bon à faire de la radio"… Bref, nous aussi nous avions nos heures-les-plus-sombres et des oreilles de plomb.

Pourtant, je ne regrette rien. La musique sérielle, avec son aridité névrotique, avec son totalitarisme de pacotille, nous avait purgé à la fois des sirops wagnériens et des bluettes françaises. Il faut se rappeler que Boulez disait, à propos des trois petites Liturgies de son maître Messiaen, que c'était « de la musique de bordel ». Je ne sais pas si à l'époque il avait entendu la Turangalîla-Symphonie, juste un peu postérieure, car ce n'est même plus de la musique de bordel, la Turangalîla, c'est Hollywood-en-Dauphiné ! Messiaen serait sauvé par ses Quatre Études de rythme, mais enfin on l'aurait à l'œil, et la rechute serait toujours possible. Il y a eu ce moment extraordinaire, qui a très peu duré, où les trois immenses compositeurs de cette génération, Berio, Boulez, Stockhausen, auxquels il faudrait ajouter Nono, Pousseur, et même, brièvement, John Cage, ont été sur la même longueur d'onde, avant de se séparer définitivement. Il faut avoir vu et entendu Boulez analyser Zeitmasse de Stockhausen pour saisir l'espèce de chair commune qui pouvait nourrir ces gens-là, au milieu du XXe siècle, et l'exaltation furieuse qu'il y avait dans cette petite communauté à inventer un nouveau langage. J'imagine que ces quelques mots paraissent ridicules, aujourd'hui où l'on est revenu de tout, et où la seule beauté tient lieu de sauf-conduit, quand ce n'est pas le triste hochet de l'original et, plus triste encore, du concept. Le suprématisme s'est dégradé en ridicules expositions paresseuses de carrés blancs sur fond blanc, les pompiers ont remplacé les sorciers, tout en gagnant beaucoup d'argent. Mais on ne peut pas dire que les dodécaphonistes ont su thésauriser et s'installer dans un métier et une ascèse si durement acquis. La voie, trop étroite, s'est refermée très vite, la mine avait livré ses quelques diamants, mais refusait à ses prêtres une vieillesse confortable et placide. Le gris est l'une des plus belles couleurs qui soient mais il n'est pas donné à n'importe qui de travailler dans ces gammes-là. Bien sûr, une œuvre comme les Structures pour deux pianos était une impasse, mais combien est admirable un musicien qui va jusque là, quitte à reconnaître ensuite qu'il s'est fourvoyé. Boulez aurait-il pu écrire Répons s'il n'avait pas composé le Marteau sans maître ET les Structures ? Je ne le crois pas. Je garderai toujours beaucoup de tendresse pour le Marteau, même si j'écoute avec plus de plaisir les deux Dérive ou Sur Incises. La folle exigence de ces années-là n'aura pas été vaine : faire passer par le chas d'une aiguille tout Wagner, Mahler, Strauss, Bruckner, était non seulement nécessaire mais c'était aussi une idée de génie. Je plains ceux qui n'écoutent pas Webern (disons le Webern des Variations opus 27) avec le même plaisir qu'un hyper-romantique (ce qu'il est). Il faut entendre que des Gurrelieder du maître aux Bagatelles opus 9 du disciple, c'est la même braise qui brûle les nerfs. Pour qu'elle brûle longtemps, il faut la couvrir de cendres : Webern voulait obtenir la même radicale intensité que ses maîtres, il l'a fait en soustrayant, car il était devenu difficile d'ajouter, après les post-romantiques allemands. Plutôt que de la musique de tableau-noir, c'est une musique de trou-noir, qui attire irrésistiblement la lumière et le son à l'intérieur d'elle-même, et n'en laisse paraître que l'écho furtif, trace infiniment suggestive de la puissance dévastatrice qui gronde en son centre.

mercredi 31 août 2011

Exaspération-s


Je partage à peu près toutes ses exaspérations, et même son goût pour l'exaspération (si l'on peut dire). Le seul problème est qu'on est vite exaspéré par l'exaspération des autres.

mardi 30 août 2011

Problèmes d'époque(s)


J'apprends, en lisant Parti pris, qu'Ida Rubinstien a « commandé en 1913 un livret à Oscar Wilde » pour un ballet, Salomé, qu'elle « monte cette année-là ». Si j'ai bien compris, c'est à Alex Taylor qu'on doit cette monstruosité, ce qui est très loin de m'étonner. À peu près au même instant, on m'informe, au téléphone, que le magasin Artis, d'Alès, "ouvrira ses portes le 1er septembre à dix-neuf heures".

J'ai une envie pressante de demander à Philippe Muray un petit texte pour une mélodie que je projette d'écrire, mais j'avoue que j'hésite encore, car Goethe me tente aussi, seulement on me met en garde : ce dernier serait difficilement joignable.

Je pense que Borges a une grande responsabilité dans tout ça, à moins que ce ne soit le patriarcat. Là encore, j'hésite…

samedi 20 août 2011

Le détour de Rome, comme tel


Ce matin, sur Facebook, je lis cette phrase, reproduite à partir du "Discours de Rome", de Lacan : « La psychanalyse, est un gay savoir. » Non, ce n'est pas le "gay" qui m'intéresse (quoi qu'il y aurait évidemment beaucoup à dire à ce sujet !). Je fais remarquer à ceux qui reproduisent un extrait de ce texte, commençant par cette phrase, donc, que cette virgule, entre le sujet et le verbe être qui suit immédiatement, est tout de même un peu étrange. (En lisant la phrase, on entend parfaitement, c'est au moins la vertu de cette ponctuation idiote, la vocalité de Lacan, et ses "respirations" qui n'en sont justement pas. Mais là n'est pas la question, et quand on écrit un texte, eût-il été prononcé lors d'une conférence, il n'y a aucune raison (aucune bonne raison, parce que des raisons, il y en a, précisément) d'écrire cette ponctuation qui ne ponctue rien, du point de vue de la syntaxe.) Que me répond-t-on alors ? « La ponctuation, c'est une respiration, à prendre comme telle ;-) » [C'est un psychanalyste qui parle]

Les trois points sont de moi. Ces gens-là sont censés être capables de penser, être à l'écoute (c'est-à-dire avoir un peu d'oreille), et surtout, me semble-t-il, connaître et savoir manier la langue, puisque la psychanalyse (surtout lacanienne) ne passe que par le langage. Tous les jours, je remarque que les plus petits signes (et la ponctuation est l'un de ces signes) disent des choses énormes sur ceux qui ne s'entendent pas parler. Respiration, vraiment ? Bizarre, Cher Cousin, bizarre ! Quand Lacan faisait ce genre de pauses qui n'ont aucun rapport ni avec la syntaxe ni avec un besoin physiologique (reprendre son souffle), il regardait par-dessus ses lunettes, il envoyait un double signe à son auditoire : je fais ce que je veux avec la langue et je vérifie que ma toute-puissance supposée vous tient sous le charme. C'était l'un des très nombreux détours qu'il imposait sans cesse à ses disciples au cas, assez improbable pourtant, où ceux-là auraient eu l'inconscience de croire comprendre une phrase faite d'un sujet, d'un verbe et d'un complément. Ce n'est pas son souffle, qu'il reprenait au cours de ce genre de détour, c'est le souffle des auditeurs qu'il tenait en état d'inquiétude. C'est un truc d'orateur, et d'orateur, en l'occurrence, intelligent, compositeur, improvisateur, et pervers. Quand les disciples reproduisent (des décennies après la mort du maître) les tics et les trucs du maître, sans comprendre ce qui produit ces tics et ces trucs, qui plus est en passant d'un régime oral à un régime d'écrit, on peut légitimement avoir toutes les inquiétudes du monde en confiant à ces gens-là ne serait-ce qu'un secret d'alcôve.

Il y a pas mal de psychanalystes sur Facebook, qui mettent des photos, des musiques, des citations et des références, afin qu'on puisse avoir d'eux une "image" (les inconscients !). Allez les regarder, prenez un moment pour ça, vous verrez, c'est affligeant, et ça en dit beaucoup plus long sur la psychanalyse et sur les psychanalystes que tous les discours de Rome ou que toutes les plaques professionnelles sur les portes de Paris ou d'ailleurs. À prendre comme tel. Tous les chemins mènent à Rome, à condition de ne pas regarder les panneaux de signalisation.

vendredi 19 août 2011

Où l'on se découvre une ascendance fameuse !


Fabuleux Gen Paul… Je ne me lasse pas d'écouter et de regarder ces hommes-là (et ces femmes, bien sûr). « On fréquentait d'la ballerine, quoi. On avait le sens de l'esthétique. Autant fréquenter des ballerine que des boniches, c'est tout de même mieux, hein ! » Comme on le comprend, nous qui avons traîné dans les vestiaires de l'Opéra, et dont les corps des danseuses nous ont toujours ravi. « Et alors… Moi j'les prenais comme modèles… Puis lui, il les prenait… Il les massait, lui ! »

Francus chez les Implosants


Francus essaie d'être un toutou, mais sa nature est celle d'un rhinocéros. Son habit craque de partout, même boutonné jusqu'au collier. Il est comme le scorpion qui traverse la rivière sur le dos du crocodile et ne peut s'empêcher de le piquer au milieu des flots. Toujours cette furieuse passion d'en être, qui rend les êtres si étranges… à eux-mêmes.

jeudi 18 août 2011

H


En lisant Parti pris, le journal de Renaud Camus de l'année 2010, je retrouve étrangement ma petite mère (pourquoi étrangement, ce n'est pas si étrange…). Ces histoires de portes claquées, qui agacent tellement de monde (pas les portes claquées, mais le fait qu'il en parle tout le temps) parmi même les lecteurs religieux de Renaud Camus, moi je les comprends parfaitement. Parfois, je vais jusqu'à me dire que si j'ai aimé R., c'est parce qu'en parlant, la plupart du temps, elle chuchote. Les portes claquées, les talons qui claquent sur le sol, surtout dans les hôpitaux, ceux qui klaxonnent (quel verbe merveilleux !) pour un oui ou pour un non, ceux qui mettent la musique ou la radio ou la télé suffisamment fort pour que les voisins en profitent, les parents qui laissent crier leur progéniture dans les lieux publics (et même à la maison), ceux qui font hurler le moteur ou les pneus de leur voiture en partant de chez eux le matin, et ne parlons même pas des mobylettes (ah, les mobylettes !!!), ceux qui font du bruit au concert, ceux qui parlent fort dans le train, et ne parlons même pas du portable (ah, le portable, cette engeance absolue !!!), je les hais. Non seulement je comprends parfaitement ces histoires de portes, mais je comprends parfaitement que ce soit un des thèmes centraux dans l'écrit de Renaud Camus. En écrivant cela, j'entends distinctement (je peux comprendre ses paroles) mon voisin, l'avocat, qui parle dans son jardin, pourtant situé à plus de cent mètres de là ! C'est tellement parlant (c'est bien le cas de le dire…) que ce soit un avocat (et je ne parle évidemment pas de la profession, mais de la classe sociale) qui se comporte de cette manière-là. Sa femme est charmante et bien élevée, pourtant. (J'ai des preuves de ce que j'avance là, puisqu'en écrivant, je suis en train d'enregistrer, comme je le fais souvent le matin, au jardin).

Quand j'habitais place des Vosges, à Paris, et que j'avais comme voisin immédiat Maurizio Pollini, il m'était impossible de me faire comprendre de ma concierge — une femme pour qui j'avais beaucoup d'affection, une Portugaise au nom prédestiné, pour une concierge ayant des pianistes dans son écurie, Anna Cruz — en refusant d'ouvrir mes fenêtres, durant l'été. « Mais on ne vous entend jamais jouer ! » me disait-elle gentiment, en m'encourageant à "faire profiter de la musique" les habitants de la cour. Jamais je n'aurais pu faire une chose pareille, bien sûr, et pas seulement quand Pollini était là, ce qui heureusement était rare. (Alors, je ne touchais plus du tout mon piano…)

Quand nous étions enfants et que nous allions au restaurant avec nos parents, les tables (rares, très rares, faut-il le dire) où les convives parlaient à voix haute étaient immédiatement l'objet d'une forte suspicion de notre part, et de la part de tout le monde, je crois bien. Aujourd'hui, ce serait l'inverse : mais pourquoi chuchotent-ils, ceux-là, ils ont quelque chose à se reprocher, sûrement ! Oui, ils ont bien quelque chose à se reprocher : ils n'ont pas envie d'être pris pour des sans-gêne, ce qui est en soi, aujourd'hui, quelque chose de louche, sinon d'éminemment répréhensible. En effet, ceux que nous appelions jadis les "sans-gêne" étant devenus en quelques décennies les parangons de la juste manière de se tenir, il est tout à fait normal que les rares qui n'aiment pas les nouvelles manières passent pour des empêcheurs d'être-comme-on-est, au-naturel, et incarnent à leur tour l'anomalie, l'étrange, le "pas naturel".

Je me souviens d'un épisode pénible, qui m'avait mis en porte-à-faux vis à vis d'un ami cher, chez qui je passais une soirée, à Paris, dans le XIIIe arrondissement. Il y avait là quelques intimes, parmi lesquels une majorité de musiciens, l'un d'eux sortant d'ailleurs d'un concert du "Philhar", comme il aimait bien dire afin qu'on n'ignore pas qu'il en était. Mon ami, excellent hautboïste, et individu pourtant doté d'une profonde sensibilité, mettait la musique si fort que j'avais osé émettre une timide protestation, disant qu'on allait déranger les voisins (il ne devait pas être loin de minuit), à quoi il m'avait répondu que "ça n'avait aucune importance", et, joignant le geste à la parole, et sans doute dans le but de me faire une gentille "blague", il avait encore poussé le volume de l'ampli. Ce soir-là, j'ai compris que certaines choses étaient impossibles à dire en certaines compagnies, ou qu'on pouvait les dire, et qu'il fallait les dire, sans doute, mais qu'on n'avait aucune chance d'être entendu. On se sent très seul, dans des moments comme ceux-là.

Il y avait autrefois, mais peut-être est-ce toujours le cas, des panneaux de signalisation en forme de H, près de hôpitaux français, qui signifiaient qu'il fallait éviter autant que possible de faire du bruit dans ces parages. Même si ces panneaux existent toujours, je suis absolument certain que plus personne n'en connaît la signification, ou s'il la connaît, lui accorde la moindre importance. Ce H est pour moi hautement significatif, pourtant. L'humanité est un vaste hôpital où les gens souffrent, plus ou moins, et c'est plus que jamais vrai, car l'hôpital est le lieu central de nos sociétés : on y naît, et, désormais, on y meurt. Le sacré qui a déserté les églises a trouvé refuge dans les hôpitaux, mais quel refuse, quel pauvre refuge, saccagé, menacé, attaqué de toutes parts, par la bêtise, la vulgarité, l'indifférence et la déculturation terrifiante de ceux qui y officient autant que de ceux qui viennent "en visite". S'il y a un lieu où les portes et les talons claquent, c'est bien dans les hôpitaux, où presque tous les pensionnaires sont autant sensibles au bruit (enfin ! a-t-on envie de dire méchamment) que Renaud Camus.

Il me semble, mais je peux me tromper, que les amateurs de musique contemporaine (j'ai en tête la première sonate pour piano de Boulez) comprennent mieux que les autres la vertu essentielle du silence. Quand on a aimé, et travaillé, les Variations opus 27 de Webern, par exemple, on voit la vie différemment, j'en suis persuadé, et, en particulier, on envisage autrement l'économie du son dans les relations humaines. Renaud Camus parle dans ce tome de son journal, je ne sais plus où, d'une sorte de "festival du Silence" ou de quelque chose, en tout cas, où celui-ci, le silence, serait le luxe suprême, où l'on pourrait le goûter à loisir durant quelques heures ou quelques jours comme la denrée rare qu'elle est devenue. C'est une merveilleuse idée, dont devraient s'inspirer peu ou prou tous ces affreux festivals d'été où le bruit est l'invité d'honneur. Mais je rêve…

Je m'avise tout à coup que ce H (celui des hôpitaux, du silence, donc) signifie en notation musicale allemande la note si… Le même si que celui de la Messe de Bach, que celui de la Sonate de Liszt, et peut-être surtout celui de Wozzeck, le plus terrifiant si de toute la musique, et que cette note est la première syllabe du vocable "silence"…

À Pauline, à Glyne, mes Corses généreuses et discrètes

lundi 15 août 2011

Nationale 7


Allaitement et ramadan, compatibles ? Guerre civile et lait cru, compatibles ? Dijon Bourdier et im-pensable, compatibles ? Facebook et transpiration, compatibles ? Ne cherchez pas, je suis le seul à poser les bonnes questions.

La France est en pente, pas lente. Dans les descentes, il faut se délester, jeter le superflu, le Sens est déjà assez fatigué comme ça, et courir le pantalon sur les chevilles n'est pas donné à tout le monde, même quand il s'agit de faire plaisir aux minorités majeures. La Grand'Messe fraternitaire s'accommode des restes du Grand Repas chrétien parce que ses fidèles ignorent tout des aliments qu'ils ingurgitent avec la gloutonnerie indifférente du débutant. Ils n'en reconnaissent pas les contours, ils les prennent pour les créations arte povera d'une nouvelle cuisine destinée à passer très vite, sans imaginer un seul instant qu'avant d'être ces reliefs aux formes étranges, ces quelques figures rachitiques étaient habitées d'un feu et d'une pensée grandioses. Les sans-mémoire d'identité qui peuplent nos nations ont vaguement le sentiment que "ça leur rappelle quelque chose", mais ils préfèrent en situer l'origine en une quelconque terre vierge et sauvage car c'est plus conforme à leur camelote mythologique. Ils sont prêts à embrasser toutes les religions sauf une, la leur, parce que c'est la seule capable de faire sortir l'homme du religieux, et qu'ils ne le supportent pas. Dans le fond, ces soi-disants athées ou anti-religieux ou laïcards ou républicains ou socialistes, en fait tous ceux qui s'aspergent matin et soir de progressisme, ont moins de différences avec les punaises catholiques, protestantes ou musulmanes qu'avec ceux qui les ont précédés en notre vieille France, fille aînée de l'Église

Écoutez-les parler, par exemple, avec ce vibrato si reconnaissable dans sa moiteur sexuelle, des "printemps arabes". Comme l'on sent bien la turgescence qui pointe sous la robe de bure du Citoyen universel ! Enfin, tiendraient-il un début de commencement de cette Vérité-en-marche qui n'en finit plus de se faire désirer ? On avait failli attendre ! Comme le ridicule est mort depuis belle lurette, on ne risque plus rien à se tromper, dans un monde qui urine sans répit depuis ses lanternes éternelles. Facebook, c'était cool, la Bloge c'est fun, mais soudain trouver dans la vraie vie des figurants qui veulent bien jouer avec nous sous les caméras du monde entier, c'est tout de même autre chose ! Les intermittents du Spectacle de chez nous ne valant rien, et les distances ayant été abolies ainsi que les dogmes et les frontières, on va délocaliser Hope Factor et aller s'éclater avec les jeunes forces vives de l'Europe-du-sud, qui feront écho à leurs semblables, le grand Autre en dissémination perpétuelle qui bat le pavé chez nous. Nous qui avons connu l'Hiver yougoslave, l'automne tchécoslovaque et l'été indien, un printemps, fût-il arabe, ne nous tourne pas les sangs, d'autant qu'il n'est pas dit que l'avenir du socialisme soit derrière nous, tant notre Europe nous paraît de plus en plus devoir en réaliser la part la plus sombre. Ce que l'URSS a échoué à imposer à ses citoyens rétrogrades et grincheux, l'Europe va vous le faire aimer : Quand on utilise avec allégresse cette métaphore du "printemps", il faut se rappeler que naguère certains voulaient créer un "homme nouveau". Vous pensiez qu'Europa était fille de Beethoven, Montaigne, Dante, Shakespeare, Debussy, Verdi, Rembrandt, Cervantes, Watteau, Berio ? Pour savoir, savoir sans illusion, ce qu'est l'Europe aujourd'hui, il faut aller dans une de ces boîtes de nuit de la côte d'Azur où "l'élite" dépense 900 000 euros en une soirée. Entre DJ, putes et maquereaux, Europa, assourdie par les milliers de watts de la-scène-créative-contemporaine, se fait toute petite : tout le monde a compris que c'était une pauvre vieille fille ridée et craintive, qui n'est là finalement que pour rassurer ceux qui l'ignorent, en leur prouvant complaisamment qu'ils peuvent tout lui faire, dans la plus complète impunité. Car ce qui caractérise avant tout notre temps, c'est la compatibilité de tout avec tout, tant "la faute de goût" a été définitivement éradiquée, et jusqu'à son souvenir. Quand on a tout balancé par-dessus bord, quand on vient nu comme le nouveau né, quand la mémoire est une cire fraîche en laquelle toutes les odeurs et toutes les fables s'incrustent comme des sans-gêne, quand l'Histoire est récrite chaque jour comme le prévoyait Orwell, sans résistance aucune, occupés que nous sommes à faire la fête, alors les Monstres peuvent débarquer parmi nous, incognito, sans que personne ne songe même à leur demander qui ils sont, d'où ils viennent, et ce qu'ils ont à nous dire. D'ailleurs il importe peu de leur demander ce qu'ils ont à nous dire, puisque nous le savons déjà : nous appartenons à une espèce tombée, et ces monstres ne sont que les habitants du pays qui est au bas de la Pente. En réalité, ce ne sont pas eux qui sont chez nous, mais nous qui nous sommes rendus chez eux.

J'essaierais bien de prétendre qu'entre Nationale 7, Douce France, La Folle complainte et Y'a d'la joie, Charles Trenet avait écrit l'histoire qui nous occupe, à sa façon tendre, laconique et discrètement ironique, mais je sens que vous allez encore hausser les épaules…

dimanche 14 août 2011

Béta-bloguant


Il se pseudonymise Corto74 mais on peut lui trouver bien d'autres noms. Il est d'une impressionnante sottise mais il est toujours gentil, ou presque, ce qui oblige les propriétaires des blogs sur lesquels il va déposer ses commentaires toujours consternants à le remercier, à plaisanter avec lui, à lui taper dans le dos et à lui resservir à boire. Il a un blog lui-même, bien entendu. En le lisant, les premières fois, on se demande comment il faut prendre ses interventions, si c'est du lard ou du cochon, mais on cesse très vite de se le demander : c'est lard et cochon, il prend tout, il donne tout, notre brave Corto. Heureusement, il est homo, ce qui lui donne, semble-t-il, dans ce corps caverneux où règne la bêtise, une certaine autorité, une compétence, une identité, un profil, un feeling, une touch, un rapport à, toutes choses qui encouragent aujourd'hui les crétins à l'ouvrir à peu près sur tous les sujets. En cela, Corto est une espèce de parangon de la démocratie terminale. Il ne veut pas qu'on l'oublie. Il a son mot à dire. Il est là. C'est un citoyen. Il a un avis. Il pense que. Il n'aime pas que. Il voudrait. Il aurait pu. Il possède un savoir, une culture, une préférence (ou des préférences), enfin, vous voyez ce que je veux dire. On le croirait fabriqué à la chaîne, et d'ailleurs je pense que c'est un peu le cas. Dans le monde qui s'annonce, il a toute sa place. Il faudra compter avec lui. Il donnera sa voix en réponse aux questions des référendums. Il manifestera quand il le faut. Il rira volontiers avec vous, si vous le traitez en égal (c'est ça le hic). Il fera la fête le jour dit, en cadence, bon enfant et bon citoyen. Il vieillira tranquillement, comme les milliers d'autres qui lui ressemblent, ils vieilliront ensemble, en quintes parallèles, dans les langes sympathiques du Conglomérat mondial. Il militera quand il le faut, il donnera son temps pour les causes justes, et il s'assagira paisiblement, l'âge et les rhumatismes venant. Peut-être adoptera-t-il un enfant pour l'élever avec amour ? Oui, c'est probable : il veut participer à l'aventure humaine, dans toutes ses dimensions. Il sera un bon père, un bon amant, un excellent ami, et il "alimentera" son blog sans faillir jusqu'à la polyarthrite sévère. Puis il se fera incinérer. Ils écouteront sa chanson préférée, et ils seront gais quand-même, parce qu'ils ne sont pas…


J'ai un neveu qui lui ressemble comme deux gouttes d'eau. Il est seulement un peu plus jeune, mais je sais qu'ils se retrouveront pour nourrir de leurs cendres l'Océan primitif et maternel qui les attend tous les deux, et leurs semblables, afin de laver le monde de son péché originel.

mercredi 10 août 2011

De la fenêtre d'en haut


Pourquoi Trenet ? Pourquoi est-ce le seul ? Pour répondre à cette question, il faut avoir eu la chance de l'entendre accompagné par Albert Lasry, ce merveilleux pianiste qui est sans aucun doute l'accompagnateur idéal pour la chanson de Trenet. Ce n'est pas l'orchestre qu'il faut à Trenet, c'est le piano, l'instrument le plus abstrait qui soit, celui de tous les instruments qui peut les évoquer tous sans en faire entendre un seul, et il faut à ce piano un musicien qui, comme Trenet, ne fait qu'effleurer les choses, les désigner d'un doigt désinvolte et léger, sans jamais les incarner, sans jamais les faire vivre (comme on dit avec la laideur prétentieuse qui caractérise si bien notre époque), mais en leur donnant seulement un contour, une silhouette, et l'amorce d'un parfum. Lasry est idéal. Il est à la fois libre et tenu, charmeur et précis, élégant et neutre, il ne s'impose jamais mais il ne joue pas non plus en coulisse, il contrepointe quand il le faut avec un sens de l'harmonie à la fois français et jazzy, il n'est jamais débraillé, il n'est jamais m'as-tu-vu : sans lui, Trenet n'aurait sans doute pas atteint cette sorte de perfection dans cet art mineur mais ô combien charmant et attachant qu'est la chanson française. Comme le dit Cocteau, les chansons de Trenet appartiennent aux Français, elles sont plus que des chansons, elles font partie du paysage, de l'air qu'on respire à Paris, et même de la langue française. Trenet a un "toucher", comme on parle du toucher d'un pianiste, justement, il a un toucher d'aquarelliste, de poète rapide, qui n'appuie jamais, mais qui parvient à marier la profondeur et la légèreté avec une économie de moyens qui n'a jamais été approchée : il chante juste, aux deux sens de l'expression — ni trop haut, ni trop bas.

« Cet édredon que les Bohémiens d'Apollinaire transportent comme un cœur » lui suffit, il ne veut pas de sang, ni de larmes, ni de cris, il ne provoque jamais, il ne nous attrape jamais par la cravate, il ne nous donne jamais de tape sur le ventre, et il emprunte juste ce qu'il faut à l'air du temps pour ne pas avoir l'air d'un artiste. C'est juste un chanteur, Trenet, c'est peut-être le seul que nous ayons eu en France depuis des lustres (avec Piaf), et c'est lui qui, paradoxalement et pour notre grand malheur, a suscité toutes ces vocations, a "produit" ce qu'on nomme avec un orgueil ridicule "la chanson française", immense et increvable réservoir de nullités gonflées de vide qui se prennent pour des poètes, pour des musiciens, pour des artistes, et qui font vivre la légende à peu de frais. Je pense notamment aux Nougaro, Gainsbourg, Barbara, pour ne rien dire de tous les autres, qui feraient pitié s'ils possédaient seulement un semblant d'humilité, pour ne pas parler de lucidité. (Il faut bien entendu faire un sort particulier à Gréco, Ferré et Brassens. Les deux premiers ont eu (au moins un temps) l'intelligence de ne pas prétendre écrire leurs chansons et ils avaient un joli brin de voix qu'ils ont su exploiter avec habileté.)

Pourquoi Trenet ? Précisément parce qu'il paraît impossible aujourd'hui de comprendre ce choix, ce goût, ces références et tout ce qu'elles charrient, et que tout ce que je viens d'écrire doit sembler terriblement "second degré", et sans doute beaucoup plus. La France de Trenet a disparu, on le voit chaque jour un peu plus, et la France de Trenet, c'est la France de mes parents et c'est la France que j'ai aimée — et qui m'a aimé (et qui m'a permis aussi de ne pas l'aimer, ne l'oublions pas), ce pays dont une mordante nostalgie me fait comprendre qu'elle ne subsiste plus que dans des photographies jaunies et quelques chansons, et aussi dans le cœur de quelques uns qui pensent, peut-être à juste titre, devoir rester silencieux.

De la fenêtre d'en haut, c'est désormais tout autre chose que nous voyons passer sous nos yeux abîmés et incrédules. C'est surtout, et c'est qui est le plus douloureux, un spectacle d'autant plus atroce qu'on nous demande avec insistance de ne pas en croire nos yeux. Le pays qui était le nôtre a disparu, et non content de ne pas nous avoir demandé notre avis avant de le déclarer caduc, on nous interdit de penser qu'il a bien existé un jour. Il faut à la fois penser que rien ne change, que rien ne change jamais, et que le changement est inéluctable, que tout a toujours déjà changé et que, donc, nous aurions constamment vécu dans une illusion. On nous avait déjà fait le coup du futur d'une illusion, et de son passé, mais notre époque a inventé le présent perpétuel de l'illusion en marche.

Je ne suis pas si vieux que ça et j'ai déjà ce triste privilège d'écrire quelque chose que plus personne, parmi les passants sur ce blog, ne comprendra. « Le sommeil est doux »…

(à Robert, à Yvonne)

mardi 9 août 2011

Art contemporain


La Déculottée


L'Installation est osée, mais on peut dire qu'elle fait son petit effet. Pour une fois, l'Artiste n'a pas lésiné sur le Sens, et je crois qu'on peut dire qu'il est allé jusqu'au bout de son Geste. Combien ça coûte ? C'est hors de prix ! Mais, très franchement, et pour une fois, ça le vaut !

Il nous avait prévenus, l'Artiste, mais on était occupé ailleurs à écouter ses innombrables et fades hypostases agitées. Pendant ce temps, patiemment, il mettait en place les conditions de son Grand-Œuvre, et il faut reconnaître qu'on lui a laissé le temps de bien faire les choses, d'aller très profond, dans le Réel.

Maintenant, il va passer parmi vous, parmi nous, et il va falloir mettre la main à la poche ; on va le sentir passer.

dimanche 7 août 2011

Busy Line


Put a nickel in the telephone

Ma chère Rose Murphy chante une des plus jolies chansons que je connaisse, Busy Line. "Mettre une pièce dans la fente du téléphone" et entendre (comprendre) que "la ligne est occupée". Y a-t-il plus merveilleuse métaphore de l'amour ? Les hommes passent leur vie à "mettre une pièce dans la fente" et à "entendre que la ligne est occupée" : tut tut tut tut… ! Ils ne peuvent dès lors que rester au bord (de la fente), avec leur nickel à la main, à attendre que la ligne se libère, ce qui n'arrive évidemment jamais. Une femme est toujours occupée ailleurs, même quand elle semble si proche de vous que la géométrie en est défaite.

"Votre correspondant est déjà en ligne"… (c'est une voix de femme qui le dit !) Toujours déjà ! Quand la ligne se libère et que "celle qui vous correspond" semble s'offrir à vous, rien qu'à vous, c'est pour un autre qu'elle est indisponible, voire indisposée. Vous ne faites que prendre place dans la ronde, vous faites un tour de manège. Vous avez un ticket, mon vieux, allez, ne laissez pas passer votre tour ; et vous êtes prié de jouer à l'Unique.

J'ai vécu une expérience traumatisante, un soir, à Paris, dans un taxi, au long du boulevard Saint-Germain. J'étais en compagnie d'une très belle jeune femme dont le téléphone portable a sonné. Elle n'a d'abord pas répondu. Puis, devant l'insistance de celui qui appelait, elle a fini par décrocher, et j'ai dû subir, pendant de longues minutes, le discours terriblement convaincant de celle qui jurait à l'autre qu'elle était seule, mais qu'elle ne pouvait pas lui parler à l'instant, qu'elle était indisponible, voire indisposée. Son discours s'adressait à l'autre, l'appelant, celui qui voulait mettre un nickel dans la fente, mais aussi bien à moi, évidemment, l'appelé, l'élu d'un soir. Ce que j'entendais, pendant qu'elle parlait à voix basse, dans ce taxi, c'était les "tut tut tut tut…"qui m'attendaient, moi aussi.

L'amusant est que, contre toute évidence, celle qui vous joue cette scène pourra vous jurer l'instant d'après qu'à vous elle ne mentira jamais. Et il faudra bien entendu faire semblant de le croire, sous peine de ne pas être admis au cercle, de ne pouvoir entrer dans le jeu.

Les femmes sont comme la musique et la mer, il faut rester au bord. De toute façon, qui pourrait bien vouloir plonger au cœur du néant ?

samedi 6 août 2011

Soif


J'ai volé un parking. Dans ce parking se trouvait Alain Finkielkraut qui discutait avec ma mère. Il portait avec lui un cahier intime qui devait mesurer un mètre de long. Je lui expliquais que ce n'était pas très pratique, dans le train, mais je ne me souviens pas de sa réponse. Quand je l'ai accompagné à sa voiture, pour y ranger le carnet intime, il m'a fait présent d'une épingle à nourrice. Je me la suis mise à l'oreille, pour y penser. Quand il a voulu franchir la barrière du parking, je lui ai demandé cinq euros (pour m'acheter un paquet de Lucky), mais il a fait celui qui n'avait pas de monnaie. Alors je lui ai joué un air de Luis de Narvaes, à la guitare. En jouant, je n'arrêtais pas de me dire : "Mon Dieu, comme c'est facile, la guitare !" C'est à ce moment-là qu'est arrivé Raymond Chandler qui ressemblait comme deux gouttes d'eau à James Joyce, c'était vraiment à s'y méprendre. Il fumait la pipe, et parlait avec l'accent de Toulouse, mais on ne me la fait pas, à moi. Finkie et lui se sont disputés assez violemment, mais je ne comprenais pas de quoi il était question. Comme ils prononçaient mon nom assez souvent, j'en ai déduit qu'ils trouvaient que j'exagérais un peu. Mais il fallait que j'aille faire mon pistou, alors je les ai laissés continuer sans moi. Brigitte Bardot était déjà à la cuisine, avec son petit tablier à carreaux. Je me suis approché d'elle et j'ai reniflé ses aisselles. C'était bien elle. Elle m'a alors présenté un de ses seins, et j'ai bu, j'ai bu, j'avais vraiment soif ! Elle s'est mise à chanter Volver. Tout allait bien.

vendredi 22 juillet 2011

Comment je n'ai pas rencontré ta mère


J'aurais dû y penser depuis longtemps ! Moi qui avais la prétention de faire un anti-blog, comment n'ai-je pas réalisé immédiatement que la seule chose réellement déterminante, le vrai moteur pervers de la bloge, est ce système de "commentaires" qui rend idiot et malade même le plus intelligent, le plus placide (vous voulez des exemples ?) ! Le nez était au milieu de la figure et m'observait, goguenard…

Quelle paix, désormais ! Oui, il suffisait de dire : Non. Comme le dit Miles à Coltrane : Retire donc le saxo de ta bouche, si tu ne sais pas terminer tes chorus ! Tu verras comme c'est simple, Johnny. X, Y, Z, ne pourront plus venir me dire combien ils m'aiment, comme mes "billets" sont indispensables à leur survie, comme l'air est soudain devenu irrespirable si je ne "poste" pas ? Foutredieu, mais qu'ils crèvent ! Sans compter tous ceux qui vous pensent "de leur bord", qui voudraient bien pouvoir vous compter dans leur petite société, vous enrôler dans la petite entreprise familiale. Truc fait partie des Machins, le buffet et les crampons vous attendent dans la salle polyvalente du faubourg des Andouilles. Venez nombreux. J'avais déjà évité cette engeance des "liens", par lesquels les blogueurs se tiennent pas la barbichette, tu me lies, je te lie*, et tous de s'enculer piteusement en rond, bit à bit, en ce bal funèbre et grotesque, mais ça ne suffisait pas.

Pourtant, j'en avais bien eu l'intuition, en sous-titrant mon blog "Tais-toi, je t'en prie !", à l'origine. Comme souvent, l'évidence nous crève les yeux ! Comment taire la vérité ? En la commentant, en touillant la marmitée, en ajoutant encore et encore les moi-ceci, les moi-cela, les je pense que, les moi au contraire, les délibérations infinies des glandus pris dans la toile qui tissent sans fin leur petite portée sans clef, avec les chefs, les sous-chefs, les adjudants commentateurs, les officiers de réserve, et même quelques déserteurs. La fanfare est là aussi, qui revient à intervalle régulier prévenir le chaland qu'"il se passe quelque chose". Roulement de tambour, drapeaux, jet de salive, sortie en direction des lignes ennemies, exercice en montagne, camouflage, paire de claques, claquements de talons, diarrhée chronique, ballonnements, fièvres, coups de sifflet, coups de pied au cul, revue des troupes, réclame, sieste, marche dans le désert, catch à quatre, bizutage, baston, envahissement du dortoir des filles, lancé de capotes gonflées à l'hélium, Simone enfermée dans les toilettes sans papier, tout y passe, ou presque. La seule chose qui m'étonne, un peu, est que ça dure… Ça, pour durer, ça dure ! Vous revenez trois ans plus tard : rien n'a changé. "Nicolas" est toujours là, "Suzon" tout pareil, ils ont juste un peu vieilli, ils sont encore moins drôles, ils sont encore plus bêtes, mais ils sont là, sanglés dans leur uniforme rayé, et se jettent sur les mêmes os, qu'ils rongent de leurs dents jaunies, en mimant l'enthousiasme, conscients que sans ça ils sont perdus, qu'ils vont retourner dans le sac aux jouets abandonnés. Comme c'est triste !

Pauvre de moi, "Bernard" (Pivot) ne pourra plus venir me donner des leçons de lexicographie, d'orthographe et de logique narrative, "Fredi" ne pourra plus m'inonder de messages me déclarant à la fois son amour et sa haine, Machine ne pourra plus déposer ses smilos gracieux, Truc ne pourra plus venir me montrer à quel point il est intelligent, fin, pertinent et j'en passe, "Marcel" ne pourra plus me démontrer qu'il m'a démasqué, et mon Anonyme préférée ne pourra plus menacer de me dénoncer à la police. Les journées vont être vides, calmes, envahies d'absence, d'un silence formidable, longues comme des jours sans pain. Pauvre Georges. Comme il est à plaindre, n'est-ce pas ! Il parlait déjà tout seul, qu'est-ce que ça va être maintenant ! Il n'aura jamais rencontré votre textualité limpide, brillante, fluide, spirituelle, vos mots d'esprit, vos calembours, vos raisonnements implacables, ni vos cousines épilées , ni même Madame votre maman. Il n'a jamais réussi à comprendre ce qu'il pouvait y avoir d'intéressant dans ces discussions numériques, il n'a jamais compris ce besoin de se regrouper, de faire société devant un écran, de touiter, de "défendre ses idées" (qui les attaque ?), et d'ailleurs il n'en a aucune. C'est affreux ! Un jour son prince viendra, oui, mais ce ne sera pas sur Internet.

Et Georges, heureux, va pouvoir recommencer à mettre des photographies de pubis, sans avoir à vous expliquer pourquoi il le fait. Le bonheur !

(*) Il y aurait une amusante et instructive étude à mener sur la différence radicale de conception de la culture et des rapports humains qui existe entre ces deux verbes anagrammatiques : lire et lier. Autant leurs rapports sont étroits et profonds dans le monde d'avant (c'est-à-dire précisément dans le monde qui fait une place à la lecture), autant il sont devenus problématiques et paradoxaux dans le monde d'après (celui où l'on s'informe, en lieu et place de lire, ce monde où l'on ne cesse de parler de "liens" et où tout se défait constamment, que ce soit socialement, humainement, artistiquement, culturellement).


jeudi 21 juillet 2011

Dialogue ordinaire


Hé, Monsieur, t'as une cigarette ?

Non, Monsieur, désolé, je ne fume pas.

File-moi une tige ou je t'éclate la téte

Ah oui, bien sûr, voilà une tige pour vous.

Mais tu te moques de moi, je te demande une cigarette et tu me donnes quoi ?

Bien sûr, bien sûr, je me moque de vous et je vous donne une non-tige.

Putain de ta race, prends ça.

Mon ami, vous manquez d'humour, et de plus vous m'avez fait mal, mais je ne vous en veux pas. Tout le monde manque d'humour, aujourd'hui, je ne sais pas si vous avez remarqué ?

Bouffon de mes couilles, je vais te niquer grave ta race, tu vas voir si je manque d'humour, gros pédé !

Vous faites erreur, mon ami, homosexuel je ne suis point. Remarquez que, maintenant que vous le dites, je me demande bien pourquoi ! Vous n'êtes pas mal du tout, savez-vous !