dimanche 4 mai 2014

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Georges de La Fuly prend une feuille de papier vierge sur la pile et la pose devant lui. Sur cette feuille, il écrit une phrase : « Ta langue dans ma bouche… Vertige ! » Puis il pose cette feuille sur la gauche du bureau, en prend une autre, et recopie la phrase qui se trouve sur la première feuille de papier sur la page qu'il a disposée devant lui. Ayant accompli cela. Il dispose cette deuxième feuille sur la première et en prend une troisième sur la pile, troisième feuille sur laquelle il recopie la même phrase exactement, et place ensuite la troisième page sur les deux autres, à gauche du bureau. Il continue comme ça un long moment, jusqu'à ce que la première pile (les pages vierges) devienne plus mince que la deuxième pile (les pages écrites). Ces copies successives lui donnent l'impression de se rapprocher de la Vertu. Copier, recopier, c'est comme ça que tout commence, mais c'est surtout comme ça qu'on se rapproche de la fin, c'est-à-dire qu'on fait monter une pile en faisant descendre une autre pile. Il aurait très bien pu choisir de recopier une autre phrase : la phrase n'a pas beaucoup d'importance. C'est sa non-transformation, au fil des pages, qui donne un sens singulier à cette phrase. Elle n'est pas absolument identique, cependant, puisque l'écriture manuscrite comporte de petites variations inévitables. La question qui se pose est celle-ci : est-ce que cela vaut la peine ? Imaginons que Georges de La Fuly répète cette action dix mille fois. Si les phrases n'étaient pas identiques, il aurait déjà écrit un roman. Mais cela ne l'intéresse pas, d'écrire un roman. Combien de romans ont été écrits, en pure perte, depuis la nuit des temps ? Beaucoup. Beaucoup trop. Non, ce qui l'intéresse, c'est ce qui se passe quand on répète le même geste des milliers de fois, sans (trop) de lassitude, comme si ce geste était aussi nécessaire que le fait de se nourrir ou de respirer. « Mais justement, ça ne sert à rien ! » allez-vous me dire… En est-on bien certain ? Après tout, il existe des centaines d'action que nous refaisons à peu près à l'identique, chaque jour, ou chaque semaine, ou chaque mois, ou chaque heure, et même, j'en jurerais, chaque seconde. Simplement, nous n'en sommes pas conscients. Nos cellules, nos organes, nos membres, font et refont sans cesse les mêmes opérations, et ne s'en plaignent jamais. Nos ongles poussent, par exemple, et nous les coupons, et ils repoussent, et nous les recoupons, et ils repoussent encore, jusque dans la mort, sans qu'ils paraissent en éprouver une lassitude quelconque. Et nous, nous allons, la bouche en cœur, le nez au vent, comme si de rien n'était, comme si nous pouvions survivre sans ces milliers de répétitions inlassables, comme si ce n'était pas le plus important, contrairement à ce que nous faisons mine de croire. La liberté dont nous nous croyons porteurs est pourtant rigoureusement impossible sans cet éternel processus de répétitions invisibles et inaudibles. Elle ne nous appartient pas, cette liberté. Elle appartient tout entière à ce monde souterrain de la recopie, de la réitération, de la reproduction, du perpétuel recommencement. 

Pas de singulier sans pluriel. Pas d'exception sans règle. Pas d'art sans non-art. Pas de paix sans guerre. Pas de vie sans mort. Pas de positivité sans négativité. Pas de musique sans silence. Pas d'Unique sans Nombre. 

Ta langue dans ma bouche Combien de baisers réussis dans une vie d'homme ? Tellement peu ! 

Mon premier baiser, j'avais quatorze ans, c'était lors d'un concert, la fille devant moi s'est retournée et m'a embrassé. Je ne la connaissais pas, elle ne me connaissait pas, le baiser ne fut suivi de rien. Jamais je n'ai retrouvé vraiment ce goût inouï. Je suis revenu souvent sur les lieux du crime, en pure perte évidemment. Je n'ai jamais revu cette fille, qui devait avoir dix-sept ans, quelque chose comme ça. Voilà comment on apprend à embrasser. Depuis ce jour-là, combien de baisers ? Des milliers, sans doute. Combien de vertiges ? Une dizaine ? Une douzaine, peut-être… Chaque fois qu'une femme sait embrasser, elle sait faire l'amour. C'est dire si c'est rare ! Se mettre tout entier dans une toute petite portion du corps, y être au bon moment, de la bonne manière, avec la bonne intensité… Vous pouvez élargir ça à toute la vie. L'Adresse : Être adroit + Y être. 

« Travaille ton instrument. » C'est la seule phrase qui soit utile à un musicien. Tout le reste est superflu. Tu ne sais pas quand, ni où, ni avec qui, ni pourquoi, mais le jour viendra que tu devras être prêt. En attendant, répète… Les deux piles sont là, sous nos yeux, mais nous n'y prêtons pas attention. L'une monte, l'autre descend. Il sera bientôt temps. Nous ne savons ni le jour ni l'heure…