samedi 3 septembre 2011

La Dramaturgie en jean


« Lorsqu'elle traversera vos chambres avec des couteaux de boucher, vous saurez la vérité. » (Heiner Muller)

« Le festival de Cannes sera mauvais. » (Guy Debord) Ce qui était vrai dans les années 50 est encore plus vrai aujourd'hui. Le festival de Cannes est, par définition et par destin, mauvais, et il le sera toujours. Un festival qui accueille si généreusement les Sami Naceri de tous bords, et qui sans doute ferait un triomphe à Yannick Noah, s'il lui venait à l'idée de s'intituler acteur, comme il s'est intitulé chanteur et homme de bien, est forcément un festival de la connerie et de la laideur. La connerie monte les marches, chaque année, comme un seul homme. Dommage que l'ascenseur social soit en panne, ce moment grotesque et d'une coruscante vulgarité serait plus vite passé si ces tristes bouffons pouvaient s'envoyer en l'air en appuyant sur un bouton, au lieu de traîner en route et d'encombrer le passage. Je suis absolument pour les mines anti-personnel dans tous les festivals de Cannes. Autant nous avons envie de susurrer à l'oreille de nos "jeunes" qu'ils n'ont qu'à prendre l'escalier, pour arriver, autant ces merdeux décorés nous semblent bons pour un monte-charge collectif et rapide, du genre de ceux que Sarah Winchester aurait pu imaginer dans sa maison aux esprits. Qu'on les attire là-bas une bonne fois pour toutes, qu'on les fasse monter, monter, et encore monter, qu'ils crèvent le plafond de leur palais, qu'on les envoie dans le Grand Nuage de Magellan, avec une caisse de champagne et des petits fours de chez Fauchon, ils ne se rendront même pas compte qu'ils ne sont plus sur Terre, puisqu'ils n'y sont jamais réellement.

« Être à Cannes »… Dans ces trois mots se résume à peu près toute la vulgarité de l'après Société du Spectacle. Quand on pense qu'il y en a que ça fait rêver… Ces heures de boucan, de parfums mélangés, de bagnoles m'as-tu-vu et de décolletés désespérants seraient donc le rêve de milliers de Français ? Je pense à toutes les épilations précipitées, à toutes les ruptures, à toutes les scènes de ménage, à toutes les crises de nerf, à tous les désespoirs, à toutes les larmes et les rires nerveux que ce petit voyage de Paris à Cannes aura suscités, et je m'en réjouis énormément. Le festival de Cannes, c'est un peu notre tout-à-l'égoût social, mais un tout-à-l'égoût à ciel ouvert, un tous à l'égoût qui coule au milieu de la cité, comme au Moyen Âge. Nul ne doit en ignorer, chacun doit en sentir les effluves dans son salon, c'est cela la démocratie qui gagne, non pas que chacun puisse espérer le meilleur pour lui, mais que le pire soit partagé par tous, sans possibilité de s'en préserver. Odeur de merde pour tous, ou bien rien ! Internet, c'est tout à fait ça : vous vous croyez à l'abri derrière vos murs, vos frontières, vous croyez avoir fermé vos volets, vous pensez qu'une fois venu le soir, vous pouvez tirer un trait sur le monde et avoir la paix ? Le monde vient à vous, jusque dans la chambre des enfants, il palpite, il clapote, il déborde, il suinte. Les yeux et les oreilles ouvertes en permanence, voilà le beau cadeau que nous a fait la merveilleuse technologie. Un bruit ininterrompu, lancinant, indifférent, la théorie infinie des bits s'est installé dans votre intimité exactement comme la merde courait dans les rues du Moyen Âge. Il faut faire avec. Le mari veut tirer un coup ? Impossible, maman est sur son blog. Même les scènes de ménage ont du plomb dans l'aile : on continue à s'engueuler, parce qu'il faut bien se raccrocher à de vieux schémas, mais on sent bien que le cœur n'y est plus. La web-cam pourrait reproduire la chose dès le lendemain en Corée ou en Estonie, le fiston pourrait nous faire un procès… La barbe !

« Être à Cannes », aller au Carnaval de Rio, écouter les Tambours du Bronx, faire du Vélib, traîner sur Facebook, se faire incinérer, se faire une toile entre potes, courir voir la dernière expo au Grand Palais, tweeter, tchatter, texter, respecter l'afemme-et-les-minorités, éclectiser, bloguer, se mobiliser, investir, on voit bien que nos contemporains aiment marcher en groupe, faire les mêmes choses au même moment, aimer les mêmes choses, détester les mêmes choses. Ils n'ont jamais été aussi conformistes, aussi soumis à l'ordre, grégaires et moutonniers, que dans ces temps où chacun pense se conformer absolument à son propre désir. C'est ça qui est très fort. C'est là qu'on s'aperçoit que la Technique a permis quelque chose que les plus terribles des régimes politiques du XXe siècle n'arrivaient pas à obtenir : la soumission volontaire. C'est de gaieté de cœur (semble-t-il) que nos "mutins de Panurge" empoignent la techno-cravache qui les fait ressembler aux pénitents chrétiens des vieux siècles dont ils aiment tant à se gausser. Ils leurs ressemblent fort, la laideur et la veulerie en plus, mais ils ont cassé tous les miroirs qui leur permettraient de le savoir ; leurs miroirs à eux n'ont plus qu'une seule fonction, celle qui consiste à se trouver très beaux en toute circonstance. Leurs maîtres, s'ils existent, n'en reviennent sans doute pas de tant d'empressement à se soumettre au licol. Quelle drôlerie, quand y pense : nous avons "fait la révolution", en 1968, pour obtenir toutes les libertés, et ce qui vient en droite ligne de cette révolution est une époque où la soumission atteint à une sorte de perfection. "Plutôt rouges que morts", disait-on alors, et le résultat est : rouges, morts, serviles, prosternés (prostrés), dociles, binaires. Comment des jeunes gens assoiffés de liberté ont-ils pu se muer en spectateurs-du-festival-de-Cannes ? Sans doute parce qu'ils n'aimaient pas la liberté autant qu'on voulait bien le penser. Comment peut-on donner à penser qu'on aime la liberté quand on aime le rock, la pop music, le reggae, et pour finir, la techno et le rap ? On pourrait évidemment essayer de croire que le festival de Cannes s'est transformé, qu'on est passé du festival de Cannes au festival des Connes, ces mêmes connes avec lesquelles on s'entretient tout à fait sérieusement, comme si elles avaient eu une fois dans leur pauvre vie la moindre, je ne dis même pas importance, mais la moindre utilité. (Que les quelques féministes égarées (mais c'est un pléonasme, une féministe étant par définition "égarée") ici ne s'offusquent pas trop vite : je dis connes en englobant les mâles, qui sont aussi des connes, et peut-être même les connes par excellence.) Mais non, le festival de Cannes ne s'est pas dégradé en un potage de vermicelles pour minets dégénérés, il l'a toujours été, et il est l'un des axes selon lesquels se meuvent les troupeaux affolés de nos déjà toujours vieux Festivus. Je crois qu'il s'agit d'une des artères principales de la circulation petite-bourgeoise.


Il existe désormais à la radio une émission quotidienne que je trouve merveilleusement emblématique de la situation — qu'on hésite à appeler "culturelle". Elle s'appelle Le Rendez-vous, et c'est Laurent Goumarre qui la présente, le soir à sept heures. Ces gens-là sont les enfants du Festival de Cannes. Ils font partie de ce monde qui consacre forcément deux semaines d'antenne à parler d'une manière exhaustive du festival de Cannes. Le contraire leur paraîtrait inconcevable. Mon ami Laurent Dramaturgie Goumarre a du talent, et son émission, je n'hésite pas à le dire, a du talent. Je l'écoute régulièrement, elle me fascine. Elle me fascine parce que tout dans cette émission nous dit : « Votre monde est caduc, votre monde est (du) passé, il est derrière nous, nous qui sommes le monde d'après. » Ces jeunes gens ont si bien couru (ce ne sont pas eux qui ont couru, bien sûr, mais leurs parents) qu'ils ont laissé le vieux monde derrière eux, qui n'essaie même pas de se rattraper lui-même. En cela ils sont bien les héritiers de 68, ces jeunes gens aux mains dans les poches. Soir après soir, Mathieu Conquet, je crois, le "spécialiste-musique" de l'émission, convoque là de très grands pianistes "classiques", des chanteuses de ce qui ne s'appelle plus "variété" (mais qui en est, et qui est même de l'avariété), des sopranos, des barytons, des rappeurs, des groupes de rock, de post-rock, de néo-rock, de reggae, de salsa, de tango, de fado, de hip-hop, de funk, de "métal", de métal décadent, de turbo-funk, etc. C'est fascinant. C'est fascinant parce qu'il s'adresse, ce Mathieu Conquet, à tous ces gens, ô combien dissemblables, pense-t-on, de la même manière. Qu'il reçoive Anne-Sofie von Otter ou Cindy CyberCrotte, il leur parle le même langage, il a la même déférence, la même bienveillance, et surtout, la même connaissance de "leur travail", de leur carrière, de leur vie, de "leurs problématiques vocales", de leurs problèmes existentiels, de leurs "philosophies". Ils sont, ces nouveaux "producteurs", extraordinairement renseignés. J'imagine que chacun de ces "artistes" doit se sentir très bien reçu, et il l'est, la plupart du temps, pris séparément, il n'y a pas grand-chose à lui reprocher, à ce brave Mathieu Conquet (ah si, un piano déplorablement enregistré, qui sonne comme une épouvantable casserole ! Les pauvres pianistes, s'ils s'écoutent, après coup, doivent être bien dégrisés*…). C'est l'impression d'ensemble qui est sidérante, terrifiante. Ces gens-là, les animateurs de l'émission, ont parfaitement réussi leur coup, il faut leur reconnaître ce talent : avec eux, nous sommes de plain-pied dans le monde d'Après, ce monde où les hiérarchies, les frontières, ont été définitivement abolies, à tel point abolies qu'on a peine à se rappeler qu'elles ont existé un jour. Ils réussissent tout simplement parce que pour eux tout cela ne fait aucun doute, aucun pli. On a donné un grand coup de fer à repasser sur la nappe de l'art, du temps, de l'histoire : tout est propre, droit, lisse, sans solutions de continuité, d'une seule pièce, d'un seul tenant. Ils ne portent pas les blouses blanches qu'on aurait pu imaginer de la part de pareils équarrisseurs, mais c'est seulement parce que le Jean en tient lieu. Ils sont les enfants réussis du 1984 d'Orwell. Nous avons rendez-vous avec la Lune, avec ce monde lunaire, ce monde que tout en nous voulait éviter, qui est pire que la mort, puisqu'il est une mort dans la vie, une mort paisible, cool, propre, sympa, une mort couchée, grise, une mort qui jamais, jamais, ne pourra aimer un Beethoven, un Schumann, quoi qu'elle en dise. Le résultat de cette mort sympathique est qu'il est devenu impossible de faire une différence réelle entre Anne-Sofie von Otter et Cindy CyberCrotte. On les confond presque, et même tout à fait, certains jours. Les jeunes gens qui animent l'émission s'y entendent pour les faire parler de la même manière, pour leur faire proférer à peu près les mêmes discours, l'effet est garanti, ce sont des virtuoses. Un autre résultat, plus inquiétant encore, celui-ci, est l'apparition d'une nouvelle race d'artistes, qu'ils contribuent à fabriquer très efficacement. Si les mélomanes avaient déjà muté, et depuis quelques années, nous avions encore, jusqu'à présent, des pianistes "classiques" qui écoutaient (au moins principalement) de la musique "classique". J'avais déjà connu, il y a quelques années, de ces jeunes musiciens "classiques", parfois très bons, qui écoutaient beaucoup de "musique" (c'est-à-dire tout ce qui n'en est pas), et qui d'ailleurs en étaient très fiers, mais ils étaient relativement exceptionnels. Mais nous n'en sommes plus là, dorénavant, Laurent Dramaturgie Goumarre et ses amis nous présentent des pianistes "classiques" qui jouent aussi (autant, sinon plus, que Beethoven ou Debussy) de "la musique électro" ou d'autres choses du même acabit. Tout cela, apparemment, cohabiterait sans heurts sous les nouveaux crânes de ces néo-humains. Il s'agit bien de mutation, et nous ne faisons qu'entrevoir où celle-ci va nous conduire. J'imagine Arrau, Cortot, et même Pollini, à qui l'on demanderait si, en bis, ils ne pourraient pas nous jouer le dernier tube techno à la mode. Mais bien sûr, on ne leur demandera jamais, et pas seulement parce que les deux premiers sont morts. J'en déduis que Pollini est en sursis, en coma dépassé, comme nous. Ce qui passionne Laurent Goumarre, par exemple, lorsque Leif Ove Andsnes se présente face à lui, est "quelle est la dramaturgie qui pour autant a présidé à la composition de [son] programme". Et tous, journalistes comme pianistes, de sembler parfaitement à l'aise avec les trente deux sonates de Beethoven ou avec l'opus 25 d'Arnold Schönberg : pour un peu, on croirait vraiment qu'ils les écoutent tous les jours, et qu'ils sont incollables sur la musique spectrale… Le communisme avait pour ambition de dépasser la société de classes, et je crois bien qu'il a réussi, contrairement à ce qu'on nous soutient tous les jours, seulement ce ne sont pas seulement les classes sociales qui ont été "dépassées", transcendées, laissées dernière nous, mais toutes les catégories de l'ancien monde, y compris le sexe, comme on le voit depuis peu. Quand un monde a perdu ses antagonismes, ses (vraies) différences, sa (vraie) diversité, donc ses lignes de force, il convient de "réactualiser" le tout par un artifice, et c'est que Laurent Goumarre appelle la dramaturgie, je crois, et c'est ce qu'il réussit magnifiquement à mettre en scène, sur-le-fil-de-l'actualité, chaque soir, sur "France-Culture".

Bien que tout le monde s'en réjouisse, je n'en doute pas une seconde, je frémis en pensant à ces "nouveaux musiciens" qui continueront pourtant à nous interpréter l'opus 111, comme si de rien n'était… Et l'opus 111 nous aurons bien, en effet. Personne ne verra la différence…


(*) Dans ce petit détail du piano enregistré avec un son "pop", même quand le musicien joue les Kreisleriana, réside peut-être le dernier indice qui trahit leur véritable culture. Mais je suis certain que ce léger "défaut" (ultime scorie du réel qui tente de s'incruster…) sera bien vite corrigé, car le mal dont je parle à propos des mélomanes et des musiciens, on ne voit pas pourquoi les ingénieurs du son (ou les metteurs en onde) n'en seraient pas eux aussi victimes, et les victimes très consentantes, on s'en doute.