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dimanche 19 février 2023

Posséder

Je suis malheureux. Je suis malheureux depuis que j'ai “Spotify”. D'abord ce nom imbécile me déplaît souverainement. Mais ce n'est pas l'essentiel. L'essentiel, c'est que j'aime posséder. J'aime être propriétaire. J'aimais acheter des disques. Oh oui, Dieu sait que j'ai aimé ça ! C'était mes disques. Je n'avais pas tout, même si j'ai eu une belle collection de disques, que j'ai malheureusement dû vendre un jour que j'étais dans la dèche. Depuis que j'utilise Spotify, je me dis chaque jour ou presque que je vais résilier l'abonnement, mais à chaque fois, je repousse l'échéance, car je suis bêtement fasciné par tout ce que je peux avoir. Je peux écouter douze versions d'une même œuvre, alors qu'auparavant je n'en avais que trois ou quatre, au mieux. Je peux découvrir tout ce qui me fait envie, l'espace d'un instant. Je peux, je peux… Mais rien ne m'appartient. Le jour où je résilierai mon abonnement, je n'aurai plus rien. Je déteste cette société de la location ! « Vous ne posséderez plus rien et vous serez heureux ! » Cette phrase est pour moi terrifiante. J'aimais mes disques, mes bandes magnétiques, mes CD, mes cassettes — que je pouvais éventuellement donner à ceux que j'aime. 

Je me rappelle très bien le moment où nous sommes passés au CD, au commencement des années 80. Moment funeste s'il en est. Nous étions fous de joie, pourtant. C'était la terre promise ! Je me souviens encore parfaitement des premiers CD, qui étaient encore rares. J'ai aimé les acheter, les choisir. Enfin, nous allions pouvoir être débarrassés des défauts de l'analogique — de la saturation, de la distorsion, par exemple, qui étaient choses courantes, avec les disques des années 70 et les chaînes Hi-Fi que nous avions à ce moment-là, qui étaient imparfaites. Et puis la possibilité extraordinaire de pouvoir écouter 75 minutes de musique sans avoir à se lever du canapé, de sauter les plages que nous ne voulions pas écouter, d'écouter le disque dans un ordre choisi par nous, et puis le gain de place, etc. Quel luxe ! Quelles facilités ! C'était si pratique ! (On verra peut-être dans la suite de ce texte tout le mal qu'on doit penser du pratique, toujours.) Si séduisant ! Et il ne faut pas oublier qu'on nous promettait la lune. Le son serait parfait, rien de moins. Sans déperdition. Sans coloration (sans couleurs ?). Tu parles ! On sait aujourd'hui ce qu'il en est, mais il en a fallu, du temps, pour que le discours cesse de nous aveugler — car nous sommes impressionnables. J'ai assez vite été en mesure, puisqu'à l'époque je faisais de la musique électroacoustique, et avais donc à ma disposition tout l'appareillage nécessaire, de me rendre compte de la supercherie. Le mp3, par exemple, est très mauvais, tout simplement. Il est très pratique, mais il est très mauvais. Et le plus mauvais est sans doute qu'il a habitué les gens à se satisfaire d'une piètre qualité sonore, en la considérant comme la (nouvelle) référence. (Quand on ne connaît que le saumon d'élevage, on trouve ça très bon.) Le mirage du son numérique a été grandement facilité par le fait qu'il arrivait avec quantité d'avantages (très réels), et aussi avec un discours qui le rendait inattaquable, quasiment invincible, ou indiscutable. Le son analogique était merveilleux, mais perclus de défauts. Il est fragile. Il est dépendant d'une tonne de choses adjacentes. Je reviens au mp3, car on s'est bien fait avoir, là, et sacrément. C'est une fable édifiante, le mp3. On nous a expliqué que cette compression ne retirait des données sonores que des choses inutiles (un parallèle avec les glandes ou organes inutiles du corps humain serait éclairant). Ou, pour le dire plus gentiment (ou avec plus d'arrogance), non pertinentes. Ah les cons ! Le mp3, c'était la Science qui parlait. Le Numérique aussi. Et nous, on n'avait qu'à la fermer. On ne savait pas donc on la bouclait. Et puis il faut dire aussi qu'on avait envie d'y croire ! Sacrément envie. On en avait par-dessus la tête de l'analogique et de tous ses défauts. Une chaîne Hi-Fi de très bonne qualité, ça coûte très cher. Tout coûte cher. La platine, le tuner, le magnétophone, l'amplificateur, le préamplificateur, les enceintes, et même les câbles qui relient tout ça. On n'a plus idée, mais on se ruinait pour avoir une chaîne de bonne qualité. Et les disques étaient si fragiles (rayures, poussière, ou usure ordinaire liée aux frottements du diamant). Difficilement copiables (il fallait un magnétophone (qui sait aujourd'hui ce qu'est un magnétophone ? (les cassettes ont tué le magnétophone (là encore, c'était plus pratique))), et toujours avec beaucoup de “pertes”, quand le numérique promet une copie “à l'identique” — on pourrait même se demander ce que signifie encore ce terme de copie, dans le domaine du numérique. Pourtant, il y a plus de vérité dans l'analogique que dans le numérique. Allez comprendre… Il faut en faire l'expérience, physiquement, pour l'admettre — à condition d'avoir les oreilles ouvertes. Le numérique promettait la pureté, rien que ça. L'analogique charrie des scories, ou au moins desapproximations, ce n'est pas blanc ou noir, juste au faux, et c'est précisément dans cette petite marge d'incertitude que la vie de la musique (sa chair) arrive à passer à travers le prisme de ce qui ne sera jamais qu'une reproduction. On oublie toujours qu'il s'agit de ça : re-produire la vie avec quelque chose de mort, avec la part d'aléatoire que cela comporte. 

Je reviens encore une fois au mp3, parce que cette fable est merveilleusement éclairante. Des gens ont eu l'idée géniale de se demander ce qu'on entendait. Ce qu'on entendait réellement. Comme ils ont constaté qu'on n'entendait pas tout (ce qui est vrai), ni l'oreille ni le cerveau, ils en ont déduit que tout n'était pas nécessaire. Le mp3, c'est un peu comme l'appendice, vous voyez. Ça ne sert à rien, donc on peut l'enlever, ça fera de la place. Ce qu'on ne comprend pas ne sert à rien, c'est toujours la même rengaine. Ça tombe dans la poubelle du sens, et dans celle de la maîtrise. Pasteur croyait qu'un corps en bonne santé devait être stérile, ou le plus stérile possible, que les microbes (nous dirions aujourd'hui les bactéries, les virus, les champignons, les levures ) étaient nos ennemis. Nous croyions qu'un son en bonne santé devait être débarrassé de tous ses miasmes, de toutes ses impuretés, de ses déchets. Être "propre". Pur. La nature n'est pas si simple, la vérité non plus. La vérité pure est indigeste, ou inassimilable, ou inintéressante. Il faut du temps, parfois beaucoup de temps, pour voir ou entendre ce qu'on perd quand on essaie de dire une vérité débarrassée de ses scories, qui sont une manifestation de la vie. J'ai mis du temps à comprendre. C'est en parlant de santé avec V., ce matin, que j'ai eu l'idée de ce texte. Le numérique a été finalement une simplification, une sorte de stérilisation de la reproduction. Ça circule mieux, beaucoup plus facilement, certes. C'est plus pratique. L'analogique est encombrant, malcommode, et, encore une fois, il s'accompagne de toute sorte de défauts dont tout le monde est bien content d'être débarrassé — moi le premier. Inutile de les énumérer. Il y a dix ans, je me suis racheté une platine tourne-disques. Pas la meilleure de toutes, loin de là, mais pas non plus une cochonnerie. Je ne m'en suis servi que deux jours, et j'ai abandonné. Je n'ai pas réussi à la régler correctement. Parce qu'il faut tâtonner, parce qu'il faut se fier à son oreille (la position du bras, son poids, l'anti-skating, etc.), et parce que j'avais la flemme, et parce que le CD était là, fidèle soldat obéissant, propre sur lui. Pourtant, j'ai eu un choc, en posant un disque sur cette machine et en le faisant jouer. J'ai retrouvé des émotions que j'avais oubliées depuis trente ans. Ça m'a beaucoup impressionné. Et j'ai repensé à toutes ces heures passées à triturer le son dans tous les sens, à comparer, à évaluer, à juger de la qualité d'un son, de sa profondeur, de son opacité, de sa vérité, de sa singularité. C'est la même chose au piano, finalement, quand il s'agit du toucher et, plus généralement, de ce qu'on nomme la sonorité. Les instruments ne délivrent pas de sons purs. Un son pur n'a pas de timbre. Le numérique est venu à nous avec son cortège de mythes, au premier rang desquels la pureté était quasiment une divinité — et une justification qui devait clouer le bec aux nostalgiques (déjà) et aux tenants rétrogrades de la bienheureuse approximation. Devant le Nombre (le digits et les data), l'analogie était censée s'incliner respectueusement, vaincue par la Science et l'exactitude. Malheureusement pour elle (pour la pureté), la musique ne sait pas digérer les sons purs ni les empilements de chiffres. Le souffle ou le raclement de l'archet sur la corde, et même les doigts sur le clavier, charrient des à peu-près, des erreurs, ou des inexactitudes, des distorsions, qui sont en grande partie responsables du charme et de la vie dans ce qu'elle a d'unique. Je me demande si ce qu'on appelle le Numérique pouvait apparaître dans une autre époque que la nôtre, cette époque qui n'a presque plus aucun rapport avec la littérature. 

Mais je me suis considérablement éloigné de mon sujet initial. Ce que je reproche à Spotify, essentiellement, c'est une forme de dépossession (et je n'emploie pas ce terme sans penser au livre important de Renaud Camus que je suis en train de lire). J'aimais acheter mes disques, les choisir, et mon fantasme d'exhaustivité n'était que cela : un fantasme. Je savais que jamais je ne possèderai tous les disques, tous les enregistrements, toutes les versions d'une même œuvre, et cette impossibilité même m'obligeait à des choix, à des sacrifices, à des regrets, à des ignorances, voulues ou non, qui rendaient mes disques d'autant plus intimes et précieux. Depuis que je peux avoir tout ce que je veux (ou presque), d'un clic, moyennant un abonnement mensuel modeste, je n'écoute plus vraiment les disques que je sélectionne. Il n'y a plus aucune urgence. Ils sont là, à ma disposition, je peux les écouter, quand je le désire, si je le désire. Ils n'ont plus aucun prix, à mes yeux. Je suis lassé d'eux avant même de les écouter. Il y en a trop. Un disque, ou un CD, on le désirait, on en avait envie, on vivait avec l'idée de son acquisition, et son achat était un acte amoureux. Je n'en achetais jamais cent à la fois, ça n'aurait pas eu de sens, même si j'en avais eu les moyens. Je me rappelle très bien le jour où j'ai acquis l'enregistrement (studio) de la sonate opus 106 de Beethoven par Emil Gilels, un des cinq ou six disques qui m'ont marqué à vie. Je ne suis pas allé acheter vingt enregistrements de la sonate Hammerklavier ! Je voulais celui-là, même si les raisons de mon choix n'étaient pas claires, ou qu'elles étaient trop complexes, ou impures, pour se dire. Je l'ai écouté deux cents, trois cents fois, je ne sais pas. Si je l'avais découvert sur Spotify, ça ne serait jamais arrivé. Il aurait été noyé dans la masse. Le désir n'aurait jamais été de cette qualité, je n'aurais jamais eu le sentiment d'un coup de foudre, je le sais. C'est trop facile, cet hypermarché de la musique ouvert aux quatre vents. C'est trop triste, trop banal. Quand tout est possible, plus rien n'est attrayant. (Imaginez que nous puissions choisir la femme de nos rêves dans un catalogue… Elle aurait le visage que nous désirons, le corps que nous désirons, l'intelligence dont nous avons besoin, la conversation que nous aimons, la tendresse et le charme et la beauté et même la gentillesse… Elle aurait une belle voix et une odeur qui nous plaît. Les quinze premiers jours seraient idylliques, sans doute. Mais jamais nous ne l'aimerions.)

Et je ne parle même pas de la qualité du son. Déjà, le son du CD était moins bon que le son d'un disque (certes, à condition de posséder une très bonne chaîne Hi-Fi), mais la musique que nous écoutons aujourd'hui, celle qui passe par ces banques de données sonores, est cent fois moins bonne encore. Il y a sans doute des sites qui proposent de la musique dans une meilleure qualité sonore (je pense en particulier à Qobuz), mais ils sont hors de portée de ma bourse. De toute manière, nous écoutons ces fichiers musicaux sur des appareils qui, d'un point de vue acoustique, sont exécrables. Je plains vraiment ceux qui découvrent la musique à travers ces appareillages, car ils n'auront jamais pour référence que cette pauvreté extrême, que ces moignons sonores. 

Tout va toujours dans le même sens. Nous sommes dépossédés de ce qui hier encore nous appartenait. Petit à petit, tout nous est enlevé. Notre santé, même, ne nous appartient plus, nous l'avons amèrement constaté depuis deux ans. Ce n'est pas “notre corps”, qui ne nous appartient plus, comme le disent bêtement les nigauds qui répètent religieusement tout ce qu'ils entendent, c'est ce qui rend notre être unique, c'est la vie infalsifiable et non échangeable que nous portons en nous, la vie intelligente qui a des millions d'années d'expérience et qui se perpétue à travers nous. Avec Spotify et consorts, c'est la musique dans sa chair, qui cesse de nous appartenir. Nous n'en avons plus que le souvenir, dans le meilleur des cas. C'est un vol, mais un vol consenti. Mais tout cela est parfaitement cohérent avec l'époque qui est la nôtre. Le Faux règne, partout. Le travestissement est tellement substantiel et omniprésent que plus personne ne le remarque. Il n'y a qu'à voir ce que les gens appellent musique pour le constater. Et d'ailleurs il faut être vieux, avoir connu autre chose que le Faux, pour savoir que le Vrai a un jour existé. Encore quelques années et tout le monde sera parfaitement heureux d'être nu et dépossédé. 

Posséder signifie que les choses et nous nous sommes identifiés, que nous les avons en quelque sorte digérées et assimilées, qu'elles sont en nous pour toujours, qu'elles sont devenues nous et que nous sommes un peu devenu elles. C'est cet agrandissement quelque peu déraisonnable et baroque qu'on veut nous enlever, afin que nous ne soyons plus que de petites choses faciles à échanger, des noyaux d'êtres humains débarrassés de notre désir, de tout ce qui nous rend uniques et inadaptés au mélange général, de tout ce que nous aurions pu ajouter à notre être, à notre construction personnelle. Ils ne veulent plus que nous possédions, tout simplement parce qu'ils veulent être les seuls à posséder, et qu'ils considèrent l'humain comme une matière d'échange et de consommation. Du temps qu'il y avaient des classes sociales, il n'y avait qu'une seule humanité, pourtant. Désormais, nous nous acheminons vers un monde à classe unique dans lequel il y aura deux humanités. L'une d'elle possèdera, l'autre pas. La vieille notion d'esclavage est obsolète ou, si vous préférez, elle a été dépoussiérée, ou comme ils aiment dire, revisitée. Voilà où conduit la démocratie radicale !

C'est toujours dans les petites choses qu'on voir venir les grandes. Les animaux, eux, le savent bien, qui détalent bien avant le cataclysme alors que nous restons tranquillement assis à regarder la télé. La transformation du son, allant de pair avec celle des mots, était l'école du crime. Quand tout le monde regarde les palais et les lois, on peut transformer le monde en douce, sans bruit.

samedi 5 novembre 2022

Variations


J'ignore si c'est possible, j'ignore même si c'est souhaitable, mais j'aimerais écrire comme un musicien compose des variations. Cette idée, ce désir s'impose de plus à en plus à moi, alors que je l'ai longtemps combattu. Il est possible que cette voie soit une impasse, mais il est des impasses où l'on juge bon de se perdre, des chemins où l'on aime être seul. 

Tout est variation. La vie est variation. Les cellules du corps humain sont des variations d'elles-mêmes. L'amour est une variation de l'abandon. Le passé est une variation du présent, l'avenir également. La vieillesse est une variation de la jeunesse, qui est elle-même une variation de l'embryon, qui est lui-même une variation de l'ovule, les organes sont des organisations variées, le visage est une variation du corps, le corps du visage, la main du pied, le vagin du pénis, le plein du vide, le temps de l'espace, la vibration du néant, le regard de l'écoute, la pensée du sommeil, l'homme de l'animal, le clavier de l'alphabet, la musique de la peinture, la colère de la joie, l'année de la semaine, le jour de la nuit, et la vie elle-même est une variation de la mort, autour de la mort, avec la mort comme thème central dont tous les autres découlent, la durée, le vide, l'infini et l'oubli. Les larmes sont des variations de la mer, ou du sang, l'enfant est une variation de la mère, l'autre est une variation du même, celui qui pleure est une variation de celui qui rit. La langue est une variation, sans doute la plus riche, la plus accessible, la plus signifiante pour l'homme, elle est la Variation-mère, pourrait-on dire, ou sa matrice, elle est en cela très proche du destin génétique tel qu'il se présente à nous. Des lettres aux Lettres, des caractères aux visages, des surfaces aux volumes, des signes aux mots et des mots aux notes, le monde ne cesse de se recomposer en d'infinies variations — c'est la vie, c'est le vivant qui parle à travers les êtres, et souvent même à leur insu. 

Les musiciens, et parmi les musiciens, les compositeurs, sont sans doute les plus attentifs à la Variation. Bien sûr, un écrivain digne de ce nom sait aussi qu'un livre n'est qu'une variation sur un titre, ou même sur un mot, mais il le sait sans le savoir, il n'y pense guère, tout occupé qu'il est par le sens et par le récit, alors qu'un compositeur, heureusement délesté de la signification et de l'écrit, met toute son âme à organiser la variation, car les notes et les accords, à la différence des mots, permettent de faire des phrases irréfutables (indiscutables) et pourtant non péremptoires : elles n'affirment rien, elles se contentent d'être justes, c'est-à-dire portées par un rythme et une harmonie qui les justifient, qui les amènent à ce point unique et non reproductible qui semble tout naturellement séparer la nécessité de la contingence, le naturel de l'artificiel, l'art du non-art. 

Prenons ce qu'on appelle un thème. Un thème est une mélodie qui va donner naissance à d'autres mélodies, qui va revenir, une mélodie reprise, transformée, métamorphosée, segmentée, augmentée, divisée, diminuée, inversée, reflétée, transposée, diffractée, dilatée ou au contraire comprimée, déformée, récapitulée, en un mot, variée. Un thème est également un signe, un appel, une balise, un repère, un seuil, une borne, une frontière. Un thème, c'est ce qui se dresse, ce qui surgit, ce qui parle depuis un nom propre. C'est lui qui créera et indexera la forme, qui signalera les retours, les suspensions, les transitions, les fins, et c'est lui aussi qui donnera un sens au développement, une physionomie au temps, une singularité et une allure à la succession de tensions et de détentes qui font avancer la musique, qui la font se mouvoir dans la durée et se rapprocher de nous sans que jamais heureusement nous ne soyons en mesure de l'atteindre. Avant que le thème soit thème, il est mélodie, c'est-à-dire  figure qui contraint les notes, qui imprime des directions et des courbes à leur succession, qui crée des rapports, des tensions, des pôles, des intersections, des intervalles, des échelles, qui sculpte un visage, qui imprime une physionomie, qui nous rend le moment sensible et familier (ou étrange) et nous donne l'illusion d'une parole qui donne un sens à nos sens. Mais la mélodie est elle-même variation. Dès qu'il y a deux notes qui se succèdent, il y a variation : la seconde est une variation de la première, et la première est une variation de la seconde, puisque la musique fait intervenir la mémoire, ô combien !, et qu'elle se meut dans toutes les directions simultanément : c'est la raison pour laquelle l'harmonie (le vertical) est elle-même une variation de la mélodie (l'horizontal). Il est impossible d'imaginer que la musique en soit restée à la monodie, car la monodie contenait déjà en elle-même, à l'état latent, la polyphonie. Qui de l'harmonie ou de la mélodie est première ? Il est difficile de le dire, tant ces deux catégories sont interdépendantes ; pourtant, j'aime penser que la mélodie est tout entière déjà contenue dans l'accord, puisque chaque son naturel est déjà constitué d'un faisceau organisé de notes (les sons purs n'existent pas dans la nature, le vivant ne le supporte pas). Si les hommes ont pensé un jour à chanter, si le chant est venu à leur bouche, c'est peut-être qu'ils ont d'abord entendu (ou deviné) ce qu'un son exprimait (révélait) de manière à la fois instantanée et cachée : le son est un paradoxe — il est à la fois muet et discoureur. Le chant n'est donc peut-être que la réalisation note à note, que l'ordonnancement dans le temps d'un précipité sonore, celui du donné, celui de la vibration des corps. Tache ou dessin, couleur ou trait ? Les deux se tiennent embrassés. C'est des rapports intimes et passionnels (et parfois conflictuels) de ces deux dimensions qu'est née la musique telle qu'elle a existé depuis le plain-chant. On serait tenté de dire : telle qu'elle a existé après le plain-chant, mais je crois que dès lors, la présence du Vertical était déjà active et signifiante — on ne peut pas concevoir de mélodie sans que celui-ci l'ordonne, et plus que cela, la structure. C'est ainsi : il y a des notes qui dominent et des notes qui sont dominées, l'égalité n'existe pas dans le chant, et même la musique dodécaphonique, qui un temps a prétendu abolir ces hiérarchies, a dû bien vite les rétablir par d'autres moyens que ceux de l'harmonie tonale. On pourrait aller jusqu'à dire que le Chant est la manifestation sensible de l'inégalité sonore naturelle.

L'oubli est une variation sur la mémoire. Une variation vertigineuse et qui annonce la fin du souffle, l'effroi et la solitude. Mais qu'y a-t-il de plus beau qu'un chant qui ne s'adresse plus à personne, qui ne cherche plus à séduire ni à consoler ? Qu'y a-t-il de plus émouvant qu'un chant essoufflé, qui tend vers l'Absence radicale ? L'idéal de la musique est sa disparition, l'idéal du son est le silence, l'idéal de la couleur est le noir. 

Le vocable son est en français contenu dans les mots songe et mensonge. On oublie de l'entendre mais il est bien présent, c'est à lui qu'ils doivent cette vibration profonde qui les fait tomber en nous, comme les harmoniques sont présentes dans chaque son instrumental : il y a une part de rêve et de délire dans les corps résonants qui incitent l'homme à sortir de sa simple parole, qui le font passer de la langue au chant. C'est toute la différence qu'il y a entre entendre et comprendre

jeudi 14 avril 2022

Je vais te tuer

Mélanie Chavaux était moche. Fred Lampé était amoureux. Il avait coutume, lorsqu'il la prenait en levrette, le matin dans sa petite studette marseillaise, de lui dire qu'elle était belle, qu'il ne connaissait pas de femme plus belle. Il ne lui aurait pas dit ça une demi-heure plus tard, alors qu'ils étaient attablés devant leurs bols de thé à la mangue, dans la minuscule cuisine sans fenêtre, la radio allumée, mais, de dos, quand il voyait ses grosses fesses bouger avec une sorte de majesté âpre, il avait un irrépressible besoin de prononcer cette phrase rituelle qui invariablement restait sans réponse : « T'es belle, Mélanie. T'es la plus belle ! »

Pourquoi le disait-il ? Pour se donner du courage, pour faire plaisir à Mélanie, pour se consoler ? Le fait était là : à chaque fois qu'il pénétrait Mélanie dans cette position, ses grosses fesses gélatineuses et marquées de vergetures faisaient automatiquement venir à sa bouche la formule rituelle. En s'entendant prononcer les mots : « T'es la plus belle ! », sans voir le visage de Mélanie, il avait vaguement honte de lui, et s'attendait à une réaction de Mélanie, réaction qui n'était jamais venue.

Fred était ce genre de petit bourgeois, professeur de français au collège, qui achète du matériel Hi-Fi à la FNAC et des lave-linge sèche-linge à la CAMIF. Mélanie était aide-soignante à l'hôpital. Elle regardait C'est mon choix à la télé, quand lui préférait Apostrophes et Envoyé Spécial. Rien ne le prédisposait à trouver belle un boudin ; mais s'il avait jeté son dévolu sur elle, c'est bien parce qu'elle était moche. Il le savait, même s'il ne l'aurait jamais avoué.

Fred Lampé n'imaginait pas que Mélanie puisse croire ce qu'il disait dans leurs moments d'intimité. C'est pourtant ce qu'il advint. Mélanie, contre toute attente, finit par se croire belle. Il le comprit le jour où elle commença à lui envoyer par sms des photos de ses fesses, des photos qu'elle accompagnait de mots tendres et sentimentaux. Après les fesses, Mélanie se mit à photographier ses seins, puis son ventre, puis ses pieds, puis ses jambes, puis son sexe. Enfin, un jour, elle photographia son visage. Elle prit un cliché, puis deux, puis trois, puis une dizaine, puis une centaine. Mais elle n'envoya rien. Elle s'enferma chez elle, se fit porter pâle, et passa une journée entière à faire des photos de son visage. Vers six heures du soir, après des milliers de photos sur le même sujet, elle envoya à Fred un écran noir avec ses quatre mots inscrits en blanc : « Je vais te tuer. »

Fred était chez lui, en train d'écouter Jean Ferrat, quand arriva le texto. Il avait son casque sur les oreilles et sirotait un jus de grenade bio. Il n'entendit pas le portable vibrer. Les très nombreux sextos envoyés par Mélanie ces derniers jours l'avaient d'abord surpris, mais la seule chose qui l'inquiétait réellement était qu'il faudrait bien à un moment donné expliquer à Mélanie qu'elle n'était pas jolie. Mais rien ne pressait, et ces envois à répétition le distrayaient un peu de leur morne routine. Il lut le texto une heure après l'avoir reçu, et ne comprit pas du tout ce qu'elle entendait par là. Était-elle en colère ? Pour quelle raison ? Était-ce une plaisanterie ? Une plaisanterie érotique ?

À huit heures, comme elle n'était toujours pas là, alors qu'ils étaient convenus de se retrouver chez lui pour le dîner, Fred repensa au message de Mélanie et tenta de lui téléphoner. Répondeur. Il envoya un texto pour lui demander de le rappeler. À Neuf heures, toujours rien. Il rappela, et il envoya un autre sms, plus pressant, toujours en vain. À dix heures il corrigeait des copies avec son stylo quatre-couleurs tout en écoutant un disque de Jacques Bertin. À dix-heures et demie, il rappela Mélanie, plusieurs fois. Et encore. Toujours en vain. Il se coucha plein d'étonnement. Quelle mouche la piquait ? Ça ne lui ressemblait guère, mais les photos qu'elle lui envoyait depuis quelques jours, ça ne lui ressemblait pas non plus. Il prit un somnifère et s'endormit facilement. 

Le lendemain, Germain Lastrapel, gardien au Centre de la Vieille Charité, eut la surprise de découvrir Mélanie Chavaux, entièrement nue, endormie dans une des salles du Musée d'Archéologie Méditerranéenne. Elle s'était laissé enfermer, la veille, et avait passé la nuit à déambuler et à se prendre en photo. Sur ses cuisses était écrit, au rouge à lèvres : « Je vais te tuer, Fred Lampé. »

vendredi 15 juin 2012

Éclats de rire


À midi était reçue Nathalie Stutzmann, à la fois contralto et chef d'orchestre, à présent. Elle a une voix superbe et parle plutôt bien, mais elle me déçoit quand elle dit :

« Moi je ne supporte pas les frontières, les catégories, les étiquettes… »

C'est un thème et une opinion tellement rebattus, dont le contraire est si peu envisageable, qu'on se demande chaque fois qu'on les entend si les gens qui les expriment sont sérieux ou bien « s'ils font du deuxième degré », comme dit si justement Houellebecq à propos des hérauts des droits de l'homme. Mais voici qu'à ma grande satisfaction le journaliste qui reçoit la chanteuse, Hervé Gardette, je crois, lui rétorque :

« Tous nos invités nous disent ça… »

Tiens, il a remarqué, lui aussi ? Commencerait-il à trouver que mieux vaudrait laisser reposer un peu les platitudes de cet acabit ? Ce serait une fameuse révolution culturelle ! Hélas il ajoute, très sérieux :
« C'est qu'on n'invite que des anticonformistes… »

Ah ça ! on peut le dire — des anticonformistes chevronnés, en effet, bardés de tous les plus hauts diplômes de l'académie anticonformiste ; et qui jamais ne varient d'un iota sur la bonne doctrine anticonformiste…

***

En politique ça ne va pas mieux : une promesse de parrainage pour l'élection présidentielle, pas une de plus. La consigne au parti est de parler d'une cinquantaine. Comme je protestais on a transigé à une trentaine. Mentir m'ennuie, et puis nous serons bien ridicules quand la vérité sortira de son puits. Or il y aura toujours ce journal pour lui lancer la corde.


Pas besoin de commenter le premier de ces deux extraits de Septembre absolu, le journal de Renaud Camus pour l'année 2011, sauf à dire qu'il est absolument délicieux.

On pourrait également s'abstenir de faire le moindre commentaire sur le deuxième, si ce n'est que ce parti (le parti de l'In-nocence, donc) ne cesse de nous surprendre. Comment parvient-il, le plus souvent, à incarner si parfaitement le paradoxe absolu, la contradiction patente, emphatique, c'est un grand mystère, pour moi. Qu'on se reconnaisse à peu près en chacun des principes et en chacune des morales qu'il défend ou promeut n'empêche pas que tout, ou presque, dans sa manière de fonctionner, me paraît du dernier ridicule, et surtout être absurdement en contradiction avec la morale qui sous-tend son action. Apparemment, ces contradictions n'ont pas l'air de beaucoup gêner ses membres, et c'est précisément cette absence criante de vergogne qui jure si fort. Le "on a transigé à une trentaine" est vraiment à mourir de rire, et donne un peu l'impression d'être en face d'un qui se serait mis sur son trente-et-un, serait rasé de frais, aurait ciré ses souliers avec passion, choisi sa plus belle cravate, disposé sa pochette avec un soin maniaque, mais qui ne serait pas avisé d'une belle et grande tache marron sur le fond de son pantalon blanc.

Dans un autre ordre d'idées, leurs positions face aux évolutions du "monde arabe" et de ce qu'il est convenu de nommer ses "printemps" (et des attentes qui les accompagnent), ont tous les attributs de la farce. On a envie de leur demander ce qu'il va leur falloir pour commencer un jour à tirer les leçons de l'expérience. Mais, là non plus, le réel et ses conséquences n'ont pas l'air de vouloir s'aventurer à des altitudes si extrêmes. Un des effets concrets, réels, pratiques, du parti de l'In-nocence, me semble être de décourager par tous les moyens ceux qui pourraient être tentés inconsidérément d'en grossir les rangs : "Vous avez les mêmes idées que nous ? Nous allons vous dégoûter de vouloir les défendre", telle pourrait être la devise de cet étrange parti.

dimanche 7 août 2011

Busy Line


Put a nickel in the telephone

Ma chère Rose Murphy chante une des plus jolies chansons que je connaisse, Busy Line. "Mettre une pièce dans la fente du téléphone" et entendre (comprendre) que "la ligne est occupée". Y a-t-il plus merveilleuse métaphore de l'amour ? Les hommes passent leur vie à "mettre une pièce dans la fente" et à "entendre que la ligne est occupée" : tut tut tut tut… ! Ils ne peuvent dès lors que rester au bord (de la fente), avec leur nickel à la main, à attendre que la ligne se libère, ce qui n'arrive évidemment jamais. Une femme est toujours occupée ailleurs, même quand elle semble si proche de vous que la géométrie en est défaite.

"Votre correspondant est déjà en ligne"… (c'est une voix de femme qui le dit !) Toujours déjà ! Quand la ligne se libère et que "celle qui vous correspond" semble s'offrir à vous, rien qu'à vous, c'est pour un autre qu'elle est indisponible, voire indisposée. Vous ne faites que prendre place dans la ronde, vous faites un tour de manège. Vous avez un ticket, mon vieux, allez, ne laissez pas passer votre tour ; et vous êtes prié de jouer à l'Unique.

J'ai vécu une expérience traumatisante, un soir, à Paris, dans un taxi, au long du boulevard Saint-Germain. J'étais en compagnie d'une très belle jeune femme dont le téléphone portable a sonné. Elle n'a d'abord pas répondu. Puis, devant l'insistance de celui qui appelait, elle a fini par décrocher, et j'ai dû subir, pendant de longues minutes, le discours terriblement convaincant de celle qui jurait à l'autre qu'elle était seule, mais qu'elle ne pouvait pas lui parler à l'instant, qu'elle était indisponible, voire indisposée. Son discours s'adressait à l'autre, l'appelant, celui qui voulait mettre un nickel dans la fente, mais aussi bien à moi, évidemment, l'appelé, l'élu d'un soir. Ce que j'entendais, pendant qu'elle parlait à voix basse, dans ce taxi, c'était les "tut tut tut tut…"qui m'attendaient, moi aussi.

L'amusant est que, contre toute évidence, celle qui vous joue cette scène pourra vous jurer l'instant d'après qu'à vous elle ne mentira jamais. Et il faudra bien entendu faire semblant de le croire, sous peine de ne pas être admis au cercle, de ne pouvoir entrer dans le jeu.

Les femmes sont comme la musique et la mer, il faut rester au bord. De toute façon, qui pourrait bien vouloir plonger au cœur du néant ?