samedi 17 mai 2014

La voix d'Arnaud Laporte


Je ne sais pas si vous connaissez la voix d'Arnaud Laporte ; la voix d'Arnaud Laporte est la chose la plus déprimante que je connaisse. Je ne sais pas pourquoi. On ne peut pas dire qu'elle soit laide, à proprement parler, qu'elle soit défaillante, ratée, mal placée, mal timbrée, ou que sais-je, non, je ne sais pas de quoi ça provient, mais cette voix contamine tout ce qu'elle touche, et c'est bien la chose la plus effrayante qui soit, ces voix qu'on ne peut entendre en pensée sans prendre conscience que tout ce dont elles parlent est abîmé, sali, amoché, dévalué, qu'on ne peut plus, qu'on ne pourra plus accorder la même attention à ces choses, qu'elles les ont transformées pour toujours. Prenons un exemple. J'ai voulu, sur le conseil d'une amie, lire un livre de Régis Jauffret, car je ne savais pas du tout à quoi ressemblaient les livres de Régis Jauffret. J'ai donc acheté Microfictions, et j'ai commencé à le lire. J'aimerais bien vous parler de Microfictions, j'aurais je crois des choses à dire sur Microfictions, sur l'écrivain Régis Jauffret, sur la manière dont il écrit, sur la forme de ce qu'il écrit… Mais c'est impossible. Impossible.

Et pourtant, il me semble que personne n'est mieux placé que moi pour parler de Régis Jauffret, personne ne sait mieux où il veut, et comment, en venir. — Mais je ne le ferai pas.

Arnaud Laporte, ou plutôt la voix d'Arnaud Laporte, a rendu cet exercice impossible. Ce matin encore, animé d'un optimisme joyeux (on passait la Symphonie en ut, de Bizet, à la radio), j'ai pris le volume des Microfictions, de Jauffret, en main, et j'ai lu quelques microfictions. On peut dire que j'avais l'esprit en ut majeur. Très vite, pourtant, j'ai dû réaliser que je n'irai pas loin. J'entendais, superposée à la Symphonie en ut, la voix d'Arnaud Laporte qui prononçait le nom de "Régis Jauffret". Et là, il faut bien se rendre à l'évidence, la voix d'Arnaud Laporte était la plus forte. Entendre « Régis Jauffret » prononcé par Arnaud Laporte, lorsqu'on lit un livre de Régis Jauffret, c'est tout simplement rédhibitoire. (J'aime bien écrire "rédhibitoire", car à chaque fois j'hésite sur la place du "h", mais je finis par la trouver, tout seul… (C'est un peu la même chose avec "rhétorique".)) On ne peut tout simplement pas. Impossible de continuer : la voix d'Arnaud Laporte emporte quelque chose qui ensuite fait audiblement défaut au texte qu'on lit ; quelque chose qui tient le texte, ou le tiendrait, lui permettrait de se tenir. Dès qu'on entend la voix d'Arnaud Laporte prononcer « Régis Jauffret » en lisant du Régis Jauffret, on entend le texte qui s'écroule sur lui-même, dans un bruit affreux. C'est affreux. On préfère passer à autre chose, je vous assure. Je ne sais pas si Arnaud Laporte en veut à Régis Jauffret, peut-être une histoire de femmes, ou d'héritage, ou de carte scolaire, mais le fait est qu'Arnaud Laporte empêche quiconque de lire Régis Jauffret, dès lors que ce quelqu'un a eu le malheur d'entendre Arnaud Laporte parler à la radio de Régis Jauffret. Si Arnaud Laporte n'en voulait pas à Régis Jauffret, il n'en parlerait pas à la radio. C'est dommage, parce que, si ça se trouve, Régis Jauffret est un excellent auteur ; mais, à cause d'Arnaud Laporte, on n'en saura probablement jamais rien. Oh, vous me direz que beaucoup d'auteurs sont également méconnus, et qu'Arnaud Laporte n'y est pour rien. C'est peut-être vrai, je n'en sais rien. Mais il faut que j'aille au marché. Heureusement qu'Arnaud Laporte ne parle pas de petits pois et de cerises dans ses émissions à la radio, ni des seins de la vendeuse d'asperges.