vendredi 2 septembre 2011

Nuits d'été



Klavierstück 3 opus 8 de Carlos Roque Alsina (1965)


En ce temps-là (…), nous n'avions pas de mots assez durs pour la musique rock, pop, enfin toute la lie binaire qui nous semblait être le comble de la bassesse et de la bêtise sonore, sans savoir que ce n'était rien, mais alors rien du tout, en comparaison ce qui allait venir, la techno, le rap, etc.

Imaginez un peu : Luciano Berio écrivait en 1968 une des œuvres majeures de la musique, sa Sinfonia. Qui s'en souvient, aujourd'hui ? Qui écoute encore sa merveilleuse Sequenza pour piano (1966) ? Pesson, Greif, Hersant, Schnittke, Reverdy, Dusapin, Dutilleux… Quand les Camusiens parlent de musique contemporaine, voilà les noms qui leur viennent à l'esprit. On ne parle qu'en tordant la bouche du "vieux Boulez", et l'on affirme sans états d'âme que "personne n'écoute Stockhausen ou Webern [et même Schoenberg !] pour le plaisir" ! Duteurtre est passé par là, bien sûr, mais il y a bien chez Renaud Camus (et donc chez ses épigones) ce goût pour l'antimodernité à l'œuvre dans la modernité. Plutôt Chostakovitch que Stravinski, plutôt Poulenc que Baraqué. L'on n'hésite même pas à opposer Berg à son maître et à son condisciple ; seul il aurait fait de la musique, quand les deux autres n'auraient fait que des équations… J'ai même lu dans le dernier tome du Journal que « les Enigma Variations sont (…) à mettre sur le même plan que les Métamorphoses de Strauss ou la Sommernacht de Schoeck. » Les bras m'en tombent ! Elgar est sans conteste un excellent compositeur, et ses Enigma certainement une œuvre magnifique, l'un des sommets de son œuvre avec les Sea Pictures, mais enfin, le "mettre sur le même plan que Strauss" (ou au moins le Strauss de cette œuvre-là) me paraît à peine croyable. Et je ne parle même pas de Schoeck et de sa très jolie Sommernacht. "Jolie" est bien le mot qui convient à cette pièce inspirée et bien écrite, certes, pleine de poésie et qui comprend de très beaux moments, mais qui est vraiment à mille lieues d'une page comme les Métamorphoses. J'ai vraiment du mal à croire qu'on puisse ne pas entendre le colossal abîme qui sépare Strauss des deux autres compositeurs. Debussy, Schönberg (celui de la Nuit, justement), Dvorak, et bien sûr Strauss, s'entendent trop dans cette Sommernacht, pour qu'on en puisse juger avec les critères qui nous permettent d'aborder les grands chefs-d'œuvre du répertoire. Si les Métamorphoses sont l'Himalaya de cette époque-là (et ça ne fait aucun doute pour moi), la Sommernacht me fait plus penser au Mont Ventoux. Snobisme ? Intellectualisme exacerbé ? Oui, sans doute, un peu, mais aussi et surtout peut-être, goût de l'histoire, de ce qui fait le "fond de sauce" du temps, ce qui permet justement aux génies d'éclore dans une époque donnée. J'ai mis très longtemps à comprendre qu'il était important de connaître les petits maîtres afin de mieux entendre les grands, qu'on ne perdait rien, au contraire, à observer et à détailler les contreforts d'une montagne, que celle-là ne s'en détachait ensuite que mieux, et qu'il devenait possible d'en suivre certaines arêtes jusqu'en leurs justifications et résonances profondes. Cela n'empêche pas qu'il me paraît tout à fait symptomatique de notre époque de ne plus savoir distinguer les dénivelés, en art comme ailleurs (à l'instar des dates, en histoire, pour les étudiants d'aujourd'hui, qui ont cessé d'être les points de repères qu'elles étaient naturellement pour nous). J'ai toujours essayé de penser que "tout se tenait", et j'y réussis de mieux en mieux. Quelques pages plus loin, dans le même livre de Renaud Camus, je lis qu'il n'aime pas Haydn, que les symphonies de Mozart l'ennuient, et qu'il lui « arrive de [se] demander si les deux quatuors de Janacek ne sont pas les plus beaux de tous les quatuors. » ! Je ne parviendrai jamais à m'entendre tout à fait avec quelqu'un que « les symphonies de Mozart ennuient », et qui n'aime pas Haydn. Comment aimer la musique si l'on n'aime pas Haydn ? C'est sans doute possible, mais quelle tâche ardue et quasiment contre-nature ! Haydn est presqu'aussi important que Bach, pour la musique qui a suivi, et je ne vois décidément pas comment faire sans lui (mais il est vrai que de nos jours on aime beaucoup traverser la Manche à la nage quand on est amputé des deux bras)… Et s'il y a bien un domaine (le quatuor) où les (vrais) chefs-d'œuvre se comptent par dizaines, c'est bien celui où Mozart, Haydn, Beethoven, Debussy, Ravel, Dvorak, Schubert, etc., ont eu quelques unes de leurs plus éclatantes réussites. Il n'y a rien qui m'irrite plus que ces gens qui vous parlent à l'envi des "derniers quatuors de Beethoven", qui font des gorges chaudes du 14e quatuor (par exemple), et qui semblent tout à fait ignorer les fabuleux quatuors de l'opus 59 ou l'opus 95, ou même ceux du début, je ne parviens pas à croire ceux qui prétendent aimer la Cavatine mais ne parlent jamais de l'adagio du Razoumovsky en fa majeur. On va me dire évidemment que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, et que Renaud Camus a bien le droit d'avoir les goûts qu'il a, ce qui est l'exacte vérité. Le problème (assez mince, j'en conviens) est que Renaud Camus a des lecteurs, et que ces lecteurs (sans même parler de mon copain Sansano qui voulait se shooter au Berwald, tout juste sorti de Moustaki) vont croire qu'écouter les quatuors de Janacek en boucle va les amener directement au paradis des in-nocents, au Nirvana des mélomanes. J'ai toujours dit que Renaud Camus avait une excellente oreille, je n'ai pas changé d'avis, et c'est bien pourquoi je ne comprends pas ces myopies étranges et qui me troublent. Cela fait partie de ces choses qui arrivent parfois à vous faire douter… Et si tout cela n'était que du flan ? Conviendrait-il, à cette lumière-là, de remettre en question tout le reste ? Bien entendu, la réponse est non… vingt-trois heures sur vingt-quatre. Au-delà du camusisme, le problème est infiniment plus aigu, j'oserais dire douloureux. C'est tous les jours, et avec la Terre entière, et plusieurs fois par jour, que je le constate. Tel qui, sur Facebook, ou sur son blog, ou ailleurs, vous parle volontiers de Flaubert, Montherlant, Proust, Pascal, Homère, Tolstoï, Nietzsche, Platon, Barthes, Cioran, peut parfaitement (et quand je dis qu'il peut, c'est une figure de style, car il le fait quatre-vingt dix-huit fois sur cent) vous expliquer que pour lui la "musique" c'est les Rolling Stones ou Georges Brassens ou Barbara ou Sting. En général il ajoute Gorecki ou Pärt, et Mozart (ou Janacek (ou Ligeti)), parce qu'il est malin (ou au contraire très bête), mais ça ne change rien à l'affaire. Peut-on faire confiance (même sur ses lectures, précisément sur ses lectures) à quelqu'un pour qui "la musique" c'est Sting ou les Beatles ? Pourquoi la musique est-elle l'art le plus mal loti à notre époque ? Pourquoi est-elle, et de très loin, l'art le plus méconnu, et finalement le plus méprisé ? Comment les choses ont-elles pu se transformer si rapidement ? Je suis assez âgé maintenant pour me souvenir des années 60, et même 70, où le pourcentage de ceux qui auraient fait ce genre de réponses aurait été le même (98%), mais dans l'autre sens. Pour tous ceux qui lisaient Saint-Simon et Balzac et Stendhal, "la musique", c'était Mozart, Bach, Beethoven, Schumann, Schubert, et quelques autres. Bien sûr que mon père écoutait "de la chanson", bien sûr que ma mère raffolait de Carlos Gardel, mais, précisément, ça n'a rien à voir, ça n'avait rien à voir ! Quand on parlait "de musique", on savait de quoi l'on parlait, et si l'on parlait de "musique classique", il était bien question de Haydn ou de Mozart, pas de Mahler. Comment la vie pourrait-elle être la même, comment cette vie pourrait-elle avoir ce qu'on nomme bêtement "les mêmes valeurs" quand plus personne ne sait ce que c'est que "La Kreutzer", quand plus personne n'en a "la morale" en tête ? Car il s'agit bien de cela. Il y a une morale de la musique, et tout particulièrement, je le crois, de la musique classique (celle qui va, donc, en très gros, de Bach à Beethoven). Tout, dans la musique, dans la vraie musique, dit la construction de l'Homme, sa tenue, sa posture, sa philosophie, et son horizon. C'est la raison pour laquelle il faudrait toujours se méfier d'un philosophe sourd. La musique nous tenait debout. Plus que l'instruction civique, et sans doute autant que le catholicisme. Et il n'est aucun hasard dans le fait que le catholicisme se soit défait au même moment de sa liturgie, et de sa musique, sa très grande musique. Il avait mis des siècles à passer d'une musique horizontale (le Grégorien) à une musique verticale, et l'horizontalité (mais d'un autre genre) a tout emporté en quatre décennies, le jour où les mots ont perdu leur sens, et le jour où les musiques extra-européennes (en plus du rock) sont arrivées chez nous. Était-ce inéluctable ? Je n'en sais rien, mais, comme toujours, la musique a dit la vérité, bien avant tout le monde, bien avant les sociologues et les philosophes. Le trop fameux métissage, terreau de la décivilisation dont nous voyons les effets aujourd'hui, a commencé dans ces années-là, dans la musique, et nous y avons tous activement participé. Durant trente ou quarante ans, tout le monde était très excité par ce vent soi disant frais venu soi disant d'ailleurs, parce que les vieilles structures mentales, historiques, esthétiques, psychologiques, étaient suffisamment et profondément ancrées en nous pour que le désastre passe inaperçu. Le cerveau est toujours en retard sur le corps. Étranges années, où nous ne percevions que les échos favorables de la catastrophe en cours… Il faudra un jour que des courageux nous expliquent comment l'on est passé de Grotowski à Pascal Rambert, de Pierre Schaeffer à Jean-Michel Jarre, par exemple, en très peu de temps, et avec cette chose inouïe qu'on a eu l'impression que la même substance ne faisait que changer de flacon. Qu'est-ce qui "a fait masque", qu'est-ce qui a déguisé la réalité, qu'est-ce qui s'est interposé entre elle et nous ? Je crois que nous avions acquis une certaine forme de vitesse — vitesse industrielle, vitesse historique, vitesse sociale, vitesse artistique, surtout, vitesses qui nous venaient peut-être paradoxalement des deux guerres passées — qui nous a interdit de nous arrêter, de nous retourner, d'observer, d'écouter. Nous étions grisés par une certaine forme de puissance et c'est à l'ombre de cette puissance que notre faiblesse a grandi silencieusement en proportion.

La boulézite qui, de 1950 à 1980, a emporté toutes les énergies et toutes les subventions l'a bien un peu cherché, c'est vrai, mais on peut dire que le retour de manivelle est violent, et guère moins totalitaire. Ce que permet, ce que devrait permettre la distance acquise d'avec les périodes héroïques de ce qu'on nomme la musique contemporaine est un peu plus de sérénité dans le jugement. Je me souviens parfaitement de ces années 70, où il était inconcevable (inconcevable pour nous, je veux dire) d'écouter autre chose que la musique qui se faisait à Darmstadt ou Donaueschingen, celle qui venait en droite ligne (ou à peu près, car ce n'est pas si simple), ou en tout cas le proclamait, des trois Viennois cités plus haut. Prononcer le nom de Marcel Landowski, et même ceux de Jolivet, Ohana, Dutilleux, était risqué, et vous exposait à des sanctions, au minimum à des sarcasmes. Je me rappelle avoir programmé un trio de Schnittke en 1995 et m'être alors attiré la commisération apitoyée d'un ami compositeur : « Quelle drôle d'idée ! » Dès qu'on décelait dans la musique une onde, même ténue, de tonalité, on devait détourner pudiquement les oreilles. Même chose pour la pulsation qui devait être impossible à repérer, sous quelque forme que ce soit — ce qui ne manque pas de piquant, car qui n'a jamais constaté que la plus grande complexité rythmique ressemble parfois, et même assez souvent, à la plus plate simplicité, à l'oreille. Philippe Hersant était mon voisin, rue Joseph de Maistre, à Paris, et je me rappelle avec honte avoir eu légèrement pitié de ce compositeur décadent, tout juste "bon à faire de la radio"… Bref, nous aussi nous avions nos heures-les-plus-sombres et des oreilles de plomb.

Pourtant, je ne regrette rien. La musique sérielle, avec son aridité névrotique, avec son totalitarisme de pacotille, nous avait purgé à la fois des sirops wagnériens et des bluettes françaises. Il faut se rappeler que Boulez disait, à propos des trois petites Liturgies de son maître Messiaen, que c'était « de la musique de bordel ». Je ne sais pas si à l'époque il avait entendu la Turangalîla-Symphonie, juste un peu postérieure, car ce n'est même plus de la musique de bordel, la Turangalîla, c'est Hollywood-en-Dauphiné ! Messiaen serait sauvé par ses Quatre Études de rythme, mais enfin on l'aurait à l'œil, et la rechute serait toujours possible. Il y a eu ce moment extraordinaire, qui a très peu duré, où les trois immenses compositeurs de cette génération, Berio, Boulez, Stockhausen, auxquels il faudrait ajouter Nono, Pousseur, et même, brièvement, John Cage, ont été sur la même longueur d'onde, avant de se séparer définitivement. Il faut avoir vu et entendu Boulez analyser Zeitmasse de Stockhausen pour saisir l'espèce de chair commune qui pouvait nourrir ces gens-là, au milieu du XXe siècle, et l'exaltation furieuse qu'il y avait dans cette petite communauté à inventer un nouveau langage. J'imagine que ces quelques mots paraissent ridicules, aujourd'hui où l'on est revenu de tout, et où la seule beauté tient lieu de sauf-conduit, quand ce n'est pas le triste hochet de l'original et, plus triste encore, du concept. Le suprématisme s'est dégradé en ridicules expositions paresseuses de carrés blancs sur fond blanc, les pompiers ont remplacé les sorciers, tout en gagnant beaucoup d'argent. Mais on ne peut pas dire que les dodécaphonistes ont su thésauriser et s'installer dans un métier et une ascèse si durement acquis. La voie, trop étroite, s'est refermée très vite, la mine avait livré ses quelques diamants, mais refusait à ses prêtres une vieillesse confortable et placide. Le gris est l'une des plus belles couleurs qui soient mais il n'est pas donné à n'importe qui de travailler dans ces gammes-là. Bien sûr, une œuvre comme les Structures pour deux pianos était une impasse, mais combien est admirable un musicien qui va jusque là, quitte à reconnaître ensuite qu'il s'est fourvoyé. Boulez aurait-il pu écrire Répons s'il n'avait pas composé le Marteau sans maître ET les Structures ? Je ne le crois pas. Je garderai toujours beaucoup de tendresse pour le Marteau, même si j'écoute avec plus de plaisir les deux Dérive ou Sur Incises. La folle exigence de ces années-là n'aura pas été vaine : faire passer par le chas d'une aiguille tout Wagner, Mahler, Strauss, Bruckner, était non seulement nécessaire mais c'était aussi une idée de génie. Je plains ceux qui n'écoutent pas Webern (disons le Webern des Variations opus 27) avec le même plaisir qu'un hyper-romantique (ce qu'il est). Il faut entendre que des Gurrelieder du maître aux Bagatelles opus 9 du disciple, c'est la même braise qui brûle les nerfs. Pour qu'elle brûle longtemps, il faut la couvrir de cendres : Webern voulait obtenir la même radicale intensité que ses maîtres, il l'a fait en soustrayant, car il était devenu difficile d'ajouter, après les post-romantiques allemands. Plutôt que de la musique de tableau-noir, c'est une musique de trou-noir, qui attire irrésistiblement la lumière et le son à l'intérieur d'elle-même, et n'en laisse paraître que l'écho furtif, trace infiniment suggestive de la puissance dévastatrice qui gronde en son centre.