mercredi 10 août 2011

De la fenêtre d'en haut


Pourquoi Trenet ? Pourquoi est-ce le seul ? Pour répondre à cette question, il faut avoir eu la chance de l'entendre accompagné par Albert Lasry, ce merveilleux pianiste qui est sans aucun doute l'accompagnateur idéal pour la chanson de Trenet. Ce n'est pas l'orchestre qu'il faut à Trenet, c'est le piano, l'instrument le plus abstrait qui soit, celui de tous les instruments qui peut les évoquer tous sans en faire entendre un seul, et il faut à ce piano un musicien qui, comme Trenet, ne fait qu'effleurer les choses, les désigner d'un doigt désinvolte et léger, sans jamais les incarner, sans jamais les faire vivre (comme on dit avec la laideur prétentieuse qui caractérise si bien notre époque), mais en leur donnant seulement un contour, une silhouette, et l'amorce d'un parfum. Lasry est idéal. Il est à la fois libre et tenu, charmeur et précis, élégant et neutre, il ne s'impose jamais mais il ne joue pas non plus en coulisse, il contrepointe quand il le faut avec un sens de l'harmonie à la fois français et jazzy, il n'est jamais débraillé, il n'est jamais m'as-tu-vu : sans lui, Trenet n'aurait sans doute pas atteint cette sorte de perfection dans cet art mineur mais ô combien charmant et attachant qu'est la chanson française. Comme le dit Cocteau, les chansons de Trenet appartiennent aux Français, elles sont plus que des chansons, elles font partie du paysage, de l'air qu'on respire à Paris, et même de la langue française. Trenet a un "toucher", comme on parle du toucher d'un pianiste, justement, il a un toucher d'aquarelliste, de poète rapide, qui n'appuie jamais, mais qui parvient à marier la profondeur et la légèreté avec une économie de moyens qui n'a jamais été approchée : il chante juste, aux deux sens de l'expression — ni trop haut, ni trop bas.

« Cet édredon que les Bohémiens d'Apollinaire transportent comme un cœur » lui suffit, il ne veut pas de sang, ni de larmes, ni de cris, il ne provoque jamais, il ne nous attrape jamais par la cravate, il ne nous donne jamais de tape sur le ventre, et il emprunte juste ce qu'il faut à l'air du temps pour ne pas avoir l'air d'un artiste. C'est juste un chanteur, Trenet, c'est peut-être le seul que nous ayons eu en France depuis des lustres (avec Piaf), et c'est lui qui, paradoxalement et pour notre grand malheur, a suscité toutes ces vocations, a "produit" ce qu'on nomme avec un orgueil ridicule "la chanson française", immense et increvable réservoir de nullités gonflées de vide qui se prennent pour des poètes, pour des musiciens, pour des artistes, et qui font vivre la légende à peu de frais. Je pense notamment aux Nougaro, Gainsbourg, Barbara, pour ne rien dire de tous les autres, qui feraient pitié s'ils possédaient seulement un semblant d'humilité, pour ne pas parler de lucidité. (Il faut bien entendu faire un sort particulier à Gréco, Ferré et Brassens. Les deux premiers ont eu (au moins un temps) l'intelligence de ne pas prétendre écrire leurs chansons et ils avaient un joli brin de voix qu'ils ont su exploiter avec habileté.)

Pourquoi Trenet ? Précisément parce qu'il paraît impossible aujourd'hui de comprendre ce choix, ce goût, ces références et tout ce qu'elles charrient, et que tout ce que je viens d'écrire doit sembler terriblement "second degré", et sans doute beaucoup plus. La France de Trenet a disparu, on le voit chaque jour un peu plus, et la France de Trenet, c'est la France de mes parents et c'est la France que j'ai aimée — et qui m'a aimé (et qui m'a permis aussi de ne pas l'aimer, ne l'oublions pas), ce pays dont une mordante nostalgie me fait comprendre qu'elle ne subsiste plus que dans des photographies jaunies et quelques chansons, et aussi dans le cœur de quelques uns qui pensent, peut-être à juste titre, devoir rester silencieux.

De la fenêtre d'en haut, c'est désormais tout autre chose que nous voyons passer sous nos yeux abîmés et incrédules. C'est surtout, et c'est qui est le plus douloureux, un spectacle d'autant plus atroce qu'on nous demande avec insistance de ne pas en croire nos yeux. Le pays qui était le nôtre a disparu, et non content de ne pas nous avoir demandé notre avis avant de le déclarer caduc, on nous interdit de penser qu'il a bien existé un jour. Il faut à la fois penser que rien ne change, que rien ne change jamais, et que le changement est inéluctable, que tout a toujours déjà changé et que, donc, nous aurions constamment vécu dans une illusion. On nous avait déjà fait le coup du futur d'une illusion, et de son passé, mais notre époque a inventé le présent perpétuel de l'illusion en marche.

Je ne suis pas si vieux que ça et j'ai déjà ce triste privilège d'écrire quelque chose que plus personne, parmi les passants sur ce blog, ne comprendra. « Le sommeil est doux »…

(à Robert, à Yvonne)